La Flandre.
— Le comte de Leicester gouverneur. — Rupture de l'Angleterre et de
l'Espagne. — Préparatifs de l'armada. — Conjuration catholique de Marie
Stuart. — Correspondance avec Philippe II. — Intervention des Guise. — De
Henri III. — Mort de Marie Stuart. — Effet en Europe. — Mouvement de
l'Espagne. — Rapprochement d'Elisabeth et de la France. — Départ de
l'armada. — Elle est dispersée. — Influence de ces événements. — La Hollande. — État des
opinions en France. — Elections pour les états de Blois. — Action politique
de l'Espagne. — États de Blois. — Adoption de l'union. — Assassinat des
Guise.
1586 —1588.
Les scènes de guerre civile, ces transactions entre les
partis, ces soulèvements d'opinions et de villes tenaient presque toujours à
des événements extérieurs qui, éclatant en face de l'effervescence des
esprits, dominaient leurs résolutions. Le catholicisme et la réforme, grands
types des intérêts en Europe, donnaient à la politique générale un caractère
d'unité et de sympathie. Un fait ne pouvait se produire sur un point sans
qu'il y eût du retentissement sur tous les autres, et il n'y avait pas dors
cet égoïsme territorial, ce patriotisme du sol, féodalité épurée des temps
modernes. La mort inopinée du duc d'Anjou, après sa folle campagne des
Pays-Bas, avait jeté la maison de Nassau dans l'alliance de l'Angleterre.
Elisabeth, mécontente du roi d'Espagne, confia au favori de son cœur, au
brillant et fougueux comte de Leicester, la conduite de quelques auxiliaires
anglais réunis à Flessingue, Leicester, en présence de ce peuple soulevé,
ambitionna le pouvoir que le duc d'Anjou avait désiré lui-même. Le titre de
comte de Flandre, la souveraineté de ces belles et plantureuses provinces
souriaient à son avenir. Tandis qu'il luttait avec des fortunes diverses
contre l'habile tactique du duc de Parme, il imposait sa volonté impérieuse
aux états-généraux, sans tenir même compte des instructions d'Elisabeth,
alors tout entière dans les idées de ménagements.
L'intervention du comte de Leicester à la tête d'une armée
anglaise était si publiquement avouée, qu'il eût été impossible à Philippe II
de ne pas songer à la vengeance. Il résolut dès lors d'en finir, non
seulement avec la révolte de Flandre, mais encore avec Elisabeth, dont l'activité
douait sas projets d'unité catholique. Des ordres furent donnés dans tous les
ports d'Espagne, du Portugal et de la Flandre, pour réunir une formidable armada, flotte gigantesque qui, rassemblée dans
le canal de la Manche,
devait tenter l'invasion de l'Angleterre, proclamer Marie Stuart sous l'aile
de Philippe n, restaurer enfin le catholicisme violemment comprimé depuis
Henri VIII. Il y avait longtemps que cette conjuration contre le pouvoir
d'Elisabeth était tramée par Marie ; elle se liait aux projets de la ligue en
France, aux mouvements de l'union depuis 1585. Des critiques anglais ont cru
que plusieurs des pièces du procès de Marie furent supposées par Élisabeth
afin de perdre sa rivale ; mais il reste dans les archivas de Simancas des
documents trop décisifs et trop importants, pour qu'il soit possible de nier
encore la participation de Marie aux grands projets de Philippe II contre la
couronne protestante d'Angleterre. Dis la conférence de Nancy, le duc de
Guise écrivait au roi d'Espagne : Sire, après tant de
diverses intelligences que j'ai conduictes et recherchées dès longtemps avec
beaucoup de peines pour l'establissement de la religion catholique en Ecosse,
Dieu m'a faict la grâce d'avoir induit et attiré les principaux du pays à la
bonne et saincte résolution. Et ayant traité ceste affaire avec les
principaux du pays d'Ecosse, j'en ai trouvé, à la vérité, l'exécution trop
difficile sans le secours et assistance de votre majesté, que nous avons
d'une commune voix choisi protecteur et appui d'une si digne et louable
entreprise. C'est pourquoy je vous supplierai très humblement, sire, vouloir
appuyer de voslre main libérale le zèle de ces bons catholiques et les
assister du secours qu'ils attendent de vostre majesté[1]. A la suite de
celte recommandation, un -traité est signé entre Philippe II et les Écossais,
qui supplient très humblement le roy catholique de
leur vouloir octroyer les choses qui ensuivent, à sçavoir : six raille hommes
soudoyés pour un an seulement pour s'opposer à la royne d'Angleterre, en cas
que elle voulust entreprendre sur eux, se sentant assez forts d'eux-mesmes
pour vaincre ce qui est du pays ; cent cinquante mille escus pour fournir aux
levées et frais de cette guerre.
Marie Stuart elle-même est en rapports assidus avec l'ambassadeur
d'Espagne à Paris, don Bernardino Mendoça : Monsieur
l'ambassadeur, le roy catholique, monsieur mon bon frère, commence à se
revanchef des pratiques et attentats de la royne d'Angleterre contre luy.
Vous ne croiriez combieh l'apparence des succès des comtes de Leicester et
Drake a eslevé le cœur des ennemis dudict sieur roy, et combien sa patience
si longue avec celle royne d'Angleterre avoit amorti la confiance que les
catholiques par-deçà ont tousjours eue en lui. Je vous remercie bien
affectueusement de vos bons offices à l'égard du roy, vostre maistre, pour
les sommes d'escus dont il luy plaist me subvenir pour ma délivrance, à
laquelle ils seront employés. Conjuration catholique, délivrance de
Marie Stuart, tel est le projet que Philippe II veut seconder. La reine
d'Ecosse écrivait encore au même ambassadeur : Le
porteur a charge de vous communiquer quelques ouvertures de ma part,
considérant l'obstination si grande de mon fils en l'hérésie — laquelle je vous assure que je ay pleurée et lamentée jour
et nuict plus que ma propre calamité, et prévoyant sur ce le dommage éminent
qui en est pour l'église catholique, par lui venant à la succession de ce royaume
—, j'ay pris la deslibération, en cas que mondict
fils ne se réduise advant ma mort à la religion catholique — comme il faut que je vous dise qu'en voye peu d'espérance
tant qu'il restera en Ecosse —, de céder et
donner mon droit par testament en ladicte succession de cette couronne audict
sieur roy vostre maistre. Je vous prie encore un coup que cecy soit tenu très
secret, d'autant que s'il venoit à estre révélé, ce seroit en France la perte
de mon douaire, en Ecosse l'entière rupture avec mon fils, et en ce pays ma
totale ruine et destruction. Marie[2].
Ainsi Marie Stuart déshérite son fils au profit du roi
d'Espagne, tant son ardeur religieuse est grande en face de la mort ; tandis
que l'échafaud se dresse dans la chapelle tendue de noir, lorsque cette tète de
reine va tomber, Marie n'oublie pas cet ambassadeur espagnol qui a secondé
ses projets : Mon très cher amy, comme je vous ay
tousjours cognu zélé en la cause de Dieu et affectionné en mon bien et
deslivrance de captivité, je vous ay tousjours faict aussi participant de
toutes mes intentions en la mesme cause, vous priant de signifier au roy
monsieur mon bon frère pourquoy à présent, selon le peu de loisir que j'ay,
je vous ay bien voulu dire ce dernier adieu, estant résolue de recevoir le coup
de la mort qui m'a esté samedy dernier desnoncée, je ne sais quand ni en
quelle sorte ; mais pour le moins vous pouvez assurer et louer Dieu pour moy
que par sa grâce je ay eu le cœur de recevoir ceste très injuste sentence des
hérétiques, avec contentement pour l'heur que je estime que ce m'est de
respandre mon sang à la requeste des ennemis de son église, laquelle ils
m'honorent tant de dire qu'elle ne peut subsister sans subversion, moy
vivante ; et l'autre poinct, que leur royne ne peut régner en sûreté au mesme
cas ; pour les deux quelles conditions je ay sans contredit accepté l'honneur
qu'ils me déféroient tant comme de très zéleuse en la religion catholique
pour laquelle j'ay publiquement offert ma vie. Tant y a que ils n'ont scu
tirer de moy sinon que je estois royne libre, catholique et obéissante à
l'église. On me menace si je ne demande pardon ; mais je dis puisque jà ils
m'ont destinée à mourir qu'ils passent outre en leur injustice, espérant que
Dieu m'en rescompensera en l'autre monde ; et par despit que je ne veux
parler, ils vinrent hier oster mon duys (ornement), disant que je ne eslois plus que une femme morte, sans
nulle dignité. Ils travaillent en ma salle ; je pense que c'est pour faire un
eschafaud pour me faire jouer le dernier acte de la tragédie. J'ay demandé un
prestre, je ne sçais si je l'aurai ; ils m'en ont offert un évesque des leurs
; je l'ay refusé tout à plat. Dieu vous donne heureuse et longue vie. Vous
recevrez un tocqueu de moy d'un diamant que je avois cher pour estre celuy
dont le feu duc de Norfolk m'obligea sa foy et que je ay tousjours porté
quasy ; gardez-le pour l'amour de moy. Je ne sçais si j'aurai congé de faire
testament ; je l'ay requis, mais ils ont tout mon argent. Dieu soit avec
vous. Adieu encore une fois, et je vous recommande mes pauvres destitués
serviteurs de rechef, et priez pour mon ame[3].
La mort de Marie Stuart produisit un profond effet en
Europe. La maison de Guise avait fait tous ses efforts pour favoriser une
révolution catholique en Angleterre et en Ecosse ; Henri III et Catherine de
Médicis envoyèrent des ambassadeurs spéciaux pour défendre l'indépendance et l'honneur
des courons nés. Marie ne put échapper à sa destinée ; elle la subit en femme
forte, dévouée à sa foi. Les catholiques exaltaient ses vertus en maintes
épitaphes. La tête de Marie, qui avoit esté
l'espouse d'un roy des François, femme d'un esprit admirable, d'une beauté
parfaicte, reposoit là ; elle avoit enduré la prison sous une bastarde
pendant vingt ans, et victime innocente elle tomboit immolée.
