FRANÇOIS Ier ET LA RENAISSANCE. 1515-1547

TOME QUATRIÈME

CHAPITRE IX. — REPRISE D'ARMES. - GUERRE GÉNÉRALE.

 

 

Regrets de François Ier sur sa générosité envers Charles-Quint. — Expression de sa colère. — Disgrâce du connétable de Montmorency. — Mort du comte de Brion. — Le cardinal de Tournon et le maréchal d'Annebaut. — Guise. — Le comte d'Enghien. — Jalousie entre le Dauphin et le duc d'Orléans. — Partage des armées. — Campagne dans le Roussillon. — Au Luxembourg. — Dans le Piémont. — Flottes du capitaine Paulin et de Barberousse dans la Méditerranée. — Séjour à Marseille. — Siège de Nice. — Ravages des côtes d'Italie. — Indignation de Charles-Quint et de la chrétienté. — Formation des armées. — Les Espagnols. — Les Allemands. — Marche de l'ennemi au nord. — Périls de la monarchie. — Mécontentement des peuples. — Répression de La Rochelle.

1542-1544.

 

Le système politique de Machiavel, les principes établis dans ses remarquables écrits au XVIe siècle, avaient tellement façonné la génération, que les manières d'agir les plus naturelles, selon Dieu et le cœur de l'homme, étaient considérées presque comme le résultat de vertus particulières et d'une loyauté exceptionnelle. Rien évidemment de plus ordinaire que la conduite de François Ier envers Charles-Quint, lors du passage de l'empereur à travers la France : Charles-Quint avait demandé un sauf-conduit, le roi le lui avait accordé volontairement, n'était-il pas simple qu'il respectât la parole donnée ? Cependant cette conduite fut jugée comme un acte de loyauté démesurée, selon quelques conseillers, le roi devait détenir l'empereur captif et lui imposer des conditions. Si, dans l'origine, François Ier avait repoussé avec indignation ces propositions insidieuses, à mesure que les événements marchaient et que l'irritation se mettait dans toutes les âmes, le roi manifesta du regret de n'avoir pas retenu à Paris Charles-Quint, au mépris même de sa royale parole.

C'est que François Ier n'avait pas obtenu l'investiture du duché de Milan, sollicitée avec tant d'insistance pendant le séjour de Charles-Quint à Paris et depuis son retour dans la Flandre. L'empereur avait fait des difficultés de toute espèce, parée qu'il ne voulait pas abandonner le Milanais, centre de communication intime entre l'Allemagne et l'Italie. Profondément irrité, le roi fit dans son conseil des sorties violentas contre Charles-Quint. Selon lui, la guerre était mille fois préférable a un état de paix aussi déshonorant. Le chef de ce conseil était alors le connétable Anne de Montmorency, revêtu d'une puissance tellement solennelle, qu'on voit dans les chartes, dans les lettres, que tous les officiers et dignitaires, sans en excepter les cardinaux, l'appellent du titre de monseigneur, sauf pourtant les chefs de la maison de Guise Lorraine[1], qui conservent la dignité de leur nom et la supériorité de leur origine. Le connétable, incontestablement homme de guerre, montrait néanmoins une prudence extrême, et les nouvelles hostilités lui répugnaient d'autant plus qu'elles entraîneraient nécessairement François Ier à une alliance intime avec le sultan, et avant tout les Montmorency étaient chrétiens. Cette timidité, la lenteur avec laquelle il convoqua les hommes d'armes, le firent soupçonner d'une secrète tendance pour Charles-Quint, qui, lors de son passage à Paris, lui avait témoigné une confiance abandonnée ; or, dans la position nouvelle et belliqueuse de François Ier, le connétable de Montmorency pouvait-il encore conduire les batailles et développer le plan de guerre ? Ceci paraissait difficile, dangereux même. Puis, chaque génération a ses hommes, chaque situation crée des intelligences qui lui sont propres ; et ce connétable qui avait développé des talents militaires dans une guerre purement défensive pour préserver la Provence, paraissait incapable de conduire un système de vengeance et de conquêtes actives. Montmorency subit donc une disgrâce comme le comte de Brion, mais avec moins de solennité que Chabot, flétri par le parlement et mourant presque aussitôt après sa réhabilitation[2].

