Maladie du roi. — La duchesse d'Étampes. — La Ferronnière. — Le
Dauphin. — Diane de Poitiers. — Catherine de Médicis. — Le duc d'Orléans. —
Faste de la cour. — Les tapisseries. — Vêtements. — Orfèvrerie. — Chevaux. —
Caparaçonnement. — Hiérarchie des officiers depuis le connétable jusqu'au fou
du roi. — Fontainebleau. — Chambord. — Villers-Cotterets. — Charles-Quint
demande le passage en France. — Révolte des Gantois. — Empressement de
François Ier. - Envoi du Dauphin. — Charles-Quint en France. — Fêtes de la
réception. — Voyage. — Séjour dans les châteaux royaux. — Entrée à Paris. —
Fêtes et jeux. — Visite à Saint-Denis. - Craintes de Charles-Quint. —
Hésitation. — Il arrive dans les Pays-Bas.
1538-1539.
Il y avait déjà bien longtemps de la captivité de Madrid,
et cependant jamais le roi ne s'était complètement rétabli de la cruelle
maladie qui l'avait atteint triste et captif ; elle avait laissé dans ses
ravages de fatales empreintes de fièvre et de faiblesse[1]. Ceux qui
pénétraient dans la vie intime du roi pour y chercher du scandale, aimaient à
raconter que François Ier portait avec lui-même les atteintes de ce mal
terrible que les Espagnols avaient transporté d'Amérique, et connu sous le
nom de mal de Naples, une des villes les plus lascives sous la domination
castillane. Ceci est narré par Brantôme et indiqué par Rabelais, autorités
bouffonnes et sans gravité ; Brantôme, le faiseur d'anecdotes licencieuses,
le vieux gentilhomme de Bourdeilles qui, comme tous les hommes épuisés,
cherchait dans le récit de quelques anecdotes scandaleuses le souvenir des
émotions perdues ; Rabelais qui passait sa vie à calomnier dans son style
inintelligible ce qui était grand, et à railler avec cynisme tout ce qui
s'élevait un peu au-dessus d'un sensualisme vulgaire. Toutefois il est
certain que François Ier languissant sous les étreintes d'une maladie
cruelle, n'avait plus celte énergie, cette force des premiers jours de son
règne.
La dame aimée, la maîtresse en titre du roi était toujours
la duchesse d'Étampes[2] (Anne de Pisseleu), cette fille delà cour de
la reine dont François Ier s'était épris dans l'entrevue de Bayonne ; elle
régnait en souveraine avec cet ascendant qu'une femme jeune et spirituelle
prend toujours sur un homme qui voit s'en aller ses dernières émotions de
jeunesse et d'amour. Ce n'était pas une femme sans dignité et sans
intelligence que la duchesse d'Étampes, et il le faut nécessairement pour
maintenir une influence de cœur sur les rois, qui peuvent à chaque instant
changer de caprice. François Ier aimait sa causerie de femme, cet instinct
pénétrant, cette facilité de juger et d'apprécier, qui le dispensait de toute
peine, de toute fatigue de gouvernement ; enfin, la duchesse d'Étampes
poussait à un point fort délicat le goût des arts, du faste et de la
politesse, de manière à satisfaire les royales habitudes. François Ier eut
néanmoins plusieurs fantaisies de prince, et l'on parla quelque temps de son
amour pour La
Ferronnière, la femme un peu obscure d'un avocat de Paris,
d'une beauté et d'une coquetterie ravissantes, d'une mise moitié française et
moitié italienne ; copie artistique de l'antiquité, et qui inventa le moyen
de retenir par un réseau d'or avec une belle pierre au front ses cheveux
flottants sur ses épaules ; La
Ferronnière fut un caprice passager du roi qui revint
presque aussitôt à la duchesse d'Étampes, sa belle maîtresse.
