Affaiblissement de l'esprit du moyen âge. — La chevalerie plutôt dans les
formes que dans la pensée. — Résultat du nouveau cartel de l'empereur au roi.
—Popularité de Charles-Quint en Italie et en Allemagne. — Ses desseins d'unir
l'Espagne et l'Italie par le Languedoc et la Provence. — Projet de
Soliman II au retour de la guerre de Perse. — Ses ambassades. — Mission du
sire de la Forêt
à Constantinople. — Ligue du pape. — De la république de Venise et de
Charles-Quint contre les Turcs. — Flottes et armées de terre. — Négociations
du cardinal de Lorraine. — Propositions de paix sous la médiation du pape. —
Offres de François Ier et de l'empereur. — Défection du marquis de Saluces. —
Décision pour la guerre. — Armée de la confédération italique. — Desseins de
l'empereur. — Vastes projets de conquête et de partage de la France. — Plan de
défense de François Ier. — Répartition de ses forces.
1535-1536.
Le caractère du moyen âge avait été un sentiment vif,
exalté, de l'esprit chrétien et chevaleresque étroitement mêlé à l'idée
féodale, à l'indépendance du castel ; de là cette liberté altière du haut
baron, qu'il gardait hautement et fièrement pour soutenir un droit ou punir
une insulte. Depuis le XVe siècle, cet esprit s'était bien modifié, et i ne
restait plus de la chevalerie que les formes ; souvent une institution a
péri dans sa force ou son principe constitutif, et il ne survit plus alors
que l'extérieur, l'enveloppe, le costume qui se maintiennent longtemps après
que l'esprit n'y est plus. L'époque de François Ier est surtout marquée de
cette empreinte ; si l'on y voit encore des traces de la vieille chevalerie,
elles sont presque toutes factices dans de romanesques inspirations ; le
sentiment public a changé ; la société est préoccupée d'autres idées ; ce qui
paraissait une chose sainte, au moyen âge, est devenu presque ridicule à
l'époque plus sérieuse qui arrive ; et l'on s'explique dès ce moment la
plupart des faits du règne de François Ier.
Voici deux fois que le roi et l'empereur se provoquent par
des cartels écrits, ils se disent : Qu'ils en ont
menti par la gorge ; ils se jettent à la face des grossières injures ;
au moyen âge cela eût été si sérieux que rois, barons, chevaliers se fussent précipités
dans la lice pour heurter leurs coursiers l'un contre l'autre et fracasser
leurs lances : et cela sans demander conseil, sans prendre avis, sans formules,
par cela seul que l'insulte était dite, et que tout ce qui portait l'épée,
empereur ou simple varlets ne pouvait la subir. Depuis, combien tout a changé
! un cartel est proposé, et à chaque pas une difficulté s'élève, à chaque
incident on s'explique ; les jurisconsultes interviennent ; tout est débats :
on se dispute sur le choix du terrain, sur le maniement des armes, sur le
résultat du combat singulier ; la formule seule survit et la pensée est
éteinte. Charles-Quint et François Ier ne manquent pourtant pas de bravoure,
l'un et l'autre ont fait leurs preuves ; mais un duel entre souverains n'est
plus de cette époque ; s'il se montre encore çà et là quelques combats
singuliers, quelques valeureux champions pour lutter dans l'arène, ce sont
des cas privés, la plupart entre simples chevaliers, débris de la féodalité.
Désormais, deux souverains, revêtus d'une grande puissance, ne peuvent
décider à la lance ou à l'épée le sort des gouvernements et des nations. On
arrive nécessairement à un autre droit public.
