Marche de Charles-Quint sur le Var. — Les deux routes par Antibes et
Grasse. - Prise de Brignolles et du Luc. — Arrivée à Saint-Maximin et à
Toulon. — Système de défense pour la Provence. — Noblesse et paysans. — Saccagement.
— Troupes légères de François Ier. — Situation du camp d'Avignon. — Le roi à
Valence. — Mort du Dauphin. — Effroi qu'elle excite dans le camp. — Jugement
de Montecucculi. — Développement du plan de Charles-Quint. — Prise d'Aix. —
Sièges d'Arles et de Marseille. — Inaction de François Ier et de Montmorency.
— Négociations diplomatiques avec les Suisses. — Ils se décident pour le roi
de France. — Guerre du Nord. — Marche du comte de Nassau sur Paris. —
Craintes de la bourgeoisie. — Armements. — Délibérations de l'hôtel de ville.
— Nouvelle que reçoit Charles-Quint. — Invasion des Turcs dans la Pouille et la Sicile. — Barberousse
sur les côtes de l'Italie. — Gênes menacé d'un soulèvement. — Nécessité de la
retraite de l'empereur. — Il quitte la France.
1536.
La défection du marquis de Saluées qui livrait le
Pas-de-Suse, la retraite de la gendarmerie française, sous l'amiral de Brion,
à travers les Alpes, laissaient à Charles-Quint le libre passage du Var, qui
sépare la Provence
de l'Italie. Lorsque l'empereur toucha Nice, il put voir se déployer devant
lui toute son armée sous Antonio de Leva. Cette armée se composait de bandes
espagnoles, arquebusiers noircis parles batailles ; de troupes italiennes,
qui accouraient de Gênes, de Naples, et, enfin, de ces lansquenets allemands,
avides de pillage dans le pays du Midi. Parmi les chefs ou entendait mille
propos de chevalerie un peu fanfarons ; les uns, dans une ambition sincère,
les autres, pour faire plaisir à l'empereur, lui demandaient un comté, une
province ? une ville de France, comme si déjà la conquête en était faite ;
des abbés mêmes sollicitèrent des bénéfices dans le Parisis. La vice-royauté
de France fui promise à don Antonio de Leva. Charles-Quint était parvenu au
dernier paroxysme de la colère depuis sa violente sortie dans le consistoire
de Rome, et son orgueil s'était soulevé comme une tempête dans son âme.
Le pays de Provence qu'on allait envahir présentait devant
l'armée deux routes distinctes ; la première, de Nice, suivant comme un long
serpent les côtes d'Antibes, de Fréjus, de Saint-Tropez et d'Hyères jusqu'à
Toulon ; la seconde, ancienne voie romaine passant par Grasse, Brignolles 9
Saint-Maximin, et détendant par conséquent jusqu'à Aix, la capitale de la Provence. Une
carte parfaitement levée de la
Provence par les ordres du marquis de Saluées, avait
indiqué à Charles-Quint les avantages et les périls des deux routes ; les
côtes offraient des défilés, immenses rochers, mais on avait l'avantage
d'être soutenu par la flotte d'André Doria, qui pouvait toujours aborder
Fréjus ou Toulon. L'autre route sur le versant des Alpes offrait un grand
nombre de villes fortifiées, avec leur chemise de murailles crénelées, dont
on voit encore les débris. Au reste, le pays était sec, avec plus de fleurs
et de fruits que de blé ; c'était une corbeille et non point un grenier,
comme le disait Antonio de Leva avec sa prudence ordinaire ; on devait
trouver peu de ressources surtout avec un soleil d'été ; car l'empereur passa
le Var le 17 juillet, c'est-à-dire au moment où le soleil brûlait toutes les
terres et desséchait les rivières. Mais Charles-Quint était espagnol, habitué
à ces feux ardents qui pompent en quinze jours le Mançanarès et le Tage, et
ne laissent plus qu'un sable brûlant aux maja et aux nobles cavaliers de
Madrid et d'Aranjuez.