Un homme d'État d'un sens droit et d'un esprit éclairé, le cardinal de Tournon, eut désormais toute la confiance de François Ier, et avec lui le maréchal d'Annebaut, vieilli dans les armes, depuis la bataille de Marignano. Le titre de connétable étant indélébile, Montmorency le garda toujours ; seulement il fut exilé dans sa belle terre de l'Île-Adam, nom illustré par le grand maître de Rhodes, et il se délassa des fatigues dans la culture des arts et les travaux de la terre, distraction des vieux soldats ; il put dire en paix ses patenôtres si redoutées des gens d'armes insubordonnés et pillards. Le cardinal de Tournon et le maréchal d'Annebaut préparèrent les éléments de nouvelles batailles. Quel que fût leur crédit, il ne pouvait lutter contre les grandes familles de partis déjà, telles que les Guise et les Châtillon, ces rivalités, encore à leur origine, étaient semblables à ces points noirs sur l'horizon qui, se changeant en grandes nuées, préparent l'orage. Les Guise surtout, par leurs services immenses et leur glorieuse domination, devaient tendre tôt ou tard à gouverner l'État. Il n'y a pas de plus puissante force que celle qui résulte d'une succession de hauts services ; le duc de Guise, déjà le premier des balafrés, conduisait aux batailles son fils, le duc d'Aumale, lequel fat appelé à un si magnifique rôle sous la Ligue. Comme chef militaire et à la hauteur du duc de Guise, on pouvait encore compter le duc de Vendôme[3] et le comte d'Enghien[4] (tous deux Bourbons), nouvelle génération de capitaines apparaissant à la fin du règne de François Ier. Use préparait en ce moment une rivalité plus dangereuse que toutes les autres, celle du Dauphin et du duc d'Orléans. Rien ne produit de plus terribles résultats que les ardentes quenelles dans les familles de princes, parce que comme chacun possède un certain pouvoir, une espérance et une fortune, tous ont des partisans qui conspirent pour leur compte souvent, hélas ! contre la fortune publique. Ainsi étaient le Dauphin et le duc d'Orléans ; un seul degré les séparait du trône : le Dauphin héritier naturel, peu aimé de son père ; le due d'Orléans aimable et joyeux cavalier, évidemment préféré par le roi, et auquel on voulait faire un état en Italie par la possession du duché de Milan[5]. Chacun de ces princes avait ses partisans ; la duchesse d'Étampes, toujours souveraine sur le cœur de François Ier, détestait le Dauphin et avec lui Diane de Poitiers ; de là son rapprochement avec le duc d'Orléans, et une sorte de conspiration permanente de chevaliers et de dames. Dans la nouvelle guerre qui allait s'ouvrir, chacun de ces princes voulait prendre un commandement, car il n'était pas dans les habitudes des fils de France de rester paisibles à la cour, lorsqu'il y avait réunion de chevalerie sous la tente. Malgré les dissensions privées, les petites querelles de palais, de chasses et de fêtes, le Dauphin et le duc d'Orléans prirent simultanément les armes pour soutenir l'honneur de leur blason, l'intérêt de la monarchie. François Ier abdiqua le commandement ; affaibli par la maladie plus que par l'âge, il n'avait pas la force nécessaire pour diriger une grande expédition d'armée.

Quel serait le but de la guerre, ou, pour parler plus exactement, quel théâtre choisirait-on pour attaquer la vaste puissance de Charles-Quint[6] ? Jusqu'ici les coups s'étaient donnés spécialement en Italie, la terre bien-aimée qu'on disputait avec acharnement, comme deux amants le vêtement de soie et d'or d'une maîtresse ; dans cette circonstance, les choses changent complètement ; la guerre n'a plus pour théâtre l'Italie. Le conseil décide que trois corps d'armée se partageront également le soin de la campagne ; l'un doit se porter vers le Roussillon, cherchant à pénétrer en Espagne, source de la toute-puissance de Charles-Quint. Le midi ainsi menacé, au nord on envahira la Flandre, le duché de Luxembourg, et même l'Allemagne.

Enfin comme il ne faut pas délaisser l'Italie, l'armée du Piémont, considérablement augmentée, pourra essayer une diversion sur le Milanais ; ce dernier point ne sera plus l'objet principal de la guerre (véritable changement dans l'esprit et la tendance des opérations stratégiques). Ce nouveau système de guerre se mêle à des intrigués et à des combinaisons de diplomatie ; si l'on se porte sur Perpignan et le Roussillon, c'est qu'on a l'espoir d'aider encore ces révoltes de communeros qui ont agité l'origine du règne de Charles-Quint. La cour vient d'apprendre qu'en Espagne se révèlent des mécontentements : l'impôt est lourd, le peuple très-enclin à la révolte ; que de causes pour seconder une campagne en delà des Pyrénées, en Catalogne et en Navarre !