Philippe fut frappé de cet événement lugubre : Faictes-en mon compliment as condoléance élu roy de
France, écrit-il à son ambassadeur, ainsi qu'au duc de Guise, avec lequel je
partage la douleur de ceste perte. C'est un procédé inouy ; une vengeance inique
exercée envers une catholique si pure, envers la personne d'une royne
souveraine et subjecte de Dieu seul ?[4]... Dans la
solennelle et lugubre impression que produisait la mort de Marie Stuart, le
roi d'Espagne hâtait l'armement de l'immense armada.
Les envoyés de l'union écossaise le pressaient. Ce mouvement contre l'Angleterre
se mêlait aux desseins de la ligue en France, qui voulait partout restaurer l'unité
catholique. Le parti huguenot jetait déjà ses quolibets sur ces lenteurs :
dans une dépêche de l'ambassadeur Mendoça, on rapporte les jeux de mots que
font les Français à l'occasion de l'activité du brave amiral Dracke contre Cadix
et des lenteurs de l'Espagne : La quenouille d'Elisabeth
vaut mieux que l'épée de Philippe[5]. A mesure pourtant
qu'ils apprenaient les armements formidables de l'Espagne, les Anglais
manifestaient de tristes appréhensions. Les notes secrètes arrivées de Madrid
portaient à des nombres indéfinis les navires qui armaient dans tous les
ports : flotte du Portugal : dix galions, le premier de 1.000 tonneaux,
principal vaisseau de la flotte (qu'on appelle
ordinairement navire capitainesse), avec 50 pièces d'artillerie ; l'Admiral-général,
de 1.050 tonneaux, portait aussi 50 pièces ; Saint-Louis, Saint-Philippe,
Saint-Bernard, Saint-Christophe ; ensemble deux grands
vaisseaux nommés Zabres ; Augusta et Julia, La flotte de
Biscaye estoit de 10 navires : la Capitainesse ; la Conception, Zebelina,
la Manuelle,
Grangrin, etc. ; plus, 4 pataches. La flotte de Castille comptoit 14
gallions : Saint-Jacques-le-Grand, l'Ascension, la Trinité, Saint-Medele,
Celedonius, etc., avec 2 pataches. La flotte d'Andalousie, 11 navires
: Saint-Jean de Gargare, la Duchesse, l'Amirale, etc. L'armée
de Cuipuscoa, 13 navires : Sainte-Barbe, Donzelle, la Pinasse, etc. La
flotte des Indes, 10 vaisseaux : la
Rata, la
Juliane, Saint-Nicolas-Prodaneli, etc. La
flotte sous la conduite de Lopez de Médina avoit 22 navires : le Grand
Faucon blanc, Samson, le Petit Saint-Pierre, le Corbeau
volant, Isaï, la Pologne
blanche, etc. Et puis la
Gironne, la Napolitaine, la Patronne, le Crucifix,
Saint-André l'Ecossais, et autres ; tous
navires de 20 à 50 pièces de canon, munis de forts équipages, quelques-uns
ayant plus de sept cents hommes commandés par des capitaines experts et
courageux.
Elisabeth, craintive devant une si grande puissance,
jusqu'alors en froideur avec la
France, se tourna tout à coup vers elle ; elle espérait
séparer les intérêts de Henri III de la cause espagnole, et isoler Philippe
II qui, déjà d'accord, avec la ligué, avait assuré le port de Dunkerque à sa
flotte. Les avances d'Elisabeth sont constatées dans une dépêche de
l'ambassadeur de France, M. de l'Aubespine : La
royne d'Angleterre me manda l'aller trouver à Corydon où elle estoit allée
prendre l'air, ce que je fis samedy, 6 de ce mois ; et estant descendu à une
hostellerie pour disner, les seigneurs de son conseil vinrent me prier de
disner avec eux au chasteau, fet me firent de l'honneur plus qu'ils n'a
voient jamais faict, et incontinent après le disner je fus trouver laditte
dame ; elle me reçut en présence de toute sa cour et me dict qu'elle estoit
bien aise de sçavoir l'occasion du passage du sieur de Grillon ; qu'elle
s'estonnoit pourquoy il ne passoit pas par terre, et se fit apporter une carte
pour voir le chemin de Dieppe à Bologne, et me dict qu'elle lui presteroit
toute faveur, adjoutant que si vostre majesté avoit affaire de ses forces,
argent et munitions, elle les luy bailleroit. Je luy dis que je la
remerciois, que vostre majesté n'avoit que faire des forces de ses voisins.
Elle me parla ensuite d'une quantité de nouvelles qui luy sont escrites de
Paris ; des navires anglois arrestés en France et des ports fermés. J'ai
commis quatre des principaux de mon conseil, ajouta-t-elle, pour traiter de
cela avec vous et faire justice à l'advenir à vos subjects. Et comme elle
désiroit infiniment me parler de la mort de la royne d'Ecosse et moi au
contraire desirois m'en aller sans entrer en cela, elle ne se put tenir
d'appeler le sieur de Walsingham pour me dire qu'il me menast en sa chambre
du conseil, et me prenant par le bras en riant, dit : Voici nostre homme qui
m'a voulut faire tuer[6] ; et me voyant sourire, elle dit que c'estoit chose
qu'elle n'avoit jamais crue ; qu'elle m'avoit lousjours tenu pour gentilhomme
d'honneur qui Faimoit et à qui elle voudroit fier sa vie ; qu'il falloit
excuser la colère des princes et le temps ; qu'elle vouloit céder la
première, afin que vous eussiez occasion de l'aimer. Je lui respondis :
Madame, je suis icy venu pour traiter des affaires du roy mon maistre, et non
pour autre chose ; je ne ferai jamais rien de contraire à la dignité de ma
charge ni à mon honneur ; puisque vous m'estimez innocent, ce m'est un. grand
contentement ; toutefois je vous supplie me permettre de renvoyer d'Estrappes
vers sa majesté afin que le faict soit mieux esclaircy. Elle me respondit que
d'Estrappes pouvoit aller librement quand il voudroit. Puis elle me dit ces
mots ; Je me suis enquise de lui et ai sçu qu'il est homme de loy et qu'il
veut suivre le parlement de Paris ; je suis marrye que je luy ai esté cause
de ce mal, car il m'en voudra toute sa vie ; vous luy direz que je n'espère
jamais avoir à plaider un procès à Paris où il se puisse venger du tort que
je luy ai faict. Je pensois prendre congé d'elle sans entrer à parler de la
royne d'Escosse ; mais comme j'estois debout, elle me prit par la main et me
retira en un coin de sa chambre et me dict, que depuis que je ne l'avois vue
il lui estoit advenu le plus grand malheur que jamais elle eust reçu, qui
estoit la mort de sa cousine germaine, de laquelle elle juroit Dieu avec
beaucoup de sermens qu'elle estoit innocente ; que véritablement elle avoit signée
la commission, mais que c'estoit pour contenter ses subjects, et qu'elle n'avoit
jamais eu intention de la faire mourir : cette mort-là luy toucheroit au cœur
toute sa vie pour plusieurs raisons, principalement pour vostre respect,
sire, de la royne vostre mère, de feu vostre frère qu'elle avoit tant aimé,
et me pria de rechef de faire tous les offices près vostre majesté pour
restreindre avec elle plus d'amitié que jamais, réitérant ses propos qu'elle
vous aimoit, honoroit et desiroit vostre bien, grandeur et santé plus qu'à
soy-mesme ; qu'elle vous offroit ses gens, argent et navires contre vos ennemis.
— Il y a trois princes en la chrestienté, madame,
lui dis-je, le roy mon maistre, le roy catholique et votre majesté. Sous ces
trois la chrestienté se remue ; vous ne pouvez, madame, avoir la guerre et
querelle avec les deux, sans vostre grand mal. En toute ceste response, je ne
touchai rien de la mort de la royne d'Escosse. Elle continua : Quant à vous,
M. l'ambassadeur, je vous traiterai en sorte que vous partirez d'icy le plus
content que jamais ambassadeur sortist de ce royaume[7]. Et dans une
autre dépêche, M. de l'Aubespine ajoutait : Il me
semble que toute espérance qu'ils avoient icy de négocier avec le roy
catholique soit rompue, qui est cause qu'ils désirent fort de conserver l'amité
de vostre majesté, et la relouer plus forte que devant, dont je m'aperçois
assez par les caresses et recherches que ils me font maintenant.
Pendant ce temps, l'armada sortie des ports d'Espagne et
du Portugal essuya une tempête violente qui la dispersa, triste présage de
ses destinées. La flotte, une fois ralliée, reprit la mer, et arriva le 29
juillet en vue de Cornouailles, déployant fies mille banderoles. Elisabeth
apprit cette nouvelle avec effroi ; voyant la saison avancée, elle
n'attendait pas les forces espagnoles, et l'apparition de cette immense
flotte émut profondément les chefs du conseil : lord Howard, amiral, et
Dracke, vice-amiral, rassemblèrent avec activité leur escadre dans le port de
Plymouth, et se mirent à la poursuite de l'Invincible, qui manœuvrait pour
aller joindre les navires du duc de Parme. Ceste
effroyable armada avoit le vent à souhait ; les Espagnols arrivèrent
le 6e d'août sur le soir devant le port de Calais, et mouillèrent l'ancre,
attendant le secours du duc de Parme fort proche de là. La flotte angloise
jeta les ancres vers la coste de Calais, et se trouvoit en nombre de cent
quarante voiles. Le lendemain, les chefs ayant résolu d'attaquer les
Espagnols, trouvèrent bon de garnir quelques navires avec feux artificiels,
et contraindre les ennemis à lever l'ancre. Suivant cela, furent préparés six
navires, et sur les deux heures après minuict, on y mit le feu et furent
lancés sut la flotte espagnole, ce qui donna l'alarme si chaude que, coupant
les câbles, elle se retira en désordre. Alors il y eut quelques charges assez
roides et force coups de canon laschés de part et d'autre ; l'armada esprouva
des pertes, et une partie du trésor fut enlevée.