A cette époque d'ailleurs où la popularité de
Charles-Quint est à son apogée, il peut beaucoup se permettre, car l'Europe
chrétienne est avec lui. A Rome, on a renouvelé les pompes de l'ancien
triomphe des Césars ; à Lucques (la république
si dévouée aux ducs d'Autriche), les citoyens vont au-devant de
Charles-Quint avec un éclat inaccoutumé ; lui, toujours bienveillant, leur
parle en espagnol, sa langue chérie, les remerciant de leur fidélité[1]. L'empereur
visite successivement Sienne, Florence, toujours salué comme le libérateur de
l'Italie, comme le prince auguste qui l'a préservée de l'invasion des Turcs ;
avec une incontestable habileté, Charles-Quint, ne parle jamais de ses
droits, de ses prétentions sur l'Italie ; il veut donner à toute cette belle
terre des seigneurs, des ducs, des gouvernements, pris au sein des
populations mêmes : tout ce qui est Italie se fera par les Italiens ; et
cette pensée électrise les patriotes des républiques. Cette même popularité,
Charles-Quint la trouve en Allemagne, amoureuse de tout son orgueil pour
Charlemagne, fière d'avoir pour empereur le prince qui a porté l'éclat des
armes jusque sur les rivages de l'Afrique ; rien ne grandit plus un homme que
la victoire obtenue dans le sens d'une opinion populaire ; un triomphe
chrétien pour la liberté n'était-il pas le plus beau diadème que pouvait
poser un souverain sur son front au XVIe siècle ! Charles-Quint est donc
placé dans une sphère bien supérieure à François Ier ; il mène et domine les
événements : ainsi, à certaines périodes, en histoire, il surgit une tête si
puissante que toutes les autres ne sont que des satellites autour du grand
astre.
Alors Charles-Quint conçoit un vaste projet que son génie
espère réaliser. Quand une grande gloire vous environne, on se fait
facilement des illusions, et tout rentre dans des proportions naturelles,
même les choses les plus gigantesques. Jusqu'ici toutes les forces de
l'empereur sont morcelées et les territoires déchiquetés comme les pièces
d'un blason brisé ; l'Espagne ne tient pas à l'Italie ; la Flandre, l'Allemagne
sont aussi séparées des Alpes. Ceci rend la réunion des armées difficile ; il
n'existe aucune route militaire qui puisse unir les batailles de lances ;
perpétuellement on doit passer la mer, s'aventurer à ses périls, ou bien
franchir des montagnes inaccessibles. Il paraît donc indispensable à l'empereur
de s'emparer de ce long littoral qui sépare Barcelone de Nice et de Gênes :
en d'autres termes, la
Provence et le Languedoc doivent former le complément
nécessaire du système universel de Charles-Quint, indépendamment de
l'opulence des porta de Marseille, de Cette, n favorable au commerce, ils
ouvrent une grande route militaire pour les vieilles bandes espagnoles
partent de Perpignan, et s'avançant jusqu'à Antibes par Aix, Grasse et
Brignolles. Comme, pour être durable, la conquête doit toujours s'établir sur
un droit plus ou moins ancien, on réveillera les prétentions des empereurs
sur la Provence
: n'était-elle pas un ancien fief, et Arles même, la ville des évêques,
n'avait-elle pas arboré le drapeau allemand ? Cette lisière si magnifique de
territoire, on pourrait donc s'en emparer par une conquête régulière et
développée ; on envahirait le Languedoc et la Provence parles deux
extrémités, Nice et Perpignan, tandis que la flotte d'André Doria, partant de
Barcelone, de Gênes, se présenterait devant Toulon, Marseille, pour achever
l'œuvre d'envahissement.