Au nord, c'est une tactique non moins habile ; la couronne revendique la succession du duché de Gueldre, qui de plein droit devait tomber dans la maison d'Autriche, et que François Ier réclame pour le duc de Clèves, l'héritier de famille, uni à la maison de Navarre. Le but réel, c'est qu'une fois dans le duché de Luxembourg, maître de la Meuse et du Rhin, on pourra prêter la main au parti protestant de Smalcalde et opérer un soulèvement au cœur de la Germanie, comme on le prépare en Espagne par les communeros. On attaquera donc ainsi la puissance de Charles-Quint au nord et au midi, en même temps que Tannée de Savoie et du Piémont pourra réveiller le parti français à Gênes, à Milan, jusqu'à Naples et dans la Sicile. Ce projet si vaste qui aurait peut-être convenu à un commencement de règne, n'était plus en rapport avec l'âge de décadence et de vieillesse de François Ier ; il supposait quelque chose de jeune, de fort, de persévérant, et ces choses-là ne se rencontrent plus à la fin d'une époque et d'un homme.

Les trois armées furent confiées, la première, celle de Roussillon au Dauphin, et sous lui au maréchal d'Annebaut, et à Montpezat, lieutenant général en Languedoc. On mettait un grand prix à cette campagne, parce qu'on espérait que Charles-Quint viendrait lui même défendre ses terres d'Espagne, ce qui amènerait une royale intervention ; en ce cas, François Ier avait joie de reprendre sa lourde épée pour un duel avec l'empereur. La seconde de ces armées fut confiée au duc d'Orléans, et avec lui, pour le diriger, au noble duc de Guise, à François de Lorraine, duc d'Aumale, et au comte d'Enghien, François de Bourbon. Enfin, pour conduire la guerre de Savoie et du Piémont, Langey fut encore choisi, avec ordre exprès de n'agir que fort timidement, et après les grands coups portés aux Pyrénées et au Rhin, l'invasion de l'Italie désormais ne devant être considérée que comme un accessoire et une addition aux deux campagnes du midi et du nord.

Aux Pyrénées tout aboutit au siège de Perpignan[7] ; le Dauphin ne put prendre cette forte cité ; les neiges amoncelées sur les montagnes se fondirent et les camps furent inondés. Au nord le duc de Guise envahit le duché de Luxembourg ; quelques places prises et reprises furent les seuls événements de la campagne. Enfin dans le Piémont toutes les opérations militaires se concentrèrent entre Pignerol et Turin sans aucun éclat, sans qu'il y eût des actions belliqueuses d'une nature supérieure. La fatigue des souverains et l'âge de décadence se révélait partout.

Dans cette guerre l'événement le plus merveilleux, le spectacle le plus extraordinaire fut sans contredit l'apparition dans la Méditerranée de la flotte du capitaine Paulin qui cingla, du canal de Constantinople, sous l'abri de la forte escadre de Barberousse et du pavillon ottoman. Nul fidèle ne pouvait penser que l'étrange traité conclu entre la Porte Ottomane et François Ier recevrait une application aussi publique, aussi contraire au sens de toutes les traditions chrétiennes. L'alliance pouvait exister, la flotte de Barberousse agir hostilement contre Charles-Quint pour piller les côtes d'Italie et d'Espagne, mais ici le pavillon fleurdelisé du capitaine Paulin était souillé par la coopération avouée de Barberousse : ces galères capitanes dans quel lieu allaient-elles s'abriter[8] ? au port de Marseille même, la cité chrétienne, et pour ainsi dire sous la protection de la croix de gueule en ses armoiries. Les archives municipales rapportent qu'au mois de juillet 1543 on vit apparaître dans les eaux qui baignent le château d'If, Ratoneau et la plage d'Arenc (Arena, sable), plus de trois cents galères, toutes pavoisées aux couleurs turques ou aux fleurs de lis ; les canons des tours les saluèrent comme s'il s'agissait de l'escadre royale elle-même. Le comte de Grignan, gouverneur de Marseille, partit dans le canot du port pour se rendre à bord de la plus forte des galères, sur laquelle il trouva le capitaine Paulin, et à côté de lui Barberousse, l'amiral de l'escadre ottomane. Le comte de Grignan offrit au nom du roi l'hospitalité de Marseille aux flottes unies, et toutes ces galères en bel ordre entrèrent dans le port avec acclamation du peuple, ainsi qu'on aurait fait en d'autres temps aux chevaliers, aux pèlerins et aux croisés. Marseille donna des fêtes au corsaire ; on le reçut magnifiquement, et afin de constater la fermeté de l'alliance, le roi lui envoya un buffet d'argent artistement travaillé, une épée d'honneur, et plus secrètement encore le cordon de ses ordres. A son tour Barberousse offrit au roi, de la part du sultan, des chevaux arabes d'un grand prix, des selles artistement travaillées, et des housses d'or à la manière orientale. Pendant tout le séjour que fit le corsaire à Marseille, il fut fêté, honoré par la ville ; on le traita mieux que les galères françaises elles-mêmes, et le capitaine Paulin vécut dans une si grande intimité avec Barberousse, qu'on les vit sortir se tenant l'un et l'autre par la main à la manière orientale, visiter les places, les monuments publics des Grands-Carmes, des Moulins, de la place de Linche, beaux quartiers de la ville.