La mort du premier Dauphin, François, avait profondément
remué les entrailles du roi, qui aimait cet enfant de prédilection, et à un
plus haut degré que Henri, qui prenait le titre de Dauphin. A mesure que la
vieillesse venait, François Ier sentait se fortifier chez lui cette répugnance
malheureusement trop réelle des vieux rois pour le prince appelé à leur
succéder, sorte d'avertissement de la mort. C'est ce qui explique une grande
partie de notre histoire : les rois qui vieillissent, souvent entourés des
froideurs et des malédictions publiques, entrevoient avec une jalousie
naturelle les acclamations qui presque toujours saluent l'avènement d'un
nouveau et jeune roi comme une espérance. Ceci les rend tristes et moroses ;
or, de la tristesse et de la jalousie d'un monarque à la tyrannie, il n'y a qu'un
pas facilement franchi. D'ailleurs il existait une cause incessante de
discorde entre les deux maîtresses qui gouvernaient l'une, le roi, l'autre,
le Dauphin. Par une bizarrerie indicible, le jeune homme aimait Diane de
Poitiers, vieille déjà de quarante ans ; et le roi, son père, la duchesse
d'Étampes, née le même jour où Diane de Poitiers s'était mariée. Ces deux
femmes se complaisaient à se dire ces choses-là qui blessent, à se jeter
leurs jalousies, leurs querelles à la tête ; l'une absorbait les derniers
reflets d'un règne ; l'autre dévorait d'avance le premier éclat d'un nouveau.
Dans cette cour brillait naturellement Catherine de
Médicis, la jeune épouse du Dauphin, belle aussi et jalouse de se voir
préférer Diane de Poitiers, la divinité des forêts, l'étoile au front dans
les chasses si souvent reproduites par l'art. A la cour de Florence, au
milieu des Médicis, Catherine avait trop appris à dissimuler pour ne pas
conserver son caractère rieur et distrait à la face même des déboires que la
conduite du Dauphin pouvait lui faire subir. Italienne par le cœur, elle ne
blessait personne, et se maintenait partout afin de dominer l'avenir ; esprit
singulièrement propre au gouvernement des hommes, parce qu'on ne mène rien
quand on heurte tout. L'habileté du pouvoir, quand il veut se maintenir, doit
consister en un juste ménagement des idées et des passions, science à
laquelle déjà s'habituait Catherine de Médicis ; soumise avec le Dauphin,
caressante comme un enfant auprès de Diane de Poitiers, néanmoins elle
mettait une coquetterie infinie à plaire à François Ier et à sa belle
maîtresse, la duchesse d'Étampes. Comme le roi aimait à courre le cerf, et
que, dans ces chasses bruyantes, il désirait qu'une cour nombreuse saluât les
fanfares de la forêt, Catherine de Médicis ne laissait pas une seule chasse
sans y paraître ; et le roi aimait cette jeune femme, suivie de ses damoiselles
qu'elle assouplissait déjà à ses leçons, afin de faire servir leurs amours
aux desseins de sa politique mitoyenne et conciliatrice.
Le dernier des fils de François Ier, qui avait pris le
titre de duc d'Orléans, était fort préféré de son père, qui l'opposait au
Dauphin. Depuis quelque temps l'espérance d'obtenir l'investiture du duché de
Milan avait donné à ce prince une ambition tout italienne ; ne se croyant pas
appelé à régner en France, il s'habituait à la langue et aux coutumes de la Lombardie ; jeune
varlet, on le destinait pour époux à une fille d'Espagne, comme gage de paix
entre François Ier et Charles-Quint. Avide de faste et de beaux-arts, le duc
d'Orléans assistait à toutes ces fêtes, toujours le premier à rompre une
lance ou à danser une sarabande espagnole. Quel luxe ! quel éclat dans cette
cour où tout respirait l'amour des choses riches et nouvelles, depuis le roi
jusqu'à la dernière des femmes de Catherine de Médicis ! Il suffit de
comparer les miniatures des manuscrits, les gravures informes du temps, et
les descriptions que les chroniques nous ont conservées, pour se convaincre
que les arts qui favorisent l'industrie étaient poussés à de larges limites :
les tapisseries qui couvraient les murailles des manoirs, les tentures d'or
qui pendaient dans les campements royaux, étaient façonnées avec un art et un
soin infinis qui désespèrent souvent l'industrie moderne ; l'or et la soie
s'y mélangeaient dans des scènes du Nouveau Testament ou la reproduction des
sujets choisis dans les poèmes grecs et latins. Les comptes de François Ier[3] constatent les prix
élevés en escus d'or que coûtaient ces grandes tapisseries tissues en Flandre
ou à Florence par d'habiles ouvriers. Des ordonnances fixent même les
conditions de l'exportation de ces ouvrages d'art, de manière à ménager les
droits du fisc, tout en laissant au luxe sa magnificence.