Ainsi le duc de Médina, qui commandait les Espagnols, n'était
point engagé de combat sérieux ; toute la flotte appareilla et gagna le large
avec un vent très favorable. Le 10 et le 11 septembre elle était parvenue
entre l'Angleterre et l'Écosse, car l'intention de l'amiral était de faire le
tour des lies britanniques par la mer du Nord. Les
Anglois virent qu'il y avoit plus de péril que de profit à la suivre, surtout
à cause que ceste mer septentrionale est subjecte à se tourmenter et
esmouvoir d'estrange sorte ; ils se retirèrent pour la pluspart et rentrèrent
dans leurs ports. Ce fut sagement avisé : ils échappèrent à cette tempête
épouvantable qui engloutit dans une seule nuit la flotte du grand roi, et
avec elle ses projets de conquête. Les côtes de l'Ecosse, de l'Irlande, du
Danemark, de la
Norvège furent couvertes de débris de ce triste naufrage si
fatal à l'Espagne ; plus de cent vingt vaisseaux périrent, et avec eux les
meilleures troupes, les marins les plus expérimentés. Un seul capitano aborda en Espagne quelque temps après
le duc de Médina ; ce fut le brave amiral Récaldo, monté sur un vaisseau
percé de toutes parts, les mâts brisés par la mitraille, presque tout son équipage
blessé, hors de service tellement, que de jour en jour
on en jettoit cinq ou six hors le bord. La gigantesque entreprise de
Philippe II, ce projet qui pouvait assurer l'unité catholique et la grandeur
immense de son pouvoir, échouait ainsi par un de ces coups de fortune qui
arrivent aux conquérants, à Xercès, à Tamerlau, à Napoléon. Le roi en reçut
la triste nouvelle avec un calme religieux : J'avois
envoyé mon armée pour punir l'orgueil et l'insolence des Anglois, et non pour
combattre la fureur des vents et la violence d'une mer irritée. Je rends
grâce au ciel de ce qu'il m'est encore resté des vaisseaux après une si
furieuse tempête. Paroles de dignité et de résignation catholique qui
sauvaient l'honneur espagnol ! Dans cette forte et patriotique résistance de
l'Angleterre, l'active vieillesse d'Elisabeth avait trouvé appui chez un
peuple tout neuf, que la réforme avait jeté dans le mouvement politique. De
la défaite de l'armada date la
puissance régulière des états-généraux de Hollande, que nous verrons grandir
si démesurément dans la première moitié du XVIIe siècle. La Hollande va prendre
place dans la balance de l'Europe : elle fournit ses braves flottes et des
subsides ; elle prépare ses colonies et leur émancipation ; elle a surtout
se$ écrivains, ses pamphlets de liberté, ses plumes acérées et critiques. Sa
naissance, ses progrès, ses développements, sa destinée inouïe sont un pas
vers le temps des révolutions politiques. Elle seconde surtout l'esprit
calviniste contre l'unité catholique en France.
Ainsi la grande journée des barricades, ce triomphe du
système municipal et du catholicisme, avait donné partout une grande
impulsion : les opinions â ménagements politiques avaient disparu comme
pouvoir ; elles restaient comme influence de pamphlets et d'esprit : les
hommes de science et de lumières, qui s'étaient placés à la tête des idées de
transaction, se vengeaient delà nullité à laquelle ils étaient réduits par
une multitude d'écrits tantôt sérieux, tantôt spirituels et moqueurs. Un de
ces écrits s'adressait à Henri III lui-même, pour l'exhorter à en finir avec
le parti de la ligue, dont il devait secouer le joug : Grand prince, que ne crois-tu toi-même ? Tu n'as nul si
fidèle conseiller. Qui t'a pu persuader que ces gens qui ne désirent que ta
mort, qui n'ont pour but que ta couronne, mettront bas les armes conjurées
contre toy, parce que tu feras le mauvais contre ceux de la religion ? Ils
t'ont chassé hors de Paris, ce que jamais les estrangers ne firent à les
ancestres : celuy qui a entrepris de te faire fuir aujourd'hui, entreprendra
bien de te faire mourir demain. Tu crains la ligue ! donne une paix
raisonnable à tes subjects ; fais-les contenter de la raison, et n'aye peur
que les autres ne s'y réduisent ; ils sont trop foibles pour résister contre
toy en une mauvaise cause. Tu as encore crainte ; et de qui, bon Dieu, du roy
d'Espagne ? Monstre-lui les tableaux de ton père et de ton ayeul, il
tremblera jusques au fond de Castille. On te persuade que le plus fort parti
est celui des catholiques, et qu'il faut que tu t'en rendes le chef pour
oster ce titre au duc de Guise. On te le persuade, mais on te trompe. Il ne
faut pas que les partis te reçoivent et que tu ailles à eux ; il faut qu'ils
viennent à toy et que tu les reçoives. Estre roy c'est ton parti ; il ne t'en
faut point d'autre ; ils doivent tous céder à celuy-là. Il y a bien des
degrés pour monter à une couronne, il n'y en a point pour en descendre.
Souvent encore les politiques attaquaient par de rudes sarcasmes les plus
zélés catholiques. Un pamphlet intitulé : la Bibliothèque
de madame de Montpensier, l'ardente ligueuse, contient les plus amères
satires sur la cour de Henri III et les adhérents de la sainte-union. Dans
ces titres de livres, que la pudeur ne permet pas toujours de citer, on
trouve : les Querelles amoureuses du comte de Soissons, avec les
Observances de madame de Roussoy. — Le Combat civil de messire de Nevers
trouvé dans une serviette. — Continuation du chant lugubre des Pages sur
l'inégalité du fouet de Monsieur, à la troupe de leurs maistresses. — Le
Jouet du Cocuage, par Com-bault, premier maistre d'hostel du roy, avec une
Lamentation de n'y estre plus employé, par le mesme. — Le Foutiquet
des demoiselles, de l'invention du petit La Roche, chevaucheur ordinaire de la paix. — Les
Couches avant le terme de la fille du président de Neuilly, mises en rimes
spirituelles, par M. Rose, évesque de Senlis. — Le Trébuchet des
filles de la cour. — L'Histoire mémorable et ouys du roy Hérode (Henry III), par le vicomte de Larchant.
— Complaincte et Lamentation des Poulets du duc d'Espernon sur la blessure
du sieur d'Escoublières. Les huguenots, placés dans une position plus
nette et plus libre que le tiers-parti parlementaire, attaquaient avec toutes
violences le catholicisme et l'union sainte qui en était l'expression ; on ne
peut se faire une idée des exagérations bizarres qu'on jetait contre le
clergé, les prêtres et les frères prédicateurs, qui ébranlaient les halles de
leurs vives paroles. Parmi les pamphlets que l'école genevoise et hollandaise
publiait à cette époque, il en est un curieux sous le titre du Cabinet du
roy de France. L'auteur suppute les millions de concubines que le clergé
de France entretient grassement du fruit de ses simonies ; et ce calcul
bizarre, offert à la crédulité passionnée des partis, porte à trois fois la
population du royaume, les filles de joie, concubines des moines.
En face de telles haines le parti catholique ne restait
point oisif : il attaquait à son tour, avec non moins d'acharnement, les
huguenots et les politiques, association monstrueuse
d'hommes sans foi, sans conscience, dévoués à l'enfer et à ses démons noirs
et puants. Il était essentiel de bien préciser l'état des opinions au
moment de la grande assemblée qui venait d'être assignée à Blois ; car une
des conditions imposées par l'acte d'union entre le roi et la ligue était la
convocation des états-généraux ; le catholicisme, si puissant dans l'opinion
publique, devait avoir majorité dans ces états, et faire ratifier, par la
solennelle représentation des provinces, les deux principes qu'il avait posés
dans son manifeste : 1° la proscription de l'hérésie ; 2° la réforme des
abus. La ligue était un grand contrat d'union et d'assurance mutuelle avec
son gouvernement et ses ramifications dans chaque province ; elle agissait
par une seule pensée et sous une seule direction ; la plupart des villes
municipales étaient entrées dans ses intérêts ; elle avait ses cahiers de
doléance, ses ordres, ses volontés, Quand la majorité est ainsi organisée, il
est difficile que les choix d'élections ne lui appartiennent. Dès le
commencement d'août, le duc de Guise et le conseil de l'union sainte eurent
l'assurance que les états de Blois seraient entièrement à leur disposition.
Ce brave duc de Guise sentait l'importance de s'assurer la majorité.
Immédiatement après les arrangements de Chartres, il s'était hâté de sa rendre
auprès du roi, et là ils agissaient de concert avec tous les membres de
l'association catholique pour dominer le conseil et les élections. Le duc de
Guise écrivait à Bernardino de Mendoça, l'ambassadeur d'Espagne : Aux recherches que l'on faict de nostre amitié, nous
présageons un grand changement en mieux et du tout à nostre intention. L'on
remet aux estats de donner la forme et à la prendre d'eux ; c'est pourquoy
j'ay recommandé par toutes les provinces de pourvoir que les députés soient
si bien triés et choisis dans les trois ordres, que tous concertent l'assurance
de nostre religion, la manutention des gens de biens, la recherche et
punition des méchants, le règlement des affaires et la descharge du pauvre peuple,
et le tout avec telle prudence et dextérité, que nous puissions retenir le
roy ès bonnes volontés et conceptions qu'il montre avoir[8]. Le 28 août, il
écrivait encore : Les pratiques et les menées
qui se font par tous les endroicts de ce royaume pour la desputation de ces
estats nous donnent subject de nous tenir sur nos gardes et avoir plus que
jamais l'œil ouvert à nostre conservation ; et si paf accident il se trouve
quelques provinces où les hérétiques et leurs fauteurs ayant eu le pouvoir
d'y faire nommer des députés à leur desvotion, je m'assure que la meilleure
et plus saine partie sera pour les bons catholiques[9]. Le duc de Guise,
maître du conseil, s'en félicite auprès du roi d'Espagne : Assurez sa majesté catholique de la totale puissance
qu'elle a sur moy et sur tout ce qui m'appartient, m'estant entièrement
dévoué à l'accomplissement de ses volontés avec une très fidèle et très parfaicte
obéissance ; j'espère que Dieu me conservera pour son service, et j'y veille
avec mes amis et serviteurs, desquels je me fais accompagner du plus grand
nombre que je puis, sans y rien épargner. L'assistance dont il plaist à sa
majesté catholique m'assurer, est après Dieu mon principal et plus certain
recours, et un sacré refuge pour tous ceux qui sont persécutés pour le nom et
honneur de Dieu et de la saincte église. Au reste, ajoutait-il, quant à nos
nouvelles, je vous dirai que le roy mon maistre presse fort la tenue des estats-généraux,
et montre y avoir beaucoup de volonté. Je pense y avoir tellement pourvu, que
le plus grand nombre desdicts députés sera pour nous et à nostre desvotion.
