Henri IV roi de France. — Te Deum à Notre-Dame. — Translation du
parlement à Paris. — Réorganisation du conseil municipal. — Actes de la Sorbonne. — Pamphlets
contre la ligue. — Mouvement parlementaire et bourgeois. — Mesures d'exil. —
Actes contre les prédications. — Le siège de la ligue à Soissons. — Les
provinces. — Division parmi les ligueurs. — Le duc de Mayenne et le duc de
Feria. — Réaction contre la ligue et l'Espagne.
1594.
Henri IV, maître de la bonne ville de Paris, se montra le
lendemain au peuple, dans une cérémonie catholique, le Te Deum, à
Notre-Dame, au milieu de la multitude qui se pressait au pied des Vieilles
tours. Le roi avait alors quarante et un ans ; les fatigues de la guerre
avaient encore basané son teint du Béarn et des montagnes ; sa barbe était
épaisse et crépue ; ses cheveux blanchis sous son casque d'acier surmonté de
quelques plumes flottantes ; il avait de petits yeux brillants, cachés sous
des joues saillantes ; un nez long et crochu, pendant sur de fortes
moustaches grises ; son menton et sa bouche sentaient déjà la vieillesse au
milieu de la vie. Il portait sa cuirasse de guerre sur son coursier,
caparaçonné de fer, comme en un jour de bataille ; ses gardes brisaient la
foule silencieuse à son passage. On se rappelait l'entrée des huguenots à
Paris, lors de la paix de 1572, quand ils traversèrent les rues avec ce même
roi de Navarre leur chef, et les nopces vermeilles
du 24 août. Plus d'un des membres populaires de la sainte-union dut remuer
dans sa tête ridée de la
Saint-Barthélemy, de ces Vêpres siciliennes qui avaient délivré
la bonne ville de Paris. Le roy passant devant les
Innocents et estant arresté avec sa troupe, fut vu un homme à la fenestre
d'une maison qui faict le coing, lequel, teste couverte, regarda longtemps sa
majesté sans faire seulement semblant de le saluer. Enfin un pastissier de
devant Sainct-Severin fut bien si imprudent et hardi jusqu'à dire que ce jour
il estoit entré des chiens à Paris. Deux bourgeois, l'un maçon, l'autre
boulanger, déclarent qu'ils étaient résolus à mourir, mais avant ils
tueroient le roy[1]. Pourtant Henri
de Navarre, qui était resté, lors de ses noces, sur le parvis de Notre-Dame, pour
ne point faire acte d'idolâtrie, s'agenouillait maintenant dans le sanctuaire
de l'église bénite, de la grande cathédrale du peuple : il chantait à pleine
voix le Te Deum avec les choristes, l'évêque et les prêtres rassemblés
; on avait eu soin de faire précéder sa visite à la Vierge par la publication
de l'acte d'amnistie et des privilèges que le roi échangeait contre la
liberté de la ville. Les bourgeois agitaient leurs mains, cherchaient à
réveiller l'enthousiasme de la population des halles, étonnée, abattue, mais
sans amour pour le prince qui allait régner sur elle ; le peuple considérait
toujours son roi comme le chef d'une occupation militaire obtenue par
surprise et dont on pouvait plus tard se débarrasser.
L'hôtel-de-ville de Paris manifesta sa joie pour la bonne
réception et l'accueil qu'il obtint de Henri IV en ses salles du Louvre : Mercredi 23e dudict mois, MM. les prevost des marchands
et, eschevins vestus de leurs robes mi-partie, furent trouver sa majesté au
chastel du Louvre, pour le remercier de ja clémence et douceur de laquelle il
avoit usé envers ses subjects, et lui présenter quelques confitures, dragées,
hypocras et flambeaux de cire blanche, qu'il reçut fort joyeusement, disant
en ces mesmes mots : Hier je reçus vos cœurs ; aujourd'huy je reçois vos
confitures. Le surplus de la journée se passa à dresser l'armée pour
deslivrer la Bastille
où le seigneur Dubourg estoit avec quelques soldais, lequel tiroit plusieurs
coups de canon sur les habitans de ceste ville, de manière que l'on fut contrainct
de loger l'armée es environs de ladicte Bastille pour icelle assiéger. Enfin
ledict sieur Dubourg entra en quelque conférence et rendit la place le
dimanche ensuivant[2]. Tous les actes
de l'hôtel-de-ville furent ensuite intitulés du nom du roi et faits d'après
ses volontés. Le personnel de la grande municipalité de Paris fut reconstitué
de manière à ce que les ordres royaux obtinssent partout obéissance ; on ne
put désormais se réunir que d'après le commandement exprès de sa majesté. Ayant plu au roy en sa bonté et clémence nous vouloir
conserver en nos biens, charges et estats, jurons et attestons devant Dieu et
sur les saincts Évangiles, que nous recognoissons de cœur et d'affection pour
notre roy et prince naturel et légitime Henry IV, roy de France et de Navarre
à présent régnant ; promettons à sa majesté, sur nos vies et honneurs, de lui
garder la foi et loyauté avec toute révérence et parfaite obéissance,
renonçant à toutes ligues, sermens et associations que nous pourrions avoir
cy-devant faicts, à l'occasion de la malice du temps, recognoissant en toute
humilité avoir reçu à grâces spéciales, la bonté et clémence de laquelle il a
plu à sa majesté d'user envers nous[3].
A son tour, le roi Henri IV, pour constater sa grande
adhésion aux mystères catholiques, s'associait aux processions et belles
cérémonies qui sillonnaient Paris en tous sens : Messieurs
les prevost des marchands et eschevins eurent advis que sa majesté désiroit
le lendemain, 29e dudict mois, jour et octave de la réduction, faire une
procession en ceste ville, fort solennelle, pour rendre grâces à Dieu.