L'armée s'avança en deux grands bras qui devaient enlacer
Aix et Marseille ; la marche fut prudente, mais rapide. Don Antonio de Leva
s'empara après quelque résistance de Grasse, de Brignolles, d'Hyères, la
ville aux orangers. Là seulement on vit se déployer le système de guerre
défensive, véritablement effrayant, adopté par la noblesse de Provence.
François Ier venait d'ordonner que des corps de cavalerie sous les ordres de
deux gentilshommes, Bonneval et Montejan, parcourraient en tous sens le
territoire, afin de tout ravager sur les pas de l'ennemi ; la noblesse fit
glorieusement le sacrifice de ses récoltes, de ses châteaux ; elle brûla tout
de ses mains ardentes et patriotiques. Les paysans prirent les armes d'abord
pour s'y opposer ; les corps francs de Bonneval et de Montejan durent
violemment contraindre les bourgeois à ce sacrifice que les nobles faisaient
spontanément. Ces côtes, déjà si arides, n'offrirent plus qu'un aspect désolé
aux soldats de Charles-Quint. Le roi, en remerciant la noblesse de ce
dévouement, déclara que nul impôt ne serait perçu sur les paysans pour tenir
compte des sacrifices.
Cependant l'empereur établit ses tentes à Saint-Maximin,
au pied de la colline où la
Madelaine pleura dans la Sainte-Baume, sous
cette forêt épaisse qui semble abriter un temple druidique : il demeura
quelques jours afin que l'armée envahissante pût délibérer sur la route
qu'elle devait prendre : marcherait-elle sur Aix, sur Marseille et Arles,
afin d'obtenir les libres communications de la mer et du Rhône (ce qui lui assurait le secours d'André Doria et de
ses galères) ; ou bien encore se détournant sur Avignon, irait-on
droit sur le camp d'Anne de Montmorency, avant-garde de l'armée royale ? Pour
bien juger cette situation stratégique, il faut dire que le roi, à la tête de
tous ses chevaliers, avait quitté Lyon pour s'avancer sur Valence, afin
d'être plus rapproché du théâtre de la guerre. Anne de Montmorency, le
connétable, croyait indispensable de rester maître du cours du Rhône[1] ; il occupait
donc Avignon et en détachant une garnison vaillante et considérable dans
Arles, on avait une longue chaîne sur le cours du grand fleuve jusqu'à son
delta. Deux partis étaient à prendre par l'armée royale : livrer bataille à
Charles-Quint dans la
Provence, et cela eût été adopté en d'autres temps, ou bien
le laisser s'épuiser dans un pays dépourvu de tout ; quand son armée serait
accablée de besoin, on pourrait tomber sur elle, et alors essayer une
bataille ou couper la retraite. Au système d'imprudence et de hardiesse qui
avait fait perdre la bataille de Pavie, succédait une méthode d'extrême
circonspection. Ce n'était plus François Ier, le chevalier errant, mais le
vieux baron expérimenté et timide.
Peut-être aussi faut-il attribuer ces précautions
excessives de François Ier à un triste événement qui vint tout à coup le
frapper au cœur, pendant qu'il s'avançait sur Valence. Comme il s'agissait de
la défense du pays et d'une campagne où la couronne de France était menacée
au front royal, tous les jeunes princes de la grande lignée, le Dauphin de
dix-neuf ans, le duc d'Orléans qui en avait dix-sept, le troisième fils
treize seulement, étaient partis d'Amboise pour suivre leur père, et essayer
leurs premiers coups de lance. Courageux enfants ! celui qui parmi eux se
distinguait le plus, le Dauphin étonnait la cour par son extrême galanterie
et son amour immodéré des femmes, de la chasse et des coups de lance brisée
plus d'une fois dans les tournois ; on le disait très-frêle de corps, facile à
s'émouvoir le sang sous la chaleur du jour ; et au courre jamais il n'avait
reculé ni devant un sanglier, ni devant un cerf aux bois durs et acérés. Il
marchait donc suivi de la cour, le jeune Dauphin, folâtrant gaîment sous le
soleil brûlant du mois de juillet, et il venait d'arriver, suivi de sa meute,
à Tournon sur le Rhône, après avoir parcouru les forêts qui bordent le
fleuve. Il bouillonnait de chaleur ; son échanson, Montecucculi[2], italien fort
empressé, lui donna un verre d'eau glacée ; il en but beaucoup tant cela lui
plaisait comme toute chose extrême : bientôt la fièvre le prend, il s'alite,
et l'armée en deuil apprend que le Dauphin de France, si jeune et si beau,
est mort avec la rapidité de l'éclair[3].