L'exécution de ce plan exigeait surtout que ta paix de la
chrétienté ne fût point troublée par les Turcs ; l'idée d'une conquête
particulière sur te Languedoc et la Provence ne trouverait un certain appui dans
l'opinion que si l'Europe, paisible désormais, n'avait plus rien à craindre
des infidèles. Charles-Quint ne devait sa grandeur et sa renommée qu'à son
dévouement pour les intérêts des populations menacées. Or, lorsqu'il songeait
à réaliser ses plans en Provence, il apprit par ses espions et les juifs
qu'une immense expédition se préparait à Constantinople, et que les pachas
organisaient des nuées de cavaliers pour se porter une fois encore contre la
chrétienté. C'était l'époque où les armées musulmanes se retiraient de la Perse après une campagne
douteuse contre les sectateurs d'Ali[2]. II se présentait
alors en Orient un phénomène curieux par son identité avec ce qui se passait
au milieu des puissances occidentales et chrétiennes ; la guerre civile était
au sein du mahométisme, comme elle éclatait entre les puissances qui
adoraient l'auguste symbole de la croix. Soliman II avait envahi la Perse, et après des
victoires disputées, ses années se retirèrent sur le Bosphore ; c'était au
temps de l'expédition de Charles-Quint en Afrique ; les muftis, docteurs de
la loi, annoncèrent les revers des véritables croyants, et presque aussitôt
la guerre sainte fut prêchée. Pour déguiser les immenses armements que
faisait la Porté,
Soliman annonça qu'il allait envahir l'Egypte, punir quelques rebelles qui avaient
méconnu son autorité : ses flottes,
disait-il, n'avaient que ce dessein et le sultan
n'avait nul projet de tenter une campagne contre les chrétiens. Charles-Quint
était informé de tout le contraire ; nul prince n'entretenait un plus grand
nombre d'espions, pris parmi les Juifs, les Grecs, les renégats même, et on
trouve aux archives de Simancas des rapports d'agents secrets qui appellent
incessamment l'attention de l'empereur sur les desseins de Soliman II, alors
tout enivré de l'espérance de conquérir Naples et l'Italie.
Cette fois les Turcs, renonçant à une invasion trop
difficile par la Hongrie
ou la Styrie,
résolurent de porter leurs forces dans le royaume de Tarente, à Naples, à la
face, pour ainsi dire, de la
Macédoine et de cette Albanie où les infidèles dominaient
déjà. Barberousse, chassé d'Afrique, comptait prendre sa revanche contre
André Doria sur l'Adriatique. Mais ce qui éveilla au plus haut point l'attention
et l'inquiétude de Charles-Quint, c'est l'invariable preuve acquise que, si
les infidèles allaient porter leurs bannières en Italie, ils le faisaient à l'instigation
de François Ier. Et ce n'était plus d'une manière secrète et dissimulée que
la négociation française s'engageait à Constantinople ; le roi de France
envoyait un ambassadeur revêtu de pleins pouvoirs pour signer une alliance
offensive et défensive avec le Turc ; ce ministre était Jean de la Forêt, fort avant déjà
dans les idées diplomatiques par les consulats. François Ier, en partant de
l'idée exclusivement politique, avait résolu cette alliance contre
Charles-Quint, de manière à placer l'empereur entre deux feux : tandis que le comte de Brion et Montmorency passeraient
les Alpes pour conquérir le Milanais et la Toscane, Soliman II enverrait des forces y
considérables sous ses pachas, qui envahiraient Tarente et Naples. Ce
traité était immédiatement mis à exécution ; les préparatifs à Constantinople
se faisaient sous les yeux de M. de la Forêt, assistant aux revues des janissaires,
aux exercices des cavaliers et à l'équipement de la flotte. Il était même
convenu dans, le traité que M. de la
Forêt suivrait, comme ambassadeur du roi de France, les
armées de Soliman II, et que le drapeau fleurdelisé serait arboré en même
temps que la queue des pachas dans le royaume de Naples, une fraction de la Pouille et de la Sicile.
Il faut se reporter au XVIe siècle, à cet instant où la
puissance religieuse était encore si forte, pour s'expliquer le sentiment
d'indignation que cette alliance dut inspirer à tous. Ce n'était plus
seulement une charte de consulats, un système commercial que François Ier
stipulait avec les Turcs, comme autrefois Gènes et Venise ; le roi les
attirait sur l'Italie pour seconder une odieuse ambition : lui seul mettait
aux mains des infidèles le cimeterre étincelant ; si des milliers d'esclaves
allaient gémir encore en Afrique, ils devraient leur triste destinée à
François Ier ; si les églises étaient souillées, les vierges ravies, ce
serait encore au roi de France que cela se devrait ; il confiait l'honneur de
ses fleurs de lis à des pachas, à des janissaires ; il faisait relever son
drapeau par des Turcs. Ces justes griefs, Charles-Quint les proclamait
partout, et ils devaient trouver sympathie.