Cette splendeur se voyait sur les vêtements des
gentilshommes, lorsqu'ils paraissaient à la cour vêtus de drap d'or, arec
leurs armoiries sur la poitrine ; les pierreries scintillaient sur le
justaucorps ou les habits serrés, et sur la toque qui ornait le front du roi
et des nobles de la cour. Ici des entrelacements de perles, là des rivières
d'émeraudes, de topazes, des torsades de l'or le plus fin entremêlé de
diamants ; et puis au-dessus de tout cela, le collier de l'ordre, travail
d'orfèvrerie le plus fini et le plus industrieusement façonné. Les chevaux
eux-mêmes de noble race étaient caparaçonnés d'une manière brillante ;
des treillis d'or sur leur chef ; des mailles de soie recouvraient leur
poitrail et leur dos, si bien peigné par les écuyers et reluisant d'une façon
magnifique ; les armures partout travaillées comme le bouclier d'Achille, les
casques d'airain surmontés de hautes plumes, ainsi qu'on les voyait depuis
Louis XII ; les cuirasses, les brassards trempés de fin acier. Luxe de repas
sur les tables royales ; splendeur des fêtes et d'entrechocs de lances. Tel
était l'aspect qu'offrait la cour, même dans les jours de maladie et
d'affaissement du roi François Ier.
La hiérarchie des officiers du palais respirait la même
magnificence, depuis le connétable jusqu'au maître d'hôtel, au roi des
ribauds, ou bien au prince des fous. S'il faut convoquer les gens d'armes et
leur étendard royal, accourez, monsieur le connétable, cousin du roi, afin
d'arborer l'étendard fleurdelisé. Pour les galères, vaisseaux et galéasses,
le connétable n'a pas juridiction ; c'est le fait de M. le grand amiral,
dignité plus moderne. Le grand maître est le chef de tous les offices de la
maison du roi, celui qui préside à Tordre et à la direction des palais. Les
maréchaux, au nombre de trois seulement, obéissent au connétable comme ses
lieutenants. Le son du cor annonce-t-il la chasse ? voici les fauconniers,
veneurs, gardes du chenil et de la meute. Le roi veut-il monter à cheval ?
l'écuyer s'avance pour tenir l'étrier et garnir de l'éperon son digne maître.
Voyez cette magnifique table sur laquelle est servi le faisan féodal au
plumage doré ? celui qui se tient debout derrière le roi, c'est le grand
échanson ; il garde l'aiguière et le plat d'argent pour laver les mains du
roi, et l'amphore, pour lui servir à boire dans sa coupe de chevalerie. A ses
côtés est le panetier, toujours empressé au service. Le roi a-t-il besoin de
quelques escus d'or dans son escarcelle ? c'est l'office de l'argentier. Le
soin de sa chambre appartient au chambellan, et bous lui se montrent les
pages, les fourriers, tout ce qui doit briller dans les palais du roi, comme
des émaux dans ses armoiries.
Ne faut-il pas aussi qu'il y ait un peu esbattement et
joie dans la vie du palais, quelques bons mots et satires bouffonnes ?
Accourez d'abord, roi des ribauds ; faites maint jeu pour le plaisir et le
délassement du suzerain ! Il y a aussi le nain et le fol du roi, accroupis
comme des lévriers au coin de la table, et néanmoins jetant quelques bons
conseils comme Pasquin et Marforio à Rome. Il faut toujours à un pouvoir
despotique une certaine manière d'entendre la vérité ; bouffonne ou sérieuse,
violente ou pacifique, il faut que la vérité arrive. Ici donc se révèlent les
histoires des deux fous à titre du roi François Ier : Triboulet et Brusquet,
qui jouent un si grand rôle dans les romans et Mémoires. Triboulet, qui
appartient plus au règne de Louis XII qu'à celui de François Ier, était un
pauvre enfant tout contrefait, né dans un faubourg de Blois, à côté de la
cour d'Amboise, et dont les pages et les laquais abusaient déplorablement.
