Conséquences de la bataille de Pavie. — Évacuation du Milanais. — Fautes
de François Ier. — Lettre de Lannoy à Charles-Quint sur la bataille. — Le roi
captif à Pizzighitone. — Son intérêt de rester en Italie. — Projet de le
transporter en Espagne. — Tristesse de la France. — Les confédérés au Nord. — Louise de
Savoie. — Charles-Quint. — Réponse de l’empereur. —Intérêt général qu'inspire
François Ier. —Condoléances du pape. - Rapprochement avec Henri VIII. — Actes
du parlement. — Gouvernement de la régente. — François Ier en Espagne. — Ses
plaintes et poésies.
FÉVRIER À SEPTEMBRE 1525.
Il est dans l'histoire des peuples quelques batailles dont
le souvenir funèbre reste en la mémoire des générations comme une ère fatale
; et telle fut la désastreuse journée de Pavie, non-seulement parce qu'elle
enleva l'Italie aux Français, mais encore parce qu'elle fit tomber aux mains
de l'étranger le roi, symbole de la patrie. Il faut se reporter à cette
époque où la royauté, empreinte de toute la force religieuse, représentait la
puissance publique et la nationalité ; à ce temps, quand le gonfanon aux
fleurs de lis s'abaissait dans une défaite lamentable, la France tout entière était
en deuil et se disait perdue. Dès que l'on sut le roi captif sous la tente,
il n'y eut plus d'armée dans le Milanais ; le duc d'Alençon, qui n'avait pas
fait tout son devoir dans la bataille, sauva néanmoins l'aile gauche de
l'armée en opérant sa retraite précipitée sur la Savoie[1] : la faible
garnison de Milan suivit la même route, et les lances destinées à la conquête
de Naples s'embarquèrent à Civita-Vecchia (le
port d'Adrien) sur les galères de Doria et du sire de Lafayette, prévenus à temps de la catastrophe de
Pavie. Ainsi, une semaine après ce
sanglant désastre, il n'y avait plus de Français sur le territoire d'Italie,
et une empreinte de deuil se manifestait sur ces visages de chevaliers
naguère si glorieux de marcher avec le roi à la conquête d'une terre si
belle.
Un mouvement d'honneur et d'orgueil de roi avait entraîné
François Ier à rendre son épée au marquis de Lannoy plutôt qu'au connétable
de Bourbon, son vassal révolté : faute déplorable qui allait peser sur tous
les événements. L'armée victorieuse à Pavie n'était pas exclusivement
espagnole ; plus italienne qu'impériale, elle n'obéissait pas aux ordres de
Charles-Quint, seulement l'empereur l'aidait comme roi de Naples de ses
subsides et de ses régiments. Si François Ier eût donc abaissé son épée
devant le connétable et le marquis de Peschiere, il eût été prisonnier non
point de son rival Charles-Quint, mais de la confédération italienne, avec
laquelle il eût été plus facile de traiter, depuis surtout la défection de
Venise et du pape Clément VII. Mais un sentiment d'orgueil qu'on ne peut
blâmer, parce qu'il partait des entrailles,
lui avait fait repousser les hommages du connétable et la supériorité
du marquis de Peschiere : il préféra donc se rendre au vice-roi de Naples ;
et plus le marquis de Lannoy lui témoignait de la considération et de
l'estime, plus il se hâtait de le
mettre sous bonne garde pour le livrer ensuite à son maître ; car, politique habile, Lannoy savait bien qu'il
tirerait de cette captivité tout le profit possible pour les intérêts de son
empereur. Respectueux jusqu'à l'exaltation dans ses. manières envers François
Ier néanmoins il le mit sous bonne garde au château de Pizzighitone, où il
fut sévèrement surveillé, tout en lui laissant une liberté suffisante pour
qu'il ne s'aperçût pas que des chaînes d'or attachaient ses mains. En même
temps le vice-roi écrivit une longue lettre à l'empereur sur les résultats de
la bataille de Pavie et l'illustre captif qui lui avait rendu l'épée ;
sollicitant les ordres de son maître pour savoir ce qu'il devait faire du
prisonnier : Quant à lui, il croyoit indispensable
que François Ier fût transporté en Espagne, car la situation de l’Italie
n'étoit point assez sûre pour qu'on pût laisser le roi de France à
Pizzighitone, ou dans toute autre place de guerre, à Pavie ou Crémone. En
Espagne seulement il seroit en sûreté contre les intrigues des puissances
italiennes du pays et particulièrement des Vénitiens.
