Organisation de l'Allemagne. — Idée d'un concile général. — Négociations
près de Clément VII. — Plan d'une armée permanente de la chrétienté pour la
délivrance de la Grèce.
— La restauration des Paléologues et la fusion des deux Églises. —
Préparatifs maritimes de Charles-Quint et expédition contre Tunis. —
Délivrance des esclaves. — Immense popularité de l'empereur. — Son triomphe à
Naples. — Entrevue de François Ier et de Henri VIII à Boulogne et à Calais. —
Visite du pape Clément VII à Marseille. — Réveil des droits sur l'Italie. —
Intrigues à Milan. — Brouillerie avec les ducs de Savoie. — Jugement et exécution
de l'écuyer Maraviglia. — François Ier veut la guerre.
1552-1535.
A mesure que l'on marche dans la plénitude des événements,
la politique souveraine de Charles-Quint se révèle avec toute sa majesté.
Rien n'avait plus profondément alarmé l'empereur que de voir se disperser
l'antique unité allemande : la ligue d'Augsbourg, la confédération de
Smalcalde, dissolvant corrosif, jetait la guerre civile au sein de la famille
germanique. Il est vrai que les princes protestants soutenaient avec la constance
du droit qu'ils n'en voulaient point à l'autorité
souveraine de l'empereur, dans une question exclusivement religieuse. Ce
n'était là que des protestations stériles ; dès que les électeurs avaient
pris les armes et obtenu des concessions par la force, l'ancienne forme de
institutions germaniques disparaissait devant une situation nouvelle pour les
électeurs, les cités, les épiscopats et les terres féodales. La liberté de
conscience n'était qu'un moyen d'arriver à la dissolution du vaste code
allemand.
Ces dangers, l'empereur les prévoyait bien ; après avoir
violemment réprimé les plus hardis, les plus récalcitrants des électeurs, il
se hâta de faire des concessions à la liberté religieuse pour obtenir le
concours de tous les princes allemands dans les périls de la chrétienté
menacée par les Turcs[1]. L'esprit
puissant d'organisation ne l'avait pas abandonné ; trop près du moyen âge
pour ne pas sentir que toute question politique était essentiellement
religieuse, l'empereur résolut un concile général, expression de l'Église
universelle, et qui, seul, pourrait décider les différends élevés entre
l'autorité pontificale et les réformateurs. L'idée d'un concile générai
flattait Charles-Quint, non-seulement sous le point de vue de l'universalité,
fondement de sa pensée, mais encore parce qu'il avait lu dans les annales du
Bas-Empire que Constantin présida le concile de Nicée, et ce souvenir
flattait son orgueil comme le nom de Charlemagne, Ensuite, dans certains
esprits, il y a peu d'idées qui ne se changent en pensée générale ; ceux-ci
groupent incessamment les faits, les volontés, les forces, pour arriver à
l'unité, qui est leur rêve de gouvernement et de puissance politique.
Cette réunion d'un concile général devait trouver deux
sortes d'obstacles. Les papes d'abord hésitaient toujours devant l'idée d'un
concile général, pour eux une grande difficulté ; toute dictature craint les
assemblées, toute puissance suprême a répugnance pour la délibération
souveraine ; et, sans précisément repousser la réunion d'un concile, Clément
VII témoignait quelques doutes même sur les résultats d'une assemblée où
l'Église universelle aurait ses représentants : quelle dispute allait naître
dans son sein, quel rang y tiendrait le pape ; ses bulles seraient-elles
soumises au concile, ou le concile à ses bulles ? Si l'empereur le présidait,
l'autorité pontificale serait méconnue, et si, au contraire, le pape se
posait comme chef du concile, ne serait-ce pas un motif pour que l'empereur
l'abandonnât ? Clément VII hésitait donc, disant que
la circonstance n'était pas bien choisie, que l'Église était déjà assez
tourmentée pour qu'on ne jetât pas au milieu d'elle de nouveaux ferments
d'agitation et de trouble. En ce temps, il fallait moins délibérer qu'agir,
moins raisonner que réprimer ; les longueurs d'un concile ne permettaient pas
de se servir des moyens efficaces y qui seuls pouvaient amener une
pacification et frapper l'hérésie dans son principe.
