Plan des Anglais et des Allemands contre la France. — Prise de
Boulogne. — Siège de Montreuil. — Marche de Charles-Quint jusqu'à la Marne. — L'armée
française à Épernay et Château-Thierry. — Terreur de Paris. — Héroïsme du duc
de Guise. — Lenteur des Anglais. — Nouvelles de l'armée d'Italie. — Bataille
de Cerisoles. — Marche des renforts au centre de la France. — Armée navale.
— Flotte de Barberousse. — Il ravage l'Italie. — André Doria. — Tristesse du
royaume. — Propositions de paix. — Négociations de Soissons et de Crespy. —
Traité. — Guerre contre les Anglais. — Armée navale de l'Océan. — Derniers
coups de guerre. — Paix avec Henri VIII.
1543-1545.
Depuis longtemps Charles-Quint et Henri VIII étaient
convenus d'une manière solennelle, et comme complément de leur alliance : que la
France serait envahie, et son roi François Ier impitoyablement
puni de son alliance avec Soliman II. Ce projet paraissait destiné à
un succès d'autant plus sûr que la pensée en était chrétienne et populaire.
On avait vu dans la diète de Spire, l'Allemagne se lever tout entière sans
distinction de croyances pour combattre le prince qui avait tendu la main à
ces hordes de janissaires, maîtresses de la Hongrie. En
Angleterre, le même sentiment d'indignation s'était produit ; Henri VIII,
quoique séparé de Rome, avait gardé au cœur une antipathie profonde contre
les infidèles ; dévoué à la pensée chrétienne, quoique dans l'hérésie, il
espérait racheter ses fautes par une grande croisade contre l'allié et le
protecteur des Turcs. Déjà des forces anglaises étaient arrivées sur le
continent : dix mille cavaliers, vingt mille arbalétriers et fantassins
étaient débarqués dans la
Flandre, au moment où Charles-Quint envahissait le duché de
Clèves, et forçait l'électeur à rentrer sous la loi commune de la
constitution germanique.
L'indignation était si vive dans la diète de Spire que
Charles-Quint et Henri VIII purent avec toute liberté convenir d'un plan de
morcellement de la France,
sans soulever aucune plainte en Europe : Réduire
François Ier à n'être plus qu'un gentilhomme, laisser une couronne morcelée
au Dauphin y ou bien encore rappeler les titres du roi d'Angleterre, en vertu
de l'héritage de Henri V, roi de France. Tel était le plan presque
public de la coalition des Allemands et des Anglais. Toutefois, dès que ces
formidables armées s'ébranlèrent, il se forma une dissidence, non point sur
le but de la campagne (il était commun et
simultanément entendu), mais sur les moyens d'exécution et la marche
militaire que les alliés devaient suivre depuis la frontière jusqu'à Paris.
Charles-Quint, esprit à fortes et larges proportions, voulait marcher droit
au centre, envelopper les armées de François Ier par deux puissants corps
d'Anglais et d'Allemands, comme dans une grande tenaille d'acier ; et, sans
s'arrêter aux sièges des villes, rejeter le roi au delà de l'Oise et sur la Seine. Henri VIII,
au contraire, voulait marcher méthodiquement, s'assurer les places fortes, et
spécialement les ports de mer sur l'Océan, si utile au système maritime des
Anglais ; et par exemple, afin de compléter la ligne militaire de Calais,
Henri VIII voulait s'emparer de Boulogne et de Mon treuil ; conquêtes plus
avantageuses à sa politique qu'une marche rapide et hardie sur Paris.
Cette différence dans la manière d'envisager le plan de
campagne devait naturellement affaiblir le mouvement actif de la coalition ;
après la soumission du duc de Clèves, Charles-Quint, suivi de Ferdinand de
Gonzague et du duc d'Albe, ses capitaines, s'était porté sur
Landrecies,-espérant que là François Ier viendrait livrer bataille, pour
décider dans une seule journée le résultat de la guerre. Soit que les forces
de François Ier ne fussent pas assez considérables, soit qu'il ne voulût pas
livrer la destinée de la monarchie en un seul combat, il opéra sa retraite
jusqu'à l'Oise ; dès lors Charles-Quint s'empara de Cambrai, se déployant
ensuite sur deux ailes vers Bapaume et le Catelet. Si, à ce moment, les
Anglais avaient essayé un détour sur Béthune, pour faire leur jonction avec
les troupes impériales, le plan de campagne était magnifique, et l'on pouvait
simultanément s'avancer sur Paris, bannières déployées. Mais les Anglais
persistant à suivre la côte pour s'emparer des ports de mer, Charles-Quint,
par un mouvement hardi, spontané, sépara tout à fait sa campagne de celle de
ses alliés, et vint prendre le cours de la Meuse à Commercy et Ligny, jetant ses
avant-postes jusqu'à Saint-Dizier. Toutes les routes ainsi ouvertes, on
annonça que Châlons et Épernay étaient tombés au pouvoir des impériaux ;
Vitry fut brûlé pour la troisième fois ; singulière et fatale destinée !