Cette lettre confidentielle du marquis de Lannoy révélait
surtout les divisions qui déjà le séparaient du marquis de Peschiere et du
duc de Bourbon[2].
Nul n'avait rendu plus de services que le connétable ; nul n'avait une
renommée de fermeté comparable à celle du marquis de Peschiere ; et tous les
deux s'accordaient pour accuser le marquis de Lannoy d'un manque de cœur et
de courage ; Quoi ! à la bataille de Pavie il
n'avoit osé paroître sur le champ de bataille, il s'étoit tenu en arrière en
désespérant du combat, et pourtant c'étoit lui qui réclamoit les honneurs du
triomphe : le roi de France étoit dans ses mains ! Quoi ! le lâche Lannoy
n'avoit pas même gagné des éperons dans les charges de chevalerie ; et il
devenoit l'homme principal, la tête
puissante, que l'on combleroit d'honneurs et de dignités ! Le
connétable et le marquis de Peschiere voulaient ainsi détourner Charles-Quint
d'accorder son absolue confiance au vice-roi de Naples ; mais vainement : car
le caractère de l'empereur était d'aimer les esprits politiques qui allaient
droit et bien à ses desseins ; il pouvait se servir de l'épée de Bourbon, du
talent militaire du marquis de Peschiere ; mais le vice-roi de Naples était
son homme le plus dévoué, le plus intelligent : les autres frappaient, lui
négociait. D'ailleurs le marquis de Lannoy n'avait pas manqué d'instruire
Charles-Quint des rapports intimes et récents de François Ier avec le duc de
Bourbon. Après avoir repoussé le connétable d'une manière hautaine, impérative, François Ier, mieux avisé, avait
vu que, dans ce sang de Bourbon, il restait un puissant amour pour la France et bien des
dédains pour l'empereur. L'écuyer Pompérant avait ménagé une entrevue entre
le roi et le connétable, et là que s'était-il passé ? on avait échangé les
espérances de réconciliation et d'un retour dans les belles terres du Bourbonnais
et du Forez. Avec le marquis de Peschiere des négociations presque semblables
s'étaient engagées ; lui était encore plus italien qu'espagnol : bien
qu'Aragonais d'origine, le marquis de Peschiere s'était identifié depuis
longtemps avec les mœurs, les habitudes, les intérêts de l'Italie ; et la
qualité de chef de l'armée confédérée lui donnait une importance qu'il tenait
précisément de l'indépendance de l'Italie ; avec lui le roi de France
pourrait donc s'arranger encore pour une rançon d'argent ou de quelque valeur
territoriale. On voit donc tout l'intérêt que François Ier avait de rester en
Italie : captif à Pizzighitone, à
Crémone, ou dans toute autre place du duché de Milan, tôt ou tard
l'intervention du pape, de la république de Venise aurait amené un traité
raisonnable ; or, Charles-Quint, qui voyait bien cette conséquence
inévitable, voulut l'empêcher par les négociations.