Rien n'était plus simple que d'expliquer, par des causes
naturelles, la mort d'un prince enlevé par ces fièvres si promptes dans les
pays du midi[4].
La glace fait souvent sur les entrailles l'effet du fer tranchant ; elle
coupe, elle déchire. Au temps ordinaire on eût donc reconnu la cause
véritable de la mort du Dauphin ; mais comme il fallait servir des haines,
alimenter des soupçons, l'on accusa Montecucculi d'avoir empoisonné le prince[5], non point
spontanément par un acte de vengeance ou d'inimitié personnelle, mais par
Tordre de Charles-Quint : cela était-il probable ? quel intérêt pouvait avoir
l'empereur à frapper un des membres d'une famille si nombreuse ? Un Dauphin
mort, un autre venait à sa place. Gomme il fallait néanmoins servir
l'animosité publique, faire croire à un acte infâme, on fit le procès à
Montecucculi, et, mis à la question, on supposa des aveux. Le malheureux
écuyer fut écartelé à quatre chevaux ; on publia partout le camp aussi que
Montecucculi était l'agent et l'espion de Charles-Quint, car on voulait
attiser la guerre avec quelque chose de triste et de fatalement acharné comme
une vengeance.
Les périls étaient grands ; non-seulement l'ennemi
apparaissait au midi de la
France, mais encore ses colonnes pressées se montraient sur
les frontières de la
Picardie et de la Flandre. Dès que la guerre avait été résolue
dans les conseils de Charles-Quint, des ordres furent envoyés à Marie, la
gouvernante des Pays-Bas, et au comte de Nassau pour envahir le territoire
nord de la vieille monarchie. La guerre, pour réussir, devait être entreprise
dans des proportions universelles, de manière à ce que le succès fût complet
sur les Alpes, dans la
Provence comme dans la Picardie et la Flandre. Le roi, en portant
le centre de sa propre armée sur le Rhône, avait un peu dégarni le Nord, où
il n'avait laissé que le duc de Vendôme pour garder la Picardie, et à ses
côtés, pour protéger la
Champagne, le noble et vaillant duc de Guise, qui déjà
l'avait préservée. Les forces de ces capitaines n'étaient pas suffisantes
pour résister à la nombreuse armée des Flamands sous le comte de Nassau ; les
places frontières furent enlevées ; la ville de Guise capitula, et les
principaux efforts du comte de Nassau se portèrent sur Péronne, immédiatement
assiégée ; cette place était défendue par le maréchal de Fleuranges, le fils
intrépide de ce comte de La
Marck, si renommé aux bords de la Meuse. Il se battait
avec vaillance ; mais, Péronne une fois enlevée, la route directe de Paris
était ouverte ; la ligne de la
Somme franchie, et le théâtre de là guerre se portait sur
l'Oise.
L'aspect de ces périls, bientôt connus des habitants de
Paris, excita une tristesse, un effroi universels. La faible garnison qui
défendait la vieille cité croyait voir encore une fois l'ennemi apparaître
devant ses murailles[6]. La lecture des
registres de l'hôtel de ville constate la terreur partout répandue, et les
précautions militaires prises pour protéger la cité et ses habitants.