Or, le roi Louis XII était bien bon, et comme il le vit ainsi tout
contrefait, tout tourmenté, il en prit soin. Comment était-il ? Le voici : il
avait la tête écornée, petit front, gros yeux, grand nez, estomac plat,
bossu, et disant des bons et gros mots[4], jugements
sains ; si bien que François Ier le prit à son service comme son fol,
c'est-à-dire la bouche par laquelle passaient les vérités grossières ou fines
qui, toutes néanmoins, portaient coup. Jamais le fol du roi ne fut obligé au
silence ; plus il parlait, plus l'on riait de grand cœur, et souvent il y
avait un bon sens extrême dans les dires de Triboulet, car le cynisme, qui se
permet tout, rencontre souvent bien. A Triboulet succéda le Provençal Brusquet,
médecin chirurgien, comme Rabelais, qui exerça son métier à Avignon, et vint
au camp du roi, parmi les reîtres et les Suisses, dans la campagne contre
Charles-Quint. Il donnoit aux hommes, comme
le dit Brantôme, de bonnes médecines de chevaux, et
cela fit sa réputation. Brusquet avait une grosse raison, une manière
de voir sans préjugé, avec une sorte de philosophie gasconne ; et comme son
œuvre il inventa le calendrier des fous, où il plaçait tous les hommes qui,
par leurs fautes, leur étourderie, méritaient bien ce titre de fol, lequel
désormais trouva sa place dans le jeu des tarots avec le pendu et le
chevalier de la coupe. Celait le délassement de François Ier que ces jeux
d'esprit du fol ou du roi des ribauds, quand le goût de la guerre surtout se
fut altéré chez lui par des infirmités. Le repos lui avait donné plus
d'entraînement pour les choses d'art, les bâtisses, les beaux jardins, et
dans cette période on peut voir qu'il mit la dernière main à ses grandes
créations artistiques : Fontainebleau, Chambord, Villers-Cotterets,
Chenonceaux, véritable séjour de prédilection pour lui. Les vieilles
tourelles de Clisson n'appartiennent pas à son époque, elles sont de Charles
V ; Plessis-lès-Tours est la création de Louis XI ; Amboise, le palais de
Louis XII j et chacune de ces habitations conserve le caractère du souverain.
Fontainebleau se rattache à la première période de François Ier. Ce n'était
d'abord qu'une immense solitude, ainsi que le disent les chartes : écrites et scellées au désert de Fontainebleau.
Cette nature sauvage et agreste, ces rochers druidiques couverts de mousse
qui datent de la création, ces sentiers tortueux où se perdit Philippe
Auguste enfant, offraient un aspect de primitive nature. François Ier
entreprit d'en faire un lieu de délices, il y dessina des pièces d'eau
empoissonnées, des allées sablées à la manière de Florence et de Milan et des
bâtiments copiés sur les dessins de l'école florentine et romaine : puis à
côté de cela la forêt touffue se mariant au jardin plein d'arbres fruitiers,
venus d'Italie et de Provence.
À Chambord, c'est une confusion de bâtiments pêle-mêle,
grosses tours qui se rattachent aux pavillons, étangs et fossés aux pieds. Le
roi veut détourner la Loire
et la précipiter sous les murs de Chambord, pour y voir passer les nefs et
les nautoniers. D'un genre moins italien que la maison d'Anet, Chambord est
un mélange de châteaux féodaux et de constructions florentines ; on voit que
les tours d'Amboise sont voisines et que l'architecte ne s'en est pas séparé.
Chenonceaux, c'est Chambord plus petit : partout des statues, la sculpture se
liant à l'art du moyen âge, et néanmoins conservant, à côté de l'art, ce
sauvage aspect des forêts qui plaît tant aux rois des trois races. C'est le
goût des vastes solitudes qui préside au château de Villers-Cotterets : sur
la double frontière de la forêt de Compiègne et des bois touffus de l'Île-Adam,
il faut que le hallali se fasse entendre, et que les jappements de la meute
puissent retentir au loin contre le sanglier et le cerf.