Louis le Jeune dans un moment de colère incendie Vitry ; sous Charles VII,
nouvelle catastrophe, les Anglais brûlèrent aussi la malheureuse cité ; et
voici maintenant les Allemands qui viennent compléter et justifier ce triste
nom que lui donne l'histoire : Vitry-le-Brûlé.
Dès qu'on apprit que les Allemands avaient franchi la Marne, la plus grande
agitation, les craintes les plus vives régnèrent à Paris : les habitants
n'ignoraient pas quels étaient les desseins des races germaniques pleines de
colère et de brutalité : ces Allemands pris de vin,
reîtres et mécréants ravageaient les villes et campagnes. Dans les
registres de l'hôtel de ville, on lit que ces terreurs allaient si loin que
les plus riches habitants quittaient déjà Paris pour se retirer derrière la Loire ou du côté de Rouen
; et, par ce côté encore, les fugitifs étaient menacés, car les Anglais,
maîtres de Montreuil, pouvaient se jeter dans la Normandie, la province
de leurs souvenirs. Ce n'était plus un simple corps auxiliaire de quelque
mille lances ; Henri VIII, débarqué en personne, désirait conduire son armée,
comme Charles-Quint. Dans cette marche rapide des alliés il devait surgir de
grandes batailles, des résultats décisifs, et néanmoins il n'en fut rien. La
cause, où s'en trouve-t-elle ? Voici trois souverains : Charles-Quint,
perclus de goutte, ne pouvant remuer ni agir de ses bras ; Henri VIII, avec
un ventre tellement énorme, une carrure si forte, que nul cheval ne peut le
porter ; et François Ier, tout maladif, avec une plaie affreuse qui lui
faisait souffrir mille tourments. Tous trois étaient donc à l'époque de
décadence ; et comment avec de tels chefs les opérations de la guerre
auraient-elles gardé un caractère hardi, puissant, décidé ? La campagne
devait être maladive comme ses rois et ses conducteurs.
Indépendamment de cette cause première, fondamentale, il y
avait surtout des dissensions intestines au milieu de la cour de François Ier,
parmi les princes, et sous la tente, parmi les capitaines. On voyait que le
règne ne devait pas durer longtemps, et à la face de cette immanquable
catastrophe, les partis s'agitaient dans un intérêt de pouvoir et d'ambition.
Le crédit de la duchesse d'Étampes, appuyé exclusivement sur l'amour du rot,
devait cesser à sa mort, et le Dauphin, une fois couronné, le règne de Diane
de Poitiers commencerait. De là ce rapprochement de la duchesse d'Étampes et
du duc d'Orléans, cette intimité, cette alliance pour enlever, même s'il le
fallait, le trône au Dauphin. Dans les camps, il y avait le parti des vieux
capitaines, habitués aux guerres depuis vingt ans, et celui des jeunes chefs
qui entouraient le Dauphin comme une espérance. Ici les cardinaux de Lorraine
et de Tournon, tous deux fiers, puissants, et d'intérêts hostiles : là les
Guise et les Châtillon en face les uns des autres, avec leur ferveur
religieuse et politique. Et déchiré par ces divisions intestines, il fallait
lutter néanmoins contre l'invasion menaçante.
