Attentat de Jean Châtel. — Expulsion des Jésuites. — Réaction parlementaire. — Arrêt contre M. d'Aumale. — Mesure contre les prédicateurs. — Situation diplomatique. — Influence d'Elisabeth. — Déclaration de guerre contre l'Espagne. — Négociation à Rome pour l'absolution de Henri IV. — Transaction avec les gentilshommes de la ligue. — Notables de Rouen. — Organisation militaire. — Pacification des provinces.1594 — 1595. Les premiers actes de la restauration de Henri IV avaient été marqués d'un certain caractère de modération ; quelques mesures de police et d'exil avaient seules accompagné l'entrée du Béarnais dans la capitale : on avait mis de nouveaux subsides ; deux sous sur chaque muids de vin et sur chaque mesure de blé. Le peuple murmurait de ces tristes et inévitables résultats de l'occupation militaire. Quand il apercevait dans les rues de Paris ces huguenots à la tête haute et fière sous M. de Bouillon ; ces Gascons et ces Béarnais qui dévoraient sa substance, celle des églises, les riches prieurés, les impôts sur les halles, sur les denrées, les hanses diverses, les gabelles ; quand il voyait ces hérétiques mépriser les vierges, insulter par leur absence aux processions solennelles de la cité, combien ne devait-il pas sentir la dureté de ce joug des étrangers, qui foulaient de leurs pieds la belle et catholique cité de Paris ! Henri IV était profondément détesté : roi des impôts, seigneur de la gabelle, tels étaient ses surnoms populaires. Les privilèges de la ville furent méconnus. Plus de
liberté d'élections : le roi les brisait par sa volonté, et il choisissait
pour cela l'anniversaire de la délivrance municipale, L'instruction parlementaire démontrait que Jean Chastel, escolier, avoit eu l'intention par plusieurs fois de tuer le roy à la première commodité qui se présenteroit ; depuis huict jours il avoit recommencé à délibérer son entreprise, et environ sur les onze heures du matin pris la résolution de faire ce qu'il a faict, s'estant saisi d'un cousteau chez son père, lequel cousteau avoit esté emporté en son estude, et de là estoit venu disner. Après disner il estoit allé à vespres. Interrogé ce qu'il avoit faict en ce jour et avec qui il avoit communiqué, dit qu'il s'est levé sur les huict heures du matin et est allé à la messe à Sainct-Laurent. Examiné sur sa qualité et où il avoit fait ses estudes ? a dit que c'estoit aux Jésuites principalement, où il avoit esté trois ans, et à la dernière fois sous le père Jean Guéret ; qu'il avoit vu ledict père vendredy ou samedy précédent, ayant esté mené vers lui par son père pour un cas de conscience. Enquis s'il n'avoit pas esté en la chambre des méditations où les jésuites introduisoient les plus grands pécheurs qui voyoient en icelle chambre les portraicts de plusieurs diables de diverses ligures espouvantables, sous couleur de les réduire en une meilleure vie, pour esbranler leurs esprits et les pousser par telles admonitions à faire quelque grand cas ? a dit qu'il avoit esté souvent en ceste chambre des méditations. Enquis par qui il avoit esté persuadé de tuer le roy ? a dit avoir entendu en plusieurs lieux qu'il falloit tenir pour maxime véritable qu'il estoit loisible de tuer le roy. Interrogé si les propos de tuer le roy n'estoient pas ordinaires aux jésuites ? respond leur avoir ouy dire qu'il estoit loisible de tuer le roy et qu'il estoit hors de l'église, et ne lui falloit obéir, ni le tenir pour roy jusqu'à ce qu'il fust approuvé par le pape[2]. Maintenant, si l'on se souvient des répugnances du
parlement et de l'université contre les jésuites, combien la magistrature ne
devait-elle pas saisir cette circonstance pour satisfaire ses haines contre
cette grande corporation ? C'était aussi un des vœux de l'université que Pasquier avait si bien
exprimé. Les maximes de la ligue avaient été le mobile de l'attentat ; mais l'instruction
ne fournissait aucune preuve suffisante pour justifier une mesure générale
contre les jésuites. On fit de longues visites, des descentes secrètes dans
leur collège, et l'on trouva chez le père Jean Guignard un écrit en ces termes,
tout démocratique : Si, en l'an 1572, au jour
Sainct-Barthélemi on eust saigné la veine basilique (royale), nous ne
fussions tombés de fièvre en chaud mal, comme nous expérimentions, quicquid
délirant reges. Pour avoir pardonné au sang, ils ont mis Ce n'étaient là que les opinions républicaines de la
ligue, les vieux sentiments sur le régicide qu'avaient partagés la majorité
des habitants de Paris et qu'ils avaient reproduits en chansons, en
pamphlets, en belles images coloriées. Il n'était pas étonnant de les trouver
chez les jésuites qui s'en étaient faits la vive et profonde expression. Mais
alors Henri IV était vainqueur et régnait souverainement dans Paris ; le
parti politique, le parlement, les royalistes prirent prétexte de l'attentat
pour frapper un coup de force, une réaction ardente. Un édit du roi, du 7
janvier 1595, prononça l'expulsion des jésuites, et le parlement condamna
Jean Châtel à avoir la main dextre coupée et à estre
tiré et desmembré avec quatre chevaux ; le père Guignard, atteint et
convaincu d'avoir escrit plusieurs livres séditieux pour prouver qu'il estoit
loisible et permis de tuer le roy Henry IV, sera mené et conduit en la place
de Gresve, et pendu et estranglé à une potence qui y sera pour cet effet plantée.
On ne s'arrêta pas à cette réaction contre la presse ardente et les
corporations séditieuses ; le parti politique n'ignorait point les
négociations qui se suivaient avec les ducs d'Aumale et de Mayenne : le roi allait-il
encore les combler de dignités, leur ouvrir le trésor, leur donner le
commandement des armées ? ne fallait-il pas éviter à tout prix que les
modérés fissent leur soumission ? Les politiques entraînèrent le parlement à
des mesures violentes ; un arrêt de colère fut rendu ; il condamnait par
contumace Charles de Lorraine, duc d'Aumale, à être traîné sur la claie et écartelé
à quatre chevaux, comme coupable de lèse-majesté au premier chef, rebelle et
perturbateur du bien public[3] ; ce faict, les quatre membres portés aux quatre principales
portes de ceste ville, sa teste fichée au bout d'une pique au haut de la
porte Sainct-Denis, si pris et appréhendé peut estre en sa personne, sinon en
effigie ; et a ordonné et ordonne que les armes et enseignes, appropriées
particulièrement à la personne dudict Charles de Lorraine, affichées en lieux
publics dans ce royaume, terres et seigneuries, et ses pourtraitures, seront
rasées et effacées. Ensuite de cet impitoyable arrêt, de cette rupture
avec la ligue modérée, on exigea que Henri IV touchât â l'arche sainte de la
prédication. Les prédicateurs les plus ardents étaient en exil, mais l'esprit
catholique n'avait cessé de dominer la chaire des grandes paroisses de Paris.