Les protestants n'étaient pas non plus les partisans d'un
concile de la grande Église ; leurs idées avaient tant marché depuis la
première époque de la prédication de Luther ! Ils ne proclamaient plus seulement
une révolte contre le pape et la souveraine puissance de Rome ; à force de
dissertation historique, les protestants s'étaient mis en opposition avec le
principe catholique, ses mystères, les sacrements, le culte de la Vierge et des saints. Si Mélanchton,
le plus doux de tous les réformateurs, foulait bien admettre l'autorité du
concile, combien d'autres la rejetaient absolument : on différait spécialement
sur les détails de la convocation ; serait-il appelé par le pape ; et qui le
présiderait comme souverain maître de l'Église ? Les luthériens décidaient
toutes ces questions contre le pontife de Rome si violemment attaqué par
leurs pamphlets ; ces obstacles fatiguaient l'empereur Charles-Quint.
Condition bien triste réservée aux esprits supérieurs que ces petites
résistances qui arrêtent et défigurent leur pensée ! comme ils conçoivent en
grand, ils veulent exécuter en grand ; et l'on sème sur leurs pas mille
réseaux pour les arrêter et fatiguer leur patience. Ainsi fut Charles-Quint
lorsqu'il demanda le concile comme un moyen d'apaiser les opinions :
s'adressait-il à Rome ? on lui opposait des difficultés de pensée et de
forme. En aurait-il triomphé ? qu'alors les luthériens voulaient lui imposer
leur programme. Les uns disaient : point de concile, car la hiérarchie des
évêques est un abus ; les autres ajoutaient : quelle sera l'autorité de ce
concile et aura-t-il le pouvoir de détruire et de réformer l'Église dans son
chef et dans ses membres ? D'autres, enfin, soutenaient qu'il fallait un
concile sans pape et une Église sans hiérarchie.
Au milieu de ce conflit d'intérêts et d'opinions, si
triste pour une pensée aussi vaste que celle de Charles-Quint, un point
paraissait néanmoins obtenu, c'était la formation d'une armée chrétienne
groupée autour d'un chef et embrassant toutes les forces religieuses pour
combattre les Ottomans. Charles-Quint avait réalisé une grande idée après des
efforts inouïs ; on l'avait vu sur le Danube, en Hongrie, à la tête de toutes
les forces allemandes arrêter la terrible invasion de Soliman II. Il n'y
avait pas eu de grandes batailles ; le Turc menacé par la flotte d'André
Doria jusque dans Constantinople, était revenu en toute hâte sur le Bosphore
: mais enfin l'Allemagne s'était fièrement réunie sous la main de l'empereur
dans le danger commun ; et cette fusion des étendards lui faisait espérer la
reconstruction du vieil empire germanique. Si par un concile général il voulait
rétablir l'unité religieuse, par l'armée germanique il arriverait à la vaste
combinaison d'une Allemagne blason née de mille couleurs sous une même
couronne ; chef à la fois du concile et de l'armée, il espérait ramener
l'ordre que la prédication désordonnée de Luther avait jeté dans le monde.
Partout en Espagne, en Italie, cet esprit d'organisation
se révèle ; à peine a-t-il pacifié l'Allemagne, qu'on voit Charles-Quint en
Castille rétablir l'éclat, la hiérarchie dans tous les rangs, car la vieille
maison de Bourgogne était renommée pour sa splendeur ; ses ducs aimaient les
escarboucles sur leurs toques, les man tels aux brillantes couleurs. Avec un
instinct merveilleux, Charles-Quint a compris que les choses qui scintillent
vivement aux yeux plaisent au peuple ; il n'y a d'autorité que là où il
existe un prestige de rang et de naissance, et, depuis cette époque, la cour
de Cas tille compte les étiquettes de cour et les distinctions de la
grandesse.