En sortant de Notre-Dame, Henri IV, roi de France et de Navarre, fit le
premier acte de sa puissance : il fondit le parlement de Tours dans celui de
Paris. Les parlementaires lui avaient rendu trop de services pour que le roi
n'oubliât pas leur conduite durant la ligue. Henri avait d'ailleurs tant
besoin du parlement, qui commandait pleine obéissance envers le seigneur roi,
et se montrait d'autant plus soumis qu'il s'était autrefois plus étroitement
uni au mouvement municipal ! tendance réactionnaire de tous les corps
politiques compromis, et qui ont besoin de se faire pardonner. Henri disait
dans son édit : Nous avons jugé estre très requis
que les conseillers et autres officiers de nostre cour de parlement qui ont
obtenu provision des rois nos prédécesseurs soient remis et réintégrée en
l'exercice de leur charge ; et pour cet effect nous avons osté et levé
l'interdiction faicte auxdits conseillers tant par ledict feu roy que par
nous. Voulant qu'iceux se trouvant maintenant en un bien grand et notable
nombre, après qu'ils auront faict le serment requis, soient restablis et
remis en l'exercice de leur charge, pour en jouir aux mesmes bonheurs,
prérogatives, droits, pouvoirs, privilèges et prééminences dont ils
jouissoient auparavant lesdictes interdictions. Cette restauration
remit les choses telles qu'elles étaient avant la ligue : MM. de Haqueville, Chartier, Molé, Hottoman sont retournés
en leurs anciennes charges. Et comme toutes choses se sont passées par une
clémence admirable du roy, aussi n'a-t-il permis que l'on ait affligé aucun
en son corps ou bien, quelque esprit de sédition qu'on lui imputast.
Un remaniement des vieux parlementaires ligueurs était
fait dans la vue de contenter les parlementaires de Tours, qui imposaient
leur fidélité. Ce qui fatigue un gouvernement naissant, ce sont plutôt ses
amis que ses ennemis ; ils deviennent impérieux, menaçants, et parce qu'ils
ont rendu des services dans le passé, ils croient que l'avenir leur
appartient ; Henri IV mit un terme aux récriminations des magistrats fidèles.
Le parlement de Paris l'aidait dans les actes de son pouvoir ; celui de Tours
lui devenait importun et presque inutile : Ceux de
Tours, aimait à dire le roi, ont faict leurs
affaires, ceux de Paris font les miennes. Et quel corps plus obéissant
et plus réactionnaire le roi pouvait-il désirer que le parlement de Paris !
Quel zèle ne déployait-il pas ! que n'aurait-il pas proscrit et flétri de ses
arrêts, pour se faire pardonner l'époque de son dévouement à la ligue. On pliait
même déterrer les vieux actes, frapper de réaction les jugements d'une autre
époque : Sur ce que le procureur général du roy a
remontré à la cour qu'il est tombé entre ses mains un arrest, donné en
ladicte cour pendant les derniers troubles, que le narré duquel est faict
mention d'un roy qu'ils appellent Charles X ; la matière sur ce mise en
délibération, la cour a ordonné que ces mots : Charles X seront rayés et
ostés des minutes des arrests et registres d'icelle. Charles X avait
été pourtant le roi parlementaire, le prince du tiers-parti : plus d'up
membre qui lançait la proscription contre le souvenir de cette royauté
revêtue, de la pourpre romaine, l'avait naguère proclamée comme la plus
heureuse, la plus sainte combinaison ; mais que ne frappe-t-on pas pour
expier le passé î à quoi les corps ne sont-ils pas disposés quand ils veulent
acheter leur grâce d'un pouvoir nouveau !
Henri IV modifia par une autre ordonnance la composition
du conseil municipal. La ligue avait là ses représentants ; on ne pouvait
laisser à la tête de la cité les plus zélés partisans des Guise. Le conseil
municipal s'épura lui-même, ou, pour parler plus exactement, le roi manda
qu'on eût à exclure du bureau tous ceux dont les opinions n'étalent pas
compatibles avec l'esprit et la durée de la restauration. Enfin, comme
complément aux conditions de sûreté et de popularité, il fut négocié auprès
de la Sorbonne
une déclaration tout à fait opposée à celle qu'elle avait publiée naguère
contre Henri de Navarre : le roi avait beaucoup caressé ces ardents docteurs.
Quand ils vinrent le voir, au lieu de récriminer sur le passé, Henri les
appela messieurs nos maîtres ; il discuta longtemps avec eux, protestant de vivre et mourir
en la religion, catholique, apostolique et romaine, sans jamais se despartir
de la foi de l'église qu'il avoit embrassée. Aussi la Sorbonne, épurée et
reconnaissante, prépara une déclaration nouvelle longuement motivée : Nous, recteurs, doyens, théologiens, décrétistes,
etc., avons faict et juré de cœur et de bouche au
roy très chrestien Henry IV, avec toute submission, révérence et hommage, de
le recognoistre nostre seigneur et prince temporel, souverain héritier
légitime et unique. Renonçant à toutes ligues et prétendues unions, tant
dedans que dehors le royaume, et confirmons ce que dessus, mettant l'un après
l'autre la main sur les saincts Evangiles. C'était ici un acte d'un
immense effet sur le peuple. La mellifiante université déclarait que le serment
d'obéissance était dû au roi très chrétien Henri IV !
Enfin on répandit partout des pamphlets contre la ligue et
le système renversé par la restauration de Henri IV ; malheur aux vaincus !
Les caricatures, les libelles s'emparèrent de la sainte-union pour la
combattre avec une vivacité toute nouvelle. Dans le pourparler du Manant et
du Maheutre, on voyait la ligue sous les traits d'une femme, un bâton à la
main, s'acheminant hors de Paris : Quelle femme
est-ce là ? s'écriait le Maheutre. — C'est la Ligue, répondait le
Manant ; elle va hors de Paris pour perdre Soissons.