Cette chaire retentissait comme la tribune publique, tandis que la presse se
formulait en pamphlets ; Henri IV réprima l'une et l'autre. Les prédications
furent soumises à une censure ; un édit spécial en réprima les écarts. Rien
ne put s'imprimer à Paris sans une permission de la chancellerie. On fut
ainsi maître des deux organes des opinions populaires : comme dans toutes les
contre-révolutions, on voulait fermer la bouche au peuple. En pleine possession de l'autorité, le parti politique et parlementaire dut pousser aux hostilités contre l'Espagne, protectrice ardente de la ligue et de cette sainte-union avec laquelle le roi était trop décidé à traiter. Henri IV hésita beaucoup pour se résoudre à cet acte de force dont les résultats étaient une guerre avec le plus puissant prince de la chrétienté. Sa pensée était déjà de tenir un milieu dans la balance, et de finir les batailles civiles avant de se jeter dans une guerre étrangère. Il fit venir auprès de lui Antonio Ferez, cet ancien secrétaire d'état de Philippe II, traître à son roi, et que ce prince voulait faire poignarder pour trahison : Sieur Antonio Ferez, lui écrivait Henri, je désire infiniment de vous voir et parler à vous, pour affaires qui touchent et importent à mon service, et j'escris présentement à la royne d'Angleterre, madame et bonne sœur et cousine, pour la prier de vous permettre de faire ce voyage, et à mon bon cousin, le comte d'Essex, d'y tenir la main, à quoy je m'assure qu'il n'y aura point de difficultés. J'escris aussi pour qu'on vous recueille à vostre passage, et l'on vous donne moyen et sûreté pour ma venir tellement qu'il ne tiendra à vous que vous soyez bientost près de moy, comme il est requis pour le bien de mon service. Quoy attendant, je prie Dieu, sieur Antonio Ferez, qu'il vous ait en sa très-saincte et digne garde[4]. Elisabeth poussait Henri IV à la guerre ; elle l'accusait
surtout de laisser prendre aux Espagnols une position menaçante au nord de la
monarchie. Dans l'instruction baillée par la reine d'Angleterre au sieur Roger-Willaumez,
son envoyé en France, Élisabeth écrit de sa propre main : Vous ferez fidèlement entendre au roy combien il nous
fasche de le voir tant engagé toujours es quartiers éloignés, laissant une si
grande partie de son estat à l'invasion des plus grandes forces de ses ennemys,
et à l'abandon des victoires et conqueste des Espagnols que son absence de
tant plus encourage. Ce qui ne nous est pas petite fascherie, les voyant par
ce moyen triompher insolemment. Henri IV avait laissé faire de grands
progrès aux Espagnols, principalement dans les villes maritimes qui
menaçaient Toutes les fois que la victoire venait couronner ses cornettes, Henri IV envoyait des bulletins en Allemagne pour relever les espérances et ses bonnes affaires dans l'esprit des princes : M. de Bongars, vous apprendrez par le discours que je vous envoie, quelle a esté ma première rencontre avec le connestable de Castille, lequel on dit attendre de nouvelles forces pour me revenir voir ; mais si luy et les siens ne font meilleure provision de courage et de bon droict, j'espère encore les mieux estriller la seconde que je n'ay faict la première fois. Cependant je travaille après le chasteau de ceste ville (Dijon) dont j'ay bonne espérance. Cela faict, je n'attendrai ledict connestable, mais le irai chercher où il sera, et le chatouillerai de si près que je le ferai rire s'il est sensible. Le duc de Mayenne est toujours avec luy, et faict encore parler de paix, m'ayant envoyé pour cela le jeune Desportes ; je luy ay mandé que s'il vouloit quitter les ennemis de cette couronne et procéder de bonne foi avec moy, qu'il me trouveroit avec les bras ouverts pour l'embrasser, et traiter comme un bon prince doibt faire d'un sujet qui se met en son devoir[5]. Aucune force militaire ou diplomatique n'était négligée avant
de se décider à une guerre puissante et forte contre Philippe II. J'ai déjà
dit quelle avait été la politique de Il y avait ainsi double réaction : la première, contre l'Espagne et la ligue, depuis si longtemps soulevées contre l'autorité du roi de Navarre ; la seconde, contre les corporations, les jésuites et les jacobins surtout, qui avaient présidé à l'union politique. Dans les restaurations, l'ardeur la plus difficile à comprimer, ce n'est pas celles des ennemis, mais des amis qui voulaient tout brusquer et tout risquer, la guerre étrangère, et la guerre civile, pour le triomphe de quelques intérêts ou de quelque passion. Les royalistes de Henri de Béarn étaient impatients de se venger des insultes de la ligue et de son protecteur. En se décidant à la grande guerre contre l'Espagne, Henri
IV avait senti la nécessité de presser les négociations avec Rome et d'avoir
pour lui le pape. D'après les idées de la ligue, plusieurs fois exposées dans
les pamphlets, la conversion de Henri de Navarre n'avait rien de complet ni de
définitif, tant que le pape n'avait point absous le royal hérétique, frappé
de la haute excommunication de Grégoire XIII. Qu'était-ce que la cérémonie
d'abjuration de Saint-Denis pour un prince qui avait déjà, une fois abjuré le
catholicisme et adopté l'hérésie ? Et qu'était-ce qu'un roi qui n'était pas
reconnu par notre saint-père le pape ? Le conseil de Henri IV sentait toute
l'importance de lever ces obstacles : il avait dépêché à Rome d'abord le duc
de Nevers, puis d'Ossat, et après lui Duperron, négociateurs à vues
conciliatrices, qui avaient présidé aux actes de la conversion de Chartres et
de Saint-Denis. C'étaient deux esprits habiles, habitués aux tempéraments de
la cour de Rome. Ils appartenaient d'opinion aux parlementaires qui, durant
la ligue, avaient joué un rôle si actif de transaction. Les instructions de
Duperron, rédigées par le conseil, devaient spécialement justifier la
conduite de Henri IV auprès du pape, et réveiller en même temps les alliances
d'Italie pour la guerre contre l'Espagne, insinuer la possibilité d'un
mariage avec une princesse parente du pontife, et le divorce avec Marguerite
de Valois : M. Duperron, estant arrivé en Italie,
prendra son chemin pour aller à Rome par la ville de Florence, où il visitera
le grand-duc, auquel, après avoir présenté les lettres et recommandations de
sa majesté, et l'avoir assuré de la parfaicte amitié qu'il luy porte, luy
dira que le roy recognoist devoir à ses bons et amiables conseils sa première
résolution de se faire instruire en la religion catholique, apostolique et
romaine. Il priera le grand-duc, sa majesté prévoyant qu'elle en aura besoin,
d'intercéder pour elle envers sa saincteté ; il n'oubliera pas de mentionner
que le roi est en très bonne santé, grâce à Dieu. Il luy dira les progrès du
mareschal de Biron en Bresse, et que sa majesté a envoyé le sieur Defresne,
l'un de ses conseillers et secrétaires d'estat en Provence, exprès pour y
préparer toute chose nécessaire à la venue et au voyage qu'y doibt faire le
roy de France. Il verra aussi madame la grande-duchesse, laquelle il saluera
avec les lettres et recommandations de sa majesté, et se conjouira avec elle
de sa convalescence. Il arrivera à Rome d'après ces avis ; et là, je luy
recommande, après bien des préparations, de dire à sa saincteté que certains
bruits, fort méchans, qui sont arrivés aux oreilles de sa majesté, l'ont
retenue, non pas au poinct de se mesfier de sa propre cause, mais de
l'auctorité et ascendant usurpé à Rome par ses ennemis. Ayant donc appris que
sa saincteté avait tout autre intention que celle publiée par les ennemys,
elle s'est incontinent résolue de luy faire sçavoir bien particulièrement
tout ce qui s'est passé lors de sa bonne et véritable conversion. Sa majesté