Le roi d'Espagne qui ne partage pas là sécurité du duc de
Guise semble pressentir les dangers toujours plus menaçants que court le chef
de l'opinion catholique, et les troubles probables qui auront lieu aux états.
Dans une dépêche de sa main, écrite à don Bernardino Mendoça, le roi dit : Il ne faut cesser dd répéter à Mucius (le duc de Guise),
dont j'ay reçu le billet, que la (junta) réunion
de Blois va être la cause de troubles et de révolution ; qu'il fesse donc
tous ses préparatifs pour sa sûreté, et qu'il ne néglige rien pour elle[10]. A cela le duc
de Guise répond le 21 septembre : Je ne manque d'advertissemens
de toute part qu'on veut attenter à ma vie ; j'y ay, grâce à Dieu, bien
pourvu, tant par amas que j'ay faict d'un bon nombre de mes amis, que ayant
pratiqué, par présens et argent, une partie de ceux desquels on se veut servir
en ceste exécution ; que si l'on commence, j'achèverai plus rudement que je
n'ay faict à Paris ; qu'on y prenne garde[11]. Les choses en
étaient ainsi lors de la convocation des états de Blois. De part et d'autre
on agissait pour obtenir des députés dans le sens de sa propre opinion. Les
huguenots étaient tout à fait mis hors de cause ; la querelle politique était
entière entre le tiers-parti royaliste et les catholiques de la ligue,
représentés, l'un par Henri ni, et l'autre par le duc de Guise. Si l'on
obtenait des états dans le sens de la première opinion, la royauté secouait
la ligue ; dans l'hypothèse contraire, le parti catholique triomphait
puissant et dominateur.
Henri III s'était rendu à Blois longtemps avant l'arrivée
des députés, afin de préparer les esprits et de dominer l'assemblée, A mesure
que les choix étaient connus du conseil, le roi pouvait se convaincre que la
ligue avait triomphé. Presque sur tous les points, les villes, les bourgs,
les bailliages, sauf la gentilhommerie, avaient député des membres de la
sainte-union ; quand une grande émotion agite les masses, les élections
arrivent sous l'impression d'une idée, d'un intérêt. Paris comme toujours
s'était distingué par sa couleur prononcée, et à la tète de sa députation, elle
avait placé le prévôt Marcel ou Marteau, récemment élu par le parti dominant.
Le roi eut la certitude, aux approches des états, qu'une forte résolution
serait prise, et il se décida tout à coup à changer son conseil. Était-ce
mécontentement de ce que ce conseil n'avait pas eu assez d'habileté pour lutter
contre l'influence de la ligue ? Était-ce soupçon de trahison ? Voulait-il
faire une concession aux députés, en choisissant parmi eux ses secrétaires d'état
? Je me fusse grandement estouné, dit Pasquier, si ces changemens se fussent motivés par la nouvelle
réconciliation faicte entre luy et ses subjects. Il a pris la route de Blois
où il a assigné tous les desputés des estats ; et sou-4ain qu'il y est
arrivé, il a renvoyé M. de Chiverny, son chancelier en sa maison, et le
seigneur de Bellièvre, Fun des premiers conseillers en son conseil d'estat,
sans rendre la raison pourquoy. Le semblable il a fait des seigneurs de
Villeroy, Pinart, Brûlart, secrétaires d'état ; du sieur de Combault, premier
maistre d'hostel ; et des sieurs de la Grange-le-Roy et Molant, trésoriers de l'espargne
; et par une estrange métamorphose, a choisi pour garde des sceaux M. de
Mon-tholon qui estoit simple advocat consultant en la cour de parlement ;
pour secrétaire d'estat les sieurs de Beaulieu, Ruzé et Revolt ; celui-là qui
Favoit autrefois suivi, mais s'estoit retiré de son service en sa maison il y
avoit douze ou treize ans ; cestuy-ci homme très sage qui conduisoit les
affaires de M. d'Espernon et estoit sur le point de se retirer en son pays.
Quelques-uns estimaient que ces mutations avaient été faites pour gagner la
bonne grâce des desputés, estimant qu'ils ne seront marrys de ce nouveau
changement. Tant y a que c'est un coup de maistre, dont on ne sauroit rendre
la raison. Mais quelque chose qu'il en soit, M. de Guise, plein
d'entendement, se fait accroire et que ceste assemblée et ces changemens ne
sont faicts que pour se venger de luy. C'est pourquoy délibérant de parer aux
coups, il a fait une contre-mine et establi de telle façon les affaires par
toutes les provinces que la plus grande partie des desputés sont pour lui ;
et depuis qu'il est arrivé en la ville de Blois, tous ses serviteurs et amis
le sont venus trouver en flotte avec M. le cardinal de Guise son frère[12]. Ce changement
du conseil était accompli au moment où les députés arrivaient de tous côtés à
Blois. Jamais ils n'avaient été plus nombreux et mieux choisis dans les trois
ordres. Le conseil chercha vainement à les pratiquer, à les faire prononcer
contre l'union catholique et municipale ; tous restèrent fidèles au mandat qu'ils
avaient reçu des villes dont ils étaient les sincères représentants, car
l'union formait la base de leurs cahiers. Les états se montrèrent, le 1er
octobre, avec leur caractère de pompes religieuses : Il
y eut en une procession beaucoup de magnificence et apparence de desvotion.
Tous les princes, princesses, seigneurs, daines qui estoient à la cour, et en
général tout le peuple, tant forains que des lieux, y assistèrent. Ils
portèrent en grande pompe le sacrement, par les rues, lesquelles pour cet effect
furent tapissées et drapées. Sa majesté semblablement y assista avec des desputés
des trois estats, marchant en leur ordre et rang. Arrivés en ceste ordonnance
à Nostre-Dame-des-Aydes, l'archevesque de Bourges célébra la messe et l'évesque
d'Évreux fit le sermon. Le dimanche neufvième, le roy, les seigneurs et tous
les desputés des trois estais firent ensemblement la communion au couvent des
Cordeliers appelé Saincl-François, afin de confirmer l'union et
correspondance qui devoit estre entre eux tous, en la perfection de leur
entreprise, de laquelle par le moyen de ceste union et grande intelligence,
tous infailliblement espéroient grand fruict[13].
Les premières opérations politiques de rassemblée de Blois
portèrent sur les présidences des trois ordres ; il était essentiel de
constater par les choix que le parti catholique et de la sainte-union était
en complète majorité dans les étals. Ce but fut atteint par les élections, car fut nommé poiir président des ecclésiastiques en l'absence
de MM. les cardinaux de Bourbon et de Guyse, l'archevesque de Bourges, l'un
des plus fervents de la saincte-union ; furent semblablement eslus, MM. le
comte de Brissac et de Maigude pour présidents de là noblesse. Pour le
tiers-estat fut eslu le prevost des marchands de Paris. La ligue,
ainsi maîtresse des délibérations, constatait sa force et son esprit. Le
seizième jour d'octobre, quand tout fut prêt pour l'ouverture des états, le
roi vint en personne avec les conseillers de la couronne pour écouter les
doléances et demander appui : Messieurs, c'est
la restauration de mon estat, par la réformation générale de toytes les
parties d'iceluy, que j'ai autant recherchée, et plus, que la conservation de
ma propre vie ; joignez-vous donc à ceste très instante requeste que je luy
en fais, luy demandant qu'il renforce de plus en plus la constante volonté qu'il
a déjà enracinée pour ce regard en mon cœur. La tenue des estats-génèraux est
un remède pour guérir, avec les bons conseils des subjects, les maladies que
le long espace de tetilt)S et la négligente observation des ordonnances du
royaume y ont laissé prendre pied, et pour raffermir la légitime auctorité du
souverain. Je n'ai point de remords de conscience pour brigues ou menées que
j'aye faictes. Et je vous en appelle tous à tesmoin pour me faire rougir
comme le mériteroit quiconque auroit usé d'une si indigne façon, et le
roi regarda le duc de Guise : Je suis voslte roy
donné de Dieu et suis seul qui le puis vérilablement et légitimement dire.