Ce n'est pas en vain que les flottes d'André Doria ont
paru au Bosphore, sur les côtes de la Syrie et sur les rivages de la Grèce. Les papes
alors avaient inspiré au monde une magnifique idée : l'affranchissement des
Grecs et la reconstruction de l'empire d'Orient. Pour cela il fallait à la
fois une nouvelle croisade et un empereur du noble sang de la race pourprée.
Les Paléologues[2],
réfugiés en Italie, étaient représentés par le marquis de Montferrat[3], alors au service
de l'empereur ; si la victoire favorisait l'étendard de la croix, si les
flottes d'André Doria amenaient le soulèvement des Grecs, on aurait par ce moyen
retrouvé Byzance, et Constantinople deviendrait une fois encore la capitale d'un
empire chrétien : la conquête des Ottomans était si récente ; depuis un
siècle à peine. Sainte-Sophie était transformée en mosquée, et les chevaux
des osmanlis trempaient leur crinière dans le Bosphore. Un despotisme imposé
par la force pouvait donc tomber sous la puissance de l'Europe armée, et le
marquis de Montferrat, comme au XVIIIe siècle, pourrait ceindre la couronne
des empereurs dans les riches palais de Constantinople. Afin de compléter ce
grand œuvre, le concile général devait fondre les Églises d'Orient et
d'Occident sous une même communion, car ce qui avait avancé la chute de
l'empire grec, c'était précisément sa séparation d'avec Rome, et l'unité
religieuse seule pouvait le reconstituer dans sa force native, en lui
assurant toutes les armées de la chrétienté.
Quand des plans politiques sont jetés dans de si vastes
proportions, rien ne doit plus les arrêter, et à ce temps, à la vue de ces
idées gigantesques, Charles-Quint résolut son expédition d'Afrique ; il s'y
mêlait une volonté de conquête, inhérente à tout génie de bataille ; il ne
faut jamais faire trop d'honneur à la pensée idéale d'un homme ; toutefois il
est incontestable que l'expédition d'Afrique contre les Barbaresques avait un
but de grandeur morale. L'empereur, par sa campagne de Hongrie, avait délivré
Lintz et Vienne du cimeterre turc. Voici maintenant qu'il marche à de nobles
desseins. Depuis dix ans, les pirates tunisiens, algériens, dans leur course
de la Méditerranée,
avaient enlevé des femmes, des enfants exposés aux plus durs travaux de
l'esclavage, à la culture de la terre, sous le bâton du Turc et du Maure. Le
commerce vénitien, génois, était exposé aux tristes vexations, et les plus
braves matelots allaient gémir sous le soleil brûlant de l'Afrique. Qu'elle
serait donc vaste et populaire cette pensée de l'empereur, si, à la tête de
son armée, il allait délivrer les chrétiens de l'esclavage et rendre la
vieille Afrique à tout son éclat ! Ses villes étaient si brillantes sous la
domination romaine, au milieu des provinces riches de commerce et
d'industrie, et le grenier de l'Italie ! Depuis, les Barbares étaient venus !
les champs étaient fauchés ; l'Arabe du désert faisait paître sa cavale sur
les ruines de la cité d'Hippone où saint Augustin avait prêché le
christianisme. Ces cirques où les chrétiens venaient exposer la foi au milieu
des rugissements des bêtes féroces, n'existaient plus que comme des souvenirs
des siècles au tombeau !
Ainsi, concile général pour ramener l'unité catholique,
reconstitution de l'empire grec, nationalité allemande et délivrance de
l'Afrique, tels étaient les vastes plans de Charles-Quint, poursuivis avec
une glorieuse persévérance. Depuis longtemps André Doria parcourait les côtes
de la Maurétanie
pour sonder les points favorables à un débarquement. Barberousse, élevé au
titre de Capitan-bacha (grand amiral)
par Soliman II, avait chassé le roi de Tunis, du nom de Muley-Haçan[4], et les forts de la Goulette, de Bon a,
étaient au pouvoir de la milice turque. Expulsé de ses palais, de son sérail,
Muley-Haçan vint sous la tente de Charles-Quint lui offrir tribut comme les
antiques rois de Numidie à l'empire romain. Les trois races maure, turque,
arabe, qui déjà occupaient le sol en pleine rivalité, devaient préparer la
conquête.