Au milieu de toutes ces tristesses, une bonne nouvelle
arriva comme un dernier rayon de joie au front de François Ier. Le comte
d'Enghien venait d'obtenir une éclatante victoire en Italie sur le marquis de
Guast, et l'armée impériale dispersée était en pleine retraitée Tant les
périls avaient été grands durant cette année au centre même de la monarchie,
qu'on avait à peine porté quelque attention sur l'armée que le comte
d'Enghien conduisait aux Alpes. Quand la France était si profondément menacée, on avait
peu d'espoir d'accomplir des conquêtes au dehors ; et si l'on avait laissé
une armée en Piémont, c'était pour garantir ses frontières contre les impériaux
du marquis de Guast. Le commandement de cette armée détachée avait été confié
au comte d'Enghien[1]
; campé dans les montagnes de la
Savoie aux plaines de Carignan, le soldat avait éprouvé un
froid si vif que le vin se gelait et qu'on le coupait à coups de hache pour
le distribuer aux troupes sous la tente.
Dès que Pâque fleurie arriva, le comte d'Enghien qui
voulait signaler la bonne venue par quelques coups retentissants, députa vers
le roi le sire de Montluc, noble et vieux soudard, qui a conté lui-même les
belles choses de sa vie. Montluc venait demander à François Ier la permission
d'attaquer le marquis de Guast, en lui démontrant les avantages de
l'initiative ; c'était l'ardeur de la vieille chevalerie, et alors, comme le
roi avait besoin d'une diversion, il dit à Montluc en la cour d'Amboise : que mon cousin d'Enghien fasse ce qu'il voudra ; puis,
se tournant vers la noblesse, il ajouta : que ceux
qui désirent y aller se hâtent. Ce mot suffit, et le lendemain Montluc
emmena plus de mille lances, ferme renfort qui mit le comte d'Enghien dans le
cas de préparer habilement la bataille. Les Espagnols en Piémont comptaient
sous leur étendard dix-huit mille hommes de pied, et treize à quatorze mille
chevaux et seize pièces d'artillerie. On était à Pâque ; toute l'armée
communia solennellement, les jeudi, vendredi et samedi saint ; le pain du
ciel préparait à bien mourir. Il y avait quelque chose de jeune, de généreux
dans ce comte d'Enghien qui mettait le courage au cœur par ses harangues : à
tous ces hommes d'armes, Suisses, lansquenets, il dit la parole qui leur
convenait ; et voyant la bonne disposition de chacun : Monseigneur sur l'heure faict jetter aux champs tous ses
gens de pied, qui estoient en nombre de onze mil pour le plus ; ensemble
faict sortir les gens de cheval estans environ deux mil, tant hommes d'armes
que chevaulx légiers. Le reste des gens de pied on avoit laissé es garnisons
de Turin, Montcarlier, Pignerol, Savillan, Beyne, Queras, la Rocque de Vaulx,
Villeneufve, d'Ast, Casal Bourgon, la Cisterne, Chevas, Crescentin, Pallasol, Dezane
et Sainct Germain, qui sont quinze villes ; et en dix huit chasteaulx entre
les dictes villes, lesquelz ne seront icy nommez pour venir à la narration du
principal. Ainsi doriques, nostre armée sortie aux champs pour marcher droit
à trouver les ennemis, mon dict seigneur en l'instant assemble son conseil,
où furent messeigneurs de Boulier es, de Tays, de Termes, d'Ossun, de Monin,
de L'Angey, de Cental, de Droz, gouverneur de Mondevis, et le seigneur Ludovic
de Birague, ausquela il demande s'ilz estaient d'opinion qu'on menast tout le
camp droict contre les ennemis. Àdone chascun dit son ad via, puis fut conclu
que quelque nombre de geatz iroient pour veoir leur contenance, et, selon
qu'ils trouveroient, l'on se conduiroit[2]. La bataille,
donnée près d'un fort nommé Cerisoles, commença par une escarmouche de gens
d'armes et de cavalerie, qui dura toute une journée. Le lendemain, dès
l'aube, trompettes et tambourins sonnèrent de manière, disent les témoins oculaires
: que tout notre camp fut rangé en bataille à six heures
du matin, et les escarmouches de cavalerie s'engagèrent de nouveau. Sur ce
fuct fait certain signe pour faire place à nostre artillerie, laquelle
incontinent commença de faire tel dommaige, en troys volées qu'elle fut
laschée, que les ennemis en furent du commencement très fort es tonnez. Puis,
voyans qu'elle faisoit à leur desavantaige grande exécution et estoit pour
continuer, prènent couraige, et sur ce marche leur avant garde qui estoit le bataillon
des neuf mil lansquenetz, lesquelz, venant furieusement la teste baissée
contre icelle y ' la font abandonner à noz gentz, et tuent les chevaulx et partie
de canonniers, et bruslent entièrement toutes les pouldres de ceste bande
d'artillerie. Lors nostre avant garde bataille et arrière s'assemblent si
près l'un de l'aultre que tout n'estoit qu'un[3].