Les tesmoignages sont assez notoires de quel zèle et bon pied j'ai tousjours
marché à l'extirpation de l'hérésie et des hérétiques ; se trouvera-t-il donc
des esprits si peu capables de la vérité qui puissent croire que nul soit
plus enflammé à vouloir leur totale extirpation, ne s'en estant rendu de plus
certains effects que les miens ? Le roi récita ces paroles avec
aigreur ; puis se calmant, il rappela les règlements à faire, la restauration
et réformation du royaume ; enfin il attaqua hautement le parti du duc de
Guise : Par mon sainct esdict d'union, toutes autres
ligues que sous mon auctorité ne se doivent souffrir, et quand il n'y seroit
assez clairement porté, ni Dieu, ni le devoir ne le permettent, car toutes
ligues et pratiques sont devoirs de roy, et en toute monarchie bien ordonnée
crime de lèze-majesté. Je vous prie, par le nom des vrais François, amateurs
de leur prince légitime, par la charité que vous portez à vostre patrie, par
vos femmes, vos enfants, que vous vaquiez aux soins du public, que vous vous
unissiez et ralliez à moy pour combattre les désordres et la corruption de
cet estat. Et moi je vous adjoumerai à comparoistre au dernier jour devant le
Juge des juges, là où les intentions et les passions se verront à descouvert,
là où les masques des artifices et dissimulations seront levés ; vous y
recevriez la punition de vostre désobéissance envers vostre roy et de vostre
peu de générosité et loyauté envers l'estat. Il y avait de la
tristesse et de la majesté dans les paroles de Henri III remuant les
sympathies catholiques ; mais quelle confiance pouvait-il inspirer ? quel
gage avait-il donné à la sainte cause ? Fallait-il livrer les forces de la
ligue et son autorité aux mignons de cour, à d'Épernon, exilé un moment, privé
de ses honneurs, et qui néanmoins conservait en secret toutes les affections
du monarque ?
Les royales pensées furent développées par M. de Montholon
: Messieurs du clergé, dit-il, remédiez aux injustes, provisions, à ces incapables admissions
aux charges ecclésiastiques, à l'ambition, à l'avarice, au mespris du droit
divin, à la corruption et dépravation des monastères, de leurs règles et
discipline. Messieurs de la noblesse, vous devez l'obéissance au roy, vous
devez tenir main-forte à justice, à l'exemple de vos prédécesseurs. Desputés
du tiers-état, vostre principal maniement est la police et justice. Les juges
tiennent le premier rang en ce royaume, pour estre la justice, fondement et
stabiliment de toute monarchie. Les lois ne sont plus exécutées ; il semble
qu'à ceste heure, elles ne sont autre chosç que papiers escrits ; vous
remettrez l'église du Dieu ep son ancienne resplendeur ; toute bénédiction
environnera ceste monarchie sous l'auctorité de nostre roy très chrestien.
Aux paroles, Henri III joignit les actes. Son conseil
avait jugé que pour empêcher le développement de toute ligue clandestine du
duc de Guise, le roi devait renouveler le serment de l'union. En se mettant à
la tête de l'opinion catholique, le roi faisait de la ligue une question
personnelle ; il ne s'agissait plus que d'une seule chose, à savoir si on le
préférerait pour chef, lui couvert de la pourpre royale, au duc de Guise avec
sa faveur toute populaire. Dans cette première et solennelle séance, l'édit
d'union fut donc lu à haute voix par le garde-des-sceaux ; puis, l'archevêque
de Bourges commença une longue harangue : Exécutez
heureusement, sire, la chairge que Dieu vous a donnée ; restaurez le genre
humain quasi perdu en vostre royaume ; vostre majesté dès ses jeunes ans a
esté touchée de l'esprit de sapience de Dieu comme Salomon, pour régir et
gouverner vos peuples, et ainsi que le jeune aigle, avez porté le foudre du
haut Dieu jusque sur le front des ennemis de sa divine majesté et de la
vostre, les chassant jusques aux extrémités de vostre royaume. Sous un si
grand roy nous allons voir l'audace des hérétiques réprimée ; les villes se
verront libres sans arquebousiers ni tambours ; justice et paix s'entr'embrasseront
; par une mesme union de religion sous un mesme Dieu et roy, sera commencé le
règne du Christ, idée et exemplaire de ce royaume céleste auquel nous
aspirons tous. Henri III répondit aux états : Messieurs,
vous avez ouy la teneur de mon édict et entendu la qualité d'iceluy, et la
grandeur et dignité du serment que vous allez présentement rendre ; et
puisque je vois vos justes désirs tous conformes aux miens, je jurerai comme
je jure devant Dieu en bonne et saine conscience, l'observation de ce mien
édict, tant que Dieu me donnera la vie icy bas. Ce qui fut fait avec
grand applaudissement et acclamations de tous criant : Vive le roi ! Et le greffier des états dressa
procès-verbal de cette noble et belle cérémonie, dans laquelle le roi
adoptait la constitution de la ligue, la charte populaire. Ce jour-là les
rois sont appelés amis du peuple, restaurateurs de la liberté, et presque
toujours ils périssent à l'œuvre. Les cris de vive
le roi ! annoncent souvent l'exil et l'échafaud.
L'acte d'union adopté par Henri III semblait de nature à
pacifier les questions vives et puissantes qui s'agitaient autour de l'autorité
royale. Les états étaient donc constitués ; ils allaient délibérer librement
et solennellement. Les députés se divisaient en deux fractions distinctes ;
tous étaient catholiques fervents ; tous avaient signé l'acte d'union ; il n'y avait pas de huguenots ;
mais on y comptait des royalistes et des partisans de la maison de Lorraine.
C'était une querelle de personne, et, faut-il le dire, le parti du duc de
Guise était en majorité, car le brave chef de guerre du catholicisme avait
donné des gages ; et qu'espérait-on de Henri de Valois, si mobile d'opinions
et de conduite ? Aussi les amis du duc de Guise lui conseillaient de profiter
de sa position brillante, de sa haute faveur pour s'élever avec prudence au
poste immense auquel il aspirait. Il reste dans un manuscrit contemporain les
avis qui lui furent adressés pat un des chefs de la ligue : Puisque vous estes maintenant retourné à Blois, il faut
premièrement vous installer à la cour ; il vous sera facile ensuite d'y
appeler tel de vos serviteurs que vous voudrez. Pour bien vous mettra à la
cour, trois choses vous sont nécessaires : la ftiveur du roy, un estat, et que
les courtisans dépendent de l'affection qu'ils vous porteront. La faveur du
roy vous sera continuée, voire augmentée, si vous le sçavez maintenir entre
l'amour et la crainte, c'est-à-dire s'il demeure en l'opinion qu'il a déjà,
que vous avez tant de puissance qu'il n'est pas en son pouvoir de vous
desfaire. Quant à Testât, le plus ample pouvoir que vous pouvez obtenir et au
plus tost que vous le pourrez avoir, c'est le meilleur. Tel pouvoif que l'on
vous donne, ne le méprisez point et ne le mesurez pas au comptant de vos
lettres, mais eslargissez-le jusqu'où s'estendra vostre puissance, et
souvertez-vous que Charles-Martel combattit et eut beaucoup de peine pour
parvenir à estre maire du palais, et qu'enfin ledict Martel ayant obtenu la
dignité qu'il demandoit, icelle dignité luy servit d'eschelle pour monter à
la grandeur à laquelle il parvint. Prenez donc l'estat que l'on vous
baillera, et pour le nom de connestable, il faut tascher que les desputés des
estats requièrent qu'il vous soit donné. Je souhaiterois que vous montrassiez
aimer ceux que le roy aime, non en esclave, mais avec la dignité de vostre
rang. Quant à la royne-mère, vous avez aperçu jusqu'icy que tost ou tard elle
vient à bout de ce qu'elle désire du roy ; voilà pourquoy vous devez
continuer à l'honorer comme vous faictes. Ces conseils laissaient
pénétrer les desseins futurs de la grande race de Lorraine ; il s'agissait
d'entraîner les états dans ces nouvelles voies politiques à un changement de
dynastie après la mort de Henri III au profit des Guise.
Une première question fut posée dans rassemblée, par le
bureau du tiers-état ; on demanda si on besogneroit
par résolution ou par supplication envers le roy, c'est-à-dire s'il faudroit
qu'il passast bon gré mal gré par tout ce qui seroit par eux arresté, ou bien
que l'on usast d'humbles remonstrances envers luy pour en arrester, puis
après, ce qu'il trouveroit le meilleur, ainsi que d'ancienneté on l'avoit
tousjours observé. Il s'y est trouvé du pour et du contre[14]. Si l'opinion du
tiers-état avait dominé dans l'assemblée, elle eût entraîné la plus sérieuse
des innovations dans le système monarchique ; les états changeaient leur
droit de remontrances ou d'avis en une égale coopération au pouvoir
législatif, véritable souveraineté parlementaire, he clergé demandait à son
tour le concile de Trente, la grande charte de l'église, catholique. Il régnait
dans les bureaux, comme au sein de l'assemblée, une liberté d'expressions,
qui trouvait popularité dans les masses, En une
harangue faicte en la chambre des députés du clergé, il est advenu à celui
qui portoit la parole d'appeler la journée des Barricades, l'heureuse et saincte
journée des Tabernacles, ce qui n'est point braver le roy à petit semblant et
dont il a esté adverty. Le semblable se trouva presque en la noblesse[15]. Rien ne
retentit plus profondément dans les entrailles de cette bourgeoisie que les
mesures populaires contre les huguenots : La
proposition a esté générale entre les trois estats de demander une guerre
immortelle et sans respjt encontre les hérétiques. Je vous raconte chose vraie, continue Pasquier, comme ceste requeste a esté faicte en troupe, il y a eu un
de la compagnie qui a esté si imprudent de dire tout haut que toutes ces
belles paroles du roy n'estoient que vent. Et à l'instant le roy a esté sommé
par nostre prevost des marchands de lui rendre response cathégorique. Le roy sagement
a faict semblant de n'avoir entendu le premier, bien qu'il ait esté ouy par
chascun ; et quant au second, il a respondu qu'il les esti-moit tous si bons
François qu'ils ne s'en voudroient retourner sans avoir premièrement mis fin à
un si bon œuvre qu'ils avoient encommencé. Trois jours après il les a faict
rappeler en sa chambre et leur a entériné leur requeste.
Ces mouvements d'opposition dans les états si aigrement
jugés et appréciés par Pasquier, l'écrivain du tiers-parti parlementaire,
tenaient surtout à ce que le roi Henri III, quels que fussent d'ailleurs ses
actes, n'inspirait pas une entière confiance aux députés. Son expression,
moqueuse et rarement réfléchie, poursuivait de sarcasme et de plaisanterie
l'esprit de la ligue qui se prononçait si vivement ; on savait que les
prodigalités du trésor s'appliquaient spécialement aux royalistes, à ceux que
les pamphlets catholiques désignaient sous le nom de mignons, favoris,
courtisans. Pendant la durée de ces états, il circula des brochures, écrits,
remontrances sous ces divers titres : Advertissement aux trois estats de la France sur
l'entretenement de la paix. — La descouverture des deniers salés,
desdiée au roy et à MM. des estats de Blois : advis très utile et nécessaire
pour le recouvrement de notables sommes de finances, sur les partisans du sel.