— Vient-elle des enfers pour nous ensorceler ? Que
dénotent ces chiens dont elle est suivie ? — C'est
qu'elle est pleine d'envie et qu'elle s'efforce de mordre alors mesme qu'elle
rit. Il n'y eut pas assez d'odes, de sonnets, de quatrains, de
stances, de couplets à l'éloge dn Béarnais, productions latines ou
françaises, dans lesquelles se complaisaient les parlementaires. Il existe
encore des gravures contemporaines où Henri IV est reproduit sous les traits
de tous les héros de la fable. Jean Leclerc, rue Saint-Jean-de-Latran, à la Salamandre, vendait
une grande image démontrant la délivrance de la France par le Persée
français. Comme Andromède, la
France avait été sacrifiée, mais le monstre qui la gardait
entre ses dents, avait senti combien le bras de Persée était fort : France, demeure-lui fidèle, et ne crois plus à ceux qui
ont rogné l'or de ton diadème. Les parlementaires et les bourgeois
voulaient populariser le nom et le règne de Henri IV parmi cette multitude de
Paris, si fortement attachée à la sainte-union catholique. Ce qu'i4s
répétaient sans cesse dans les pamphlets, c'est que le roi légitime négociait
à Rome ; c'est qu'il allait être absous par le pape, et quel obstacle
pouvait-il y avoir alors au règne paisible du bon souverain ?
Telles étaient les mesures d'opinion. Henri IV se hâta de
prendre des précautions militaires pour s'assurer la paisible possession de
la cité. La Bastille
n'avait point subi la trahison de Brissac ; elle était aux mains d'un brave
et digne gentilhomme du nom de Dubourg. Quand il avait vu la cornette blanche
arborée sur Paris, il avait tiré le canon sur la ville ; il ceignit l'écharpe
noire en signe de deuil et de défense meurtrière ; enfin, manquant de vivres,
il fut obligé de se rendre : Il ne voulut jamais
prendre argent pour la reddition de ceste place, monstrant par là sa
générosité et valeur. Estant sollicité de recognoistre le roy, et que c'étoit
un bon prince, répondit qu'il n'en doutoit point, mais qu'il estoit serviteur
de Mayenne, auquel il avoit donné sa foy. Au reste, que c'es-toit un traistre
que Brissac, et que pour luy maintenir il le combattroit entre quatre piques
en présence du roy, et luy mangeroit le cœur du ventre ; que la première
chose qu'il feroit estant sorti, ce seroit de l'appeler au combat, et qu'il
lui envoyeroit un trompette, et pour le moins luy feroit perdre l'honneur,
s'il ne luy faisoit perdre la vie[4]. Nobles et
héroïques paroles ! il se trouve ainsi de grandes âmes pour protester au nom
des causes perdues contre la déloyauté et la trahison. La ville était donc
tout entière dans les mains de Henri IV ; il n'y avait plus ni soldats
espagnols, ni compagnies ligueuses de gentilshommes ; l'occupation de la Bastille et des postes
d'importance fit bientôt reconnaître l'autorité du roi.
Une fois maître des positions fortifiées, Henri commença
une série de mesures de rigueur : déjà on avait suscité un choc militaire à
l'entrée de Henri IV, et l'on avait dagué une partie des ardents ligueurs. Un
ordre de police prescrivit l'exil de tous ceux qui avaient pris une part
active à la sainte-union, ce qui fait voir que l'entrée du Béarnais fut loin
d'être populaire. Quelques-uns des chefs n'avaient pas attendu cet ordre et
avaient quitté Paris. La liste officielle de ces proscriptions existe encore
; l'on y verra figuier beaucoup de noms de métiers, des hommes tout à fait populaires,
mêlés aux clercs et aux prédicateurs : les curés de la Magdelaine, de
Sainct-Leu, Sainct-Barthélemy, Sainct-Pierre-aux-Bœufs, Sainct-Cosme,
Sainct-André-des-Arcs et Sainct-Benoist ; Bérault, chanoine de Nostre-Dame ;
Oudineau et son frère ; De Hare, conseiller ; Leroy, passementier ; Badran le
jeune, Mesnager, Chavreau, procureur ; Delestre, chaussetier ; Godon, haulmier
; Passard, teinturier ; du quartier du sieur Carret : MM. Guillaume Tise, le
prieur des Carmes, Viney Boulier, Orneo ; un espicier jambe de bois ; Poteau,
fripier ; Larmer, huissier ; Garlin, procureur, etc., jusqu'au nombre de 700 de tous les estats. Les quarteniers
avertiront les dessus nomma de l'intention du roy, qui est qu'ils
s'absenteront pour un temps de ceste ville, et si aucun d'eux se veulent
retirer devers le duc de Mayenne, leur sera baillé passeport.
La proscription était au fond fort douce ; il s'agissait
d'un simple exil : on occupait militairement Paris ; la ligue y avait encore
trop de partisans, pour qu'on lui laissât librement ses chefs et ses
orateurs. Tout gouvernement qui naît est souvent obligé à ces actes de
violences ; comme le sol tremble sous lui, il s'agite pour trouver un point
solide et s'y appuyer ; tout lui fait ombrage, parce qu'il n'a pas confiance
en sa propre force. Au reste, Henri IV voulait une restauration pure de sang
; mais pouvait-il livrer Paris aux ardentes menées des ligueurs, se soumettre
aux chances d'une nouvelle révolution ?