C'était la veille de Saint-François de Paule, fête si
renommée dans les Espagnes, et l'empereur Charles quitta Madrid suivi de la
plus brillante chevalerie, pour sa croisade d'Afrique : parmi ses braves
paladins se trouvaient l'infant don Luiz de Portugal, frère de l'impératrice,
les ducs d'Albe, de Medina Celi ; les comtes d'Astorga, de Salvatiera,
d'Oropesa et le grand commandeur d'Alcantara. André Doria, qui reçut
l'empereur sur sa galère, porta devant lui, comme connétable, droite et
debout, la grande épée que le pape lui avait envoyée comme signe de la
croisade. L'amiral déploya toutes voiles sur la Sardaigne, et bientôt
apparurent les rivages de l'Afrique. Trois cents navires de toute force et
trente-trois mille soldats débarquèrent près de Tunis. Dirai-je les exploits
héroïques, les revers et les fortunes merveilleuses de cette armée ? La
peste, la disette, le vent du désert, conspirèrent contre les chrétiens ;
néanmoins la Goulette
fut prise, Tunis se soumit[5], et Muley-Haçan
revit son palais. Mais le triomphe qui fit le plus d'honneur à Charles-Quint
et grandit sa gloire dans toute la chrétienté, ce fut la délivrance de près
de vingt mille esclaves, hommes et femmes[6], arrachés des
fers des infidèles. Tous en procession, ils s'avancèrent, les vieillards en
tète, puis les femmes et les vierges au-devant de l'empereur ; ils portaient
des bannières, précédées d'une croix de bois sainte, sur laquelle on voyait
l'image de ce Christ, auquel ils avaient gardé l'obéissance ; parmi eux nul
renégat. A mesure que la croix s'approchait ainsi de Charles-Quint, cet
empereur si grand par son génie et sa puissance, se prosternait la face
contre terre ; spectacle admirable pour l'armée qui voyait son chef
s'humilier comme le dernier des soldats, et celui qui commandait le monde,
agenouillé le front dans la poussière devant une pauvre image de bois
grossier !
Cette expédition d'Afrique était tellement dans les idées
et les intérêts de la chrétienté, elle avait produit une si vive, une si
profonde sensation, que la grandeur populaire de Charles-Quint s'en accrut.
Ces victimes de l'esclavage, qui retrouvaient un père, un enfant, un époux, trempés de nobles
larmes, faisaient retentir les airs de leurs acclamations. Charles-Quint
venait de purger la
Méditerranée de ces corsaires ravageurs qui désolaient le
commerce[7]. Depuis Tunis
jusqu'à Alger, dans ces nids de pirates, s'abritaient les écumeurs de mer,
s'élançant sur l'Italie, la
Sicile et sur les côtes de la Provence, Lorsque
Charles-Quint quitta son armée d'Afrique pour visiter la Sicile et Naples, l'enthousiasme
sema sa route d'arcs de triomphe ; son front fléchit sous le poids des fleurs
que lui offraient les jeunes filles ; les chants d'action de grâces
retentissaient autour de lui, et les devises rayonnaient sur sa tête pour le
service qu'il venait de rendre au monde chrétien. De Naples, Charles-Quint
dut visiter Rome, la ville éternelle, toujours entouré de ces bruyantes
acclamations : il y a une reconnaissance instinctive dans le cœur des
peuples, et celui qui avait fait tomber les fers des esclaves était proclamé
le premier conquérant du monde : qui désormais oserait lutter contre lui,
serait-il même roi de France sous le manteau tout fleurdelisé ? Charles-Quint
avait pris le meilleur parti, celui de marcher droit à la force populaire, et
ce but, il l'avait réalisé par l'expédition d'Afrique.