Cette armée navale, ainsi fortifiée par les galères de Toulon et de Marseille, se disposa à faire le siège de Nice pour seconder les opérations des Français dans la Savoie : Nice était la dernière cité qui restait au légitime duc. Les galères, ornées de flammes turques et fleurdelisées, entrèrent victorieusement dans le port ; mais la citadelle se défendit avec un courage si héroïque que le comte d'Enghien[9], chef provisoire des galères que conduisait le capitaine Paulin, et l'impitoyable Barberousse lui-même ne purent s'en emparer. C'était bien triste à voir que ces ravages des musulmans sur les terres des chrétiens : pour s'excuser, le capitaine Paulin disait à haute voix ; qu'il contenoit par sa présence l'esprit de pillage des infidèles, et qu'il rendoit service à la chrétienté. Mais qui n'éprouvait indignation et colère de voir ainsi la désolation du peuple fidèle, résultant d'une fatale alliance. L'esprit commercial des Marseillais seul avait pu faire oublier ce qu'avait d'odieux cette union avec le Turc ; messieurs les consuls ou échevins étaient prévenus que par les traités conclus entre François Ier et Soliman II, des comptoirs leur étaient assurés dans toute la Syrie : or, les Pisans, les Génois, aux vieilles époques, n'étaient-ils pas les maîtres de tout le commerce des échelles ? les Marseillais étaient aises de les supplanter. Il y a toujours dans les villes commerçantes des intérêts égoïstes qui ne permettent point le développement des questions morales et religieuses. Au temps des croisades du xi e siècle, alors même que les statuts de la cité accordaient protection et passage libre aux pauvres pèlerins qui s'en allaient en terre sainte, les commerçants de Marseille avaient des comptoirs sur les côtes de Syrie ; et il était résulté de là, non point une sympathie absolue, mais au moins une habitude de rapports entre les Turcs et les Marseillais ; les bénéfices de commerce leur faisaient oublier les obligations impératives de la foi de Jésus-Christ. Le pavillon ottoman n'inspirait ni crainte ni répugnance aux prud'hommes, aux bateliers du Pharo et de la Joliette.

Dans cette attitude hardie, acceptée par le roi de France, et si en dehors de l'esprit catholique du moyen âge, il est facile de voir quelle dut être la conduite politique de Charles-Quint. L'empereur devait réveiller le vieil esprit de l'Europe contre un attentat si manifeste au principe religieux ; après l'expédition malheureuse, dirigée contre Alger, Charles-Quint était revenu en Espagne, où il avait un peu perdu de sa grandeur. Pourtant cet échec tenait plutôt à la fortune qu'au manque de courage : qui pouvait rester maître des tempêtes ? Le vent empesté du désert avait lutté contre lui, ce n'était donc pas son épée qui avait fléchi ! Charles-Quint reprit sa popularité par ses manières affables, par la puissance d'une majesté indicible, même dans les revers ; l'Espagne avait concentré avec une religieuse sollicitude toutes ses affections sur le fils de l'empereur, du nom de Philippe, qui alors atteignait sa seizième année. Élevé silencieusement dans les monastères, l'héritier de la couronne de Castille portait sur son front une empreinte d'ambitieuse et profonde espérance, capable de se grandir elle-même avec le temps. A ses côtés était le duc d'Albe, chef de la régence militaire, qui devait défendre l'Espagne, car on n'ignorait aucun des projets du roi de France au delà des Pyrénées : partout où se trouvait le duc d'Albe, il n'y avait à craindre ni lâcheté ni faiblesse. Après donc avoir signé quelques édita sur les honneurs de Castille, Charles-Quint quitta l'Espagne pour l'Italie, afin de préparer un armement immense contre les entreprises du roi de France.