Heureusement il y avait un évêque au cœur énergique, qui organisa à lui seul
la défense de Paris, en exhortant les fidèles à se défendre par tous les
moyens.
C'était le cardinal du Bellay, d'une famille
essentiellement dévouée à la nationalité française ; on voit dès ce moment les
habitants s'armer par compagnie ; on s'exerce au tir de l'arquebuse et du
canon : la
Bastille Saint-Antoine correspond aux vingt-cinq tours qui
entourent Paris ; on se fortifie comme à la veille d'une bataille ; le
parlement vote des subsides et devient presque autorité publique en l'absence
du roi. Paris, tel qu'il était fortifié, ne pouvait être pris d'un coup de
main ; une enceinte de hautes murailles le ceignait par tous les côtés,
antique chemise de pierre ; les portes étaient garnies de herses, avec
pont-levis, et chaque tour avait quatre canons. Le parlement adopta des
précautions conjointement avec l'évêque pour faire entrer des vivres en
abondance. Cette année le froid avait été vif, l'hiver dur ; l'été avait
succédé si rapidement et avec si peu de pluie que la rivière de la Seine n'était plus
navigable ; de sorte qu'on craignait de manquer de farine, et qu'à la suite
des privations une peste nouvelle ne décimât la cité. Des mesures de police
furent prises par l'hôtel de ville et le parlement, ainsi que le constatent
les vieux registres conservés à travers les âges.
Cependant au camp de Tournon, le roi, tristement renfermé
sous sa tente, pleurait le Dauphin son fils, si fatalement enlevé ; autour de
lui, ses meilleurs capitaines délibéraient sur le parti à prendre pour
repousser la double invasion au nord et au midi ; les plus impétueux
voulaient marcher en avant et se précipiter sur l'armée de Charles-Quint en
Provence. On était maître de tout le Rhône, depuis Lyon jusqu'à la mer ; le
roi, en pleine communication avec Anne de Montmorency qui avait son camp à
Avignon, lui demandait conseil sur les moyens de finir la guerre avec éclat,
et Montmorency, fort prudent, ne croyait pas qu'il fallût engager une bataille
dont les chances seraient incertaines : si Charles-Quint était vainqueur, que
pourrait-on lui opposer ? Il fallait ménager les troupes, parce qu'on en
avait peu ; le cours du Rhône était la position la plus défensive ; par ce
moyen, on aurait facilement des vivres, car de ce point on commandait à là
mer et à tout le centre du royaume. Le soleil au mois d'août, les fontaines
desséchées, la terre brûlante, les fruits à moitié mûrs, seraient la
meilleure défense pour le Midi. Il ne fallait même pas attirer Charles-Quint
vers le Rhône qui, de ses eaux abondantes, arrosait les campagnes fertiles,
et la Provence
aride serait son tombeau.
Le conseil d'Anne de Montmorency était réfléchi et partait
de la connaissance profonde du territoire que l'empereur allait traverser. De
Saint-Maximin, l'armée impériale s'était portée en deux colonnes, Tune sur
Toulon, l'autre sur Aix. Toulon, place alors mal fortifiée, s'était
faiblement défendue, et, en capitulant, elle avait ainsi donné un nouveau
port à André Doria, à chaque moment attendu, avec une immense flotte chargée
de vivres. Cette armée pouvait dès lors se porter par les gorges d'Ollioules
et les montagnes du rivage jusqu'à Marseille l'opulente ; et, pour l'aider de
sa personne, Charles-Quint marcha de Draguignan sur Aix, la capitale de la Provence, le siège du
parlement et de la noblesse. Cette ville naguère si peuplée, si riante sous
le roi René, avec ses jeux de la
Fête-Dieu, ses tournois, était complètement déserte ; nul
habitant n'était resté : de vastes maisons vides et démantelées. Tel était le
triste spectacle qu'offrit Aix à l'armée de l'empereur. Le parlement s'était
retiré pour ne pas rendre la justice en un autre nom qu'en celui du roi de
France. Toute la grande noblesse, les Sabran, les Forbin, les Pontevès,
avaient démantelé leurs châteaux, brûlé leurs récoltes, pour faire une
solitude partout sous les pas de l'ennemi. Or, rien n'est plus triste, plus
lamentable, que de voir des ruines sous un ciel bleu et beau, à travers un
soleil admirable. Cela est plus vide que si le ciel était noir et la tempête
menaçante.