s'en remet à leur prudence et fidélité, pour conduire les affaires à Rome[7]. Henri IV avait
mis une sollicitude extrême à obtenir sa complète réconciliation avec le
pape. Cet acte seul devait pacifier l'état, calmer les chinions, réconcilier
les esprits : quel catholique pourrait refuser de reconnaître un pouvoir que
la puissante autorité dû pape aurait proclamé ? La sainte tiare reposait
toujours sur la tête de Clément VIII, ce pontife qui avait si violemment
protesté contre la conversion de Henri IV, faite en dehors des formes
régulières de l'église. Les victoires de Henri, soutenues des habiles
ménagements de d'Ossat, avaient modifié cet esprit d'opposition qui se
manifestait au Vatican. Les choses sont bien
changées à Rome, écrivait à M. de Nevers M. de Loménie, agent de Dans cet état des affaires, il était difficile à l'Espagne d'empêcher un rapprochement qui saluait la victoire. Philippe II mettait en vain des obstacles à la négociation ; il sentait que la grande objection de la ligue serait entièrement détruite, si Henri IV était réconcilié avec le saint-siège ; le parti catholique serait alors réduit à l'extrémité et ne pourrait plus prêter la main à la guerre. L'ambassadeur, duc de Sessa, reçut l'ordre d'entourer le pape de tous les prestiges, de gagner l'un après l'autre les cardinaux ; et s'il ne pouvait parvenir à ses fins, de déclarer au pontife une guerre éternelle avec l'Espagne, au cas ou il admettrait Henri à l'absolution. Ainsi résolu d'intimider le pape de la part de son maître, le duc de Sessa dit avec colère : Si vostre saincteté se laissoit aller à la requeste du duc de Nevers, sa majesté catholique affameroit Rome, ne permettant pas qu'il y vienne aucun pains ni autres commodités de Sicile, Naples, et autres siennes terres ; il fera naistre un schisme en Espagne et autres siens royaumes. Quelles peines, quelles sueurs subirent les envoyés français auprès du pape avant d'arriver au résultat désiré ! Plus ce résultat était immense, plus ils mettaient de prix à l'obtenir par leurs communs efforts. Monseigneur, écrivait M. d'Ossat au duc de Nevers ; celle-cy n'est que pour vous donner ceste bonne nouvelle, que nostre sainct-père ayant ces jours passés ouï sur l'affaire du roy les advis de tous les cardinaux qn sa chambre, u, après l'autre, il a enfin trouvé que plus des trois quarts ont esté d'advis qu'il donnast l'absolution à sa majesté. Aujourd'hui sa saincteté a déclaré en plein consistoire à tous les cardinaux réunis, qu'il estoit résolu de donner ladicte absolution, et de procéder à l'expédition d'icelle, et nous espérons qu'il la donnera solennellement en public le jour de la nativité de Nostre-Dame, qui sera d'icy à neuf jours, et lors nous expédierons un courrier exprès au roy ; cependant, je prie Dieu qu'il vous ayt, monseigneur, etc. D'Ossat[8]. La lettre autographe des ambassadeurs à Henri IV, annonçant son absolution a été conservée, et la joie dont elle est tout empreinte montre assez l'importance du résultat obtenu : C'est aujourd'hui que nous vous envoyons les bonnes nouvelles de vostre absolution, qui, après tant de combats, de traverses et de difficultés, nous a esté donnée ce matin au portail de Sainct-Pierre à la vue et avec l'applaudissement de tout le peuple. Le seigneur Jules Parthery, maistre des coureurs du pape, a voulu donner à vostre majesté les prémices de cet advis par Valerio ; et Baptiste, dépesché au mesme temps de nostre part, luy portera la confirmation et les particularités, mais plus tard, car nous avons mieux aimé qu'il prist le plus long chemin pour y arriver plus certainement. Nous prions Dieu, sire, qu'elle apporte les fruits spirituels et temporels à vostre majesté, à son royaume, que tous les gens de bien espèrent et désirent. De Rome, lé 17 septembre 1595[9]. Enfin les barrières de l'union de Henri IV avec Rome furent levées. Le pape consentit à le recevoir dans le sein de l'église ; mais on imposa des conditions dures et nombreuses. Il y eût deux traités, l'un public, l'autre secret. Les conditions du traité secret nous sont révélées par une dépêche du duc de Feria à Philippe II ; dépêche où respire le dépit et l'inquiétude : Le dimanche 17 septembre, les deux procureurs, agissant au nom du prince de Béarn, abjurèrent publiquement le calvinisme et l'hérésie, et firent leur profession de foy suivant l'usage. Les conditions et promesses furent ainsi exprimées : Le prince de Béarn doibt remettre en exercice la religion catholique. Il fera restituer promptement et intégralement les biens et possessions des églises et monastères en France. Avant un an, il fera son possible pour arracher le prince de Condé des opinions hérétiques. On publiera le concile de Trente en France, et on le suivra dans toutes les circonstances. On ne nommera aux emplois sacerdotaux, aux abbayes ou bénéfices, non seulement aucun hérétique, mais mesme pas un seul individu entaché de soupçon d'hérésie. Pour mériter la confiance de sa saincteté, le prince de Béarn devra montrer tousjours que les catholiques lui sont chers et agréables et en paroles comme en actions. Dans chascune des provinces qui obéissent à Henri de Navarre, il sera esdifié un monastère de minimes ou de mendiants de femmes ou d'hommes. Le prince de Béarn, estant effectivement desclaré relaps d'après la bulle de Sixte V, il sera obligé de répéter en France la cérémonie de son abjuration, avec toutes les promesses et sous toutes les conditions cy-dessus exprimées, en y ajoustant seulement les pénitences qui intéressent son salut[10]. Henri IV ne se tint plus de joie quand il reçut la bonne
nouvelle de son absolution, qui allait lui concilier les esprits catholiques,
préparer la pacification de ce grand et beau royaume de France, agité par la
guerre civile : que pourraient désormais lui opposer les ligueurs ? Très sainct-père, écrivait-il, comme je recognois m'estre impossible de remercier vostre saincteté
par escrit, si dignement que m'y oblige le mérite de la grâce qu'il luy a plu
de me despartir en m'octroyant sa saincte bénédiction et souveraine
absolution, je sais plus mauvais gré aussi à mes ennemys de ce qu'ils me
privent de l'honneur et contentement que j'éprouverois maintenant de m'en
acquitter en personne. J'ose luy donner assurance que Dieu sera glorifié en
ce bon œuvre, son Église restaurée en A Rome, lorsque toutes les conditions eurent été réglées,
on admit les deux ambassadeurs à l'abjuration. La cérémonie eut lieu le 1er
septembre : le pape, élevé sur un trône brillant, était entouré de tout le
sacré collège ; les deux ambassadeurs, vêtus en simples prêtres, furent
introduits dans la salle au milieu de ce groupe religieux. Ensuite, ils
reçurent, comme pénitents publics et en signe d'obéissance absolue, quelques
coups de baguette ; et pendant cette cérémonie on avait entonné le chant du Miserere.
Le pontife, debout, lut les prières de réconciliation, paroles graves et
puissantes qui unissaient le fidèle à la mère commune ; puis, ayant repris sa
place. Clément prononça les formules d'absolution, tandis que les voûtes du
palais pontifical retentissaient d'un Te Deum solennel. Aux temps
railleurs, on s'explique difficilement ces soumissions, ces respects envers
la cour de Rome. Un roi, naguère huguenot, vainqueur avec eux et par eux, qui
s'abaisse si profondément devant la tiare ! Cependant rien de plus simple, de
mieux en rapport avec les besoins et les opinions de la société d'alors.
Quand la loi sociale était catholique, quand la pensée populaire était tout
entière portée vers Rome, un prince qui n'était pas en communion avec elle,
n'inspirait que désaffection et murmures dans cette multitude qui courait aux
églises, à la messe, aux processions avec toute la ferveur des premiers âges.