Une autre mesure frappa les prédicateurs qui annonçaient
en chaire autre chose que la parole de Dieu, pure et grande. Henri IV, en
entrant dans sa bonne ville, n'avait point osé toucher aux grandes
confréries, aux institutions religieuses. Les prédicateurs continuèrent à
parler haut dans leurs sermons contre la domination de l'hérétique Henri de
Navarre. Le curé de la Magdelaine ne
recommanda point le roi en son sermon ; mais, comme si la ville eust tenu
pour la ligue, recommanda les bons princes catholiques et ceux qui étaient
affligés pour la journée de mardy ; d'autres soutenoient qu'on ne pouvait l'y
recognoistre que le pape n'eust passé par là. Une censure fut mise sur
leurs prédications, et les plus ardents d'entre eux durent partir pour
l'exil. Ces mesures de rigueur étaient nécessaires afin d, remettre Tordre
dans la cité agitée depuis si longues années. Henri avait à peine quatre
mille gentilshommes pour contenir l'opinion populaire. L'Espagnol et la
sainte-union comptaient bien des partisans à Paris ; heureusement le roi
avait pour lui le parlement et la
Sorbonne, les pamphlets et de récentes victoires. 11 ne
pouvait tout pardonner ; il eut cette habileté qui ne proscrit un ennemi
puissant qu'alors qu'on ne peut l'avoir comme auxiliaire : il frappa avec
discernement ; il pardonna avec plus d'intelligence encore ; il le devait,
car au premier échec, la couronne de France échappait ; de ses mains. Henri
ne fut pas un roi clément, mais un prince haut politique.
On ne peut dire quelle joie, quel étonnement éprouvait
Henri IV en songeant à son entrée inespérée dans sa ville de Paris. Sa
conversation spirituelle et gasconne se complaisait en des rapprochements et
des jeux de mots qui le lendemain circulaient parmi la bourgeoisie. Gomme il
se mettait à table pour souper, il dit aux échevins : Qu'il sentoit bien à ses pieds qui étoient moictes, qu'il s'étoit
crotté venant à Paris, mais pour le moins qu'il n'avoit pas perdu ses pas.
M. le chancelier salua le roi en entrant au Louvre : Dois-je
croire à votre avis, s'écria Henri, que je
suis là où je suis ? Plus j'y pense, plus je m'en estonne. Le soir
même de son entrée à Paris, Henri IV écrivait à M. de Sourdis,
lieutenant-général au pays Chartrain et de Perche : M.
de Sourdis, Dieu a permis que par le signalé service que mon cousin le
maréchal de Brissac m'y a, par sa prudence et sage conduite, rendu, j'y sois
aujourd'huy entré et m'en sois faict le maistre sans effusion de sang. Les
estrangers sortiront dès ce jourd'huy, m'ayant supplié leur permettre, en
laissant leurs armes.
Le roi Henri ajoutait à M. de Nevers : Mon cousin, le plaisir que je m'assure que vous recevrez
de savoir que je suis dans Paris paisible, et tous les estrangers dehors, n'a
permis que je vous en aye plus longuement celle la nouvelle, vous ayant bien
voulu incontinent despêcher ce porteur exprès pour vous la porter de ma part.
Le sieur de Belin nous a rendus maistres de la porte Neuve, de celle de
Sainct-Denis et du Louvre, fit, par le moyen de ceux qui sont entrés des
premiers, celle de Sainct-Honoré a aussi esté bientost ouverte : avec ceste
commodité, nous nous sommes incontinent trouvés si bon nombre de gens, tant
de cheval que de pied, dans ladicte ville, que nous avons couru toutes les
rues sans trouver résistance. Bientost après que j'ay esté entré, j'ay envoyé
par des héraults au duc de Feria, à D. Diego et aux troupes de gens de
guerre, leur offrir sûreté et passeport pour se pouvoir retirer vies sauves,
pourvu qu'ils ne s'opposassent à mon entreprise. Ce qu'ils ont accepté ;
ainsy elle a heureusement succédé sans effusion de sang, si ce n'est de
quelque peu de lansquenets qui avoient un corps-de-garde à la porte Neuve. Le
duc de Feria et D. Diego de Ibarra sont partys fort penots, avec les
Espagnols, Napolitains et Wallons, lesquels j'ay voulu voir passer. Voilà,
mon cousin, ce que je vous diray de ceste bonne journée, qui est le principal
subject de la présente. Escrit en ma bonne ville de Paris, ce 22 mars 1594.
Henry[5].
La trahison de Brissac, l'occupation par surprise de la
grande cité de Paris était parvenue au duc de Mayenne pendant ses négociations
en Flandre. Bientôt arriva une multitude de ligueurs exilés qui confirmèrent
la triste nouvelle. C'était une perte sans doute que Paris, sa population,
ses halles, ses métiers ; mais nombre de provinces n'étaient-elles pas debout
pour la sainte-union ? ne pouvait-on pas établir le siège de la ligue en
d'autres villes centrales, telles que Toulouse, ou dans des cités
favorablement placées, telles qu'Amiens, Rouen, Marseille ? Le duc de Mayenne
avait été d'abord froidement reçu dans les Pays-Bas ; les Espagnols
n'ignoraient pas ses menées contre l'infante, lors des états de 1593 : il fut
tin moment question de l'arrêter et de lui faire son procès ; cette démarche
hardie pouvait avoir un fâcheux résultat dans les intérêts de l'Espagne,
intimement unis à ceux de la ligue. Mayenne était un utile auxiliaire ; l'on
décida le gouverneur des Pays-Bas à renouveler les vieilles conventions avec
le chef de la maison de Lorraine. Dans cet objet, le siège de la ligue fut
placé à Soissons et à Laon, villes fortifiées et en rapport facile avec les
troupes espagnoles des Pays-Bas, qui maintenaient la Picardie par Amiens.