Campé sur la rivière de l'Arc, Charles-Quint, appelant à
lui toutes ses forces, résolut une double expédition pour donner un caractère
définitif à cette guerre. Puisqu'on trouvait imprudent de s'éloigner du
rivage, et d'aller offrir bataille à Montmorency, dans Avignon, il n'y avait
plus qu'un projet réalisable, c'était de continuer à se tenir les maîtres de
la mer et du Rhône, et pour cela on devait s'emparer d'Arles et de Marseille.
Les deux places une fois au pouvoir de l'empereur ? le système de guerre se
développait avec une grande fermeté : Marseille recevrait les galères d'André
Doria, Arles une garnison impériale ; de là on pouvait s'étendre à Aigues-Mortes,
Frontignan, Cette, et dans quelques marches heureuses atteindre Perpignan, et
joindre ainsi les Pyrénées et l'Italie ; ce qui était le but définitif de la
campagne de Charles-Quint. Toutes les privations seraient compensées ;
l'armée des Alpes donnerait la main aux bandes des Pyrénées ; les
arquebusiers espagnols se réuniraient aux Napolitains par d'unanimes
acclamations. La double expédition commandée, Charles-Quint se réserva en
personne le siège de Marseille. Comme la ville opulente et riche, la rivale
de Gênes, André Doria se proposait de l'humilier en arborant sur ses rivages
le drapeau uni de Charles-Quint et de la république génoise. Oh ! que les
marins des côtes et rivières de Gênes auraient poussé des cris de joie en
arborant le pavillon de leurs galères sur le château d'If et l'île de
Ratoneau ! C'était mal compter.
La route qui de la rivière de l'Arc s'étend jusqu'à
Marseille est pierreuse et dans une situation pittoresque, coupée de rochers
arides, la mer à la droite, les petites Alpes à la gauche ; sur chacune de
ces hauteurs était un château que le mistral balaye de ses bouffées
impétueuses : Gardanne, Simiane, Greasque, Fuveau, possessions de seigneurs
fort dévoués à François Ier. D'après les ordres du roi, les campagnes étaient
ravagées, les châteaux en ruines ; on ne voyait donc que poussière secouée
par le grand'vent. Lorsque l'armée, commandée par Charles-Quint en personne,
s'avançait jusqu'à les Baumes Saint-Antoine, le corps qui avait pris Toulon
sous les ordres du marquis de Guast, marchait par le Bausset, et faisait sa
jonction avec l'empereur sur l'Huveaune jusqu'au pont de Vivaux où se voyait
alors le vieux manoir d'Église, la terre du Bon Dieu, solitude aimée[7]. A la tête de
quelques brillants cavaliers, Charles-Quint s'était avancé sur les hauteurs
de la Viste ;
le canon de Marseille commença à jouer et à jeter d es boulets dans les
vignes et les oliviers qui cachaient l'empereur sous leurs feuilles verdâtres.
Il y avait quinze ans que, à pareil temps, Marseille avait soutenu un siège
vigoureux contre le connétable de Bourbon, et ce souvenir, elle l'avait gardé
glorieux dans ces annales ; où était donc résolu à se défendre contre
Charles-Quint. Libre du côté de la mer, Marseille était pourvue de vivres en
abondance ; ses muraille pouvaient résister aux boulets, et d'ailleurs ses
tours, garnies d'artillerie, balayaient le golfe, et de la butte des Moulins
on pouvait jeter mille boulets de canon à travers les tentes de Charles-Quint
sur les hauteurs de Septèmes. Cette défense vigoureuse dura onze jours ; les
assiégés dans l'abondance, et l'ennemi dans toutes les privations.