Le pape Paul III, vieillard déjà, mais esprit si ferme,
n'hésita pas à se placer à la tête de la chrétienté pour sauver l'Italie. Ses
bulles retentissaient partout afin d'appeler les efforts communs dans une
guerre sainte. On était à l'époque du jubilé[3], temps
d'abstinence et de repentir ; le pontife en prit l'occasion pouf signaler les
périls dont l'Église était menacée ; et comme Urbain II, il déclara que la
croisade était la plus sainte des expiations ; en Espagne, dans l'Allemagne,
cette magnifique bulle était proclamée avec un haut appel contre le Turc.
François Ier était mis ainsi en dehors de l'Église et de la civilisation par
son abominable traité avec Soliman II.
L'art de Charles-Quint avait toujours été de profiter de
sa vaste et puissante popularité pour grandir son pouvoir. Cette ligue qu'il
venait de faire signer au pape pour défendre l'Italie contre les Barbares et
François Ier, il la proposa à Venise, la reine de l'Adriatique, qui craignait
de voir flotter dans ses lagunes les queues de pacha sur les galères de
Barberousse. La sérénissime république ne fit aucune difficulté à la face de
ce danger si pressant[4] ; elle oublia les
vieilles rivalités qui la séparaient des ducs d'Autriche : Charles-Quint
semblait ne demander rien pour lui, et tout pour la chrétienté. Après Venise,
Lucques, Florence, Sienne signèrent le même traité de confédération sons la
protection du pape, au moment où le jubilé annonçait, au son lugubre des
cloches, que les temps de pénitence arrivaient : quel péril plus grand pour
l'Italie que d'être envahie par les Turcs ? ce n'était pas la première fois
qu'elle était pillée, ravagée par les Sarrasinois, marins habiles, cavaliers
hardis, sous l'étendard de Mahomet : combien d'années la Sicile n'était-elle pas
restée sous le joug des Arabes, dont les inscriptions se retrouvent encore
sur les monuments en ruine, abrités par les orangers et les citronniers en
fleurs de Catane ou de Païenne ?
Dans cette situation inquiète, tourmentée, à la face de
tant de périls, le pape Paul III songea une fois encore à se poser comme
médiateur entre Charles-Quint et François Ier : était-ce trop de toutes
les forces de la chrétienté pour repousser des myriades d'infidèles ?
L'Angleterre, une partie de l'Allemagne, le Danemark, la Suède, d'étaient séparée
de l'autorité pontificale, en se jetant dans l'égoïsme et la brutalité de la
réforme. Ces querelles intestines, douloureuses, affaiblissaient le ressort
religieux qui seul pouvait sauver la civilisation. Il paraissait donc prudent
à Paul III de préparer de tous ses moyens un rapprochement entre l'empereur
et le roi ; d'apaiser ces querelles, vives et profondes, éclatant par la
voix d'un cartel que tous deux s'étaient jetés à la face. La réalisation de
ce projet pacifique offrait mille difficultés, et néanmoins Paul III put
croire à la paix lorsqu'il vit que le roi avait choisi pour plénipotentiaire
le cardinal de Lorraine, esprit fort dévoué à l'Église, et sur lequel le pape
aurait essentiellement une grande action. Dès ce moment Rome espéra que par
le chancelier Granvelle et le cardinal de Lorraine, le concours de l'évêque
de Mâcon, on pourrait arrêter ce grand choc, ce heurtement des puissances
chrétiennes. Jusqu'ici il y avait plus d'animosité de paroles que de luttes
sanglantes ; les armées, réunies de part et d'autre, ne s'étaient pas encore
mesurées ; ainsi, la paix ou une trêve pouvait être le résultat d'un système
conciliatoire.