Tout occupé ainsi de la magnificence de ses palais,
dernières joies de sa vie, François Ier apprit une nouvelle pour lui
curieusement importante. Charles-Quint, dans une lettre intime, lui demandait
sauf-conduit et passage dans ses États, pour aller réprimer la révolte de
Gand[5], l'une de ces cités
de la Flandre
qui obéissaient en murmurant à leur comte ! Ces villes de métiers corporés,
avec leurs privilèges, leurs richesses, leur masse d'ouvriers, ne subissaient
qu'en frémissant le joug de leurs seigneurs ; toutes les fois que ceux-ci
tentaient d'amoindrir les privilèges bourgeois ou d'imposer des subsides
nouveaux, les corps de métiers prenaient les armes pour se rébellionner ; et
presque toujours dans ces circonstances, les rois de France, jaloux des ducs
de Bourgogne, avaient prêté la main aux Flamands ; le souvenir d'Artevelle
était présent à tous, et ces rois étaient les protecteurs tutélaires des
cités flamandes. Les Gantois s'étaient révoltés à la suite d'un subside que
la gouvernante des Pays-Bas avait mis sur eux ; rébellion d'autant plus
redoutable qu'à un signal donné, toutes les villes de métiers, Liège, Ypres,
Namur, pouvaient suivre l'exemple de Gand et se révolter contre Charles-Quint
; ce feu une fois répandu, François Ier ne l'attiserait-il pas comme sous
Louis XI ? Cette préoccupation inquiétait Charles-Quint au fond de son palais
de Tolède ; néanmoins il avait la certitude que si les Gantois s'étaient
rébellionnés contre lui, François Ier avait refusé jusqu'ici un secours
effectif, et le protectorat populaire ; préoccupé du désordre qu'avaient jeté
le protestantisme et la révolte, le roi ne voulait pas favoriser
l'insurrection même contre ses ennemis ; il avait peur de l'esprit général de
son époque.
Cette idée de traverser la monarchie française pour se
rendre dans la Flandre,
qui pouvait l'avoir inspirée à Charles-Quint ? qui pouvait motiver cet
abandon, cette confiance, ce laisser aller envers le captif plein de tristes
souvenirs de Madrid ? D'abord Charles-Quint et François Ier, en pleine trêve,
s'étaient vus aussi bien à Aigues-Mortes qu'à Marseille. Dans cette visite
toute récente, il avait été question peut-être de ce voyage en France ; l'un
et l'autre de ces princes s'étaient mutuellement tendu la main : y avait-il
apparence que faussant la foi de chevalerie, ils se trahiraient aussitôt ? La
voie de la mer était longue pour se rendre de Saint-Sébastien à Anvers, et
Henri VIII alors dans sa plus fervente colère contre le frère de Catherine
d'Aragon, pouvait le faire, enlever. Par l'Italie il fallait gagner le Rhin à
travers les fiefs des princes d'Allemagne, la plupart luthériens, et
profondément ennemis de Charles-Quint.
Le voyage en France était donc le plus court, le plus
droit, et l'empereur connaissait assez le caractère de François Ier pour
savoir qu'il tiendrait sa foi et sa parole. Le roi lui en avait donné une
preuve, en lui envoyant la copie des lettres que les Gantois lui avaient
écrites pour demander l'appui de la couronne : le
roi l'avoit refusé pour ne pas donner lieu aux plaintes d'un ami, d'un allié,
espérant qu'à son passage en France l'empereur concéderoit l'investiture du
duché de Milan à son fils le duc d'Orléans, dont les traités avoient reconnu
solennellement les droits. A cette lettre, Charles-Quint répondit
d'une manière gracieuse, et dans des termes qui purent faire croire à
François Ier qu'en traversant Paris l'investiture serait donnée à son fils
bien-aimé, avec toutes les conséquences de la suzeraineté féodale.