L'empereur, avant d'essayer un assaut, attendait la flotte d'André Doria, et
les succès de l'expédition d'Arles, cité vigoureusement défendue. Tout en
laissant l'honneur d'une noble résistance à Marseille, à Arles, à leurs
populations belliqueuses, à leurs marines qui protégèrent les vieilles tours,
à leurs femmes et à leurs filles qui, comme la première fois, portèrent des
secours aux blessés et des pierres sur les brèches, il faut dire que si ces
deux cités ne succombèrent pas, la cause en est à des événements politiques
qui imposèrent tout à coup la retraite aux impériaux. Des négociations
attentives venaient d'amener de formidables auxiliaires aux troupes de
François Ier[8]
: avant d'engager la grande guerre, et par suite de la ligue de Bologne, Charles-Quint
avait fait promettre aux Suisses de rester neutres si une campagne
s'engageait avec le roi de France ; trop souvent les montagnards avaient
porté leur poids dans la balance militaire pour qu'on ne prît pas à leur
égard certaines précautions, et la neutralité paraissait la plus simple, la
plus naturelle. Cependant tel était le caractère de cette nation cupide
qu'avec de l'argent on la faisait toujours changer, et par ce moyen François
I w s'était encore attiré les Suisses. Auprès de chaque capitaine, il avait
fait négocier en les accablant de promesses ; au cou de chacun il attacha
lui-même un collier d'or de la valeur de 300 écus, ce qui les avait
singulièrement flattés. Ces gros paysans dirent mille paroles flatteuses au
roi, qui, à son tour, leur parla d'une façon si affectueuse, si tendre, que
des larmes coulèrent, et ces bons compères se mirent à crier : Vive le roi !
en brandissant leur pertuisane. On les vit alors défiler leur casque de fer
en tête, leur lance et leur arquebuse sur l'épaule, avec leur gourde pleine
de poudre au côté, et se placer dans les rangs de l'armée française pour le
service de monseigneur le roi.
Ce secours des Suisses, si admirable infanterie, donna une
supériorité numérique à l'armée du roi de France, campée sur le Rhône ; dès
lors, elle dut prendre l'initiative, et ceci au moment où Charles-Quint,
accablé de privations, poussait avec vigueur les sièges d'Arles et de
Marseille ; dix marches de l'armée du roi pouvaient suffire pour le mettre
entre deux feux. La coopération des compères eût seule motivé la retraite de
l'ennemi, si d'autres nouvelles encore n'étaient venues la rendre indispensable.
Des lettres de Naples, apportées en toute hâte à travers l'Italie,
annoncèrent le débarquement des Turcs dans la Fouille, et les progrès
du grand vizir en Hongrie ; Soliman II se promettait de traverser
l'Allemagne, tandis que Barberousse, le vieux corsaire, ravagerait toutes les
côtes : Charles-Quint pouvait-il rester en Provence lorsque l'Italie était
menacée par les Barbares, et que vingt-deux mille esclaves étaient emmenés
sur les rivages d'Afrique ?
Cette diversion formidable, qui l'avait préparée ?
l'active diplomatie de François Ier. Par ses ordres, son ambassadeur, le sire
de la Forêt,
avait signé un traité d'alliance offensive et défensive avec Soliman II. Et
pour cimenter cette union, l'envoyé français était sur la flotte ottomane
avec les mécontents de Sicile et de Naples ; c'était au nom de François Ier
que les Turcs prenaient possession de Brindes et de Tarente. Jamais l'alarme
n'avait été plus générale en Italie, et bien que les Turcs, d'après les
conseils de l'ambassadeur français, gardassent quelques règles du droit des
gens envers les vaincus, néanmoins le système d'esclavage semblait prévaloir
; les Barbares emmenaient les femmes, les jeunes filles, les hommes robustes
à Constantinople et en Afrique.