Le cardinal de Lorraine arrivait à Rome avec des pleins
pouvoirs de François Ier, mais d'une nature inflexible sur ses prétentions à
l'égard de l'Italie ; le roi demandait toujours le Milanais pour son second
fils et la succession de Louise de Savoie comme son patrimoine dans le
Piémont ; il ne disait rien de Gênes, de la dot de Catherine de Médicis, de
ses héritages, sans doute, pour se réserver le moyen d'agrandir le cercle de
ses propositions. C'était pour lui une idée fixe, à laquelle il ne
renoncerait jamais, que la prépondérance sur l'Italie ; dans la bonne comme
dans la mauvaise fortune, pour lui, pour les siens, il la voulait à tout
prix. A ce système, Charles-Quint, toujours avec la même habileté, opposait dés
théories purement négatives[5] ; le duc de Milan
ne serait ni autrichien ni français, on le laisserait choisir par la ligue
italienne spontanément, et lui, l'empereur, s'engageait à donner
l'investiture à celui qui serait élu, sans distinction, pour témoigner toute
sa tendance à une pacification générale. Le cardinal de Lorraine répondit que
les conditions étaient dictées par le roi, et qu'il n'en reviendrait pas. En
vain le pape Paul III parla-t-il des dangers imminents de la chrétienté, on
ne tint pas compte de ces pensées civilisatrices : les intérêts personnels,
les sentiments si égoïstes parlaient plus haut à la veille d'une lutte entre François
Ier et Charles-Quint ; et quand le roi de France lui-même appelait les Turcs
en Italie, pouvait-on compter sur un rapprochement ?
Les forces dont allaient disposer les deux princes chefs
de batailles, étaient de deux natures : 1° les alliances, 2° les armées. Sans
compter précisément sur le concours de Henri VIII, absorbé dans ses questions
de mariage, de divorce, comme un prince lascif et énervé, François Ier
trouverait naturellement appui dans ce roi brutal et si profondément aigri
contre le pape. Le roi conclut également des traités avec les princes
protestants de l'Allemagne, du Danemark et la ligue de Smalcalde ; il
espérait quelque sympathie de peuple à Gênes, dans le Milanais et jusque dans
la Pouille
et Tarente. Mais l'alliance la plus efficace, celle qui devait le servir
militairement, c'était le traité d'union conclu avec Soliman II ; le sire de la Forêt se disposait à
suivre l'armée d'expédition ottomane jusque dans la Calabre et la Pouille. Une
descente des Turcs en Italie appellerait nécessairement Charles-Quint à la
défense de Naples et de la
Sicile ; oserait-il m porter sur le Var, lorsque le golfe
de Tarente serait menacé par des milliers d'Osmanlis ? La force des choses
ramènerait donc l'empereur à un système défensif, et c'est là ce que voulait
la diplomatie de François Ier.
Cette union si étrange avec le Turc, à la manière des
renégats, enlevait au roi des auxiliaires. Lors de l'invasion de la Savoie, le marquis de
Saluces[6], l'ami de François
Ier, avait faibli dans ses respect et sa fidélité pour la couronne j et quand
il apprit la marche des événements et les desseins du roi, il abandonna
brusquement son parti pour se donner à Charles-Quint : dévotion d'autant plus
grave, qu'elle enlevait la clef des montagnes aux lances de Brion. Dans la
lettre qu'il adresse au roi[7], le marquis de Saluces
développe les motifs qui l'ont porté à se séparer de lui : S'il s'en éloigne avec fermeté, c'est pour sauver sa
patrie. Ainsi André Doria a voulu sauver la sienne. Ainsi
Charles-Quint attire autour de lui autant d'hommes que François Ier en
repousse, depuis le connétable jusqu'à Doria et le marquis de Saluées. C'est
qu'à travers ses formes chevaleresques et un noble feu de gloire, il y avait
dans François Ier un caractère brusque, blessant, impétueux dans ses
passions. Charles-Quint au contraire, plus froid, plus haut, savait
s'adresser à la partie sensible du cœur humain ; plein de bonté pour qui le
servait bien, il donnait des paroles gracieuses à tous ; habileté
merveilleuse pour réussir auprès des hommes, parce qu'on les gagne plus en
ménageant leur dignité qu'en les accablant de bienfaits ; les corrompus mêmes
veulent qu'on ne le leur dise pas à la face, et que l'on flatte leur vertu
dans leurs vices.