Après la bataille, François Ier s'était adressé, dans une
lettre affectueuse et peut-être même un peu abaissée, à la vieille amitié, à
la générosité de Charles-Quint. Sire, lui
disait-il, si plustost la liberté par mon cousin le
vice roy m'eust esté donnée, je n'eusse si longuement attendu de vous faire
mon devoir, comme le temps et le lieu où je suis le méritent ; n'ayant aucun
reconfort en mon infortune que l'estime de vostre bonté, laquelle s'il luy
plaist par son honnesteté, usera en moy l'effort d'estre vainqueur de la
victoire, ayant ferme espérance ne voudra me contraindre de chose qui ne fust
honneste, vous suppliant juger en vostre propre cœur ce qu'il vous plaira
faire de moy, estant seur que la volonté d'un tel prince que vous estes ne
peut estre accompagnée que d'honneur et magnanimité. Par quoy s'il vous
plaist avoir ceste hon-neste pitié de moyenner la seureté que mérite la
prison d'un roy de France, lequel on veut rendre amy et non désespéré, pouvez
estre seur de faire un acquest au lieu d'un prisonnier inutile, de rendre un
roy à jamais vostre esclave. Doncques, pour ne vous ennuyer plus longuement
de ma fascheuse lettre, fera fin avec très humbles recommandations à vostre
bonne grâce, celuy qui n'a aise que d'attendre qu'il vousplaise-le nommer, au
lieu de prisonnier, votre bon frère et amy. François. Le sieur Hugues de
Montcade vous fera, s'il vous plaist, entendre de ma part ce que luy ay
requis vous dire, et croire bien au gentilhomme que vous envoyay moy mesme[3].
A cette humble et lamentable lettre, Charles-Quint n'avait
point répondu directement, et le marquis de Lannoy eut mission d'insinuer au
roi : qu'il n'y avoit rien de plus généreux que les
sentiments de l'empereur pour sa personne ; en lui il trouveroit un ami, un
frère, presque un allié ; mais pour cela il falloit se voir, s'entendre, se
toucher ; étoit-il possible de négocier par des intermédiaires ?
trouveroit-on en eux le même dévouement, la même intelligence ; qu'il vint
donc, illustre voyageur, en Espagne, le plutôt possible pour y trouver une
royale hospitalité. En agissant ainsi le but de l'empereur était de
changer les conditions de la captivité de François Ier. Ce roi, une fois en
Espagne, cesserait d'être lé prisonnier de la confédération italienne pour
l'être personnellement de Charles-Quint, et dès lors sa situation ne serait
plus la même. Ces intentions se révèlent dans la correspondance secrète de
l'empereur avec le marquis de Lannoy, où se trouve leur véritable pensée :
quelle était jusqu'ici la question réelle depuis la bataille de Pavie ?
L'Italie, Henri VIII et Charles-Quint s'étaient ligués contre le roi de
France ; les événements de la guerre et une bataille perdue mettaient aux
mains de ces alliés François Ier. Ce prince était donc prisonnier des
confédérés en masse et non point de Charles-Quint exclusivement. Il fallait
donc changer cette situation et jeter le roi aux mains de l'empereur. C'est à
quoi le marquis de Lannoy travaillait en entraînant François Ier dans un
voyage d'Espagne ; résultat d'autant plus facile à obtenir, qu'on déciderait
toujours le roi de France par les sentiments généreux, en lui parlant de la
fraternité des couronnes, de la
grandeur et de la noblesse d'âme de celui qui l'avait si longtemps appelé : mon bon père et parfait ami.
Quelle lamentable nouvelle en France quand on apprit la
captivité du roi et les irréparables désastres de cette fatale journée de
Pavie ! François Ier était captif ! et à ses côtés avait péri la plus belle
des chevaleries : quel deuil dans les castels ! que de lamentables histoires
! plus de joie, plus de fêtes à Fontainebleau, à Amboise ! le roi est
prisonnier ! tel fut le cri poussé par tous les cœurs, et dans quelle
circonstance encore ! les confédérés avaient attaqué de nouveau la Picardie et la Champagne, et des
bandes de luthériens[4] pillards, s'étaient
répandues sur les bords de la
Meuse et jusqu'à l'Aube. Il fallut de dignes exploits pour
repousser l'étranger et les sauvages huguenots de la Souabe ; la maison de
Guise acquit de nobles titres dans les services rendus à la France au milieu des
périls qui la menaçaient. Partout il y eut des succès mêlés de revers ;
cependant tels furent l'énergie et le dévouement de la brave noblesse, que si
le désastre de Pavie n'était point survenu, l'ennemi n'aurait jamais atteint
les places fortes de l'Artois et de la Picardie. La France
se serait défendue elle-même par son ban et son arrière-ban royalement
convoqués dans ses périls.