Henri IV savait bien que la réconciliation avec Rome, que la présence d'un
légat auprès de lui ferait tomber le dernier obstacle à la pacification de
son royaume ; il s'attirait le dévouement, les respects du peuple ; il ne
laissait plus en dehors que les opinions irréconciliables ; toutes les autres
venaient à lui. Cela explique comment le roi reçut le légat du saint-père
avec toutes les démonstrations de respect et d*amitié : sous la tente, le
légat lui valait des armées. Qui des ligueurs aurait osé combattre le
représentant de la grande pensée catholique ? L'envoi d'un légat auprès de
Henri IV fut le dernier coup porté à la ligue. Je considère, sous ce rapport,
le cardinal d'Ossat comme le ministre qui rendit le plus haut service à la
couronne de Henri IV : il la réconcilia avec le système social qui dominait Dès que l'absolution fut accordée, et que le légat se
montra à la cour, les négociations s'ouvrirent plus facilement auprès de tous
les chefs de parti qui n'avaient point encore traité avec le roi. Que
pouvait-on désormais opposer à Henri IV ? N'était-il pas admis dans la grande
famille des rois par l'autorité du souverain pontife ? Ne pouvait-il pas
pactiser avec les hauts chefs de la ligue, chose décisive au moment où la
guerre était proclamée contre l'Espagne ? Si la tête puissante du catholicisme
s'était déclarée ouvertement pour Philippe II, à quels dangers n'aurait pas
été exposée, durant les hostilités du dehors, la chevalerie qui s'était
emparée de Paris par trahison ou par surprise ? Les villes auraient encore
fermenté sous la main des gentilshommes dont la victoire leur imposait le
joug. Tout changeait de face avec l'absolution : les catholiques pouvaient
reconnaître le Béarnais, et le fils de Henri de Guise, cet enfant chéri des
halles, héritier de sa grande race, fit lui-même des ouvertures pour engager
une négociation sérieuse. Dans la crise de guerre elles furent acceptées avec
transport. Des événements décisifs se passaient en Bourgogne ; Beaune, et
surtout Auxonne, s'étaient soumis à Henri IV, tandis que le connétable de
Castille accourait en toute hâte du Milanais dans Toutes les difficultés ne devaient plus porter dès lors que sur les conditions qui seraient faites à chacun des princes : Henri avait une secrète tendance pour le jeune duc de Guise, qu'il savait très puissant de popularité ; n'était-il pas le fiancé de l'infante, l'objet de toutes des prédilections du peuple de Paris ? L'obtenir par une transaction, lui faire saluer la cornette blanche, n'était-ce pas une conquête décisive ? Que pouvaient dire désormais les prédicateurs et les halles, puisque l'enfant de Guise lui-même se mêlait à la chevalerie et abandonnait l'union ? Puis, ce prince commandait à des troupes nombreuses ; il avait en son pouvoir de bonnes forteresses, de hautes tours, de grandes terres ; or, les conditions furent larges : Le duc de Guise promettoit et juroit sur sa foy et son honneur de remettre en l'obéissance du roy la ville et chasteau de Rheims, ensemble les villes et chasteaux de Guise, Sainct-Dizier, Rocroy, Montcornet, Feismes et principautés de Joinville ; il promettoit en outre, tant pour luy que pour ses frères, de prendre les armes pour le service de sa majesté, et la servir partout où il luy plaira les honorer de ses commandements, envers tous et contre tous, sans nul excepter, et en .toutes occasions qui se présenteront pour son service, renonçant dès ceste heure à toutes ligues et associations qu'ils pourroient avoir faictes dedans et dehors le royaume, avec quelque personne et sous quelque prétexte et occasion que ce soit, dont luy et sesdicts frères bailleront à sa majesté un serment solemnel signé de leurs mains, avec toutes les soumissions que bons et fidèles serviteurs et subjects doivent et sont naturellement obligés de rendre à leur roy légitime et naturel. Sa majesté, inclinant volontiers à telles supplications, n'ayant rien plus à cœur que la réduction de ses bons subjects à son obéissance, mesme de ceux qui luy touchent de si près, reçoit en bonnes grâces ledict duc de Guise et ses frères et tous ceux qui sont avec eux et qu'ils ramènent à leur devoir. Outre ce, sa majesté leur accorde et donne encore ce qui s'ensuit : audict duc de Guise, le gouvernement de Provence, avec les mesmes droicts, honneurs et charges que l'ont cy-devant tenu les autres gouverneurs, mesme du droict d'admirauté et de la qualité d'admiral en la mer du Levant, dont sa majesté luy fera dès maintenant expédier le pouvoir et provision. Plus, quatre cent mille escus payables en quatre années, sçavoir : trois cent mille escus tant pour acquitter les dettes du feu duc de Guise son père, que les siennes particulières, et cent mille escus pour l'estat de grand-maistre que ledict duc de Guise prétendoit luy appartenir par don du feu roy. Luy donne aussi, pour l'un de ses frères, les abbayes de Sainqt-Denys, de Corbye, Orcan, Sainct-Urbin et Montirande, à la charge de deux mille escus de pension par an que sa majesté a donnés sur l'abbaye de Corbye. Et pour leur fournir moyen de s'entretenir plus dignement à son service, sa majesté donne audict duc de Guise huict mille esqus de pension par an, et quatre mille escus au prince de Joinville son frère. Concède aussi le gouvernement de Rheims et la capitainerie de Feismes audict prince de Joinville, et les gouvernements des villes et chasteaux de Guise, Sainct-Dizier, Rocroy et Montçornet, à ceux qui les ont maintenant. En examinant le texte de ce traité, on peut s'étonner des vastes concessions qu'Henri IV vainqueur était obligé de faire à la famille de Guise, à savoir : des gouvernements riches, des abbayes opulentes, des écus d'or, l'entretien des compagnies d'hommes d'armes, une surséance pour payer ses dettes. Mais quelle force n'apportait pas au parti royal l'adhésion du jeune roi de la ligue ? comment pouvait-on jamais payer la soumission de sujet, à celui qui naguère disputait la couronne ? Les rapports du duc de Guise avec le parti catholique avaient été trop intimes pour qu'une pareille convention pût être signée, sans au préalable en donner avis au pape : Très sainct père, lui écrit le duc, j'ay estimé ne devoir pas laisser au commun bruict de la renommée de faire sçavoir à vostre saincteté les causes qui m'ont mû à prendre le service du roy et me ranger sous son obéissance. Je vous supplie très humblement trouver bon la desclaration que j'ay osé représenter à vostre saincteté, laquelle je désire tousjours rendre juge de mes actions. La prise des armes que feu monsieur mon père avoit faicte avec plusieurs autres princes et seigneurs n'ayant esté que pour maintenir la religion catholique et non pour autre ambition, je ne pouvais prendre et suivre une plus juste ni meilleure imitation que la sienne, dès que le roi Henri a été absous et réconcilié[13]. Le jeune duc de Guise exposait ensuite sa vie avec une touchante naïveté. Cette vie avait été pure d'intrigues. Adoré du peuple, le fils du grand Henri de Guise eût été élevé sur le trône catholique de France, sans les menées de son oncle, le duc de Mayenne. Il avouait alors que la cause avait tressé ; que rien ne justifiait plus la prise des armes, puisque Henri IV avait embrassé le catholicisme ; et tous ces aveux, il les faisait au pape, la source et le principe de toute autorité dans celte vieille société que la ligue avait défendue. Il avait été habile, sans doute, de placer à la tête du
gouvernement de là Provence, pays si ardent pour le catholicisme, ce Guise
que la sainte ligue avait un moment proclamé pour chef ; il y avait là toute
une pensée de pacification. Mais ce gouvernement de Provence n'était point
libre ; depuis trois années le duc d'Épernon, expression du tiers-parti, y
combattait l'opinion ligueuse. Philippe II avait changé de rôle ; depuis la conversion de
Henri IV, il n'était plus question du catholicisme, prétexte vague, souvenir
populaire ; le roi d'Espagne faisait la guerre à On a vu les querelles vives et profondes qui s'étaient élevées entre le duc de Feria et Mayenne ; le roi d'Espagne et Taxis s'étaient efforcés de calmer ces ressentiments qui nuisaient tant à la cause commune, la guerre contre Henri de Béarn ; néanmoins il en était resté une amertume de cœur, un système de récriminations, et le duc de Mayenne, laissant pressentir à Philippe II sa soumission à Henri IV, ne voulait point se séparer de la cause commune, sans justifier la nécessité de l'acte qu'il préparait. Mayenne avait reçu tant de doublons espagnols ! S'il était mécontent, il ne voulait pas se montrer ingrat. Le temps était donc bien choisi pour entamer une négociation royaliste avec l'aîné de la maison de Lorraine. Henri ne se montra point avare de concessions : non seulement il donna entière amnistie et pardon au duc de Mayenne, mais encore le gouvernement de Bourgogne, lui payant toutes ses dettes de guerre, ses engagements envers les reîtres, indépendamment de six vingt mille écus de gratification. Toutes ces transactions reposaient à peu près sur les mêmes bases. Les princes ligueurs recevaient à titre de gouvernement des provinces qui leur tenaient lieu d'apanages. Ces gouvernements étaient d'immenses souverainetés avec tous les privilèges d'indépendance. On créait ainsi une féodalité nouvelle, plus redoutable peut-être, parce qu'elle était affranchie des devoirs rigoureux et de la loyauté des fiefs envers le suzerain, et qu'elle comprenait les forces municipales des cités liées à l'indépendance des gouvernements sous la ligue ; et ce fut cette féodalité là même contre laquelle plus tard eut à lutter le génie du cardinal de Richelieu. Henri fut plein de joie du traité qu'il avait conclu avec
le duc de Mayenne ; il en sentait toute la portée politique. La famille de
Lorraine venait à lui, pour lui donner toutes les forces qu'elle apportait naguère
au roi d'Espagne. Henri en écrivait au connétable de Montmorency : Mon compère, puisque j'ai donné la paix à mon cousin le
duc de Mayenne, lequel m'a encore depuis peu assuré par ses lettres de sa
fidélité et promis de me venir trouver bientôt, il faut luy tenir ce qui luy
a esté accordé, afin qu'il ait occasion de s'en louer ; à cette fin, je vous
prie envoyer quérir les présidens de ma cour de parlement, mes gens en icelle,
ceux des comptes et de la cour des aydes, et leur dire de ma part qu'ils
vérifient les édicts que j'ay faicts exprès pour satisfaire à ce que j'ay
promis audict duc, sans y faire difficulté ny longueur, puisque c'est pour un
tel bien ; comme je vous prie, mon cousin, leur remontrer, car vous en
cognoissez mieux l'importance que nul autre[14]. Il s'adressait
ainsi à M. de Montmorency, pour que le parlement vérifiât les lettres de
concession qu'une fois déjà la cour avait repoussées. Les magistrats, gens
presque tous du tiers-parti, n'approuvaient qu'en murmurant ces ménagements
de Henri IV envers les chefs de la ligue catholique. Gomme ils avaient
préparé la restauration, ils ne concevaient pas que les bénéfices passassent
à d'autres mains ; et ils avaient même refusé des lettres d'abolition à M. de
Mayenne pour la mort de Henri III. Mayenne, brave et loyal gentilhomme,
désormais resta fidèle à Henri de Bourbon ; il prit, comme garantie de sa
loyauté, le commandement d'un des grands corps d'armée qui marchaient contre
l'Espagnol dans Cette guerre était alors la préoccupation de Henri IV.