Les forces militaires des deux monarques rivaux avaient eu
le temps de se préparer depuis plusieurs années. Le projet de créer une
infanterie française en dehors des reîtres et des lansquenets, avait
pleinement réussi ; seulement il se trouvait que l'organisation de ces
légions, à la manière romaine, avait excité des jalousies parmi les
lansquenets, et ces rivalités, devenues sanglantes, avaient éclaté presque en
bataille rangée ; plus de huit cents hommes périrent de part et d'autre. Il y
avait danger aussi à classer par nationalité chaque légion : gasconne,
champenoise, bourguignonne, et la différence entre elles de langage, de
coutumes, la vivacité des uns, le flegme des autres, les vieux dictons de
tous (idiot comme un champenois, hâbleur comme
un gascon), jetaient mille causes de discorde sous la tente. Les armes
les plus en progrès en France, c'étaient les artilleurs et les pionniers, qui
furent l'origine des corps du génie ; Genouillac avait porté très-haut
l'habileté du tir, même pour les grosses pièces sur affût ; les arquebusiers
venaient de montrer dans le Piémont une habileté toute particulière ; les
lances et la gendarmerie gardaient leur réputation. Le défaut des armées
françaises était toujours cette bravoure qui ne calcule rien, ce marche en
avant impétueux, railleur de tout obstacle, puis qui s'affaiblit et se
décourage, flamme brillante et bientôt éteinte ! Jusqu'ici toutes les
opérations militaires n'avaient pas dépassé le Piémont ; les Savoyards une
fois refoulés, l'amiral de Brion s'était arrêté sur les frontières du
Milanais à la face d'Antonio de Leva qui commandait l'armée de la
confédération. Les négociations du cardinal de Lorraine, soit à Sienne, soit à
Rome, avaient arrêté le développement ultérieur de toute opération militaire.
Des ordres de François Ier à l'amiral de Brion l'invitaient à évacuer tous les
postes trop avancés du Piémont, pour se renfermer dans les places principales
et qui couvraient mieux la frontière.
Tout à coup on apprend que Charles-Quint, par une
résolution soudaine et sérieuse, avait ordonné de prendre l'initiative. Tout
était prêt pour la conquête, et ses chefs militaires tous sous sa main ; le
sévère et Vaillant duc d'Albe conduisait les gendarmes couverts de lourdes armures,
les lanciers et les piquiers ; le noble marquis de Guast menait les Italiens
au service de l'empereur ; don Gonzague, vice-roi de Naples, s'était placé à
la tête des cavaliers, caracolant partout, et don Antonio de Leva devait
guider l'armée entière, sous les ordres directe de l'empereur, tandis que les
galères d'André Doria éclaireraient la côte. Dans l'irritation des esprits la
guerre serait-elle purement défensive, ou prendrait-elle un caractère
offensif ? Sur ce point si important les opinions n'étaient pas complètement
d'accord sous les tentes de l'empereur. Le parti purement italien ne voulait
pas pousser au delà des Alpes les efforts de la guerre et de la conquête ;
l'Italie une fois délivrée, les Alpes purgées de la présence de l'armée
française, la tâche paraissait remplie et la mission de l'empereur à sa fin ;
car, toute initiative d'ambition au moment de la guerre contre les Turcs
serait mal jugée par la chrétienté. Une autre opinion, bien au delà de ces