— Bon advis et nécessaire remontrance pour le soulagement des pauvres du
tiers-estat. Les pamphlets s'attaquaient surtout au duc d'Epernon et aux
politiques, que l'éloquent curé Lincestre dénonçait par des allégories vives
et pieuses. Dans toutes leurs formes extérieures, les états conservaient les
témoignages de gratitude envers le roi : Marteau, au nom des communes et du
tiers-état, adressait en ces termes des remerciements à Henri III : Sire, vostre bonté et clémence nous promet ce que nous
avons requis et souhaité avec tant de continuelles larmes et prières, que
vostre majesté, suivant les vœux qu'il lui a plu faire de restablir nostre
saincte religion en son entier par l'extirpation de toutes erreurs et
hérésies, réglera et remettra les ordres altérés, donnera soulagement à son
pauvre peuple sans lequel nous sommes menacés d'une entière ruine et
désolation de cet estat. En quoy, sire, nous protestons de ne manquer
nullement de nostre très humble, très fidèle et très dévotieux service et de
n'y espargner nos propres vies jusqu'au dernier soupir. En même temps
le baron de Senecey complimentait le roi au nom des gentilshommes : Sire, nous espérons aussi de vos promesses sacrées le
restablissement de l'honneur dé Dieu, religion catholique, apostolique et
romaine, et autres choses utiles à vostre estat et nécessaires à voslre
pauvre peuple. De nostre part, sire, nous protestons tous d'y apporter la
fidélité, zèle, affection et générosité qui tousjours a esté naturelle aux
gentilshommes françois, en l'endroict de leurs rois et princes souverains.
Mais en dehors de ces rapports officiels, il y avait
mécontentements, oppositions dans les états. Les mesures du conseil avaient
aigri les esprits, un moment patriotiquement réunis par la nouvelle de l'invasion
du duc de Savoie dans le marquisat de Saluées ; les nouveaux secrétaires
d'état paraissaient les hommes du duc d'Epernon, du tiers-parti se
rapprochant du roi de Navarre ; pouvait-on leur confier les intérêts de la
sainte-union catholique ? n'était-il pas naturel d'en laisser la conduite au
brave duc de Guise, à cette noble maison de Lorraine ? La majorité des états
exprimait ses craintes dans les petits comités ; elle avait des rapports
journaliers avec Henri de Guise autour duquel tous les mécontentements se
groupaient. La position devenait inextricable ; le roi devait-il changer son
conseil, le composer absolument des hommes qui avaient la confiance de l'union
catholique ? La reine-mère, mécontente du renvoi de Chiverny et de ses
collègues, et apercevant toute la puissance des états, n'était pas étrangère à
ce mouvement qui eût modifié le conseil du roi dans le sens de la ligue.
Fallait-il subir une opinion aussi formidable ? telle n'était pas la tendance
du roi ; il roulait d'autres desseins.
Une erreur de l'esprit d'Henri III avait toujours été que
son nom était encore une puissance sur l'opinion catholique. Dans ses jeunes
années, alors duc d'Anjou, il avait rendu de grands services au catholicisme
dans les batailles ; devenu roi, cela s'était effacé. La qualité d'un chef de
parti, son influence surtout tient à la condition absolue de servir les
caprices, les haines, les passions de ce parti ; quand on secoue cette loi
impérieuse qui prend une conscience d'homme pour en faire un instrument, on
devient en exécration ; et telle était alors la triste position de Henri III
! comment croire qu'il pouvait lutter de popularité avec le duc de Guise ?
comment espérer qu'en lançant un coup d'état contre cette maison, il se
substituerait à sa grandeur, à son influence ? ne savait-il pas que la race
des Guise éteinte, il se serait élevé une autre famille, qui aurait été
placée haut dans la ligue, par cela seul qu'elle représenterait les intérêts
catholiques ? C'est cependant à ce coup d'état, à cette exécution des chefs
de la famille de Lorraine que s'arrêta Henri III ; il les accusait d'être la
cause des embarras infinis que suscitait à la royauté l'assemblée de Blois :
en les frappant, tout ne rentrait-il pas dans l'ordre ? Sçachez, écrit encore Pasquier, que le roy étoit indigné des particularités qui se
passoient en nostre assemblée, — tellement
que c'estoit vraiment une hydre dont l'une des testes coupée en faisoit
renaistre sept autres, mesme que trois ou quatre jours auparavant, M. de
Guise estoit entré avec lui en une dispute tant de son estat de lieutenant-général
que de la ville d'Orléans —. Il se deslibère
de faire mourir ces deux princes, estimant que leur mort seroit la mort de
tous ces nouveaux conseils[16]. D'où vint ce
coup de force subit et désespéré ? qui l'imposa à la royauté impuissante de Henri
III ? Il ne reste aucune trace d'une délibération positive ; mais tout porte
à croire que l'assassinat des princes lorrains, que le coup d'état de Blois
fut conseillé par le tiers-parti du duc d'Epernon, menacé lui-même du
poignard par la ligue, et qui, à la tête d'une armée, offrait ses braves
soldats à la royauté mécontente. Le roi posait ici en fait, comme à la Saint-Barthélemy,
l'existence d'une conjuration, pour justifier l'exécution de quelques hautes
têtes. Le parti modéré allait aux excès par le besoin d'en finir avec les
opinions qui fatiguaient ses convictions tièdes ; c'est souvent sa nécessité
; et alors il est plus cruel que les opinions extrêmes.
La résolution fut donc prise en conseil, de frapper d'un
seul coup le duc de Guise et la ligue des états : ils s'étaient trop
complètement confondus dans leurs délibérations pour qu'il ne les atteignît
pas en même temps ; Henri III pensait effrayer les députés par une résolution
violente, afin de dominer ensuite leur majorité. Les avertissements n'avaient
point manqué au digne chef de la maison de Lorraine : Trois jours avant la mort de M. de Guise à Blois, madame de Guise
invita à souper M. le cardinal son frère, Monsieur de Lyon, le président de
Neuilly, le prevost des marchands Marteau, et Maudreville ; auxquels, après
avoir bien soupé, M. de Guise exposa les advis qu'il avoit de divers
endroits, que le roy devoit attenter sur sa personne. Lors ledict sieur de
Lyon fut d'advis de passer outre ; qui quittoit la partie la perdoit ; qu'il
ne reviendroit jamais au point où il estoit parvenu avec tant de peines
d'avoir faict convoquer des estats et y avoir faict desputer tant de gens de
sa faction ; que le roy estoit assez sage, qu'infailliblement il
appréhenderoit sa ruine manifeste en ce cas-là, sçachant la part que ledict
sieur de Guise avoit dans les estats et dans les provinces mesme, et qu'il ne
se résoudroit jamais d'attenter sur lui. Le président de Neuilly, en larmoyant,
lui disoit : Si vous vous perdez, monsieur, nous sommes tous perdus ; je suis
bien d'advis dépasser outre, mais néanmoins vous devez prendre garde à vous.
Marteau disoit qu'on estoit les plus forts ; qu'il ne falloit rien craindre,
et néanmoins qu'il ne falloit point se fier, mais plustost prévenir et se
mettre devant. Maudreville dict en jurant que le roy estoit un fol, et qu'il
falloit croire qu'il n'auroit aucune prévoyance et appréhension, mais
exécuteroit son dessein bien ou mal. Et partant qu'il falloit se lever devant
lui, car il ne faisoit nullement sûr. M. de Guise respondit que Maudreville
avoit plus de raisons que tous ; mais que néanmoins les affaires estoient
réduites à tel terme, que quand il verroit entrer la mort par la fenestre, il
ne voudroit pas pourtant estre sorti par la porte pour la fuir[17].
Le jeudy 23 décembre, en sortant
de la messe, le duc de Guise passa au grand jardin en attendant son heure de
disner, où estant arrivé, le roy le tire à l'escart pour se promener eux
deux, et en même temps que sa majesté commença de parler du dessein de leur
guerre, le duc le tranche court et change de discours. lis furent si longs,
que chascun s'estonnoit de ce que le roy outrepassoit ainsi l'heure de son
repas. Le duc ayant rompu le discours du roy, lui dit que depuis le temps que
sa majesté luy avoit faict l'honneur de le recevoir en ses bonnes grâces, il
auroit essayé, en diverses façons, à lui faire paroistre par infinies
actions, le témoignage de ce bienfaict et l'affection qu'il luy portoit ;
mais que par malheur ses actions les plus pures estoient prises tout à
rebours par Ja malice et artifice de ses ennemis, chose qui lui estoit
doresnavant insupportable, et il estoit résolu de s'en venger par son
esloignement, priant sa majesté de recevoir la démission de ses charges et
emplois, et luy permettre de se retirer en son gouvernement, lui octroyant la
survivance pour son fils. Le roy fut fort estonné de ces demandes, luy dict
qu'il vouloit entièrement se confier en luy, tant s'en faut qu'il voulust
recevoir ses démissions, au contraire il désiroit plustost de l'accroistre ;
le duc de Guise dict de rechef au roy que décidément il remettoit ses charges
entre ses mains. — Non, dict le roy, je ne le veux pas, la nuict vous donnera
conseil. Et incontinent recognoissant, par ceste dernière attaque du duc
de Guise qu'il estoit temps de jouer le dernier acte de la tragédie, disposa
sa partie en ceste façon : après avoir soupe, se retire en sa chambre sur les
sept heures, commande au sieur de Liancourt de faire tenir un carrosse prest
à la porte de la galerie des Cerfs. Sur les neuf heures du soir, le roy mande
Larchant, capitaine des gardes-du-corps, lequel, bien que malade d'une
dyssenterie, va vers sa majesté, qui luy commande de se trouver à sept heures
du matin, assisté de ses compagnons, pour se présenter au duc de Guise
lorsqu'il monteroit au conseil, avec une requeste pour le prier de faire en
sorte qu'il fust pourvu à leur payement ; et lorsque le duc entreroit dans la
chambre du conseil du roy, de se saisir de la porte, en telle sorte que
quiconque ce fust ne pust entrer, ny sortir, ny passer. Cela commandé, le roy
se retire, sur les dix à onze heures du soir, entre dans son cabinet,
accompagné du sieur de Termes seulement, où ayant demeuré jusqu'à minuict : Mon
fils, luy dict-il, allez vous coucher, et dictes à du Halde qu'il ne
faille pas à m'éveiller à quatre heures, et vous trouvez icy à pareille heure.