Il se fit quelques désordres dans le camp des Français
étonnés, surpris de cette vigoureuse attaque des lansquenets ; alors le comte
d'Enghien met la lance en arrêt, et conduit l'élite de ses forces contre les
Allemands. Dans une charge générale, notre infanterie fit merveille ;
composée de piqueurs et d'arquebusiers entremêlés, selon la méthode
légionnaire, elle jeta le désordre dans le camp ennemi. Puis les gens d'armes
profitant d'un moment d'incertitude et de trouble au milieu des lansquenets,
pénétrèrent dans le camp, et l'on vit alors le plus affreux désordre. En
moins d'une heure, tous ces Allemands furent mis en pièces ou faits
prisonniers, ce qui fait dire à un témoin de la bataille : Monseigneur D'Enghein fit, comme un César, des choses
incrédibles ; noz gens ont gaigné aussi de quatre à cinq mil corselets et une
grande quantité de mailles ; et parmy le bagaige se sont trouvez quatre bahuz
pleins de manettes de fer, lesquelles estoient pour enferrer les Italiens que
le marquis faisoit son compte prendre prisonniers, car il estimoit que nul
des nostres ne devoit eschapper, et s'attendoit de mener en triomphe à Milan
lesdictz Italiens liez et enchaînez comme mastins, puis les envoyer en
gallères par force[4].
Dans les malheurs de la patrie lorsqu'une lueur de
victoire apparaît encore, il se fait un cri de joie, comme un espoir de
délivrance, et c'est ce qu'on vit à Paris, partout dans les cités, en apprenant
la bataille de Cerisoles. Sans doute ce n'était qu'un point dans l'ensemble
général de la guerre ; on l'exagéra pour donner un peu d'âme et de courage
aux populations fatiguées. En tout ceci, un résultat fut néanmoins obtenu :
c'est que la frontière du Piémont, étant désormais à l'abri par la défaite du
marquis de Guast, le comte d'Enghien put détacher un corps de gendarmerie et
de bonnes troupes, Suisses et lansquenets, pour remonter par le Lyonnais dans
la Champagne
et la Brie,
afin de couvrir Paris menacé. Ces vieux soldats arrivant de Cerisoles avec le
récit de leurs exploits, devaient apporter une nouvelle ardeur aux soudards
et gentilshommes, tandis que Charles-Quint s'avançait plus timidement : ce
qui s'était vu à Cerisoles pouvait également se reproduire dans la Champagne ou la Lorraine. Il ne fallait pas
s'aventurer avant d'être assuré d'une retraite ferme et solide par les places
fortes.
Il se passait en outre sur les côtes d'Italie, des
événements d'une nature assez sérieuse pour appeler les inquiétudes de
l'empereur. Dans les fastes du XVIe siècle, rien de plus étrangement en
dehors des mœurs du moyen âge que le long séjour du capitan Barberousse dans
le port de Marseille ; pendant tous les six mois d'hiver le pavillon turc s'était
mêlé au drapeau municipal sous la vieille croix marseillaise. Après le siège
malheureux de Nice, Barberousse vint se réparer dans le port de Marseille, et
à mesure que le corsaire mécréant faisait eu mer des prises sur les Espagnols
: draps de soie, vases d'or, épiceries d'Orient, il venait en toute hâte les
déposer et les vendre à Marseille, avide de les acheter, tant l'esprit de
lucre avait affaibli les vieilles mœurs chrétiennes ! La cité
commerçante n'était plus la république si ardente de foi ; elle s'accoutumait
à traiter en alliés et en amis les soldats du capitan ; tandis que
Barberousse enchaînait des milliers de chrétiens, François Ier mettait en
liberté tous les esclaves turcs qui servaient sur ses galères. Quand le
printemps arriva, la grande escadre se mit à la mer, pour se porter sur les
côtes d'Italie. Si le capitan respecta les côtes des pays neutres, il put
librement ravager Naples et la
Sicile. Oh ! que de désolations a Salerne, à Lipari y contrées
que réchauffe un soleil si beau, qu'éclaire up ciel si pur ; les barbares
pillèrent les cités, dévastèrent les églises, et des masses d'esclaves furent
destinés aux marché ? de Constantinople. Le butin fut si grand, que
Barberousse lui-même était obligé de manger debout, tant les marchandises
s'amoncelaient autour de lui. Enfin la colère du ciel éclata, et sa flotte si
funeste à la chrétienté, violemment secouée par la tempête, dut retrouver la
mer de Marmara et Constantinople ; l'Italie fut ainsi préservée par Dieu
d'une nouvelle invasion de Barbares.