limites, soutenait que François Ier avait forfait à l'honneur, à ses devoirs,
en traitant avec les infidèles pour leur faire envahir l'Italie. Un tel crime
devait être flétri par la perte de sa couronne ; ce n'était donc plus
seulement en Italie qu'il fallait chercher une vengeance, mais dans le
royaume même de François Ier, pour le mettre dans l'impuissance de jamais
troubler la chrétienté par ses desseins ambitieux et égoïstes. Cette opinion
caressait parfaitement les sentiments intimes de Charles-Quint, alors un peu
aveuglé par l'orgueil de ses récents triomphes. La campagne d'Afrique lui
avait grandi l'esprit, à ce point qu'il s'imaginait posséder une nature
supérieure et une destinée infinie. Il y a quelquefois plus de fatalité dans
une victoire que dans un revers ; l'orgueil a perdu plus d'empires que
l'humilité. Tous ces arcs de triomphe sous lesquels l'empereur avait passé en
Italie, tous ces chants de peuple qui l'avaient salué, retentissaient encore
à ses oreilles comme une voix solennelle qui lui annonçait des victoires sans
revers. Les chefs, les capitaines de l'armée de Charles-Quint avaient
l'orgueil d'espérer un partage de tous ces territoires qui formaient le
patrimoine de François Ier ; ils se distribuaient mutuellement les lambeaux
de ce manteau royal. Dans les lettres de l'empereur à dona Isabelle, il
promet de répartir d'éclatantes récompenses à tous ses capitaines ; et puis
lui, dominera de son sceptre d'or, comme le suzerain, ces provinces qui
séparent la Flandre
de l'Espagne : il aura un vice-roi à Paris, comme il
en a un au Mexique, au Pérou, en Sicile et à Naples. Des préparatifs
formidables sont commandés ; la
France sera attaquée à la fois au nord et au midi. Marie
d'Autriche, sa sœur, gouvernante des Pays-Bas depuis la mort de Marguerite,
envahira la Flandre,
l'Artois, et sous le duc de Nassau, la victoire est assurée. Quant à lui, il
se réserve la Provence
pour de là marcher sur Avignon, faire sa jonction avec les Francs-Comtois,
les Italiens, les Piémontais, marchant sur Lyon, et ces trois grandes armées
se donnent rendez-vous sur le Rhône et la Saône. A mesure que les villes seraient
conquises, on les confierait à des capitaines sympathiques aux populations ;
on chercherait à soulever la noblesse, irritée contre les privilèges de
certains favoris, des maîtresses ou des partis de cour. Le peuple, pressuré
par l'impôt, par les levées de gens de guerre, ne demanderait qu'un prétexte
pour se détacher d'une obéissance si pesante envers le souverain, et dans
cette situation, tout serait perdu pour la cause des Valois.
A ce projet fatal presque aussitôt révélé, François Ier
dut opposer un système vigoureusement défensif[8] ; les forces de
Charles-Quint étaient trop considérables, trop parfaitement distribuées, pour
qu'il fût possible à l'amiral de Brion de conserver l'initiative en Piémont.
On dut évacuer tout le territoire au delà des Alpes, sauf quelques places
fortes conservées comme avant-postes, afin de reprendre au besoin l'esprit de
conquête dans une nouvelle invasion de l'Italie. Le système ainsi réduit à se
garder par tous les points, le roi résolut, comme dans la guerre de 1525, de
poser le centre de ses opérations militaires, non pas à Paris, mais à Lyon.