Mieux que tout autre, il connaissait les forces dont l'Espagne pouvait
disposer. Henri avait surtout cet abandon de gentilhomme, cette parole
d'une loyauté spirituelle, œ semblant de franchise qm multipliaient les
dévouements. Il parlait aux notables des misères de son règne. Henri, au
champ de guerre, montrait ses chausses percées, sa vieille armure, les
tristesses de sa jeune vie. En face des notables de Rouen, il décrit les
ruines de son trésor, le désespoir de son administration politique, tandis
que le chancelier Chiverny exposait, dans un long discours, les malheurs de La noblesse demandait qu'on prit dans ses rangs les sujets qu'il s'agirait d'élever aux charges ecclésiastiques ; qu'on n'accordât des lettres d'anoblissement qu'à ceux qui s'en seraient rendus dignes par des services importants. Tous les gentilshommes domiciliés dans les villes conserveraient leurs anciens droits et privilèges, et seraient exempts des fonctions de garde, bans et autres corvées. L'assemblée suppliait le roi, afin de soulager le peuple, de vouloir bien faire examiner l'état de ses finances. Après avoir calculé les revenus du royaume, on trouva qu'ils montaient à neuf millions huit cent mille écus d'or. Pour compléter un revenu de trente millions, on mit un droit d'un sou par livre sur les denrées et marchandises ; on proposa la nomination d'un conseil par rassemblée, qui gérerait la moitié des revenus du royaume ; l'autre moitié restant à la disposition du roi[16]. Ces nouveaux subsides étaient destinés à la guerre ; les
états, imparfaitement composés, se montraient néanmoins nationaux. Leurs
remontrances étaient sévères, parce que les misères du pays étaient grandes,
et que le pauvre peuple mourait de faim et d'épidémie dans les rues étroites
des cités. Mais Henri IV obtenait l'assentiment de rassemblée pour la guerre
avec l'Espagne et Cependant, la guerre s'ouvrait sur une vaste échelle.
Philippe Il s'était attendu au manifeste de Henri de Navarre. Les hostilités
éclataient vives et sanglantes comme une conséquence inévitable de l'avènement
de la maison de Bourbon. Pour expliquer les motifs qui lui faisaient prendre
les armes, le roi d'Espagne publia une réponse au manifeste de Henri ; il y
exposait l'esprit de sa conduite, toute dans l'intérêt religieux. Puisque le
Béarnais lui déclarait la guerre, il acceptait le défi. Le prince qui avait
semé le désordre dans les Pays-Bas et La prise de Cambrai produisit un déplorable effet ; la monarchie étant en péril, la gentilhommerie fatiguée s'en revenait dans ses fiefs et castels. Un arrêt du parlement du 12 septembre 1595 enjoignit à tous seigneurs et gentilshommes de s'acheminer en bref délai à l'armée du roi, car il s'agissait de défendre la frontière du beau pays de France. Mon cousin, disait encore le roi à M. de Nevers, il m'a fort déplu d'entendre la perte de Cambray ; je n'apprends, par vos lettres, aucune nouvelle de la citadelle, ni de ce qu'il s'y pourra faire pour mon service ; s'il y a dans ladicte citadelle des blés pour nourrir deux mille hommes durant deux mois, ils nie pourront donner loisir d'aUer à eux. Je mène des forces avec moi ; j'en aurai dans peu de jours davantage, lesquelles je suis résolu d'employer et d'entreprendre mes ennemis, soit contre leur armée ou sur leur pays. Je serai demain à Beauvais et en partirai le lendemain ; je vous prie de me donner advis incontinent de la résolution que auront prise ceux qui sont dans la citadelle. La royne d'Angleterre me donne espérance de m'envoyer quelques forces. Si je puis assembleur lesdictes forces et avoir mes Suisses, j'espère les bien employer. Enfin tous les doutes cessèrent, et le 7 octobre on apprit la triste capitulation de la citadelle de Cambrai. Henri IV déplore cet événement dans une lettre au connétable de Montmorency : Encore que j'aye usé de la plus :grande diligence qu'il m'a esté possible ;pour me rendre sur ceste frontière, je n'ai pu y arriver que la ville de Cambray n'ait esté perdue par la trahison des habitans d'icelle, et que ceux qui estoient dans la citadelle n'ayant capitulé, n'ayant pu tenir davantage, n'y ayant trouvé du blé que pour huict jours et y manquant toutes les munitions nécessaires, mesme des onguens pour les blessures. Tels défauts ont faict perdre la place, et crois que l'armée de mes ennemis eust faict un plus grand .progrès, si le cours de leur bonheur n'eust esté arresté par ma présence. Et ne partirai que je n'aye faict quelque effect qui puisse réparer partie des pertes que j'ai esprouvées sur ceste frontière ; pour cet effet, je passerai demain la rivière de Somme avec mon année, pour aller droit où sera celle de mes ennemis, espérant que Dieu me fera la grâce, comme par sa bonté il a toujours faict, que je ferai cognoistre à mes ennemis la justice des armes, et la volonté que j'ai de conserver et défendre mes subjects de leur oppression[19]. Henry IV, en écrivant si souvent au connétable de
Montmorency, le brave chef des gentilshommes, l'homme des batailles et de
guerre, voulait un peu rassurer le courage des gens d'armes, qui voyaient la
cause royale décliner : les populations ardentes de Marseille, grande et belle république municipale, avec ses
consuls, ses échevins, ses confréries de mer et de terre, méconnaissait
l'autorité des magistrats ; elle redoubla de zèle catholique ; ses deux
consuls, Louis Daix et Charles Casault, commandaient à tous les corps de
métiers ; et tandis que le parlement faisait sa soumission, le conseil de ville
écrivait à Philippe II : Sire, la ville de Marseille
a flotté longtemps, mais Dieu, qui l'a toujours particulièrement chérie, a
choisi pour instruments de sa saincte volonté MM. Louis Daix et Charles
de Casault, personnages très catholiques et très appuyés de parents et
d'amis, la vertu et la valeur desquels surmonta toutes difficultés et
obstacles qui empêchoient que la ville ne fist ferme déclaration du parti
catholique. Les Marseillais demandaient douze galères, sous le
commandement du prince Doria, 150 mille escus annuels, et 200 mille
immédiatement ; puis des munitions de toute espèce, comme poudre, balles,
blé, etc., et la permission de les tirer de Sicile, Arles s'étant soumis à
Henri de Bourbon[22]. Philippe se
fait analyser ce mémoire, et en regard des articles, il écrit selon son
habitude : Marseille est très important à conserver
; je veux que l'on traite cette affaire comme elle le mérite. Donner les 150
mille escus demandés pour la première année, sans s'engager pour les
suivantes, et puis on verra. Les députés de Marseille montrent une bonne
volonté si grande, qu'il faut écrire à Doria de les secourir avec douze
galères et davantage si besoin est. Insinuer aux députés qu'en faisant ces
concessions, je desirerois traiter aussi d'une espèce de capitulation pour le
port de Marseille, de telle façon que mes navires et mes flottes puisent y