Ce qu'on ne s'explique pas bien au milieu des grandes
gloires d'André Doria, c'est que lui, le vieux marin, ait laissé le capitan
donner la Méditerranée
par sa flotte de galères. Avancé dans la vie, peut-être Doria avait-il besoin
de reposer sa tête dans son palais de marbre, au murmure des eaux du golfe ;
mais Barberousse n'avait-il pas soixante-onze ans, lorsque monté sur sa
galère capitane, il dirigeait l'escadre au pavillon ottoman ? Il eût été beau
de voir deux amiraux à barbe blanche et touffue, tels qu'on les voit peints
encore à Gênes, les plus expérimentés des hommes de mer, en venir aux prises
pour se disputer la souveraineté de la Méditerranée. André
Doria et Barberousse étaient dignes de lutter l'un et l'autre ; et cependant,
tous deux à la tête de nombreuses galères, ne s'abordèrent point ; loin de
chercher à se rencontrer, ils s'évitèrent par la vitesse des vents et des
rames. Gela tint-il à ce que lorsque deux renommées sont égales en puissance
et en grandeur, elles craignent de se heurter, parce que la défaite de Tune
ou de l'autre décide souverainement une question de supériorité aux yeux des
contemporains et de l'histoire. Il faut ajouter qu'avant d'être amiral de
l'empereur, André Doria était Génois et patriote ; comme Génois, il ne
voulait pas exposer sa république, après une défaite possible, aux
représailles et aux vengeances de Barberousse ; comme patriote commerçant, il
ne voulait pas fermer au négoce de Gênes les échelles du Levant, dont les
Marseillais allaient rester les maîtres par leur alliance. Et là fut la cause
de cette indifférence d'André Doria, qui laissa le capitan naviguer dans la Méditerranée, sans
lui offrir bataille aux belles eaux de Naples ou de Sicile.
A quelque point de vue qu'on l'aperçût, la situation de
François Ier n'avait rien de populaire ; plus la chrétienté était affligée
par les ravages du Turc, plus les accusations s'attaquaient au roi si fidèle
allié de la Porte
Ottomane : lorsque l'Anglais et l'Allemand s'approchaient
de Paris, il était facile de justifier leurs violences les plus grandes, en
rappelant les désastres d'Amalfi et de Piombino, dévastées par le capitan.
Aux yeux de l'Europe chrétienne, François Ier n'était plus qu'un renieur de
foi. Les Anglais campés autour de Montreuil envoyaient leurs avant-postes presque
jusqu'à Compiègne. Les Allemands et les Espagnols sous Charles-Quint, malgré
l'héroïsme du duc de Guise, arrivaient à Château-Thierry, et leur jonction
devait se faire sur la
Seine. Les alarmes grandissaient à Paris, et l'empereur
profita de l'indignation publique pour se proclamer le défenseur de l'Église,
afin de mieux dépopulariser son ennemi. Sans doute il trouverait de la
résistance dans sa marche en avant ; la chevalerie française é tait trop
glorieuse pour ne pas livrer bataille aux portes de Paris : Quel en serait le
résultat ? Avec des efforts inouïs, le roi avait à peine réuni sept mille
lances et vingt-deux mille hommes d'infanterie, dernière ressource de la
monarchie, en y comprenant même le corps du comte d'Enghien, détaché du
Piémont. En face d'elle, cette armée avait les Allemands et les Espagnols de
Charles-Quint qui formaient trente-sept mille hommes et quarante mille
Anglais d'Henri VIII, sans compter les Flamands du comte de Nassau, prince
d'Orange. L'ennemi conduisait de vieilles bandes, et presque toute l'armée de
François Ier se composait de nobles et jeunes chevaliers et d'infanterie
nouvellement levée. Une bataille aurait donc réduit la monarchie dans la
fatale situation où elle se trouvait après Crécy et Poitiers.