La régente fut prête à succomber sous sa douleur à la
nouvelle d'un si lamentable événement ; amante de son fils, ne priant Dieu
que pour lui, n'ayant de paroles et de pensées que pour lui, quelle tristesse
lorsqu'elle le sut captif aux mains de l'empereur ! Néanmoins, comme François
Ier comptant sur la générosité de Charles-Quint, elle lui écrivit dans les
termes les plus tendres, les plus doux[5], et
Charles-Quint, fort empressé lui-même de manifester ses sentiments généreux, répondit à la régente toujours en termes un
peu vagues. Il lui annonçait d’abord que le roi
étoit en bonne santé, qu'elle n'eût donc point à s'inquiéter ; on le
traiteroit grandement, comme parents se doivent ; l'empereur avoit envoyé
auprès de lui le comte de Rieux, dans le dessein de préparer une paix
désirable pour l'universalité chrétienne. Ensuite, le comte se rendroit
auprès d'elle pour lui montrer les conditions raisonnables qui dévoient
préparer la délivrance du roi son fils.
Un des premiers actes de la régente pour manifester
l'esprit et la tendance de son gouvernement, fut d'associer une commission
parlementaire à l'administration publique. On allait avoir besoin d'argent,
de subsides, pour la rançon du roi, et l'intervention des parlementaires
paraissait indispensable pour amener ce résultat. De concert avec la cour
suprême de justice, la reine mère devait inviter les sujets à l'obéissance et
aux sacrifices indispensables que la captivité du suzerain allait commander ;
on était vivement inquiet partout, car on ignorait à Paris comment le roi
serait traité, et même s'il n'avait pas succombé à ses blessures. Les
compagnons tristement revenus de la bataille de Pavie l'avaient vu frappé
d'arquebusade, tomber de cheval et foulé aux pieds : était-il en voie de guérison
et avait, on l'espoir de le sauver ? Le doute était grand sur ce point,
lorsque arriva le maréchal de Montmorency, prisonnier comme le roi, et qui
avait obtenu sa rançon. On l'entoura donc, lui I si loyal et si brave, pour
avoir des nouvelles du seigneur roi ; devant le parlement assemblé, le
connétable fit le récit de ce qu'il avait vu : Prisonnier
lui-même et obtenant congé de partir, il s'étoit adressé au marquis de
Peschiere pour demander comme une faveur de saluer son maître, et il l'avoit
obtenue. Transporté au château de Pizzighitone, on l'introduisit dans une
chambre assez vaste où il trouva le roi avec toque de velours et vêtement du
matin ; il paroissoit avoir mal dormi et sembloit inquiet de sa situation ;
toutefois jamais il n'avoit un seul moment perdu sa dignité, et on le
traitoit avec de grands honneurs ; des chevaliers se faisoient devoir de le
servir avec zèle ; en apprenant le départ du connétable pour la France, le roi l'avoit prié de dire au parlement
d'avoir grande confiance en sa mère et de maintenir tous les sujets en bonne
obéissance.