estre amies avec les amis de Marseille, ennemies contre ses ennemis. Tout
était ainsi prêt pour donner Marseille à l'Espagne ; les offres des soldats
de Henri IV étaient repoussées avec mépris, comme venant des huguenots, des
modérés et des impies. On imprima une response des
catholiques françois de la ville de Marseille à l'advis de leurs voisins
hérétiques, politiques, antichrestiens, athéistes, goujats et sodomites :
Nous sommes, Dieu grâce, en nostre franchise chrestienne et catholique,
laquelle nous tenons des saincts et sainctes les premiers arrivés en nostre
ville, et nous fuyons comme la peste l'accointance et alliance des aspics et
basiliques huguenots qui, par leur souffle venimeux d'hérésie, empoisonnent
les âmes sainctes. Ô les plus horribles impies qui ne veulent pas entendre
leurs frères et amis trépassés qui crient jour et nuict après eux du creux de
leur sépulcre, d'enfer et de purgatoire ! Apprenez donc, messieurs les
hérétiques et bigarrés, que nous cognoissons bien vostre pilulle, à la vue
toute dorée, toute couverte de beau sucre et de poudre odoriférante, mais
dont le goust est puant et amer comme le fiel. Courage donc, courage, afin
que nous finissions par les paroles de ces pendards et diaboliques ad viseurs
; non pas pour tuer, non pour semer séditions, mais pour espérer en Dieu,
qui, nous l'en prions, meurtriers, antichrestiens, couards, larrons, vous
taillera de la besogne. Telles étaient les opinions de la ligue à
Marseille, ardente pour sa foi, qui flétrissait Henri de Bourbon du nom de
sodomite et de damné. Mais le commandement de l'armée de Provence ayant été
donné au duc de Guise, cet acte habile de Henri IV avait divisé le parti catholique
à Marseille, et l'on en profita pour soumettre la cité. Il y avait parmi les
capitaines un soudard d'origine corse ou génoise, du nom de Libertat ; il
n'était pas citoyen, et voilà pourquoi, comme dans les républiques d'Italie,
on lui avait confié un bon corps d'arquebusiers. Le capitaine Libertat, avide
d'argent, comme tous ces étrangers, fit proposer au duc de Guise de lui
livrer la ville ; mais que lui assurerait-on pour récompense ? le prix
serait-il proportionné à la grandeur du service ? car il s'agissait d'un bon
port, d'une belle ville, vivement convoités par le roi d'Espagne. Libertat
allait de Marseille à Toulon, pour convenir des bases d'une défense commune
et municipale ; et là il put voir plusieurs fois le duc de Guise : calculant
tout l'argent, tout le profit qu'on pouvait lui donner, il s'écria : Quelle porte faut-il ouvrir ? Le roi, très joyeux de prendre possession de la belle cité
de Marseille, répondit sur-le-champ au duc de Guise : Le servce que le capitaine Pierre Libertat doit faire à la réduction de
la ville de Marseille est si grand, utile et recommandable, non seulement
envers la personne de sa majesté, mais aussi à tout l'estat de ce royaume,
que l'intention de sa majesté est de le recognoistre tellement envers lui,
que la qualité de la récompense aide à faire juger de celle du service, et
que le tesmoignage demeure à la postérité qu'il a esté faict par un bon et
fidèle subject et serviteur à tin très bon et libéral roy. Sur l'article
des 160 mille escus, le roi répond : Sa majesté
désire que le capitaine Libertat,eu esgard à la nécessité et moyens auxquels
elle se trouve à présent, et les grandes affaires et despenses qu'elle a à
supporter, se contente de la somme de 50 mille escus, réservant de faire
mieux pourtant en honneurs et bienfaicts quand les occasions s'en offriront. Ainsi qu'il était convenu, la ville de Marseille fut
livrée à la chevalerie de monseigneur le duc de Guise. Pierre de Libertat
avait fait part de ses projets de trahison à Geoffroy-Dupré, notaire, son
fidèle ami, un de ces hommes mi-parti du parlement et de la basoche. Dupré
loua son plan, et lui conseilla de se servir, en la conduite de cette
entreprise, du conseil et de l'assistance du sieur de Bausset, aussi avocat,
alors réfugié à Aubagne, proscrit par les consuls Daix et Casault et par le
parti municipal, conduit par les réfugiés de Gènes, parmi lesquels Capafiguas[24], d'une famille
sénatoriale exilée de la république. Dupré se rendit en effet à Aubagne, et
s'ouvrant à de Bausset, celui-ci lui répondit : Dupré,
si tu veux que la chose aille à bien, il faut que le duc de Guise continue à
faire des courses militaires tous les jours près de la ville ; tu sais que
Daix et Casault sortent habituellement de Marseille lorsque ces courses ont
lieu, pour aller les reconnaître ; il serait donc facile un beau jour de les
mettre dehors, en abattant le trébuchet de Dans ces circonstances défavorables pour l'armée royale.
Libellât se hâta de fixer au 17 février l'exécution de son entreprise ; et à
deux heures du matin on posa les sentinelles ; elles devaient veiller
lorsqu'on abattrait le trébuchet, signal de l'attaque. L'avocat de Bains,
beau-frère de Dupré, fut chai, de couper la corde, et il se cacha à l'Oratoire
qui était à la descente de la plaine Saint-Michel, sur le chemin qui va droit
à Notre-Dame-du-Mont. Un malentendu manqua de compromettre le projet sur le
point d'être découvert par l'activité merveilleuse des consuls dévoués à la
sainte ligue. Daix, enchaperonné, se trouvait le matin à Cependant Louis Daix avait rassemblé trois ou quatre cents
hommes au corps de garde de Dans le midi, tout était ainsi soumis à la domination de
Henri IV ; l'ardente Toulouse même, cette cité qui,à l'imitation de
Marseille, appelait Henri de Bourbon du nom de sodomite et de damné, avait
envoyé sa soumission au roi, tandis que ses capitouls se hâtaient d'en donner
avis à leurs amis et alliés les prévôt et échevins de Paris, afin qu'ils ne
pussent plus douter du zèle des Toulousains : Messieurs,
nous avons voulu laisser partir nos députés, qui s'en vont vers sa majesté de
la part de ceste ville de Toulouse, pour lui rendre l'hommage et le devoir
qui lui sont dus, et l'assurer de la très humble servitude, fidélité et
obéissance que ceste ville lui a perpétuellement vouées. Toulouse
adressait sa soumission de ville en ville ; elle en avertissait surtout la
grande municipalité de Paris, centre d'action dans les beaux jours du
mouvement ligueur. Les conseils des cités, composés de gros bourgeois,
cherchaient ainsi à imprimer un esprit royaliste aux masses. Restait
seulement Toutes ces pacifications de provinces reposaient sur une base
commune, la concession de privilèges et d'argent. Ce n'était pas sans
d'immenses sacrifices que Henri IV acquérait le royaume ville par ville, état
par état. Cette pacification de Quand j'étudie l'histoire, il m'est souvent pénible
d'arriver au fond des choses, de substituer de tristes réalités à l'idéalisme
doré des légendes politiques. Que de races se vantent, dans les annales du
pays, d'avoir arboré les couleurs du Béarnais, par dévouement de chevalerie !