Tandis que de si grands résultats brillaient de gloire
sous la puissance de Charles-Quint, que faisait son rival François Ier ?
allait-il essayer encore la guerre ? Le roi de France mettait toujours une si
grande importance dans ses rapports d'intimité avec Henri VIII d'Angleterre,
qu'il avait favorisé son divorce à Rome ; sur les instances du cardinal Wolsey
on se souvient que les deux princes s'étaient personnellement rencontrés,
d'abord à Boulogne-sur-mer, ville de France, puis à Calais, possession anglaise.
Ces entrevues n'avaient pas eu la splendeur, la richesse des magnifiques
rendez-vous du Drap d'or ; à la première et jeune époque du règne il y avait
moins d'affaires sérieuses, moins de passions froissées et plus de place pour
les tournois, les joutes, les amusements et distractions. Maintenant Henri
VIII, déjà irrité contre le pape, voulait marcher à l'indépendance
réformatrice, et François Ier, inquiet à la fois de la grandeur de
Charles-Quint et de la situation de l'Italie, ne songeait qu'à reprendre les
armes. Il en résulta une sorte d'inquiétude dans les jeux et joutes ; tout
fut pris par les conférences sérieuses. François Ier développa au roi
d'Angleterre ses plans sur l'Italie et les desseins de recommencer la guerre
; et, en ce cas, quelle attitude prendrait le roi Henri ? Avec habileté le
roi de France exposa que Charles-Quint était le plus grand obstacle au
divorce de Catherine d'Aragon, et que sans l'empereur le pape eût déjà
prononcé la sentence si désirée ; réduire la puissance de Charles-Quint
c'était avancer le divorce et préparer les secondes noces. François Ier
saisissant ainsi le côté faible de Henri VIII, avait parlé à ses passions, et
l'on s'explique très-bien les causes de l'alliance secrète.
S'il fut question des affaires d'Italie dans les
conférences de Boulogne et de Calais, c'est qu'en ce moment François Ier
songeait encore à ses conquêtes du Milanais, de Gènes, avec tous les feux de
la jeunesse et de l'enthousiasme. Le mariage de Henri, le second fils de
France, venait d'être accompli avec Catherine de Médicis, la nièce de Clément
VII ; et dans les stipulations des noces, il était convenu qu'elle apportait
en dot, indépendamment de quatre cent mille écus comptant, ses droits sur le
duché d'Urbin, les cités de Livourne, de Plaisance, de Parme, de Pise, de
Reggio et de Modène. En vertu de quel droit cette cession était-elle faite,
car ces villes n'appartenaient ni au pape, ni aux Médicis ? Le contrat de
mariage, dont le texte existe encore, n'en dit pas un mot ; elles furent
l'objet d'une stipulation secrète[8]. François Ier ne
cherchait qu'un prétexte pour revoir sa chère Italie, un droit vrai ou faux,
et à la suite de ce contrat, il fut convenu que Clément VII viendrait
lui-même conduire sa nièce jusqu'à Marseille, afin de s'aboucher avec le roi,
dans un but de conciliation de la papauté avec Henri VIII. Ce dernier objet
était si important qu'il avait déterminé le voyage de Clément VII, quittant
la grande Rome pour visiter le roi de France, comme il avait vu l'empereur à
Bologne.