A ces nouvelles venaient se joindre les troubles de
l'Italie. Le parti français se montrait à Gênes, Venise et jusqu'à Rome ;
depuis que Charles-Quint s'était éloigné avec les meilleurs de ses soldats,
sa popularité avait diminué. Loin du théâtre des événements, il s'exposait à
perdre cette souveraineté morale qu'il exerçait partout au delà des Alpes.
Ainsi la présence des Suisses, désormais enrôlés sous le drapeau de François
Ier, le débarquement des Turcs en Italie, la révolte de Gênes, la séparation
de Venise, déterminèrent bien plus la retraite de l'empereur que la misère et
les privations éprouvées par les soldats dans les campagnes arides de la Provence.
Ces privations d'ailleurs avaient cessé, car André Doria
venait d'arriver avec sa flotte à Toulon, et l'abondance régnait sous la
tente ; rien ne s'opposait donc plus aux développements de la guerre, et
alors surtout on dut admirer les héroïques résistances de Marseille et
d'Arles, qui tinrent assez de temps pour laisser arriver les dépêches de
l'Italie, si graves et si solennelles : désormais fallait-il abandonner
Naples et la Sicile,
la Pouille
et le golfe de Tarente à Soliman, l'allié de François Ier ? Tant le zèle de
l'ambassadeur la Forêt
était grand pour affermir cette alliance, qu'il succomba, au milieu de
l'armée turque, à une maladie contagieuse. Ce fut vers la fin de septembre
que la retraite de Charles-Quint se déploya rapide depuis Arles, Marseille,
jusqu'à Aix. L'empereur, alors fort triste, venait de perdre autour de
Marseille son vieux capitaine Antonio de Leva, et celte mort lamentable
l'avait frappé, à ce point de précipiter son départ. Quelles ruines furent
faites encore par l'armée impériale, et quelle fermeté stoïque déploya
Charles-Quint dans ce mouvement rétrograde ? Les soldats allemands et
espagnols se vengèrent par des pillages de ce qu'ils n'avaient pu se rendre
maîtres d'Arles et de Marseille, ces cités sœurs, qui se félicitaient d'avoir
échappé aux périls par les danses et les fêtes provençales. La première
origine de la farandoule, cordiale comme un serrement de main, si elle n'est pas
copiée des bas-reliefs antiques, vint de la célébration des pompes
victorieuses, lorsque l'armée de Charles-Quint s'éloigna. Néanmoins les
périls n'étaient pas passés : un jour les habitants virent apparaître dans
les vallons qui forment comme une ceinture, à la colline de Notre-Dame de la Garde, les troupes
d'arquebusiers du duc d'Albe, avec le dessein de s'emparer de Marseille par
surprise ; mais le gouverneur Barbezieux et les échevins, prévenus à temps,
avaient fait ranger dans ces anses où les eaux paisibles baignent les
rochers, des galères armées de canons, et les boulets sifflant à travers les
vignes, brisaient le tamarin et le pin dans ces montagnes, où vit la chèvre
amaigrie et le berger bruni par les feux du soleil. Elle ne fut point timide
et désordonnée la retraite de Charles-Quint à travers la Provence ; son armée,
parfaitement disciplinée, demandait à être conduite devant le camp d'Avignon
; toute l'artillerie était débarquée à cet effet. Si François Ier était
descendu jusqu'à Montélimart, Charles-Quint n'eût pas hésité à marcher sur le
Rhône. Le camp sous Montmorency n'osa pas se hasarder au delà de la Durance. L'armée
royale ne fit aucun mouvement pour troubler la retraite de l'empereur.