que de villes portent, dans leurs armoiries les fleurs de lis, vieux signe de
fidélité envers le roi chevalier, qu'elles proclamèrent ! Il existe en
original et écrit de la main du roi, un état des dépenses occasions nées par
cette grande pacification, et les détails curieux qu'il contient indiquent
non seulement les frais immenses qu'elle nécessita, mais encore les motifs
secrets qui déterminèrent les divers gentilshommes et les villes de France à
traiter avec Henri IV : Premièrement, j'ay payé à la
royne d'Angleterre, tant pour argent preste à moy-mesme que pour celuy qui a
esté fourni par l'armée allemande, celle de Bretagne, pour les troupes
entretenues près de moi au siège de Dieppe, de Rouen ; pour les flottes et
vaisseaux, et antres occasions, suivant les vérifications faites : Suit le mémoire des sommes payées par le roi pour traictés faits pour réduction de pays, villes, places
et seigneuries particulières en l'obéissance du roy, pour pacifier le
royaume. A M. de Lorraine et autres particuliers, suivant son traité et
promesses secrètes ; Par l'aspect de ces documents secrets, on aperçoit quel fut le mobile déterminant de la restauration de Henri IV. Les subsides, les stipulations d'argent dominèrent tous les autres motifs ; l'intérêt présida à cet avènement plus que l'amour des sujets, et surtout que la loyauté féodale. C'est la plaie de tout gouvernement nouveau, que ces grandes concessions qu'il est obligé de faire aux ambitions intéressées qui l'entourent : elles nécessitent des emprunts, des impôts indéfinis[28], et, au milieu de ces tristes charges, sa popularité s'évanouit. Le besoin d'impôts, celte nécessité de multiplier
incessamment les recettes, avaient soulevé le peuple. Jamais Paris et les
provinces n'avaient été sous l'influence de circonstances plus déplorables ;
il semblait que le ciel, comme à l'époque de l'occupation de la capitale par
les huguenots de Coligny, se fût conjuré pour verser sur le peuple le fléau
de ses colères. Une épidémie désolait la population pressée au milieu des
rues étroites des cités. Dans une nuit obscure, pleine de phénomènes
électriques, le petit pont aux meuniers avait croulé tout à coup, et plus de
trois cents habitants, avec grande perte de biens,
avaient été engloutis sous les décombres ou noyés dans Roi des chevaliers, brave compagnon de gentilhommerie, Henri
IV comprenait peu ces remontrances des corps judiciaires. De quoi se mêlaient
donc ces hommes de robe, incapables de manier l'épée ? Le parlement
s'était-il jamais montré aux champs de guerre ? avait-il conquis une ville,
sué à un siège ou bravé un carré de lances et d'arquebuses ? À quoi le roi
employait-il ses levées de deniers ? à la solde des gens de guerre, à
l'ornement et bâtisse de quelques maisons de plaisance ; tout cela pour la
joie de son peuple ! Mon compère, écrivait
Henri IV au connétable de Montmorency, j'escriray
aux gens tenant ma cour de parlement, suivant vostre advis, estimant qu'ils
se font plus de tort qu'à moy par leurs belles déclamations qui ne servent
qu'à tesmoigner leur mauvaise volonté et à scandaliser un chascun ; j'en
escriray aussi au premier président, lequel ne deyoit souffrir estre passé si
avant qu'on a faict, et vous diray sur ce sujet qu'aucuns me veulent envier
et reprocher le peu d'argent que j'employe à mes bastiments, comme si la
somme étoit si grande qu'elle fist faute à l'estat, et si je la tirois des
meilleurs deniers de mes peuples ; et vous savez, mon cousin, que œ sont
toutes parties égarées que je ramasse le mieux que je peux, lesquelles
seroient employés ailleurs qu'à mon service, si je ne m'en aydois ; il n'y a
que ce que je prends sur l'impôt de Paris, dont la somme est si petite, que
puisque c'est pour employer en chose qui m'apporte tant de contentement, elle
ne me devroit estre plainte ; car, en vérité, je n'ai autre plaisir et consolation
en mes travaux que mesdicts bastiments, lesquels, si je faisois cesser
maintenant, apporteroit plus de frayeur à mes subjects que de contentement,
car ils croiroient que le péril et la nécessité de mes affaires seroient
encore plus grands qu'ils ne sont[29]. Le 19, il
ajoutait encore : Je n'ay voulu mander mon advis à
la cour de parlement, ni au premier président sur leurs belles desclamations,
parce qu'il me semble que mes œuvres leur doivent dessiller les yeux et
desmentir ceux qui se prennent à moy de leurs maux, dessuels ils ne discourroient
tant à leur aise, si j'eusse attendu pour bien faire qu'ils me l'eussent
conseillé et n'eusse esté assisté d'autres que d'eux. Je ne me plains pas tant
des fols ou insolents que des chefs qui sont plus sages et mieux informés des
affaires, ou du moins le doivent estre que les autres, d'avoir permis que
l'on ait passé si avant que l'on a faict ; car telles deslibérations
tumultuaires sont indignes de juges ordonnés pour punir les tumultes et
séditions, et scandalisât plus qu'ils d'esdifient ceux qui les voyent, comme
je m'assure que n'aurez oublié remontrer ; mais quand je scauray plus
particulièrement quelle en aura esté la fin, je leur en manderay ce qu'il me
semble ; cependant il ne sera que bien à propos qu'ils sachent de vous, mon
cousin, que je ne suis content de ce qui s'est passé, et que si l'appréhension
du péril ou du mal public en a dévoyé aucuns, je sçaurois bien les redresser
dedans le droict chemin de la resvérence et de l'obéissance qui me doict
estre portée, quand j'en seray adverti. Les gens de robe, processifs, inquiets, ne tenaient pas
compte des bonnes paroles du roi. Soutenus de l'opinion du peuple, ils
persistaient dans de nouvelles remontrances et de larmoyantes protestations.
Henri IV, furieux, écrit une dernière fois au connétable Montmorency : Mon compère, je suis bien marry que ces messieurs de la
cour de parlement ayent encore faict les fols. Puisqu'il faut que j'y aille
moy-mesme, je le feray, et aime mieux y aller dix fois que de laisser perdre Le roi y alla en effet, et les remontrances cessèrent. Ces
plaintes et querelles avaient retenti dans le royaume. Il y avait un
mécontentement populaire partout répandu. Paris fermentait. Là il y avait
encore souvenir de la ligue. N'était-il pas à craindre que la capitale ne
revînt à son ancien amour des Espagnols ? Un mémoire fut envoyé à Henri IV
avec de longs détails, qui constatent le fâcheux état de l'opinion publique
et la nécessité de fortes mesures de surveillance. Un
soin extresme est très nécessaire pour Paris, où y a beaucoup de gens mal
affectionnés, les uns armés, les autres qui le peuvent estre dans un soir par
deux ou trois quincailliers. Joinct que ladicte ville n'estant mieux gardée
qu'elle n'est, il est très aisé défaire couler durant une semaine deux mille
soldats déguisés, et autant le jour de devant l'entreprise qui s'y rendroient
de divers endroicts à points nommés, et auroient leur rendez-vous en certains
lieux de la ville et à certaine heure. Nous avons affaire à l'Espagnol, ennemy
vigilant et entreprenant ; il nous le montre bien tous les jours ; des
lettres manifestent son dessein sur Paris ; ses espérances ne se trouvent
ordinairement que trop bien fondées. C'est au roy et à nous à y penser et
songer que la perte de Paris abattroit et estourdiroit tellement le royaume,
qu'il est douteux s'il s'en releveroit jamais. — S'ensuit une longue
série de remèdes pour obvier aux surprises, trahisons susmentionnées : Nous avons nécessairement besoin d'un chef auquel Paris
ait grande créance, qui soict très vigilant et résolu d'y mourir plustost que
d'en sortir. — Les capitaines tiendront rosle
de toutes personnes incognues qui entreront et sortiront de la ville, des
lieux où ils vont et pour quelles affaires. — Desfenses
seront faictes à tout bourgeois, soict artisans, marchands ou autres de
recevoir et coucher en leur maison ceux qui viennent des pays de l'ennemy ou
villes par lui occupées. — Seront faictes
desfenses, sous peine de la vie, de vendre armes offensives ou desfensives à
personnes quelconques sans permission signée du bureau de la ville. — Si la peste se met à Paris, la ville sera aussitost
despeuplée de gens de qualité, les pauvres mourront de faim, et ne s'y
gagnant plus rien, le roy n'en pourra avoir aucun secours, et la ville courra
grandissime hasard de se perdre ; néanmoins on y donne aussi peu d'ordre que
l'année passée. Les mendiants valides et qui pourroient travailler aux