Une fois l'entrevue arrêtée entre le pape et le roi, comme
la seule voie de réconciliation, on discuta le lieu et le temps des
conférences : serait-ce en Italie ou en France ; dans une ville neutre et intermédiaire
? Le pape proposa Nice, qui d'abord fut acceptée. Le roi fit ensuite observer
que le duc de Savoie était trop dévoué à l'empereur pour que Nice ne fût pas
un lieu suspect et surveillé ; il désigna lui-même Marseille, vieille et
grande cité, qui faisait bien partie du royaume de France. Mais Marseille par
ses privilèges municipaux, ses grandeurs, ses immunités, offrait des
garanties au souverain pontife ; là il trouverait des palais comme à Gênes,
de magnifiques retraites ombragées de pins comme dans la campagne de Rome, et
les galères pontificales pourraient s'abriter dans un vaste port ; la cité,
glorieuse d'un tel honneur, déploierait ses bannières à la croix municipale
autour du trône élevé pour Clément VII. Durant une belle matinée du mois
d'octobre, alors que les eaux de la Méditerranée sont si calmes et si pures, on vit
des tours de la Joliette
et de Notre-Dame de la Garde
des galères au pavillon blanc, avec les clefs de Saint-Pierre ; les cloches
de la Major
répondirent au beffroi municipal de la place de Linche[9], pour annoncer la
bonne venue du saint pontife au milieu des populations agenouillées. La
vieille, la bonne cité avait salué son roi François Ier arrivé avec la
chevalerie de la ville d'Aix où pendant quelques journées il avait fixé son
séjour : combien n'était-il pas brillant ce cortège quand il se rendit au
monastère de Saint-Victor, où le pape séjourna à l'abri de ces noires
murailles qui avaient vu les premiers sacrifices chrétiens. Il se manifesta
au cœur du roi un si grand désir d'attirer à lui la bienveillance du pontife
qu'il ne voulut même pas rester dans la ville, afin de lui montrer que là où était
le pape, il demeurait seul le maître et souverain. Les Marseillais se
groupaient autour de Saint-Victor, pour saluer Clément VII ; or, les
bénédictions pontificales étaient jetées sur la foule émue, aux acclamations
et aux prières de tous.
Les motifs de l'entrevue étaient divers ; le premier, tout
de famille, pour accomplir le mariage de Catherine de Médicis avec Henri duc
d'Orléans, le second fils de François Ier. On vit, lors de l'entrée du
souverain pontife, au milieu de l'encens et des cris du peuple, une jeune
fille au teint fortement bruni de Florence, vêtue toute de drap d'or, grande
et assez bien faite, que tenait par la main un homme déjà avancé dans la vie,
son oncle le duc d'Albanie. Catherine de Médicis, destinée au duc d'Orléans,
se montrait joyeuse de l'éclat qui allait rejaillir sur sa race ; et le pape,
à cette occasion, avait uni le blason fleurdelisé aux armoiries pontificales,
à la tiare et aux clefs d'or. François Ier conduisait lui-même son fils, qui
fut trouvé bien gracieux par tous les bourgeois, manants et habitants. Les
palais de la place Vivaux, les beaux jardins des grands Carmes, les pavillons
des Moulins furent habités par la plus grande noblesse, qui de là examinait
ce beau point de vue de la mer, comme à Gênes et à Naples (on n'aimait pas alors les villes plates et basses).
Les cités se formaient en espaliers où pendaient le raisin à belles grappes,
sous la treille verdoyante, le figuier au fruit savoureux, l'olivier poudreux
d'Athènes que le mistral secoue avec la même force que la siroco dans le
golfe de Livourne ou de Civita-Vecchia. Catherine de Médicis avait un double
héritage au delà des Alpes ; cet héritage était partout accompagné de
prétentions sur les domaines d'Italie, qui tenaient si fortement au cœur de
François Ier. Par les Médicis, le roi prenait encore un pied à Florence, à
Milan ; et Clément VII se montra en cette occasion habile, et prévoyant pour
ménager à la fois l'empereur et François Ier.