Le connétable était porteur d'une lettre cachetée, laquelle confirmait la régence en faveur de
Louise de Savoie ; et de plus des lettres patentes ordonnaient au parlement
de nommer une commission spéciale dans son sein, pour donner conseil à madame la régente
dans les affaires difficiles. Pour obéir à ces ordres du roi, Louise de
Savoie vint elle-même au parlement, le priant de désigner les conseillers en
cour chargés de lui octroyer les bons avis dans les périls du royaume ; ce
qui fut fait par arrêt du 3 avril sans désemparer. Le but que se proposait
surtout madame la régente, c'était de déjouer les intrigues qui tendaient à
placer le gouvernement dans les mains du duc de Vendôme et d'un conseil des
princes du sang. Le parlement, fidèle et dévoué, tout à fait en dehors du
parti féodal du duc de Vendôme, sanctionna l'autorité de la régente, dirigée
par le chancelier Duprat. Son premier acte fut l'exil du chef des finances
Samblançay[6]
; marchand enrichi, Samblançay avait acquis une fortune immense, et on
l'accusait de malversations : c'était,
disait-on, haine personnelle de madame la régente contre le
surintendant des finances, qui l'avait dénoncée au roi. Le but de la mesure
était plutôt d'assurer la popularité du pouvoir, frappant un enrichi des
deniers du peuple. Depuis nul ne disputa la régence.
L'esprit du parlement se révèle dans l'édit lancé contre
les luthériens qui commencent à se montrer en France ; des mesures de
violence furent commandées contre les sectaires insurgés ; un tumulte des
paysans de Souabe, qui se précipitaient dans les provinces en proclamant
l'égalité des conditions, et l'abolition de la propriété, nécessitait
impérativement des rigueurs contre une opinion si impatiente de toute
obéissance. En même temps que la cour de justice votait des remerciements au
duc de Guise, pour avoir arrêté les dévastations de ces sauvages luthériens,
il enregistrait la bulle du pape Clément VII contre les réformateurs. Toutes
ces mesures se tenaient les unes aux autres, comme une compression de
l'esprit de désordre parvenu à son plus haut point.
Ce n'était pas seulement en France que la captivité de
François Ier, inspirait un vif et
lamentable intérêt, mais encore dans
les souverainetés chrétiennes de l'Europe ; le prince qui montra la plus
ardente sollicitude, ce fut Henri VIII,
encore l'allié de Charles-Quint. La fraternité qui existait entre les
têtes couronnées avait-elle déterminé les démarches de Henri VIII ; ou bien
étaient-elles provoquées par un mécontentement personnel ? Le roi d'Angleterre
dut être d'abord un peu blessé lorsque François Ier prisonnier de la
confédération entière, fut traité par Charles-Quint comme son captif
personnel, sans prendre garde que l'armée italienne avait obtenu ce triomphe
sur le champ de bataille. A ce point de vue, le roi des Anglais voulut agir
activement pour préparer des conditions raisonna, blés de liberté et de rançon. Ces
ouvertures furent faites à Charles-Quint par l'organe du cardinal Wolsey, le
principal auteur de l'alliance insistant pour que
tout se bornât à un rachat, stipulé en argent. Mais alors
Charles-Quint n'avait plus autant besoin de Henri VIII et du cardinal Wolsey
: la bataille de Pavie avait tellement abaissé la fortune de François Ier que
l'empereur cessait de redouter les efforts simultanés de l'Angleterre et de la France. On aperçoit
cette nouvelle situation par le,
propres lettres de l'empereur : autrefois il prenait tout moyen de
caresser le roi d'Angleterre ; son ministre,
le cardinal Wolsey était son meilleur ami, son père ; titre au reste
que Charles-Quint aimait à prodiguer. Mais depuis la victoire de Pavie, il signait
tout simplement Charles sans aucune formule d'intimité. Profondément blessé
de cette indifférence, autant que touché de la captivité de François Ier,
Henri VIII proposa à la régente, dans une lettre personnelle, de se rattacher
par les liens d'une alliance intime, s'offrant au moins comme médiateur
nécessaire entre Charles-Quint et le roi de
France : Tout traité, ajoutait-il, n'aura lieu que sous la condition expresse d'une rançon
d'argent et jamais par une cession territoriale. Ainsi la politique de
Henri VIII change déjà complètement ; il s'y révèle la crainte que l'empereur
Charles-Quint, devenu trop puissant, ne veuille absorber la domination
universelle. Ce même intérêt inspiré par la captivité du roi se retrouve au
cœur du pape Clément VII qui écrit une lettre touchante à la régente de
France[7] pour la consoler
sur la disgrâce de son fils bien-aimé. Après lui avoir donné la bénédiction
apostolique, le pape lui parle de la douleur qui doit l'affaisser, et l'invite à la patience : lui offrant ses bons offices pour abréger le temps et la
douleur d'une royale captivité. De sorte qu'après la bataille de
Pavie, un retour d'opinion s'opère tout entier favorable à la France et à son monarque
captif.