champs, y sont en nombre effroyable, sans qu'on y apporte police quelconque ;
les rues sont plus sales que jamais, et les médecins qui advertissent ne sont
escoutés. C'est pourquoy, puisque ceux qui devroient nuict et jour veiller à
cela s'endorment, il est du tout nécessaire (si l'on ne veut s'en repentir à
bon escient d'establir un bureau composé de gens actifs et diligens de toute
qualité, jusqu'au nombre de douze, qui, par commission vérifiée au parlement,
puissent souverainement ordonner et exécuter tout ce qui concernera la santé[30]. Cette peinture de
la position municipale de Paris a de tristes couleurs ; la grande cité, loin
d'avoir gagné à la restauration de son roi, en subissait de plus profondes
misères. La situation de Henri IV n'était pas bonne ; l'impopularité de son
règne s'accroissait d'une déplorable manière ; le peuple voyait avec douleur
le prêche publiquement établi dans le palais même du Louvre, aux appartements
de la sœur du roi. Les faiblesses de Henri IV pour la marquise de Monceau
étaient odieuses ; quand il la créa duchesse de Beaufort, la multitude
l'appela la duchesse d'ordure[31] ; et les
pasquils représentaient le roi comme un autre Sardanapale
vivant sans cesse aux bordels ez royaume de couardise, et mettant La chose en était à ce point d'impopularité à Paris, que le roi était obligé de défendre toute assemblée pour les éjections du prévôt et des échevins ; car partout où se trouvaient trois hommes du peuple, partout se faisaient entendre les regrets du passé, le désespoir du présent et de l'avenir. Henri IV écrivait aux prévôt des marchands, échevins, quarteniers et bourgeois de Paris : Très chers et bien aînés, désirant régler les eslections des prevost des marchands et eschevins de nostre bonne ville de Paris, afin d'obvier aux monopoles et abus qui s'y peuvent commettre ; pour plusieurs autres considérations justes et grandes, nous vous avons interdict et défendu, interdisons et défendons faire aucune assemblée le 16e de ce présent mois pour l'eslection d'un prevost des marchands et de deux eschevins. Le 13 août, il y eut assemblée à l'hôtel-de-ville pour délibérer sur la lettre ci-dessus, et fut advisé tout d'une voix qu'il sera faict très humbles remontrances au roy de la teneur des privilèges de la ville, et sa majesté suppliée de maintenir ladicte ville en ses droits comme elle a promis ; de plus, aller par-devant nosseigneurs du parlement faire entendre le présent advis, supplier la cour vouloir assister ladicte ville auxdictes remontrances, et qu'il soit député aucuns de la compagnie pour assister M. Talon, eschevin, député pour faire lesdictes remontrances. Sur l'avis de ces délibérations, Henri IV écrivit au prévôt des marchands : M. Langlois, ayant esté adverty de la deslibération du corps de ma ville de Paris, et l'ordonnance que ceux de mon parlement ont faicte là-dessus touchant de procéder à l'eslection des prevost des marchands et eschevins de madicte ville, je vous fais ce mot pour vous dire que vous mandiez les quarteniers de ma ville, et leur fassiez desfenses de ma part, sur peine de privation de leurs charges, que je veux qu'il ne soit aucunement procédé à ladicte eslection, et faictes que ceux qui ont esté desputés auprès de moy ne viennent. Nouvelle assemblée du bureau le 15, où l'on advisa que la résolution prise en l'assemblée du 13 seroit exécutée et l'eslection faicte ; le scrutin porté au roy par les scrutateurs, assistés des desputés nommés pour les remontrances. Il y eut, en effect, assemblée générale le 16. On y réélut le prevost Langlois, et l'on y nomma deux autres échevins ; ce qui fut encore cassé par le roi. Que de regrets n'avaient-ils pas ces bons bourgeois de Paris, d'avoir prêté la main à cette restauration de Henri IV, qui les privait de leurs privilèges ! Qu'était devenu ce temps oh la bourgeoisie se pressait en son hôtel-de-ville, pour élire librement ses échevins et prévôts, capitaines de quartiers et dixainiers ? Plus d'indépendance populaire ; la chaire était muette ; les pamphlets, huitains, dixains, pasquils avaient cessé d'égayer la multitude contre les vices de la cour : on pendait les écrivains méchants qui osaient médire de Henri IV, de ses courtisans, brillante chevalerie, de ses maîtresses, accablées sous les pierreries et diamants, ternis par les larmes du pauvre peuple, comme le disait le révérend père Rose, évêque de Senlis. L'esprit de la ligue n'était point éteint avec la fédération provinciale ; il n'y avait plus ni résistance matérielle dans les villes, ni guerre civile sous un autre drapeau. Mais alors commençait à se développer la résistance morale ; elle était partout, dans l'opinion alarmée, dans le parlement, à l'hôtel-de-ville, c'est-à-dire dans les trois forces qui avaient aidé au rétablissement de Henri IV. La fierté chevaleresque du roi s'offensait de ces résistances ; il avait exposé sa vie, frappé d'estoc et de taille pour conquérir son royaume ; qui pouvait le lui disputer ? était-ce une bourgeoisie couarde qui s'était agenouillée pour lui offrir les clefs de Paris ? était-ce un parlement qui devait son pouvoir à sa clémence ? était-ce un hôtel-de-ville dont le beffroi séditieux avait appelé, six ans, le peuple aux armes contre cette cornette blanche qui flottait aujourd'hui glorieuse et resplendissante sur les hautes tours de Notre-Dame ? |
[1] Fontanieu, portefeuilles, n. 429-430.
[2] Procédure faicte contre Jean Chastel, escolier estudiant au collège des Jésuites, pour le parricide par luy attenté sur la personne du roy très chrestien Henry IV, roy de France et de Navarre. 1595.
[3] Mss. de Colbert, in-fol., vol. XXXII.
[4] Mss. de Béthune, vol. cot. 9141, fol. 33.
[5] Mémoires de Bongars, in-fol. Mss. Biblioth. royale, tom. II, pièce 43.
[6] Mémoires de Bongars, in-fol. Mss. Biblioth. royale, tom. II, pièce 43.
[7] Instruction au sieur Duperron. Bibliothèque da roi, mss. de Béthune, n° 8967, fol. 1.
[8] Lettre de M. d'Ossat à M. de Nevers. Bibliothèque du roi, Mss. de Mesme. Int. Mém. sur la ligue, in-fol., t. XIX, n° 8931/20.
[9] Lettre des ambassadeurs d'Henri IV auprès du pape, pour lui annoncer son absolution. Bibl. du roi, mss. de Béthune, n° 8967, fol. 20.
[10] Archives de Simancas, B. 84.
[11] Mss. de Béthune, vol. cot. 8967, fol. 10.
[12] Articles accordés par le roi pour la trêve générale du royaume. Mss. de Béthune, vol. cot. 9053, fol. 15.
[13] Fait à Vernon, le 13 décembre 1594. Mss. de Mesmes, in-fol., t. XVIII, n° 8931/19.
[14] Mss. de Béthune, vol. cot. 9041, fol. 44.
[15] Remontrances à messieurs de l'assemblée tenue à Rouen en 1596, par René Benoist, confesseur du roi. Rouen, Petit et Moreau, 1596.
[16] Collection des états-généraux, tom. XVI, p. 1 et suiv., 4 novembre 1596.
[17] Voyez sur cette pacification, le curieux pamphlet : Dialogue fort plaisant entre Henri IV et deux vignerons de Besançon, qui se sont adressés à sa majesté au temps qu'elle était dans Lyon, le tout en vers bourguignons. (Dijon. 1596).
[18] Mss. de Mesme, in-fol., t. XXI, n° 8931/22.
[19] Mss. de Béthune, vol. cot. 9041, fol. 7.
[20] Mss. de Colbert, n° 35, in-fol. parchem.
[21] Mss. Colbert, vol. 35, fol. parchem.
[22] Archives de Simancas, cot. B 8341, 8334.
[23] Toulon, 10 février. Mss. Dupuy, vol. CLV, pièce originale.
[24] Un de ses descendants, A. Capefigue, fût condamné à mort et sa maison rasée par le parlement d'Aix pour avoir conspiré avec la noblesse de Provence contre Louis XIV, et, chose fatale ! un autre Anglès Capefigue, ancien préfet militaire, fut lâchement assassiné dans la réaction de 1815.
[25] Amérique. No estaran seguras las Indias. — Archives de Simancas, B 84241.
[26] Mss. Dupuy, CXXX.
[27] Mss. Dupuy, vol. DXXXXIX. État des sommes acquittées à la charge du roi et du royaume. — Mss. de Colbert, vol. XXXII, regist. en parchemin.
[28] Sources d'abus et de monopoles glissés sur le peuple de France, par Barthélemy Lalleman, in-8 (sans date). — Trésor et richesses pour mettre l'état en sa splendeur, 1697, in-8°.
[29] Mss. de Béthune, vol. cot. 9044, fol. 43.
[30] Mss. de Béthune, vol. cot. 9067, fol. 55.
[31] Journal de Henri IV, ad ann. 1597.
[32] Donde les hereses mandan asolutamente. Archives de Simancas, B 8442. — Ce paquet est composé des correspondaaces : 1° du duc de Feria (de Bruxelles ou Flandre) ; 2° du duc de Ledesma (de Nantes) ; 3° du duc de Mercœur (Bretagne) ; il n'y en a que très peu ; 4° du général espagnol don Juan de l'Aquila (Bretagne).