Puis, venait Rouen avec sa population ardente pour le catholicisme, capitale
de Normandie. La ligue s'étendait dans la Bretagne sous le duc de Mercœur ; dans la Guienne, le Languedoc, la Provence, et de la Provence au Lyonnais et
à la
Bourgogne. Qu'importait après tout, disaient les ligueurs,
que Paris fût un moment au pouvoir des huguenots ? ce n'était pas la première
fois que cette calamité lui était advenue ; sa bonne population secouerait au
premier jour le pouvoir de Henri de Navarre, comme elle l'avait fait déjà par
la Saint-Barthélemy,
et tout rentrerait dans Tordre. Les forces de la ligue étaient encore bien
considérables. La Bretagne
venait de recevoir un corps nombreux d'Espagnols et de Flamands ; la Provence était occupée
par les arquebusiers allobroges et savoyards. Les Espagnols étaient à vingt
lieues de Paris du côté de la
Picardie ; un coup de main pouvait seconder les haines
catholiques des halles contre Henri de Navarre et ses adhérents. On avait
bien expulsé de Paris les plus ardents ligueurs, mais on n'avait pu exiler le
peuple ; et celui-ci était prêt à reprendre les armes pour soutenir sa
liberté municipale : ce peuple était assoupli ; il n'était point encore
déterminé à reconnaître sans condition Henri IV, le vieux chef du parti
huguenot.
L'effet produit en province par rentrée du Béarnais à
Paris fut d'abord une espèce d'incrédulité, puis un redoublement de zèle dans
quelques villes, et un découragement dans quelques autres. En Guienne, en
Languedoc ce fut un motif nouveau d'ardeur et d'entraînement pour la cause
catholique. Monsieur, écrit Pellicier,
secrétaire de Montpesat, à don Juan de Idiaques, ministre du roi d'Espagne ; si le comte de Brissac avoit eu la volonté d'effectuer un
si pernicieux dessein, il n'a pu s'aider que de ceste partie des habitans
tenus pour suspects au parti catholique, je veux dire les politiques,
lesquels sont abaissés autant qu'il a été possible. Et toutes les
autorités catholiques de Toulouse prenaient des mesures sévères contre les
traîtres qui pourraient imiter la ville de Paris. De
par la cour de parlement et de M. de Joyeuse, gouverneur et
lieutenant-général au pays de Languedoc, est enjoint à tous étrangers, de
quelque estat, condition et qualité qu'ils soyent, de vuider par tout le jour
la présente ville mr peine de la vie. Sur mesme peine, est faict inhibition
et défence à toutes personnes, de quelque estat et condition qu'elles soyent,
de tenir le moindre propos à l'advantage du roy de Navarre et au préjudice de
la saincte-union, ni autres tendans à troubler l'estat et repos de la
présente ville. Aussi l'Espagne faisait-elle prendre les plus intimes
renseignement sur les provinces de Guienne et de Languedoc, qui donnaient de
si grandes preuves de dévouement aux intérêts de la ligue.
Dans cette situation de doute et de résistance où se
trouvaient plusieurs provinces, le corps municipal de Paris crut
indispensable de tenter une démarche et d'annoncer officiellement aux villes,
qui tenaient encore pour la ligue,-la révolution politique de la capitale.
Paris avait eu jusqu'ici une si haute influence sur les destinées de la sainte-union,
que ses circulaires devaient être écoutées et suivies par le peuple des
provinces. Le conseil municipal était changé ; il n'y avait à l'hôtel-de-ville
ni le même esprit, ni la même tendance ; mais en revêtant l'écharpe blanche,
les conseillers municipaux avaient gardé le grand scel, la belle effigie, les
armoiries de Paris, et ces signes inspiraient respect. Messieurs, vous vous souvenez assez du subject qui nous
muât à nous unir tous ensemble, disaient les échevins, pour la conservation
de nostre religion saincte et soulagement de nostre patrie. Nos vœux n'ont
rien désiré de plus, et si quelques autres secrets desseins se glissoient au
cœur de ceux qui nous commandent, Dieu et les hommes savent, et nos propres
ruines tesmoignent si nous en estions consentans ; nous les avons supportées
avec patience tant que la cause a duré. Voyant que la bouche des Espagnols,
forcée par la trahison et par la nécessité, confessoit qu'un roy François
nous estoit nécessaire, nous nous sommes retournés à Dieu, nous l'avons
invoqué, nous avons prié les saincts apostres de France ; l'on a descendu les
corps de sainct Marceau et saincte Geneviève, tutélaires et patrons de Paris,
les reliques de tous nos saincts ont esté excitées pour les rendre médiateurs
de nostre salut ; enfin nous nous adressasmes à M. le maréchal de Brissac,
nostre gouverneur, qui, mu de nos mesmes raisons, ayant pénétré en nos
dangers encore plus avant que nous, fut tout disposé à nostre salut. Il envoya
donc vers sa majesté, pour obtenir de sa royale et tousjours paternelle main
ce qui nous estoit nécessaire, où il trouva tant de grâces, bénignité, de
douceur, qu'il ne douta point, avec nostre prevost des marchands et aucuns
des eschevins, de luy ouvrir les portée et recevoir son armée, qui, terrible
aux estrangers, gracieuse aux François, fut reçue du peuple sans crainte,
avec bénédictions et chants de triomphe, les boutiques ouvertes. Nous vous
prions, par le propre salut de nostre religion, que ce prince embrasse et
veut servir toute sa vie, par l'union naturelle qui s'est gardée entre nous,
ne vous laisser asservir par des garnisons, par l'ambition d'autruy ; le roy
ne veut que son héritage, y faire louer, honorer et craindre le nom de Dieu,
laisser les villes libres. Sur ce, messieurs, faictes comme nous[6].
Pour lutter contre les derniers débris de la force
populaire et détruire les éléments de la ligue, Henri IV continua sa politique,
consistant toujours à gagner individuellement chaque chef de parti, à trouver
un traître à l'union dans chaque ville, prêt à accepter des conditions de
faveur ou d'argent, et à livrer la cité aux royalistes et aux huguenots. Dans
les temps de crise, ces trahisons sont fréquentes, aux jours surtout où la
victoire et la fatalité ont prononcé. Alors chacun court vendre sa
soumission, se presse pour avoir de meilleurs avantages : c'est un prix pour
qui abandonnera au plus tôt la cause vaincue. La première négociation
s'engagea après la capitulation de Paris avec la belle et grande cité de
Rouen. L'exemple de Brissac était contagieux. A Rouen, c'était Brancas de
Villars qui gouvernait la cité populeuse et si sympathique avec Paris.