Afin de rassurer complètement l'empereur sur les desseins
et les volontés du roi, le Dauphin et le duc d'Orléans partirent de la cour
de Fontainebleau, avec mission de se rendre sur les frontières espagnoles, au
pied des Pyrénées. Le roi les donnoit comme otage à
Charles-Quint, afin qu'il eût garantie que le sauf-conduit seroit exécuté
dans toutes ses conséquences. L'empereur, au lieu d'envoyer les jeunes
princes en Espagne, répondit au roi qu'il étoit aise
de les avoir auprès de lui, et qu'il en feroit sa compagnie comme des fils de
son meilleur ami et confédéré. Dès ce moment, le plus grand abandon
régna dans toutes les démarches de l'empereur ; il traversa la France en souverain, au
milieu des honneurs réservés aux rois[6] : devant lui on
portait l'épée de commandement, et tout ce qu'il ordonnait était exécuté,
comme si François Ier lui-même l'avait commandé. Ainsi justice, clémence,
actes de souveraineté, tout fut scrupuleusement accompli ; les villes se
parèrent des couleurs impériales, Bourgogne et Castille mélangés ; et l'on
vit bientôt arriver le roi de France lui-même jusqu'à Châtellerault pour
recevoir l'empereur dans toute la splendeur de sa couronne. C'était pour
ainsi dire contre l'avis de son conseil que François Ier avait agi avec une
loyauté si parfaite, À ce conseil réuni, les avis s'étaient prononcés d'une
manière différente ; le cardinal de Tournon, esprit sérieux, politique
habile, voulait profiter de la circonstance pour obtenir des avantages
expressément stipulés : Puisque Charles-Quint auroit
meilleur marché des Gantois en traversant le royaume de France, pourquoi ne
lui feroit-on pas payer ce service par des concessions positives,
non-seulement en lui imposant l'investiture du Milanois pour le duc
d'Orléans, mais encore en stipulant des conditions nouvelles pour la Flandre ? Le
connétable de Montmorency, par franchise militaire, ou en souvenir de
quelques bontés que l'empereur avait eues pour lui, opina pour qu'on laissât
toute liberté au monarque qui avait reçu loyalement le roi sur les galères à
Aigues-Mortes. C'était plaire à François Ier, le prince qui poussait si loin
cette sincérité de sentiments puisés dans les romans de chevalerie : trahir
un hôte, c'était pour lui comme s'il avait porté traîtreusement un coup de
lance au dos de son adversaire. L'avis du connétable prévalut, et cette
délibération loyale excita quelques murmures parmi les politiques. François
Ier voulut les tourne ? en plaisanterie ; or, s'adressant à son fou de cour,
Brusquet, il lui demanda ce qu'il faisait là. Je
place, dit le bouffon, sur mon livre des
fous, l'empereur Charles-Quint qui vient en France se mettre au pouvoir d'un
adversaire ! — Et que dirois-tu,
répliqua François Ier, si l'empereur avoit raison,
si c'étoit moi qui le laissât passer dans mon royaume ? — Ce seroit votre nom que je mettrois sur mon livre à la
place de celui de Charles-Quint. Et ici le bouffon exprimait l'opinion
vulgaire, celle qui ne comprenait pas la nuance délicate d'honneur qui
portait un roi à respecter le prince qui noblement se confiait à sa foi de
gentilhomme.
Le roi mit une sorte d'orgueil à montrer la puissance et
la force de cette France qui faisait la jalousie du grand empereur ; il y
avait de la politique dans ce faste, parce qu'il fallait prouver qu'à travers
les longues guerres, les sacrifices répétés, le peuple était encore riche,
heureux, et que, dans une crise nouvelle de bataille, il pourrait se
présenter en armes contre les bandes espagnoles, italiennes ou allemandes.
Tout cela fut révélé avec courtoisie, ainsi qu'il était écrit dans les
vieilles chroniques et chansons de gestes ; Charles-Quint portait le même nom
que Charlemagne, et toute la chevalerie était alors avide de légendes sur le
grand empereur. Ceux qui ne connaissaient pas personnellement Charles-Quint
furent surpris de le trouver trapu, petit, un peu boiteux et lourd de sa
personne ; et en le comparant aux traditions laissées sur Charlemagne, sa
taille gigantesque, sa longue barbe, ils ne pouvaient croire que ce fût là
son successeur, le souverain de tant de domaines, le prince de si vastes
États. Partout où l'empereur séjournait on lui présentait les clefs de la
ville ou des châteaux. Il siégeait pour rendre la justice. L'intention était
encore de faire contraste avec la triste manière dont François Ier avait été
traité dans sa captivité d'Espagne ; si ses chaînes étaient d'or, elles n'en
étaient pas moins des chaînes ! A Amboise, à Blois, à Fontainebleau, comme à
Chambord, il y eut des fêtes, des tournois, où les dames rivalisèrent de
parure, de velours, de soie garnis de point de Flandre. Les comptes de dépenses
de François Ier s'en ressentent pour cette année ; les châtelains se
ruinèrent en empruntant aux Florentins et aux Génois des sommes
considérables. En Espagne, si l'on exceptait quelques églises aux souvenirs
arabes, les palais royaux étaient sombres, et tous ressemblaient à des
monastères. Charles-Quint dut être fortement étonné en parcourant ces jardins
ornés de belles statues, ouvrages des meilleurs artistes, au milieu des
cascades jaillissantes, des nappes d'eau, comme il en avait vu à Milan et à Florence
; et la surprise fut plus grande encore lorsque les échevins et le parlement
vinrent l'inviter, au nom du roi, à visiter Paris, la capitale ; les métiers
avaient hâte de montrer leurs privilèges ; orgueilleux de leur sainte
cathédrale, de leur hôtel de ville, les bourgeois voulaient faire procession
devant l'empereur,, et rendre ainsi témoignage de leur puissance.