Ce qui avait déterminé les Italiens à prendre les armes
contre François Ier c'était moins la haine et le sentiment d'une animosité
personnelle, que ce besoin de liberté d'un peuple qui se lève pour secouer
l'oppression de l'étranger. Depuis Charles VIII, les Français avaient
parcouru en conquérants toute l'Italie, et ils prétendaient la dominer en
vertu de la force ou d'un droit successoral ; voilà ce qui avait mis les
armes à la main aux populations italiennes. Maintenant arrivait la réaction :
les Français abattus n'étaient plus à craindre et, dispersés y ils ne
pouvaient plus dominer sur l'Italie. Alors se préparait une oppression
nouvelle bien plus redoutable, car
celle-là avait des racines dans les prétentions antiques de la maison de
Souabe : Charles-Quint victorieux n'allait-il pas lui-même dominer l'Italie ?
ces princes, ces républiques, ces pontifes qu'il avait naguère tant ménagés,
désormais il allait les réduire en poussière pour établir la suzeraineté de
la race allemande.
Ces inquiétudes, le pape les avait conçues depuis
longtemps. Clément VII n'était pas seulement le chef de la chrétienté et de
l'Église, mais encore le représentant de la maison de Médicis, souveraine à
Florence. Cette illustre maison, habituée à régner moralement sur l'Italie,
était donc menacée par le despotisme de l'empereur. Venise se trouvait dans
la même situation ; toujours si prévoyante,
elle proposait une ligue offensive et défensive avec le roi de France
; persuadée que le triomphe de Charles-Quint était sa ruine, elle savait que le premier désir comme la
première volonté des ducs d'Autriche avait toujours été de s'emparer des
terres fermes de la sérénissime république,
en la reléguant dans ses lagunes. Enfin la maison de Sforza
elle-même, élevée dans le duché de
Milan par la volonté de Charles-Quint, se montrait impatiente de se séparer
de lui, tant ce joug semblait odieux à l'Italie.
A mesure donc que l'ambition de Charles-Quint se révélait,
l'intérêt inspiré par François Ier devenait plus vif. On voyait en lui comme
le représentant d'une résistance active à cette pensée d'universalité que
l'empereur préparait sans déguisement depuis que la victoire avait mis la
force de son côté. Et, chose curieuse dans l'histoire, le rabaissement trop
profond de François Ier fait naître de nouveaux obstacles au développement de
la puissance de Charles-Quint : car chacun voit que l'équilibre est rompu
dans le balancement des forces. On est naturellement porté à donner aide à ce
qui est faible sous les coups de votre ennemi. Ce qui est fort devient odieux
; et telle était la situation diverse que la destinée avait faite à François
Ier et à Charles-Quint.
Aussi l'empereur mettait-il un grand prix à ne pas laisser
plus longtemps le roi de France en Italie, où il pouvait devenir le centre et
le lien d'une nouvelle ligue des États, car les Espagnols n'étaient pas en
nombre dans l'armée des confédérés. Les Allemands conduits par le connétable de
Bourbon, presque tous luthériens, pouvaient se déclarer contre l'empereur catholique.