Brancas, franc ligueur, fervent catholique, pouvait-il néanmoins résister aux
offres de Henri IV, à la promesse de la dignité d'amiral de France, à douze
cent mille livres en bons deniers comptants ? A Lyon, les choses s'étaient
passées à peu près de la même manière, quelque temps avant la capitulation de
Paris. Il y avait toujours au sein du conseil municipal, parmi les magistrats
ou les officiers de ville et des quartiers, des hommes faciles à séduire. On
livrait une porte à l'armée royale, qui surprenait tout à coup les braves
défenseurs municipaux. Bourges, point central du Berry, vieille cité de
féodalité sous Charles VII, arborait également le drapeau blanc fleurdelisé,
symbole d'alliance avec le pouvoir de Henri IV. Puis, l'on publiait, en
belles lettres moulées, les feux de joie de Lyon, Orléans, Bourges, et autres
villes qui s'étaient soumises à l'obéissance du roi. De ville en ville ce
mauvais esprit contre l'union catholique se propageait ; on pressentait la fin
de la ligue ; on se hâtait de traiter avec le pouvoir nouveau qui accroissait
ses forces, tandis que l'autre s'en allait. Il devenait de mode parmi la
gentilhommerie d'arborer la cocarde blanche et de ceindre î'écharpe de Henri.
Des pamphlets célébraient ce retour vers la fidélité royale ; on propageait
partout les vertus de ce grand roi : Considérez
combien, depuis sa conversion, vostre parti est affoibli ; vostre indignation
sans forces sera vaine. Dieu ne bénira (comme il n'a jamais béni) vos
armes rebelles contre un roy tant catholique. Quelquefois c'était un
gentilhomme qui conviait toute la noblesse à joindre le drapeau de Henri ;
tantôt un bon bourgeois qui promettait la fin si désirée des guerres civiles
et des désolations de provinces, pourvu qu'on se remit sous l'obéissance du
très chrétien et très catholique roi Henri IV, légitime souverain, et qu'on
abandonnât la feinte union ; et toutes ces exhortations étaient entendues :
il était rare qu'il n'y eût chaque semaine une ville, un district qui ne
reconnût l'autorité de Henri IV. Le duc de Mayenne, à l'aspect de tant de
défections, renouait plus intimement son alliance avec l'Espagne ; il ne
renonçait pas à l'espoir de faire de bonnes conditions avec Henri IV ; mais
le meilleur moyen de traiter n'était-il pas de se rendre redoutable ? Se
présenter dans la lice, soutenu de grandes forces, c'était tout à la fois
conserver sa popularité au sein de la ligue et se ménager un traité avec le
roi de France, au cas où l'on y serait réduit par la victoire. Pour bien
s'expliquer cette situation, il faut connaître avec netteté les intérêts et
les démarches diplomatiques de l'Espagne.
Quand une cause subit ses jours mauvais, la plaie qu'elle
a le plus à redouter, c'est la division entre ses défenseurs. Les joies de la
victoire étouffent souvent les ferments de discorde : il est rare qu'on se
dispute dans une marche en avant ; mais lorsque l'adversité commence avec ses
froides réflexions, comme le dernier hiver d'une cause naguère ardente, quand
la défection s'annonce et que l'avenir se noircit, alors les partis et les
hommes se jettent à pleines mains les récriminations. Dans la défaite, la faute
est souvent à la fortune ; la jalousie l'attribue à l'adversaire qu'elle
déteste : c'est ce qui advint à la ligue. La plus saillante de ces disputes
se manifesta entre le duc de Feria, l'expression du parti espagnol, et le duc
de Mayenne, modérateur timide, homme de termes moyens et d'ambition
personnelle, qui ne secondait pas avec un entier dévouement la cause de Philippe
II. On venait d'apprendre la prise de Paris, événement si grave et qu'on
attribuait aux fautes du duc de Mayenne : comment expliquer, en effet, cet
incroyable abandon du chef de l'armée catholique, quittant Paris quelques
jours avant la surprise de la grande cité par l'armée de Henri de Béarn ?
N'était-ce pas le duc de Mayenne qui avait choisi Brissac comme gouverneur ?
Ne savait-on pas qu'il avait entamé plusieurs négociations avec les
royalistes ? Je puis dire, écrivait le duc de
Feria à Philippe II, que jusqu'ici le duc de Mayenne
n'a faict chose qui vaille, et a esté plus pernicieux à la religion, sous
couleur de la défendre, qu'autre qui en ayt prétendu la ruine. Il n'a jamais
eu autre considération que de son profict particulier, sans se soucier du
général. Aussi il a perdu toute créance ; nul aujourd'huy le regarde de bon
œil ; nul qui se fie en luy, mesme ses frères ; les politiques et faux
catholiques comme luy, ne le suivent que sur une espérance qu'il leur donne
de faire bientost la paix ; les vrays catholiques le tiennent pour ennemy,
cognoissant qu'il les a trahis, après l'avoir eslevé au degré d'honneur où il
se voit et l'avoir choisi pour leur chef, ne luy manquant que le nom de roy.
Il a souillé ses mains, sous le manteau de la justice, au sang de ceux qui
ont apporté le principal advancement à sa grandeur et qui estoient les plus
zélés catholiques de la
France ; il a livré à l'ennemy les principales places et
espargné le Béarnois, au temps où il n'avoit ny armée, ny argent. Ce ne sont
poinct soupçons, ce sont choses fort bien avérées. Je ne remarqueray les
accidents auxquels il pouvoit remédier, comme à la reddition de Meaux ; il
laissa perdra Dreux où estoient les meilleurs catholiques de France : la voix
commune et publique est que ce fut de son consentement Quand il rompit l'assemblée
des est,,ts, n'estoit-ce point pour faire chose plus profitable à l'ennemy
qu'à autre quelconque ? Quand il fut à Amiens, qu'il livra la ville à l'ennemy,
le maire d'Amiens luy a soustenu en présence que tout s'estoit faict de son
consentement. Si je voulois poursuivre à conter de semblables traicts, j'y
serois jusques à la nuict, et peut-estre jusqu'au matin. Enfin il ne cessa
jamais d'abaisser la puissance de sa majesté. L'on sçait les paroles qu'il a
tenues au duc de Guise : Quand viendra le temps où nous nous verrons avec
une bonne armée contre ces Espagnols !