Pouvait-il heurter directement Charles-Quint maître de
l'Italie, et alors que, défenseur de la chrétienté, il acquérait une
popularité si grande dans son expédition contre les Turcs ? Naguère, sur un
seul ordre de l'empereur, Rome envahie avait été livrée aux désordres des
reîtres et des lansquenets ; lui, Clément VII, avait été détenu captif au
château Saint-Ange, à la face du Capitole et du Vatican. Ces événements, ces
crises, le pape pouvait-il les oublier ? Son intérêt était donc toujours
d'intervenir comme pacificateur, d'assurer la paix entre les deux princes,
afin de tourner leurs forces contre les infidèles. Ce résultat était d'autant
plus difficile, que la question se compliquait par les mécontentements de
Henri VIII, qui lui-même avait envoyé des ambassadeurs à Marseille, non point
pour faire hommage au pape, mais pour insulter en quelque sorte à la dignité
pontificale, car à la face de tous, ces ambassadeurs en appelèrent du pape au
futur concile, sorte de formule de la réforme pour nier la dictature morale
de l'Église de Rome. Tant il y a que les négociations préparées par
l'entrevue de Marseille, apportèrent des modifications sérieuses aux rapports
de Charles-Quint et de François Ier sur l'Italie. Clément VII se lia plus
étroitement avec le roi, et comme témoignage, le pape créa quatre cardinaux
français[10].
Magnifique dignité que le cardinalat sous cette robe de pourpre, qui
inspirait partout le respect des peuples ! et quand Rome était satisfaite
d'un prince ou d'un peuple, elle nommait un cardinal pour lui dire : Voici un lien de plus entre vous et moi.
L'entrevue solennelle dura quarante-cinq jours ; le pape
ne quitta Marseille que le 10 novembre. Au milieu des fêtes religieuses,
tandis que toutes les_ cérémonies venaient grandir la vieille renommée de la
cité des Phocéens, François Ier s'absorbait dans ses projets sur l'Italie :
comment pouvait-il y songer quand il avait contre lui la renonciation des
traités de Madrid et de Cambrai ? En politique, le prétexte souvent surgit à
volonté. Pendant la première période de son règne, François Ier avait été
secondé dans ses entreprises par la maison de Savoie ; ceci tenait à sa mère,
la reine Louise, issue de cette grande maison ; puis, à des intérêts communs
pour la possession du Milanais. Après la mort de la reine Louise, les
questions d'héritage, les mécontentements personnels, la protection que le
roi accordait à la nouvelle république de Gênes, détachée de la Savoie, avaient
profondément aigri les ducs gardiens des montagnes, et Charles-Quint qui
profitait de tout, stipula l'alliance du duc de Savoie[11]. Déjà les Alpes
garnies de troupes formaient un rempart hérissé de canons pour défendre les
possessions du Milanais contre toute tentative des Français.
Cette attitude du duc de Savoie avait servi de prétexte à
une déclaration de guerre du roi de France contre le gardien des Alpes :
aucun article ne s'y opposait et quel texte de traité pouvait-on invoquer ?
Les stipulations de Madrid et de Cambrai gardaient le silence sur la Savoie ; si donc le roi
avait à se plaindre du duc, ne pouvait-il pas faire la guerre ? s'était-il lié
les mains pour toujours, et s'il avait des droits à invoquer du chef de
Louise de Savoie, sa mère ; si les armements des ducs menaçaient la Provence, est-ce qu'il
y avait un pouvoir assez osé pour dire à François Ier : Qu'il n'avait pas le droit de se défendre ? Le roi
pouvait donc librement attaquer la
Savoie, et ce raisonnement faisait battre son cœur, parce
que la Savoie
c'était l'Italie avec son ciel ; c'était la chaîne des hautes montagnes qui
gardait les abords du lac de Corne et Milan. L'empereur n'avait point à se
plaindre ; n'était-ce pas assez d'avoir imposé à un roi captif d'outrageuses
conditions et le roi de France ne tenait pas une épée à la main pour obéir de
toute éternité aux injonctions de Charles-Quint. Dans les conférences de
François Ier avec le pape, le roi s'était formellement exprimé sur ses désirs
de venger les insultes qu'il avait reçues des ducs de Savoie, et de réclamer
l'héritage de sa mère. Clément VII donna son approbation à la prise d'armes
en déclarant qu'il la croyait conforme au droit et à l'équité.