La paix était le cri universel ; il venait dé partout, de la France comme de Rome, de
l'opinion publique comme du souverain pontife qui en était le modérateur. La
position de François Ier, allié du sultan, n'était pas naturelle ; trop
en dehors de l'opinion générale, elle ne pouvait durer, et le pape lui en fit
de sévères remontrances : voulait-il demeurer comme le ravageur de l'Italie
et le glaive de Mahomet ? Ces paroles n'eussent point été entendues dans la
jeunesse et la prospérité ; mais le malheur flétrissait François Ier de ses
plus rudes atteintes, et alors on écoute mieux. De son côté, Charles-Quint,
les yeux fixés sur l'Allemagne, voyait Vienne une fois encore menacée par lés
Turcs, et le protestantisme grandissant par les divisions politiques ; il
voulait en finir par un double coup de main. Pour tout cela la paix lui était
nécessaire, et avec un traité la promesse solennelle de François Ier qu'il
renoncerait à la ligue de Smalcalde et à l'alliance de Soliman II. Le
chancelier Granvelle, esprit d'une supériorité si remarquable, avait voulu
faire concourir François Ier lui-même au double résultat d'une répression du
protestantisme et des envahissements du Turc ; il lui paraissait facile
d'entraîner cette noble chevalerie de France à une croisade contre les infidèles,
et au moment où le huguenotisme menaçait la couronne, n'était-il pas dans les
intérêts du roi de fortement le réprimer à l'aide du concile et d'un armement
simultané avec l'empereur ?
Lorsque ces considérations frappaient l'esprit supérieur
du chancelier Granvelle, Éléonor, la femme si sérieuse de François Ier, la
sœur de Charles-Quint, intervint encore une fois pour amener la paix entre
son frère et le roi, son mari et son maître. Caractère noble et fier que
celui d'Éléonor, épouse délaissée pour des maîtresses, et qui n'intervient
que dans les questions graves pour concilier de sanglantes disputes ! Elle
accourut trouver Charles-Quint, alors dans son lit, tout perclus de goutte et
ne pouvant signer son nom, ni apposer son scel, elle obtint que des conférences
s'ouvriraient même sans le consentement de Henri VIII qui persistait à
marcher sur Compiègne. Ces conférences furent d'abord désignées dans l'abbaye
de Saint-Jean-des-Vignes, près de Soissons — lieu qu'il faut visiter quand on
veut se faire une juste idée des premiers temps de la monarchie et de ces
palais de rois, dont on voit encore là les tombeaux —. De Saint-Jean-des-Vignes,
les conférences furent transportées à Crespy, où les questions sérieuses sur
la paix furent seulement engagées. La première difficulté qui avait dominé
les autres, était relative à l'investiture du Milanais, promise par
Charles-Quint. À aucune époque de ses malheurs ou de ses prospérités,
François Ier n'avait renoncé à ce désir immense d'avoir la Lombardie pour lui, et
après avoir rêvé une suzeraineté personnelle, il la voulait pour l'un de ses
fils avec les fleurs de lis sur l'écusson de Milan. Charles-Quint cédait à
cette préoccupation du roi, mais sous la condition expresse que l'investiture
du Milanais serait donnée au duc d'Orléans, lorsqu'il serait devenu époux de
la fille ou de la nièce de l'empereur, à son gré, et seulement après le
mariage consommé. Or, comme les princesses étaient encore enfants, c'était
ajourner indéfiniment la cession ; et l'empereur se réservait encore de
substituer au Milanais le comté de Flandre ou la Franche-Comté. Cette
investiture du duché de Milan même donnée, l'empereur gardait les châteaux de
Milan et de Crémone comme un gage ; le Piémont devait être restitué à son
duc ; François Ier payerait à son fils, le duc d'Orléans, une pension
annuelle de cent mille livres tournois, et Charles-Quint l'imposait comme
condition expresse, ce qui ferait supposer des relations intimes et
coupables. Par une clause définitive, le roi de France s'engageait immédiatement
à mettre à la disposition de l'empereur un corps de chevalerie pour combattre
le Turc en Hongrie et sur le Danube, et comprimer les troubles religieux de
l'Allemagne.