Cette lettre, destinée à être tenue secrète, formait une
dépêche spéciale adressée, à Philippe II ; c'était un de ces rapports intimes
que multipliaient les ambassadeurs ; mais la France était couverte de
partis sous la cornette blanche ; la lettre tomba dans les mains du Béarnais.
Esprit habile pour diviser ses ennemis, Henri s'empressa de la communiquer au
duc de Mayenne qui, bouillant de courage, s'adressa à Philippe II : Sire, j'ay reçu, par les mains des ennemys, la copie, plus
l'original d'une lettre et advis du duc de Feria, pleine d'injures et de
médisances contre moy, qu'Henri m'a envoyée, non pour me faire plaisir, mais
pour m'exciter — par la mauvaise volonté
qu'on me porte au lieu où je devrois espérer mon appuy — à chercher ma sûreté vers eux. Sire, je n'eusse jamais
pensé que le désir de se venger de celui qui oncques ne Toffensa, eust
tellement osté audict duc de Feria l'usage de la raison, qu'il eust osé
feindre et publier contre moy des calomnies et crimes si peu vraisemblables
que le récit seul les fait cognoistre pour impudens. Car l'ambassadeur de
vostre majesté se montre ignorant crasseux, vice qui n'est point excusaËle en
personne de sa qualité. Je luy feray donc l'honneur qu'il n'a point mérité,
qui sera de le faire mentir avec les armes, de sa personne à la mienne, ce
que je supplie très humblement vostre majesté m'accorder et m'excuser si je
sors du respect que je lui dois, parlant de cet imposteur qui a voulu si
meschamment deschirer ma resputation[7]. Je suis aussi celui, dit-il, qui ay faict livrer les
principales places du party à l'ennemy ; le misérable ! le fourbe aveugle ! Il
prétend se justifier ainsi de sa tortueuse et mauvaise conduite. Mais la
perte de ces places n'affaiblissoit-elle pas d'autant mon auctorité ? S'il
falloit faire la guerre, j'en devois estre plus tost ruiné ; s'il falloit
faire la paix, elle devoit estre moins sure et moins honorable pour moi.
Voulez-vous savoir au vray. Sire, qui les a perdues ? — Notre faiblesse, la mauvaise conduicte d'aucun de vos
ministres pour avoir vu di-verees choses qui les ont désespérés, et enfin les
faicts et persévérance du roy de Navarre qui, avec son espée et ses
promesses, leur a faict acheter leur ruine et la nostre. Pour M. de Brissac,
combien d'autres ont esté trompés comme moi ! Je savois bien qu'il estoit
fort avaricieux ; mais pouvois-je entrer en soupçon qu'un gentilhomme de sa
qualité, et qui détestoit si bien le party contraire, qu'il montrait mesme
horreur de la paix plus qu'un autre, eust jamais voulu commettre une si lâche
et si indigue trahison ! C'est pourquoy je m'y laissay aller à luy donner le
commandement de Paris, sur le rapport et à la prière de tous les plus
affectionnés de la ville qui le de-mandoient. Avoir failli avec eux tous, et
n'avoir pas descouvert une meschanceté qui n'étoit connue que de Dieu seul,
est-ce un crime particulier qui ne puisse estre imputé qu'à moy, à la
descharge mesme de ce lasche et impudent (le
duc de Feria), qui veut maintenant qu'on voye
qu'il ne scauroit faillir ? — Voicy encore ce
qui a eu lieu et dont on ne pouvoit plus prévoir de malheur que par la
nomination mesme du comte de Brissac. — Il me
demanda, quand je sortis de la ville, des blancs et des souscriptions pour
lettres dont on auroit besoin, mais surtout, disoit-il, pour s'assurer de
quelques habi-tans malintentionnés. Je luy en ay laissés desquels il s'est aydé
pour exécuter sa trahison. Je finiray encore ma lettre par ceste très humble
prière que j'ay desjà faicte à vostre majesté, de trouver bon que je justifie
ma vie et mes actions passées, et fasse mentir le duc de Feria de tout ce
qu'il a dict contre mon honneur, par le combat de sa personne à la mienne,
que j'accepte dès maintenant en tel lieu et aux telles armes qu'il plaira à
vostre majesté ordonner. Bien certainement, sire, j'ai souffert et dissimulé
tant qu'il m'a été possible ; mais le mal devient insupportable pour estre
sensible comme je dois à ce qui touche mon honneur, et être tant assuré de
mon innocence que ce n'est pas le désespoir, mais le cri de ma conscience qui
me met la provocation à la bouche. Ce défi chevaleresque, triste
division des jours de disgrâce, eut beaucoup de retentissement, sans avoir de
résultats positifs : il ne s'agissait pas d'accepter un défi, de vider une
querelle personnelle dans la lice ; des intérêts plus graves étaient en jeu.
Philippe II intervint pour apaiser les plaintes réciproques des ducs de Feria
et de Mayenne. Que pouvait produire un combat en champ clos entre deux têtes
puissantes et actives de la ligue ? devait-on les perdre l'une et Vautre ?
n'était-il pas possible de les rapprocher dans l'intérêt du catholicisme et
de la sainte-union ?