Il n'en était pas alors comme aujourd'hui, où toutes les forces de la France viennent aboutir à
une cité unique ; Paris, la capitale du royaume, néanmoins n'était pas tout
le royaume, d'où il résultait qu'on ne devait pas tout sacrifier à sa
défense. De Lyon, le roi pouvait tout voir, tout envisager, se porter sur un
point ou sur un autre, aux Alpes, sur le Var, sur le Rhône ou sur la Loire, selon les
nécessités. François Ier se posait là comme dans un camp retranché, confiant
à ses chefs d'armée la direction active du mouvement militaire. Au nord, dans
la Picardie,
le duc de Vendôme était opposé au comte de Nassau et aux Flamands ; et sous
lui le comte de la Rochepot,
un Montmorency, dut se placer entre Thérouanne et Montreuil. Cette armée de
Picardie s'appuyait sur celle de la Champagne, sous le duc de Guise, noble famille
qui devait tant de fois sauver la France. En descendant au midi, la neutralité
des Suisses garantissant les Alpes, il n'y avait à défendre que le Dauphiné ;
le marquis d'Humières fut chargé de cette opération difficile ; toutes les
places des montagnes, mises dans un véritable état de défense, la garde de la Provence dut être
confiée à Anne de Montmorency, s'avançant vers Avignon pour y former un camp
retranché, afin de se porter sur tous les points, depuis Marseille jusqu'à
Grasse ; cent vingt galères furent envoyées sous le commandement de
Barbezieux dans le vaste port de Marseille. Enfin une armée de Guyenne fut
formée sous le commandement du roi de Navarre, avec ordre même de pénétrer en
Espagne, si la victoire favorisait les desseins du roi qui, de Lyon, devait
veiller sur tout avec des corps de réserve.
Un système terrible de défense adopté par François Ier
révèle une pensée de désespoir triste et lamentable ; il fut partout ordonné
que lorsqu'il serait impossible d'arrêter l'ennemi, on ravagerait les
campagnes de manière à l'affamer, à lui couper les vivres, à faire autour de
lui un désert pour l'accabler sous les privations et les maladies. Cette
sombre énergie ne suppose pas une nation en état normal de résistance : aux
temps de jeunesse, on va droit à l'ennemi, on le combat à armes égales ; mais
ici il fallait essentiellement que l'ennemi eût une supériorité numérique et
morale sur l'armée de François Ier ; on n'osait plus lutter contre lui en lui
offrant bataille, puisqu'on lui opposait un désert, comme les Scythes et les
Barbares. A une époque plus forte, plus brillante, qu'aurait fait François
Ier ? Sans s'informer du nombre, de la puissance des armées que menait
Charles-Quint, Userait allé au-devant de lui, comme à Marignano, pour offrir
le champ de bataille, et il se serait précipité au milieu des carrés de
lances. Aujourd'hui ce qu'il prépare à son ennemi, c'est un vaste désert dans
un beau royaume ; la seule chevalerie qu'il oppose à Charles-Quint, c'est
cette armée de cavaliers au teint amaigri, les fantômes de la famine et de la
peste, comme dans les ballades allemandes ; la noblesse brûlera ses manoirs,
le paysan ses récoltes ; il n'y aura ni halte, ni repos pour l'armée de
Charles-Quint. Ceci peut être un autre dévouement, mais ce n'est plus ce
courage fier et hautain qui brave la lance et l'arquebusade à la face d'un
ennemi !
Cependant ce système s'explique par l'énergie seule des
sentiments. La France
est la proie livrée à ces chefs de guerre qui ont juré de remplacer dans ses
fiefs la grande noblesse. Lorsque de tels plans de conquête et
d'asservissement sont annoncés, il est rare qu'une nation profondément émue
ne se condamne pas à tous les sacrifices pour les repousser. Le désespoir
d'un peuple, c'est de la folie et de la rage ! Le paysan allume de ses mains
le feu qui brûle sa chaumière, le gentilhomme démantèle son château pour ne
pas en faire un poste militaire à l'ennemi. Ce patriotisme est aussi vieux en
France que l'esprit de sa nationalité. Puis il y a pour les envahisseurs,
dans l'aspect de ces ruines, un sentiment de respect pour les nations qui se
les imposent elles-mêmes, et une véritable terreur devant leur réveil.
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