Ce traité entraînait donc par lui-même le changement
absolu de la politique de François Ier[5] : quels avaient
été, depuis quatre ans, sa tactique, ses projets et son but ? Pénétré de la
nécessité de combattre l'empereur à outrance, François Ier s'était lié avec
Soliman II, jusqu'à ce point de l'aider dans ses conquêtes et dans les pirateries
de ses galères capitanes ; puis il s'était uni avec les princes protestants
de la Suède,
du Danemark, afin d'également lutter contre l'unité catholique et impériale.
Par le traité de Crespy, cette situation était complètement bouleversée ;
Charles-Quint obligeait François Ier à n'être plus qu'un auxiliaire de sa
politique ; il roulait combattre les Turcs, et un corps de chevalerie
française allait raccompagner ; il voulait comprimer les électeurs
protestants de l'Allemagne, et le toi l'aiderait dans cette œuvre. Et ce
qu'il ne faut pas oublier encore, c'est que, par une politique habile, Charles-Quint
se créa un appui au sein du conseil du roi ; il sait l'antipathie qu'inspira
au Dauphin le duc d'Orléans ; il promet à ce jeune prince sa fille ou sa
nièce ; il le pose comme un obstacle au nouveau règne ; car il voit bien que
François Ier ne peut vitre longtemps. Quelle cause imposa donc ce traité au
roi de France ? on a écrit que la corruption l'acheta : Quelques diamants donnés à la duchesse d'Étampes en
amenèrent la conclusion. Ces petites anecdotes, il faut les laisser
but vulgaires histoires. Le traité de Crespy fut imposé par la nécessité ;
l'ennemi n'était plus qu'à trois marches de Paris j dans un royaume épuisé,
la résistance était impossible. Les vieilles bandes espagnoles auraient
poussé devant elles les soldats de nouvelles levées, et sous ce point de vue,
le traité de Crespy préserva Paris d'un siège et d'une capitulation
inévitable.
Un de ses résultats les plus actifs fût aussi de séparer la
cause de Charles-Quint de celle du roi Henri VIII ; un traité simultané eût
été plus dur. Maintenant une convention étant signée avec Charles-QUint, les
troupes anglaises demeuraient seules exposées aux coups de la chevalerie de
France : à cette époque, il n'y avait pas de système et de coalition bien
cimentée dans une cause commune ; au moindre avantage on traitait séparément,
et Charles-Quint ne crut pas manquer à sa parole en signant à part de Henri
VIII. La guerre se continua donc, après le traité de Crespy, avec l'Anglais
sur tout le littoral de la
Manche, à la fois par terre et par mer. Il y eut orgueil à
François Ier, même dans ses jours de malheur, d'essayer une lutte maritime
avec la
Grande-Bretagne, depuis la puissante reine de l'Océan ! Le
capitaine Paulin (baron de la Garde) avait acquis
une grande renommée dans là Méditerranée, et lorsque la paix fut conclue avec
Charles-Quint et l'Espagne, il partit de Marseille et parut sur les côtes de
l'Océan avec vingt-cinq galères, plusieurs nefs et la capitane, le plus beau
navire du monde. En même temps, le maréchal d'Annebaut avait réuni dans la
rade du Havre toute la flotte de l'Océan, dans le dessein d'opérer un
débarquement en Angleterre à l'aide des Écossais. François Ier vint lui-même
visiter la flotte au Havre, à Dieppe ; puis, essayant de grandes manœuvres,
il déploya son pavillon royal dans la Manche. Lord Liste, grand amiral d'Angleterre,
n'osa point engager le combat contre Paulin et le maréchal d'Annebaut. Tout
dut se borner à des démonstrations où quelques bordées de canon furent jetées
à la face de Portsmouth, comme de Dieppe ou du Havre. Aucun engagement
sérieux ne vint constater la supériorité de l'une sur l'autre flotte. La
souveraineté des mers fut disputée sans qu'une grande victoire l'accordât à la France ou à l'Angleterre.