La mer apaisa ses tempêtes sous Antonio Doria, neveu du vieux amiral, qui conduisit à pleine voile l'empereur à Gênes ; c'était un goût indicible que celui de Charles-Quint pour Gènes, son séjour de prédilection ; il ne cessait d'admirer le palais Doria avec sa vue splendide sur le golfe : s'il n'avait pas été empereur, comme il disait, il aurait voulu être doge de Gênes, afin de contempler toujours les tièdes vagues de la mer, et de s'abriter sous les bosquets d'orangers et de jasmin d'Arabie. En Italie, il s'entoura des Farnèse, des Doria, des Palavicini, des Visconti, de tout ce qui pouvait réveiller l'esprit national ; il n'eut pas de peine à démontrer combien était odieuse la conduite de François Ier, dont l'amiral assiégeait Nice de concert avec le pirate Barberousse, Nice la porte de Gènes sur la Corniche ! Dès ce moment, l'Italie arma de tous côtés pour défendre et protéger l'État et l'Église ; des régiments de cavalerie napolitaine, la vieille infanterie espagnole qui campait au Milanais, les troupes de Farnèse, de Colorie, se groupèrent sous l'étendard impérial, et l'on se prépara à une grande campagne contre le roi impie qui unissait ses armes à celles des infidèles et aux corsaires pillards. Chaque jour on apprenait que des milliers d'esclaves enchaînés allaient gémir sur les côtes de Barbarie, condamnés aux travaux les plus pénibles, obligés de se faire renégats pour obtenir quelque soulagement à leur misère. L'Italie laisserait-elle paisiblement ravager ses cités ! Naples tremblait de se voir captive ou dépouillée, et Rome n'était plus à l'abri. L'empereur devint donc encore le protecteur de l'Italie.

De Parme, où il embrassa sa fille bien-aimée, unie à un Farnèse[10], Charles-Quint vint à Trente, ville désignée pour le concile, et où déjà se réunissaient les cardinaux, les évêques et les légats. Il y séjourna peu, pressé de se rendre en Allemagne, car il avait convoqué une diète à Spire, où tous les électeurs devaient décider les questions religieuses et pourvoir aux périls de la patrie commune : une fois encore le Turc était apparu, plus formidable que jamais, dans la Hongrie ; les dissensions des vayvodes, la trahison des uns, la faiblesse des autres, avaient avancé les progrès de l'armée ottomane, et après avoir conquis la Hongrie, les infidèles déjà menaçaient l'Autriche, les janissaires étaient maîtres d'Ofen. Dans ces périls de l'Allemagne n'était-il pas facile à Charles-Quint d'exciter un soulèvement général contre le roi de France qui avait préparé ces dangers ? Pouvait-on se dissimuler que c'était à son alliance avec Soliman II qu'étaient dus les progrès de ces farouches conquérants. En Allemagne, il y a toujours un sentiment de patrie qui se réveille quand la nationalité politique est vivement menacée ; lorsque l'empereur eut donc exposé la conduite de François Ier et les périls qu'elle entraînait, un cri unanime d'indignation éclata dans la diète, et toutes ses forces furent à la disposition de l'empereur, sans s'inquiéter désormais de la séparation des protestants et des catholiques, des électeurs liés par la convention de Smalcalde ou des catholiquement dévoués à Rome. Le péril était commun, la délibération le fut aussi ; et Charles-Quint, esprit élevé, se montrant facile, consentit presque à la liberté de conscience, à l'indépendance absolue en matière de foi. Désormais il n'exista plus qu'une même pensée : repousser le Turc, arrêter surtout ce roi, assez oublieux du nom chrétien pour opérer une diversion sur la Meuse et le Rhin, tandis que Soliman envahissait la Hongrie.

La guerre, en effet, se poursuivait et François Ier venait d'entamer l'Allemagne ; profitant de quelque répit que lui laissait son état maladif, le roi conduisit en personne l'armée qui devait recouvrer les terres du duc de Clèves[11]. C'était pour assurer la souveraineté naturelle de cet antique membre du corps germanique, que François Ier avait rassemblé ses lansquenets, ses Suisses, ses légions françaises sous les chefs valeureux, le duc de Vendôme ! d'Aumale, de Guise, et à leurs côtés le jeune Châtillon, Coligny[12], qui depuis, vieux amiral, joua un si grand rôle dans les guerres civiles. Le Dauphin avait eu un moment le commandement de cette armée ; si nul ne pouvait lui refuser l'esprit héroïque, il n'avait pas cette expérience des batailles que le temps avait donnée au roi François Ier. Au reste, il n'était bruit au camp impérial que de la prochaine arrivée de Charles-Quint qui accourait prendre lui-même le commandement de l'armée. Dès lors l'honneur de François Ier lui commandait d'accepter une lutte corps à corps avec don adversaire. Ce duel des batailles, tous deux ne le cherchaient-ils pas depuis longtemps, et combien de fois n'avaient-ils pas appelé une prise d'armes simultanée, afin de croiser leurs lourdes épées ?