Le roy prend son bougeoir et s'en va coucher avec la royne. Et pendant ce
repos, l'on dict que le duc de Guise prenoit le sien auprès d'une des plus
belles dames de la cour, dont il se retira sur les trois heures ; un de ses
domestiques le vit lisant cinq billets portant advis qu'il eust à se donner
garde des entreprises du roy. Le duc ayant dit à ses gens le subject de ces
advertissements, ils le supplient ne les vouloir mespriser. Il les met sous
le chevet, et se couchant, leur dict : Ce ne seroit jamais fini si je voulois
m'arrester à tous ces advis ; il n'oseroit : dormons, et vous allez coucher.
Quatre heures sonnent. Du Halde s'éveille, se lève et heurte à la chambre de
la royne, Damoiselle Louise Dubois de Prolant, sa première femme de chambre,
vient au bruit, demande que c'estoit : C'est du Halde ; dites au roy qu'il
est quatre heures. — Il dort et la
royne aussi. — Éveillez-le, répondit du Halde ; il me l'a commandé, ou je
heurterai si fort que je les éveillerai tous deux. Le roy, qui ne dormoit
point, ayant passé là nuict en belles inquiétudes, entendant parler, demande
à la demoiselle que c'estoit : Sire, dict-elle, c'est M. du Halde
qui dict qu'il est quatre heures. — Prolant, dict le roy, mes
bottines, ma robe et mon bougeoir ; se lève, et laissant la royne dans
une grande perplexité, va en son cabinet, où estoit déjà le sieur de Termes
et du Halde, auquel le roy demande les clefs de ces petites cellules qu'il
avoit faict dresser pour des capuchins ; les ayant, il y monte, le sieur de
Termes portant le bougeoir ; le roy en ouvre une et y enferme le sieur du
Halde, et successivement les quarante-cinq qui arrivoient ; il parle ainsi à
ceux de son conseil : Vous sçavez tous de quelle façon le duc de Guise
s'est porté envers moi depuis l'an 1585, que ses premières armes furent
descouvertes ; à l'heure que je parle il est à la veille d'oser entreprendre
sur ma couronne et sur ma vie, si bien qu'il m'a réduit en ceste extrémité
qu'il faut que je meure ou qu'il meure, et que ce soit ce matin ! Et
leur ayant demandé s'ils ne vouloient pas l'assister pour avoir raison de cet
ennemi, chascun d'eux approuve son dessein et font tous offres de leurs
humbles services et de leur propre vie. Cela faict, il va en la chambre où
estoient ses quarante-cinq gentilshommes, auxquels il parla en ces termes : Il
n'y a personne de vous qui ne soit obligé de recognoistre combien est grand
l'honneur qu'il a reçu de moy, ayant faict choix de vos personnes sur toute
la noblesse de mon royaume pour me confier à vostre valeur et fidélité ; vous
avez esprouvé, quand vous avez voulu, les effects de mes bonnes grâces, ne
m'ayant jamais demandé aucune chose dont vous ayez esté refusés, et bien
souvent ay-je prévenu vos demandes par mes libéralités, de façon que c'est à
vous à confesser que vous estes très obligés ; mais maintenant je veux estre
le vostre en une urgente occasion où il y va de mon honneur, de mon estat et
de ma vie. Vous sçavez tous les insolentes et les injures que j'ay reçues du
duc de Guise depuis quelques années, lesquelles j'ay souffertes jusques â
faire douter de ma puissance et de mon courage ; vous avez vu en combien de
façons je 'ay obligé, pensant ralentir le cours de ceste violence et furieuse
ambition. J'en suis réduit à telle extrémité qu'il faut que ce matin il meure
ou que je meure. Promettez-moi de m'en venger en luy ostant la vie ! Tous
ensemble d'une voix promirent de le faire mourir ; et l'un d'entre eux, nommé
Périac, frappant de sa main contre la poitrine du roy, dict en son langage
gascon : Cap de jou, sire, je bous le rendrai mort. Là-dessus sa
majesté ayant commandé de cesser leurs offres de service de peur d'éveiller
la royne sa mère : Voyons, Messieurs, qui de vous a des poignards ? Il
s'en trouva huict, dont celuy de Périac estoit d'Escosse. Ceux-cy sont ordonnés
pour demeurer dans la chambre et le tuer. Le sieur de Loighac s'y arresta
avec son épée ; il mit douze de ses compagnons dans le vieil cabinet qui a
vue sur la cour ; ceux-cy dévoient le tuer à coups d'espée comme il viendroit
à hausser la portière de velours pour y entrer. Le roy, après avoir ainsi
parachevé de donner l'ordre qu'il vouloit estre suivi pour ceste exécution,
vivoit en grande inquiétude. En attendant que les deux frères fussent arrivés
au conseil, il alloit, il venoit et ne pouvoit durer en place contre son
naturel ; parfois il se présentoit à la porte et exhortoit ses gardes à ne
pas se laisser endommager par le duc de Guise : il est grand, il est
puissant, j'en serois marry, disoit-il. On lui vient dire que le cardinal
estoit au conseil ; mais l'absence du duc le travailloit surtout. Il estoit près
de huict heures quand le duc de Guise fut esveillé par ses varlets, luy
disant que le roy estoit prest à partir. Il se lève soudain, s'habille d'un
habit de satin gris, part pour aller au conseil, trouve au pied de l'escalier
le sieur de Larchant qui lui présente la requeste. Le duc lui promit
contentement ; il entre dans la chambre du conseil. Et peu après que le duc
de Guise fut assis : J’ay froid, dit-il, le cœur me faict mal,
que l'on fasse du feu ; et s'adressant au sieur de Morfontaine : Monsieur,
je vous prie de dire au premier varlet-de-chambre du roy que je le prie de me
donner des raisins de Damas ou de la conserve de rose ; et ne s'en estant
point trouvé, il lui apporta à la porte des prunes de Brignolles. Là-dessus,
sa majesté ayant sçu que le duc de Guise estoit au conseil, dit à M. Revol,
secrétaire d'estat : Allez dire à M. de Guise qu'il vienne parler à moy en
mon vieux cabinet, et le sieur de Nambu luy ayant refusé le passage, il
revient au cabinet avec un visage effrayé. C'estoit un grand personnage, mais
timide. Mon Dieu ! s'escria le roy, Revol, qu'avez-vous ? que
vous estes pasle ; vous me gasterez tout ; frottez vos joues ; frottez vos
joues, Revol. — Il n'y a point de mal, Sire, dict-il ; c'est M.
de Nambu qui ne m'a pas voulu ouvrir que votre majesté ne luy commande.
Le roy commanda de luy ouvrir et de le laisser entrer et M. de Guise aussi.
Le sieur de Marillac rapportoit une affaire de gabelle quand le sieur de
Revol entra ; il trouva le duc de Guise mangeant des prunes de Brignolles, et
lui ayant dit : Monsieur, le roy vous demande ; il est en son vieux
cabinet, se retire, rentre comme un esclair et va trouver le roy. Le duc
de Guise met des prunes dans son drageoir, jette le reste sur le tapis : Messieurs,
dict-il, qui en veut se lève ; il trousse son manteau sous le bras
gauche, met ses gants et son drageoir sur la main de mesme costé, et dit : Adieu,
Messieurs. Il heurte à la porte ; le sieur de Nambu lui ayant ouvert,
sort, ferme la porte après soy. Le duc entre, salue ceux qui estoient en la
chambre, qui se lèvent, le saluent en mesme temps et le suivent comme par
respect. Mais ainsi qu'il est à deux pas de la porte du vieux cabinet, prend
sa barbe avec la main droicte, et tournant le corps et la face à demi pour
regarder ceux qui le suivoient, fut tout soudain saisi au bras par le sieur
de Montseriac l'aisné qui estoit près de la cheminée, sur l'opinion qu'il eut
que le duc voulust reculer pour se mettre en desfense, et tout d'un temps et
par luy-mesme frappe d'un coup de poi ; gnard dans le sein gauche, disant : Ah
! traître, tu en mourras. En mesme instant le sieur des Affravats se
jette à ses jambes, et le sieur de Semalens lui porte par le derrière un
grand coup de poignard près la gorge dans la
poitrine, et le sieur de Loignac un coup d'espée dans les reins, le duc
criant à tous ses coups : Hé ! mes amis, hé ! mes amis, hé ! mes amis !