Sur les côtes depuis Boulogne jusqu'à Mon treuil, et de
Montreuil à Compiègne, les deux armées de Henri VIII et de François Ier
restaient, pour ainsi dire, à la face l'une de l'autre, sans se combattre
vigoureusement. Bien que la paix séparée avec Charles-Quint eût laissé dans
l'isolement les forces anglaises, néanmoins secondées par les Flamands et les
lansquenets de Hanovre, ces forces étaient suffisantes sinon pour la
conquête, au moins pour se maintenir dans la possession de Boulogne et de
Montreuil, but de la campagne. Les bandes anglaises avaient la supériorité
incontestable d'une vieille habitude de la guerre, tandis que la chevalerie
de François Ier avait plus de courage que d'expérience. On se battit peu ;
les corps marchaient à la vieillesse, et les esprits à la paix : quelle
activité pouvait-on espérer de Henri VIII tellement épaissi depuis deux ans,
qu'il fallait le rouler dans un fauteuil à bras pour le mettre à table ; et
là, il se livrait à sa brutale gloutonnerie, dévorant à lui seul une hure de
sanglier, arrosée d'un broc de vin de Guyenne. En face de lui, François Ier,
pâle, décharné, si souffreteux de sa plaie profonde, qu'il ne pouvait plus se
tenir à cheval, et poussait de lamentables cris sous sa tente. La paix ! la
paix ! était donc la seule chose possible entre de tels princes ; la jeunesse
avec ses riantes idées, ses intrépides entraînements, peut désirer le bruit
des batailles, le retentissement de la trompette et du cor, le sifflement du
canon, le cliquetis des armes ; mais, quand le corps est impotent, il
n'aspire plus qu'à une seule chose, le repos profond et assuré pour les derniers
jours qui restent à vivre.
Sous la tente, Henri VIII et François Ier purent donc
traiter de la paix[6]
; à travers leurs différends et leurs querelles, ces deux princes avaient
toujours conservé l'un pour l'autre des souvenirs d'amitié. Leurs lettres
gardent les caractères d'une bienveillance continue ; ils s'étaient prêté
secours avec sympathie ; momentanément séparés, Henri VIII ne gardait une
certaine aigreur qu'à la suite de l'alliance du roi de France avec les
Ottomans ; cette cause casant par le traité de Crespy, il ne fut plus
question que de régler les conditions de la paix. Elles se résumèrent presque
toujours comme pour les Anglais, en des stipulations pépinières ?
A Ardres, non loin du champ où c'était déployée la
fastueuse entrevue du Drap d'or, il fut convenu que
l'ancienne dette contractée par François Ier envers la couronne d'Angleterre
serait portée à la somme de cinq cent douze mille livres sterling, et, en
outre, deux millions de livres sterling seraient ajoutas pour le rachat de
Boulogne cédée au roi d'Angleterre jusqu'au paiement de cette somme ;
moyennant quoi, l'armée anglo-flamande évacuerait le territoire de France
pour se retirer sur la frontière. Il se révèle désormais dans les
conseils de François Ier une politique de décadence ; la catastrophe avance,
l'implacable mort s'agite pour affaiblir de ses doigts amaigris les destinées
de la monarchie.
On remarquera dans cette campagne des alliés contre la
monarchie française, les mêmes conditions de force, de faiblesse, d'intérêts
et de passions qui se déploient plus tard dans toutes les coalitions armées
contre la grandeur et l'indépendance de la France ; d'abord le dessein de partage, le
projet de morceler la patrie, est la pensée absorbante de l'étranger. A
mesure que la coalition fait des progrès, les dissentiments arrivent, les
Allemands veulent marcher par le centre du territoire et les Anglais par les
côtes, comme le duc d'York en 1793 ; les uns tendent à s'emparer d'Amiens, de
Saint-Quentin, jusqu'à Senlis, les autres d'Abbeville et de Dieppe, de
manière à dominer la
Normandie ; les intérêts des alliés en se déployant
égoïstes préparent leurs divisions intestines et doublent la force des armées
de France. Ici commence alors l'action de la diplomatie. Il n'est pas
difficile d'obtenir des traités séparés, lorsque les vues et les plans de
campagne le sont si profondément déjà. François Ier commence par négocier
avec les Allemands ; leurs intérêts sont moins opposés à ceux de la France ; la guerre avec la Germanie est une
question, tandis que les hostilités avec l'Angleterre sont continues et
permanentes ; quand la paix est faite avec Charles-Quint, le roi s'adresse
plus fermement aux Anglais ; il les a isolés et toutes ses forces peuvent se
porter contre eux ; dès lors la paix devient facile, car jamais l'Angleterre
n'osa une guerre sur le continent sans le concours de l'Europe.
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