C'était véritablement une curieuse et forte armée que celle que menait Charles-Quint sur le Rhin et la Meuse, contre le duc de Clèves d'abord, puis pour combattre François Ier en personne. Cette armée était comme le symbole, je dirai presque la représentation de tous les peuples qui obéissaient au sceptre d'or de l'empereur. La belle infanterie déployée aux environs de Bonn était composée d'Italiens, de Milanais et de Romains, que conduisait un Camille Colone, l'héritier de Prosper, et Antoine Doria, le fils de l'amiral de Gênes. Ces vieilles bandes, campées sur le Rhin, se composaient de trois mille cinq cents Espagnols, arquebusiers solides, même devant les coulevrines, marchant sous les ordres de don Louis-Pierre de Verga. Cette petite cavalerie, voltigeant autour des tentes, était albanaise, et ces gros cavaliers couverts de cuirasses venaient de la Thuringe et de la Souabe ; quinze mille Tyroliens formaient un corps de réserve. Sous la tente, on vit arriver bientôt quatorze mille Flamands que conduisait le prince d'Orange, et puis des Francs-Comtois, des Lombards ; de sorte qu'on parlait mille langues diverses au milieu de ces camps, où une seule pensée dominait, celle de Charles-Quint. Oh ! qu'il se plaisait lui, l'empereur, parmi tant de nations aux habitudes et au langage divers ! tout lui obéissait, capitaines, soldats et peuples : au milieu des Allemands, il était César ; entouré de Castillans, il demeurait roi d'Espagne ; avec les Flamands, comte de Flandre, et les Italiens lui rappelaient son légitime protectorat des populations au delà des Alpes.

Maintenant à la tête de ces troupes, il allait réprimer la révolte d'un électeur qui méconnaissait les droits de l'Empire pour se jeter aux bras du roi de France. Convaincu que le duc de Clèves développerait une résistance formidable, Charles-Quint apparaissait dans toute la majesté d'une puissante armée. Partout la fortune sourit à l'empereur ; les villes du duché furent prises et le vassal humilié, dans une solennité de colère ou de pardon. Charles-Quint toujours grand et impassible, demeura dans une majesté presque de théâtre ; profondément irrité contre le duc de Clèves, il le reçut le sceptre en main, la couronne au front, et le duc, agenouillé, se traînant aux pieds du suzerain, sollicita son pardon. Quand ce pardon fut donné, Charles-Quint reprit son visage riant, doux et familier, et dictant lui-même les conditions de la paix[13], il voulut avec une générosité remarquée, que le duc de Clèves gardât toutes ses villes, son électorat, sous les mêmes conditions qu'il le tenait auparavant, ne lui imposant au reste que la nécessité de rompre tout pacte avec le protestantisme et François Ier, son protecteur : revenir au catholicisme était alors un retour à l'unité germanique et à l'ordre européen. L'empereur ne se réserva que l'occupation de deux places fortes du duché de Clèves jusqu'à l'exécution entière du traité.

Cette soumission absolue du duc de Clèves s'accomplit presqu'à la face du roi de France[14], chef de forces considérables : comment se fit-il que les armements préparés pour soutenir l'indépendance de l'électeur se fussent ainsi annulés sans chercher bataille ? Le roi part de Paris en annonçant qu'il va combattre l'empereur ; Charles-Quint accourt sur la Meuse, pénètre dans le duché de Clèves, s'en empare, et François Ier ne fait pas un mouvement pour l'empêcher, et laisse vaincre l'allié pour lequel on s'est armé ? Existait-il déjà quelques dissensions entre le roi et le Dauphin, entre les vieux et les jeunes gentilshommes, entre les catholiques et les calvinistes, sous la tente ? Les Guise et les Coligny étaient déjà ennemis profonds ; les Bourbons et les Lorrains avaient entre eux des haines ; et dans l'affaiblissement moral de François Ier, ces dissensions étaient capables d'énerver ses résolutions belliqueuses : comment s'expliquer que le roi, à la tête de la plus noble gentilhommerie du monde, n'ait pas tenté un moyen de secourir son allié le duc de Clèves, par l'épreuve au moins d'une bataille ?

A cette cause il faut ajouter peut-être l'état de pénurie et de souffrance dans lequel se trouvait le royaume, et l'esprit de révolte que François Ier fut forcé de comprimer plus encore par la clémence que par la force. La nécessité d'ouvrir une nouvelle campagne avec des armées égales à celles de Charles-Quint avait entraîné, des levées d'hommes et d'impôts ; avec le système féodal, les hommes se trouvaient toujours, et jamais un noble n'eût manqué à l'appel de son suzerain. Mais la nécessité de la guerre ayant imposé le système des troupes étrangères, François Ier avait capitulé six mille Suisses et six mille lansquenets, et pour cela il fallait de l'argent, des escus au soleil.