Le grand but du duc de Feria était de prendre une position
militaire fortifiée, et de reconstituer là le gouvernement de la ligue, sous
l'influence absolue de l'Espagne, en écartant toute autre autorité. Dans le
mois de juin 1594, deux traités furent conclus par le duc de Feria avec les
gouverneurs des villes de La
Fère et de Ham, traités qui les plaçaient sous la
domination directe de l'Espagne. L'ambassadeur espagnol se hâtait d'en
envoyer copie à son souverain, pour adoucir l'effet des mauvaises nouvelles
de Paris. Ces conventions étaient une remise pure et simple de ces villes
fortifiées au roi d'Espagne. Car c'était dans la Picardie qu'allaient
désormais se porter les coups de guerre ; l'Espagnol paraissait s'y
retrancher pour s'y mettre en défense contre la brave gentilhommerie du
Béarnais. Sire, disait le duc de Feria dans
une dépêche pressante ; déjà par mes lettres des 9,
10 et 11 may dernier, j'ay informé vostre majesté de la situation des
affaires ; mais ces dépesches ont esté, comme je l'ay appris depuis,
longtemps arrestées en Flandre ; j'en ai éprouvé la plus vive peine, attendu
la nécessité où se trouve vostre majesté d'estre tousjours au courant des
événemens. Je n'ay point hésité à tout sacrifier pour demeurer à la Père, par le motif que
ceste place est de la plus grande importance, et qu'il faut nous l'assurer à
tout prix. Je regarde comme essentielle l'occupation de ceste dernière place
forte, d'abord comme excellente en elle-mesme ; de plus comme un point
important dans l'attaque de Péronne, et complétant la ligne de desfense qui
doibt arrester le Béarnois. Dans une dépêche subséquente, le duc de
Feria continue : Le 26 du mois passé, le prince de
Béarn est venu camper sous les murs de Laon. Emmanuel, fils du duc de
Mayenne, et le président Jeannin se trouvoient dans la ville, chaque jour
plus resserrée par l'armée ennemie. Le 9 de ce mois, le duc de Mayenne et le
comte Charles arrivèrent icy. La veille ils avoient parcouru cinq lieues par
une chaleur si grande et avec une telle haste, qu'il périt plus de cinquante
soldats espagnols ou napolitains, ce qui a faict dire avec raison que l'on
n'avoit pas trop songé, dans cette marche forcée, à la conservation de nos
troupes. Elles séjournèrent ce jour-là et le suivant. Le duc de Mayenne logea
chez moi ; il ne s'occupa en aucune manière de ses affaires particulières,
mais seulement de l'honneur que luy faisoit l'archiduc et de l'ardent désir
qu'il avoit de servir vostre majesté ; enfin de l'espérance qu'il conservoit
de faire esprouver quelque notable eschec au prince de Béarn, quoique sa
puissance, a-t-il adjouté, se soit infiniment accrue.
Cet échec ne vint pas. L'armée
espagnole manquoit de vivres , le conseil de guerre avoit esté assemblé par
les ordres de l'archiduc, et le résultat avoit esté que 2.000 hommes envoyés
à la rencontre du convoi étoient suffisans ; ils partirent en bon ordre ;
nous y avions ajouté 100 cuirassiers de vostre majesté. Tout à coup, à l'entrée
d'un bois, voilà que 3.000 hommes les attaquent avec vigueur. Les Espagnols
firent très bien leur devoir. Le capitaine don Pedro de Miranda resta mort
sur la place, et l'on suppose que le capitaine de Prado a subi le même sort,
car on n'a plus entendu parler de lui. Nous avons eu 150 Espagnols de tués ;
les autres sont retournés ici, parmi lesquels beaucoup de blessés et
plusieurs qui s'estoient échappés à travers les bois. Nostre cavalerie, trop
peu nombreuse, n'a pu opposer aucune résistance. Le comte Charles et le duc
de Mayenne apprirent ce désastre, par la joie qu'ils entendirent éclater dans
le camp du prince de Béarn et par quelques soldats échappés. La famine se
faisoit sentir de plus en plus, deux jours entiers s'étant écoulés sans avoir
ni pain ni autre vivre ! enfin les soldats ne s'étaient nourris que de
quelques chevaux morts. On se détermina à décamper dans le plus grand secret
et dans le meilleur ordre possible. Les Espagnols firent l'arrière-garde ;
l'ennemi, averti du départ, s'est alors rué sur eux ; malgré ses charges
furieuses de cavalerie, ils n'ont pu être entamés. Ce triste bulletin
n'était pas rassurant sur la position des Espagnols en Picardie ; ils étaient
eu pleine retraite ; la victoire s'étant déclarée pour Henri IV et sa noble
chevalerie, tout marchait pour le triomphe de sa cause ; tout tendait à la
ruine des armes catholiques. Les braves arquebusiers des regimentos de Naples, de Sicile, du Portugal ou
d'Espagne n'étaient plus en nombre pour opposer une résistance décisive : ils
se hâtèrent de se fortifier sur les frontières de la Flandre et des Pays-Bas,
lieu de retraite, protégé par un triple rang de citadelles.
Tout perdait de sa grandeur dans la situation nouvelle où
la ligue et l'Espagne s'étaient placées. Les dépêches que nous venons de lire
sont remplies de petitesses, d'étroites jalousies, de vanités sans avenir. La
question catholique et municipale est perdue, car elle dégénère en vaines
disputes et en déclamations. Tout se payait à bon prix d'argent : si Henri IV
attirait à lui tes chefs de la ligue par ses allèchements, Philippe II
achetait les hommes, les places de guerre. Ce n'était plus une royale lice de
chevalerie, mais une sorte d'exploitation des plus vils sentiments du cœur.
En résultat, la cause espagnole voyait chaque jour ses forces s'évanouir ;
peu à peu le territoire de France était évacué. La merveilleuse activité du
prince de Béarn conquérait une à une les positions achetées par les doublons
ou obtenues par la ruse. La guerre prenait un caractère de nationalité ; les
Espagnols allaient être en face des Français ; la ligue était flétrie.
C'était désormais une guerre étrangère, sans mélange de discordes civiles.
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