Et lorsqu’il se sentit frappé d’un poignard sur le croupion par le sieur de
Périac, il s'escria fort haut : Miséricorde ! et bien qu'il eust son
espée engagée dans son manteau et les jambes saisies, il ne laissa pas
pourtant, tant il estoit puissant, de les entraisner d'un bout de la chambre
à l'autre, au pied du lit du roy où il tomba. Ces dernières paroles furent
entendues par son frère le cardinal, n'y ayant qu'une muraille de cloison
entre deux : Ah ! on tue mon frère ; et se voulant lever, il est
arresté par M. le mareschal d'Aumont qui, mettant la main sur son espée : Ne
bougez pas ; dict-il, mordieu ; Monsieur, le roy a affaire de vous
; aussi l'archevesque de Lyon, fort esfrayé, joignant les mains : Nos vies,
dict-il, sont entre les mains de Dieu et du roy. Après que le roy eut
sçu que c'en estoit faict, va à la porte du cabinet, hausse la portière, et
ayant vu M. de Guise estendu sur la place, entre, et commande au sieur de
Beaulieu de visiter ce qu'il avoit sur lui. Il trouve autour du bas une
petite clef attachée à un chaisnon d'or, et dedans la pochette des chausses,
il s'y trouva une petite bourse où il y avoit douze escus d'or et un billet
de papier où estoit escrit de la main du duc ces mots : Pour entretenir la
guerre en France, il faut sept cent mille livres tous les mois. Un cœur
de diamant fut pris, dict-on, en son doigt par le sieur d'Antraguet. Pendant que
le sieur de Beaulieu faisoit cette recherche, apercevant encore à ce corps
quelque petit mouvement, il lui dict : Monsieur, pendant qu'il vous reste
quelque peu de vie, demander pardon à Dieu et au roy ; alors sans pouvoir
parler, jetant un grand et profond soupir comme d'une voix enrouée, il rendit
l'âme, fut couvert d'un manteau gris, et au-dessus mis une croix de paille.
Il demeura bien deux heures durant en ceste façon ; puis fut livré entre les
mains du sieur de Richelieu, lequel, par le commandement du roy, fiet brusler
le corps par son exécuteur en ceste première salle et à la fin jeter ses
cendres à la rivière[18].
Il mourut, le Macchabée de l'église, l'aîné de la grande
race des Guise, de cette race en qui le principe religieux et municipal
s'était personnifié. Simple capitaine, ou à la tête d'une forte armée, il
montra le même courage, la même capacité militaire ; il avait été heureux
dans toutes ses entreprises ; seulement il manquait de cette puissance de
résolution qui va sur-le-champ à un but et le touche. Nul doute que son
dessein ne fût de poser sur sa tête la couronne, de France en l'entourant
d'une auréole catholique, en vertu de sa lignée carlovingienne. Ces
usurpations s'étaient vues ; et un maille du palais, l'homme des batailles,
n'avait-il pas tonsuré dans Un monastère les Mérovingiens dégénérés ? Plus tard,
le fier vassal Hugues Capet, le fils des barons de la terre, n'avait-il pas
dépouillé le pieux descendant de Charlemagne, l'expression de l'église et des
clercs ? Le duc de Guise avait plus de difficulté à vaincre, parce que le principe
de l'hérédité était plus profondément établi dans les esprits : il hésita
trop parce qu'il ne fut jamais nettement secondé par l'Espagne ; Philippe II
savait qu'en France le duc de Guise lui disputerait la prééminence sur la
royauté religieuse. Après les barricades, la faveur populaire aurait pu
l'élever au trône' ; il préféra la lieutenance-générale, espèce de mairie du
palais qui préparait les voies à une ambition plus large. L'élection du
cardinal de Bourbon lui assurait ce résultat. Henri de Guise arrivait au
trône par la succession légitime, idée saluée par le peuple, comme l'était l'exclusion
du Béarnais, huguenot maudit ; et c'est ce qui le séduisit sans doute, car la
secousse était moins violente par l'hérédité simple qu'en essayant une
révolution de race.
Dans les vieilles collections inédites se sont conservées
deux lettres de Henri III, écrites au moment même de l'assassinat du duc de
Guise. Il est essentiel de prendre en quelque sorte la royauté sur le fait, et
pénétrer dans ses plus intimes pensées pour savoir si sa main trembla, si le
cœur faillit. La première est adressée au duc de Nevers : Mon cousin, estant de nouveau et depuis peu de jours venu
à ma cognoissance que le duc de Guise travailloit à dresser sa partie pour se
saisir de ma personne et troubler de nouveau mon estat, j'ay pensé que ce
serois à bon droit estimé indigne, par tous les princes estrangers, de la
couronne et monarchie à laquelle Dieu m'a appelé, si je n’arrachois le cours de
tant d'entreprises, et par là conserver ma vie et mon estat, et donner moyen
à mes pauvres subjects de vivre en repos. Je vous dirai seulement que le dict
sieur de Gesvres vous fera entendre ce que je luy ay commandé de vous dire,
par quoy je vous prie de le croire comme vous feriez moy-mesme, qui prie Dieu
qu'il vous ait, mon cousin, en sa très saincte garde. A Blois, le 23e jour de
décembre 1588. Henry[19]. La seconde
lettre de Henri III était mandée aux échevins de Rouen : Nos amés et féaulx, nous vous dirons que, au lieu que
nostre bonté devait adoucir le duc de Guise, puisque les lions se rendent
familiers et domestiques par bienfaicts, il devait, par nos gratifications,
se ranger en son devoir ; mais il estoit devenu si insupportable en ses
comportemens, et faisoit tous les jours tant de mauvais desseins contre nostre
propre vie, que la conservation d'icelle n'estoit plus qu'en la perte de la
sienne, au soulagement et repos de nos pauvres subjects ; donnant au surplus
ordre que les habitants de nostre ville de Rouen fassent ce qu'ils doivent,
et ils nous trouveront tousjours prest à les gratifier en ce qu'il nous sera
possible, n'étant pas délibéré de souffrir désormais aucune entreprise contre
le respect qu'ils nous doivent ; car tel est nostre plaisir[20].
Le coup d'état ne se borna point au duc de Guise.
L'exécution contre la fière tête de la maison de Lorraine ne s'était pas
passée sans rumeur qui s'entendit de la chambre du
conseil, occasion que M. le cardinal ayant augmenté sa desfiance et pris
l'espouvante, voulut hastivement sortir, comme pour se sauver, mais il
rencontra quelqu'un qui avoit commandement aux gardes écossaises, et qui l'arresta
prisonnier. Le roy commanda que l'un et l'autre fussent menés et gardés
estroitement dedans la tour du Moulin, sa majesté n'ayant aucune volonté de
punir le cardinal que de la prison, pouple respect qu'il portoit à ceux de
cet ordre ; mais luy ayant esté dict par quelqu'un de condition notable, que
c'estoit le plus dangereux de tous, et que quelques jours auparavant il avoit
tenu des prqpos très insolents et pleins d'extresmes mespris au désavantage
de sa majesté, et entre autres, celui qu'il ne vouloît pas mourir
qu'auparavant il n'eust mis à terre la teste de ce tyran entre ses jambes
pour luy faire la couronne avec la pommette d'un poignard ; ces paroles, soit
qu'elles fussent véritables ou supposées, esmurent tellement le courage du
roy, que tout à l'heure il résolut de s'en despescher ; ce qui fut faict le
lendemain matin. Mandé par le sieur du Gast, capitaine aux gardes, de venir
trouver le roy, sur ce commandement, estant entré en desfiance de ce qui luy
devoit peu après advenir, il prie l'archevesque de Lyon de le confesser,
voyant bien qu'il falloit se disposer à recevoir la mort : cela faict, ils
s'embrassent et se donnent à Dieu ; et comme le cardinal approchoit de la
porte de la chambre, prest à sortir, il se trouve assailli à coups de
hallebarde par deux hommes apostés et commandés pour ceste exécution, après
laquelle il fut faict de son corps le mesme qu'on avoit faict à celui de son
frère. A la mesme heure, Pélicart, secrétaire du duc de Guise, fut pris, avec
tous ses papiers, par lesquels aucun des plus secrets conseils du duc de
Guise furent descouverts à sa majesté et les noms des principaux de la ligue,
soit des princes et nobles, soit du clergé et des villes. Ensuite
furent arrêtés plusieurs députés et principalement Marteau, le prévôt, l'expression
en tiers-état. Le sieur de Richelieu, grand prevost,
se saisit du président de Neuilly, de Marteau, prevost des marchands,
Compans, Cotteblanche, eschevins de Paris, et de quelques autres, disant que
deux soldats avoient failli tuer le roy, et vouloit les en faire juges[21]. C'était un
prétexte pour les retenir, et dominer, par ces mesures de forces, l'esprit de
la grande assemblée de Blois. Et tout aussitost à la
porte de la chambre des états parut M. de Richelieu, grand prevost de Thostel,
suivi de grand nombre d'archers, arquebusiers et picquiers de la garde,
lequel s'estant présenté fit entendre qu'il estoit venu de la part de sa
majesté ; que chacun des desputés eust à reprendre sa place ; qu'il n'y avoit
aucune offense ; que le roy avoit failli à estre tué par deux soldats,
lesquels avoient accusé de ladicte entreprise M. le prevost de Paris et M. le
président de Neuilly, qu'il estoit venu prendre pour mener vers sa majesté.
Lesdicts sieurs s'estant représentés par-devant M. de Richelieu, furent par
lui et ceux qui l'assistoient mis hors de la chambre et menés au chasteau
avec M. de Gompans, l'un des desputés de la ville de Paris, et M. Le Roy, desputé
d'Amiens ; et ledict jour en l'assemblée ne se fit aucune chose après les
captures des susdits.
Ainsi le roi épurait les états des partisans les plus
zélés delà maison de Guise ; il manifesta dès lors l'intention de les
continuer pour en obtenir appui et solliciter des subsides. Un moment la
majorité parut indécise et craintive. Le roi ayant
fait entendre aux états que c'estoit son intention qu'ils fussent continués
avec résolution de suivre en toute chose leurs raisonnables conseils, le
sieur de Brissac fit une réponse pleine de congratulation et exhortation à sa
majesté, de poursuivre à faire la guerre à ceux de la religion qu'il appeloit
hérétiques, avec beaucoup d'autres invectives, sans leur laisser espérance de
miséricorde. Le roi n'en fut pas mécontent ; ce n'était point contre
le catholicisme qu'était dirigé son coup d'état ; ce n'était même pas contre
l'union et la ligue. C'était une manière de se substituer au duc de Guise
dans le gouvernement de l'union, une attaque personnelle contre la maison de
Lorraine pour se faire chef dirigeant d'un grand parti, il se trompa dans ses
calculs ; mais sa pensée était politique.
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