On était si pressé de finances qu'on avait porté le droit sur le sel à vingt-quatre livres par muid. Tel fut le prétexte de la prise d'armes de La Rochelle. L'administration de la France était ainsi organisée, que chaque province, chaque cité avait ses privilèges, ses capitulations, que nul pouvoir ne pouvait toucher ; de sorte que dans l'idée bourgeoise rien n'était plus légitime que de se rébellionner lorsqu'on portait atteinte aux immunités municipales. L'impôt était précisément ce qui faisait sentir de la manière la plus dure la privation des franchises ; et cet impôt, sur quoi portait-il ? précisément sur le sel dont on faisait une grande consommation dans la bonne ville de La Rochelle. La révolte fut comprimée par les troupes royales[15] ; François Ier se montra indulgent, parce qu'il avait besoin de tous pour défendre la monarchie. Les Rochelais lui promirent de marcher bravement à la frontière.

La guerre allait devenir périlleuse, décisive, et peut-être fatale pour la monarchie. Il ne s'agissait plus seulement de la querelle personnelle entre deux princes, mais de la nationalité française, une fois encore menacée. Les bruits les plus sinistres se répandaient partout, sur les conventions arrêtées entre les Allemands, les Anglais, Charles-Quint et Henri VIII ; on parlait une fois encore du dépècement de la France, ville par ville, province par province. Dans cette situation périlleuse, il fallait un redoublement d'énergie ; et quelle tristesse de voir que tout cela arrivait à la décadence du règne de François Ier !

 

 

 



[1] Lettre de François de Guise au connétable de Montmorency. — Bibl. Roy., Mss. de Béthune, vol. cit. 8499, fol 44.

Mons. j'ay receu la lettre qu'il vous a pleu m'escripre, laquelle pour tant de bonnes et honnestes offres qu'il vous plaist me faire, dont assez humblement ne vous puis remercier, m'oblige tant et si avant que pour reconnoissance après si peu de biens que j'ay ne vous puis présenter davantaige, sinon ma personne propre, de laquelle pouvez estre asseurée, mons. et en pouvez disposer, estant autant en votre commandement que l'un de vos propres enffans ; au demeurant mons. mon père se déliberé incontinent après Noël aller vers le roi, et ou il adviendroit que pour quelque occasion, il ne peust faire ce voyage, je faiz mon compte d'y aller, dont vous ay bien voullu advertir, vous suppliant, mons. si vous y avez quelque affaire, vous m'y voulez employer, et me trouverez toujours prest à vous obéyr, sans y espargner chose qui soit en ma puissance. Aydant le créateur que je prie, mons. vous donne bonne vie et longue. De Trois Fontaine le 20e jour de novembre 1538. Françoys de Lorraine.

[2] L'amiral Chabot de Brion, comte de Charny et de Busançois, fut réhabilité par un arrêt du parlement, le 24 mars 1541 ; il mourut le 1er juin 1548.

Lettre du roi au connétable de Montmorency. — Bibl. du Roi, cab. de Gagnières, Mss. in-fol. sans n°, fol. 93.

Mon cousin, je vous prie incontinent la présente receue envoyer en toute dilligence entre les mains de messieurs le général de Normandie et de Villeroy les deux clefs du coffre du Louvre que vous avez pour en tirer cent mil escus dont j'ay présentement nécessairement à faire ; et à tant, mon cousin, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. Escript à la Chaussière le 27e jour de juillet 1542. Françoys.

[3] Antoine de Bourbon, dans la suite roi de Navarre par les droits de sa femme Jeanne d'Albret et père de Henri IV.

[4] Frère d'Antoine de Bourbon, duc de Vendôme.

[5] Cependant Charles-Quint avait déjà donné l'investiture du Milanais à Philippe son fils, prince d'Espagne, le 11 octobre 1540.

[6] Déclaration de guerre à l'empereur par François Ier. — Bibl. Roy., Mss. de Béthune, vol. cot. 8532, fol. 440.