Charles-Quint promit de les visiter ; en effet il fit son entrée avec pompe
par le bois de Vincennes, la
Bastille et la porte Saint-Antoine[7].
A mesure qu'une intimité plus grande s'établissait entre
Charles-Quint et le roi de France, les ministres et les favoris, il s'engagea
naturellement des causeries sur les affaires d'État. Le roi de France
espérait obtenir, en échange de sa courtoise réception, l'investiture du
duché de Milan, objet de si longues et de si coûteuses contestations.
Plusieurs fois le roi s'en était ouvert à Charles-Quint, et celui-ci
répondait avec mesure : Que la France ne pouvoit être le
lieu d'une libre concession, car l'on diroit cette investiture nulle par
absence de liberté, et n'étoit-ce pas d'ailleurs le motif qu'invoquoit
François Ier pour se dispenser d'exécuter le traité de Madrid ? La position
seroit identique, et il ne falloit pas s'y exposer ; mieux valoit attendre
que l'empereur fût librement rendu dans la Flandres, où, avec son
conseil, il pourroit spontanément concéder l'investiture. Inquiet déjà
que l'on prît pour de la mauvaise foi ces réflexions naturelles, l'empereur
craignit un moment quelques mesures déloyales. Une certaine hésitation se
peignait souvent sur les traits contractés de sa physionomie ; chaque action
il l'interprétait comme un acte de violence ; à la suite d'un bal à Amboise,
il se manifesta les symptômes d'un incendie, et Charles-Quint craignit qu'on
ne l'eût fait exprès pour se débarrasser de lui. Une autre fois un morceau dé
bois fut détaché d'un haut édifice et froissa sa tête de manière à lui faire
une blessure ; l'empereur, profondément affecté, ne dit rien, il grimaça même
un sourire. Enfin un jour, aux Tournelles, dans les vergers qui entouraient
la cour, Charles-Quint, à cheval, sentit sauter derrière lui en croupe un
chevalier qui, le serrant fortement, lui dit d'une voix timbrée ; Sire empereur, vous êtes mon prisonnier. Le roi se
tourna avec saisissement, et il reconnut le petit espiègle duc d'Orléans qui
avait fait un jeu de cela, de manière à l'effrayer sérieusement.
Charles-Quint lança un de ces sourires significatifs qui veulent être
insouciants et qui témoignent néanmoins une mélancolie soupçonneuse.
Cette sorte d'état mal à l'aise se manifestait constamment
au front de l'empereur. François Ier ne fut pas le demies à s'en apercevoir,
et dans ses épanchements, soit qu'il voulût se venger des tourments de
Madrid, soit qu'il voulût rassurer les craintes de l'empereur, en rappelant
sans cesse l'objet de ses soupçons, il lui dit, en lui montrant la duchesse
d'Étampes, sa maîtresse : Mon frère, vous voyez bien
cette dame qui est là-bas ? eh bien, elle me conseille de ne point vous laisser
partir sans avoir obtenu de vous les modifications au traité de Madrid.