Cependant si quelque chose avait été formellement stipulé
de la part de François Ier à Cambrai, c'était la renonciation absolue à ses
droits sur le duché de Milan, et, par suite de ces stipulations, le duc
Sforza, après l'investiture de Charles-Quint, s'était mis en pleine
possession de son duché. D'abord François Ier avait cherché à nouer quelques
intrigues auprès du duc ; ses agents secrets résidaient à Milan pour
réveiller le parti français ; Sforza, rusé comme un vieux soudard, n'avait
point dédaigné de prêter l'oreille à quelques ouvertures de François Ier :
pourvu qu'il restât duc de Milan, que lui importait à qui l'hommage devait
être fait, à l'empereur ou au roi ; il poussa la condescendance jusqu'à
accueillir à la cour des agents français, et, parmi eux, un gentilhomme,
l'écuyer Maraviglia, originaire du Milanais, lié au parti français dans toute
la Lombardie,
et qui cherchait par ses menées à faire prononcer une fois encore les
populations pour la souveraineté de François Ier. Maraviglia, esprit
impétueux, brouillon, insultait le parti allemand, si bien que, dans
plusieurs rencontres, il troubla la paix publique, et frappa quelques
seigneurs des meilleures familles de Milan ; on l'accusa même d'avoir
assassiné le marquis de Castiglione, un des nobles les plus dévoués à
Charles-Quint. Ceci dans Milan, comme au temps de la guerre civile.
Informé de cette scène sanglante, l'empereur, déjà
mécontent de ce que Sforza avait reçu à la cour des émissaires français,
exigea sur-le-champ une réparation éclatante de son vassal ; il voulut par ce
moyen le sonder pour savoir s'il y avait quelque chose de vrai dans le
rapprochement du Milanais avec la
France ; et en tous les cas, pour le forcer à une rupture,
l'empereur exigea que Maraviglia fût livré aux tribunaux comme assassin ;
Sforza qui savait bien ce que signifiaient les ordres de l'empereur,
s'empressa d'accomplir ses commandements ; Maraviglia eut la tête tranchée,
comme un gage sanglant donné à Charles-Quint[12].
Quelle rupture plus ouverte du duc de Milan avec la France ? Sforza livrait
au supplice un serviteur de la maison du roi ! François Ier déclara qu'il lui
fallait une réparation[13] : on avait méconnu le caractère sacré d'un ambassadeur, et
les fleurs de lis brodées sur son étendard ! Est-ce que le traité de Cambrai
lui interdisait de tirer vengeance d'une insulte, et de subir sans rougeur au
front les outrages qu'il recevait ? Il n'y aurait pas assez de flétrissure
pour lui au sein de sa noblesse ! Vengeance donc contre Sforza par son épée ;
il irait bien la chercher lui-même au delà des Alpes, si on ne s'empressait
de lui donner pleine satisfaction. Ces plaintes retentirent partout, à
Rome, en Allemagne, et l'on apprit que François Ier se disposait de nouveau à
la guerre : ainsi, par ses prétentions sur le duché de Savoie, le roi se
donnait la faculté d'attaquer les Alpes et de marcher sur Turin sans violer
les traités de Cambrai et de Madrid. Ensuite, en vertu d'un grief plus grave
encore, il envoyait par sa chevalerie une sorte de cartel à Sforza, et
lui-même irait chercher la réponse à Milan, car il s'agissait d'une question
d'honneur contre un lâche qui avait assassiné un de ses varlets ;
Charles-Quint ne pourrait s'y opposer. Est-ce qu'un chevalier blessé dans sa
dignité ne pouvait plus la venger ? Au fond, le roi n'avait qu'un motif,
qu'un seul but : le bonheur de revoir l'Italie. Tel était le dernier mot de
toute sa conduite, de son entrevue avec le pape, de son alliance avec les
Médicis, de ses griefs contre le duc de Savoie, et de ses plaintes contre
Sforza. L'on pourrait dire que le règne de François Ier se résume et
s'explique par une seule idée, un amour immense pour l'Italie.
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