N'était-ce pas pour François Ier le moment de s élancer de
Valence, de Tournon et d'Avignon sur Gap, Grasse, jusqu'au Var, pour couper
la retraite à Charles-Quint et lui disputer le passage des Alpes ? Qui
pouvait expliquer cette inaction d'Anne de Montmorency et du roi ? Si l'armée
de Charles-Quint était en si grand désordre, comme l'ont écrit les
historiens, pourquoi ne pas tomber sur elle ? On accusa de cette négligence
Anne de Montmorency ; ce n'était pourtant pas un soldat timide à ce point de
laisser échapper l'occasion de se saisir d'une proie aussi riche que celle de
Charles-Quint. Il faut croire que le roi n'osa point se jeter en Provence,
parce que l'ennemi, au nord, s'avançait de Péronne sur Paris. Tout cela néanmoins
aurait été largement compensé par l'entière destruction de l'armée impériale
au midi, d'autant plus que les paysans soulevés dans les campagnes de la Provence, comme les
sauterelles de juillet aux plaines brûlées, s'élançaient sur les Espagnols,
les Allemands, les Italiens. Charles-Quint montra toujours sa grande fermeté
de caractère ; toutes les privations, il sut les partager avec le soldat. Il
ramena sur le Var cette armée qui, dans ses dires fanfarons, se promettait la
conquête de la Provence
et la ruine de la monarchie française. En général, il ne faut pas menacer
tout un peuple de destruction ou un État de sa ruine, parce qu'il arrive
toujours quelque chose aux grands conquérants, qui fait voir que Dieu n'aime
pas les hommes qui se croient une nature supérieure et une destinée sans
revers.
Au nord dans la Picardie, les succès du comte de Nassau avaient
été d'abord rapides et décisifs, et les craintes de Paris signalaient les
pressants dangers du centre de la monarchie. Hélas ! les forces n'étaient pas
égales, et peut-être le comte de Nassau, avec ses Flamands, eût entrepris le
passage de l'Oise et de la
Seine, si un secours inattendu n'était venu encore sauver
le royaume de François Ier. Au camp de Tournon, les capitaines suisses, avec
leurs beaux colliers d'or au cou, avaient prêté l'appui de leurs compagnies
d'arquebusiers au roi. Eh bien, à l'autre extrémité, on vit débarquer aux
embouchures de la Seine
et de la Somme
de valeureux compagnons, revêtus de leurs plaids des montagnes, avec leur
bannière aux armes d'Écosse. Dans les annales de France, ce n'était pas la
première fois que les Écossais étaient accourus au secours de la monarchie :
ne l'avaient-ils pas préservée sous Charles VII ? Il y avait une grande
sympathie entre la France
et l'Écosse où régnaient les Stuarts. Jacques, noble prince destiné à une
fille de France, accourut à la tête de huit mille Écossais pour défendre le
nord du royaume et se joindre aux troupes du duc de Vendôme et de Fleuranges,
qui protégeaient Paris contre les Flamands du duc de Nassau. Jacques V et ses
Écossais firent des prodiges ; l'armée ainsi soutenue reprit les places de
guerre que l'ennemi avait enlevées dans son passage. Il se trouva qu'à la fin
de cette année, le nord et le midi de la monarchie furent sauvés, moins
pourtant par les batailles réelles qu'avec le concours des événements et
l'action de la diplomatie. Si François Ier, allié de Soliman II, n'avait pas
entraîné les musulmans dans une attaque sur l'Italie et en Allemagne, est-ce
que Charles-Quint eût quitté la
Provence ? Si les négociations avec les Suisses, les beaux
présents de chaînes d'or, n'avaient pas déterminé les bons compères à passer
dans les rangs français, est-ce qu'alors les camps de Valence et d'Avignon
eussent paru assez formidables pour déterminer également cette retraite de
l'ennemi ? Enfin si les Écossais n'avaient point paru au nord, Paris eût-il
été préservé ? C'est que dans l'histoire les peuples tirent autant de forces
de leurs alliances, que de leurs propres moyens. Une diplomatie bien faite
vaut des armées ; il y eut cela de merveilleux dans cette campagne, que
l'armée du roi ne mit en mouvement que quelques troupes légères ; et
cependant l'ennemi fut obligé de fuir en renonçant à ses vastes projets de
conquête et de dislocation pour la monarchie des Valois !
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