Et l'empereur répondit d'un ton moitié railleur, moitié sérieux : Eh bien, pourquoi, sire, ne suivez-vous pas ses bons
conseils ? Des Mémoires ont écrit que, loin de négliger cet avis,
Charles-Quint voulut s'assurer l'appui de la duchesse d'Étampes, et que, prêt
à se laver les mains, avec une galanterie exquise, il laissa tomber par terre
un diamant de prix, et comme la duchesse se baissait pour le ramasser et le
rendre à l'empereur, le prince lui dit : Gardez-le,
madame, en souvenir de moi. Et depuis ce moment-là, ajoutent les Mémoires,
la duchesse d'Étampes fut décidément favorable à Charles-Quint. Il faut se
défier de ces anecdotes que Brantôme a réunies dans ses loisirs de gentilhomme
fatigué ; il devait être d'un prix inestimable, ce diamant, pour qu'il pût
séduire la maîtresse d'un roi magnifique, accablée elle-même sous le poids
des pierreries ! Au contraire, la duchesse d'Étampes partagea jusqu'à la fin
l'opinion de cette partie du conseil qui voulait profiter du passage de
Charles-Quint pour modifier le traité de Madrid ; elle ne pouvait en changer
pour une bagatelle, serait-ce même pour quelques mille doublons d'or.
D'autres motifs déterminèrent donc le roi à garder sa loyauté envers un hôte
si puissant qui s'était livré tout entier à sa foi.
Les deux monarques accomplirent un vœu solennel en venant
saluer les tombeaux de Saint-Denis, grand sépulcre des rois. Ce séjour de la
mort plaisait à Charles-Quint ; il appartenait par ses émotions à l'école
flamande, qui place les ossements du sépulcre sous une rose, ou un enfant
endormi sur une tête de mort vide et sonore. En passant par Aix-la-Chapelle,
n'était-il pas descendu au caveau de Charlemagne, pour mesurer de son corps
sa vaste tombe ! L'empereur y était resté deux heures entières à méditer sur
la puissance de ce génie : à Saint-Denis, solennelle visite aux morts, il
indiqua du doigt la tombe de Philippe Auguste, le cercueil vide de saint
Louis, et remontant plus haut, il chercha Clovis et Pépin que les caveaux de
Saint-Denis abritaient depuis des siècles. La cour était nombreuse, avec un
caractère grave et silencieux ; l'abbé de Saint-Denis portait la mitre
pontificale, car il ne relevait que de Rome : le clergé, avec ses dalmatiques,
précédait Charles-Quint et François Ier, tous deux méditatifs devant
l'égalité du tombeau ; autour d'eux, la jeunesse joyeuse de pages, le grave
chancelier, le connétable, l'épée haute : que de religieuses et grandes
pensées surgirent là ! Combien de temps seraient-ils encore rois de la terre
? Bientôt le bruit du ver du sépulcre serait la seule fanfare autour de leurs
corps dévorés comme sur la vieille pierre des cathédrales ! Que de néant dans
les grandeurs humaines !
La visite de l'abbaye de Saint-Denis fut le dernier acte
du séjour de Charles-Quint en France ; accompagné par le roi jusqu'à
Compiègne, il prit hâtivement la route de Flandre ; et à travers la
satisfaction que lui faisait éprouver la chevaleresque réception du monarque
et du peuple, on dut remarquer que l'empereur ne parut complètement rassuré
que lorsqu'il toucha ses propres domaines. Sa figure s'éclaira tout d'un coup
; cessant de se contraindre, il poussa un de ces soupirs de soulagement et de
liberté que nul ne peut saisir et comprendre que lorsqu'il a passé par cette
épreuve d'une contrainte longue et pénible. Il avait eu besoin de simuler la
joie et la confiance, et il n'avait ni joie ni confiance ; chaque fois qu'on
lui pressait la main, il semblait qu'il sentait des liens se nouer autour de
lui, et ses membres frissonnaient à travers un sourire. Il avait sur le front
une de ces rides qui sont comme un témoignage permanent d'inquiétude, comme
une empreinte de tourments intimes que rien ne peut effacer ; à chaque pas un
frisson, à chaque démarche une peur. Cet horizon épais s'éclaircit tout à
coup, lorsque enfin Charles-Quint toucha le territoire de la Flandre, et lorsque la
gouvernante des Pays-Bas, sa sœur bien-aimée, vint le presser dans ses bras
et le saluer du titre de César et d'Auguste.
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