Françoys, etc., à nos très cher et très amé cousin le comte de Buzançois et de Charny, admiral de France vice admiraulx et autres vos lieutenants en la ditte amirauté salut et dilection. Il est assez congneu d'un chacun quel tort l'empereur roy des Espaignes nous tient et les grandes offenses et injures qu'il nous a faites, et combien que pour le dangier eminent en quoy nous avons veu la chreptienté, et aussi pour montrer clairement que voulions préférer le bien universel d'icelle à notre particulier interest, ayons longuement enduré et dissimulé, sans vouloir entrer en la guerre et poursuivre à l'espée comme prince de la qualité que nous sommes, et injustement détenu et occupé par le d. empereur estimant que finablement, il se réduiroit à quelque bonne raison, et aurait pour le lieu qu'il tient, pitié de la chrestienté ; ce néantmoins en continuant de mal en pis, nous aurait ces jours passés, comme il est déjà congneu par tout le monde faict une injure si grande, si exécrable et si étrange envers les hommes et mesmement entre ceulx qui, titre et qualité de prince, qu'elle ne se peut aucunement oublyer, souffrir netollerer ; nos ambassadeurs les sieurs Cezar Fregouze chevalier de notre ordre et Anthoine Rinçon, allant à Venize pour nos affaires, dont le d. empereur avoit promis nous faire faire telle raison et telle justice qu'il appartiendroit, ce que néantmoins il n'a faict, quelque instance et poursuite que nous en ayons faict faire envers luy, mais usant de la dissimulation accoustumée et tousjours aggravant et multipliant les d. affaires, a encore faict tuer aucuns autres de nos serviteurs, allant pour nos affaires contre les traictés de tresves faiz et passés entre luy et nous, contre tout droit du genre humain et divins.... Scavoir faisons que nous avons pour les causes et considérations dessus dites et déclarée et déclairons le d. empereur et ses adhérons, tenant son party, ensemble ses sujets de ses pays patrimoniaux, et non ceulx du sainct empire, lequel nous est perpétuellement allyé, ennemis de nous et de nos royaumes, pays, etc., et en ce faisant permis et octroyé et donnons congé à tous nos sujets d'eulx armer en guerre par mer et par terre, pour courir sus au d. empereur. Si voulons à voua mandons que notre présente déclaration, vous faisiez crier et publier à son de trompe et cry public par tous les ports et havres, etc. Donné à Ligny le 10e de juillet 1542, Françoys.

[7] Compagnies des gens de guerre des ordonnances du roy notre seigneur estant de présent pour le service du d. seigneur en son camp et armée qui est en la comté de Roussillon, devant la ville de Perpignan. Nombre 1.020 lances. — Bibl. du Roi, Mss. de Béthune, vol. cot. 8539, fol. 51.

[8] Voyez Discours et rapport du voyage de l'armée turquesque de mer depuis qu'elle est comparue es mers de deçà jusques au jour qu'elle en partye des gallères du roy pour s'en retourner sans rien faire pour le service de sa majesté. — Bibl. du Roi, Mss. de Mesmes, int. : Discours d'état, in-fol., n° 8577-4, p. 43.

[9] Pouvoir de mons. le comte d'Enghien, lieutenant général pour le roy en l'armée de mer du costé du Levant en l'année 1543. — Bibl. du Roi, Mss. de Béthune, vol. cot. 8634, fol. 45.

[10] Marguerite d'Autriche, fille naturelle de Charles-Quint, veuve d'Alexandre de Médicis, duc de Florence, avait épousé en 1538 Octave Farnèse, fils de Pierre-Louis Farnèse, duc de Parme et de Plaisance ; ce ne fut qu'en 1547 qu'il dut succéder à son père.

[11] Guillaume, fils de Jean III duc de Clèves, etc., succéda à son père Jean III en 1539, L'année suivante, il vint trouver l'empereur à Bruxelles pour lui exposer ses droits au duché de Gueldre ; le voyant peu disposé en sa faveur il passa en France, où François Ier lui fit épouser Jeanne, enfant encore, fille de Henri d'Albret, roi de Navarre, et de sa sœur Marguerite. Cette alliance bien que célébrée à Châtellerault le 12 juin 1540, ne fut point accomplie. Jeanne s'unit dans la suite à Antoine de Bourbon, duc de Vendôme, et devint la mère de Henri IV.

[12] Gaspard II de Coligny, né à Châtillon-sur-Loing le 16 février 1517, fut élevé sous les yeux de son oncle le connétable de Montmorency.

[13] Voyez Accord entre l'empereur et le duc de Clèves, 7 septembre 1543. — Bibl. du Roi, Mss. de Béthune, n° 8615, f° 28.

[14] Dans une lettre à François Ier, le duc de Clèves essaye de rejeter sur l'impuissance du roi de le secourir et sur la mauvaise volonté de ses ministres, le traité qu'il a fait avec l'empereur. — Bibl. du Roi, Mss. de Colbert, vol. 385, in-f°, p. 23.

[15] Voyage du roy François Ier en la ville de La Rochelle, en Van 1542. Avec l'arrest et jugement par luy donné pour la désobéissance et rébellion que luy feirent les habitants d'icelle, à Paris, par G. de Veyrard, imprimeur. — Bibl. du Roi, Rec. des pièces, in-8°, cot. L, 1350.