Supposez maintenant une ligue formée entre le pape Clément VII, les Médicis
de Florence y la république de Venise, les Génois, les Sforza eux-mêmes
mécontents ; supposez aussi que le connétable de Bourbon eût fait son traité
particulier avec le roi : alors tous pouvaient se porter au château de
Pizzighitone, délivrer François Ier, et faire avec lui un pacte loyal pour l'indépendance
de l'Italie. Cela n'était pas seulement une éventualité d'avenir, mais un
fait diplomatique et militaire immédiatement réalisable. Les inquiétudes de
Charles-Quint se révèlent dans sa correspondance avec le vice-roi de Naples.
Trop habile pour n'avoir pas étudié profondément François Ier il sait que,
pour le pousser à une résolution y il ne faut pas le contraindre ; le mieux
est de le prendre par les sentiments nobles, élevés, en lui faisant croire
qu'il trouvera cette fraternité des grandes choses, qui peut amener une
convention amiable entre parents, amis et têtes couronnées. François Ier a
sur la royauté des idées chevaleresques que ne partageait pas l'empereur
Charles-Quint, mais que ce prince doit caresser pour l'amener doucement
auprès de lui en Espagne. C'est dans ce sens que le marquis de Lannoy parle à
François Ier. En Italie, il y a trop de méfiance, trop,
d'adversaires et d'intérêts. Charles-Quint ne peut venir le visiter en
personne, au milieu de tant d'affaires qui l'accablent. En Espagne on vivroit
en frères, en amis, dans une conformité de vues, nécessaire pour la paix universelle.
François Ier fort ennuyé à Pizzighitone[8], non loin du
triste théâtre de la bataille de Pavie, devait souhaiter de quitter l’Italie
; avec son entraînement habituel, il
espérait que quelques chaleureuses paroles échangées entre lui et l'empereur
finiraient leur différends. Le voyage d'Espagne fut donc résolu malgré les
avis secrets de Venise et de Rome. Dans cette tâche difficile, le marquis de
Lannoy ne devait pas seulement convaincre et entraîner François Ier mais
tromper ensuite le connétable de Bourbon et le marquis de Peschiere, car
ceux-ci considéraient le roi de France comme un otage aux mains des Italiens
et non pas comme un prisonnier de l'empereur. Lannoy fit répandre le bruit
que le roi avait demandé lui-même à visiter Naples, afin de chercher un
meilleur climat, une plus douce situation sous un magnifique ciel : Le voyage se feroit par mer. Comme il fallait
empêcher que les galères de Doria et de M. de Lafayette ne vinssent troubler
le voyage et reconquérir le roi, on fit écrire par François Ier lui-même, au
grand maître, pour qu'il eût à fournir sept des meilleures galères chargées
de transporter le roi, sous prétexte qu'ainsi tout serait français ; les
autres devaient rester désarmées aux ports de Toulon et de Marseille : N'étoit-ce pas un acte de grande confiance que de demander
des galères françoises pour transporter le roi ! Faux semblant de
générosité ! car, arrivé à Gênes, on mit sur tous les navires des matelots
espagnols, et le roi n'eut plus aucune liberté de commandement. Tout dépendit
du marquis de Lannoy, dont les banderoles flottaient même sur les galères de
France.
Ce fut un pénible voyage, car plus on entourait le roi de
soins, de gracieuses manières, plus il se sentait en captivité ; ce n'est pas
la prison matérielle qui tue, mais l'absence de liberté morale, et pour réconforter ce cœur royal,
fatalement abaissé, il fut besoin de lui conter les aventures des rois ses
ancêtres : Saint Louis, captif des Sarrasins, le roi
Jean prisonnier en la tour de Londres ; puis le récit des chroniques ;
comment tel noble chevalier étoit tombé aux mains des mécréants, après de
merveilleuses prouesses. Dans ce pénible voyage, ce qui l'affligea le
plus profondément ce fut de saluer les côtes de France de loin, sur le pont
du navire ; aux îles d'Hyères où la flotte s'arrêta un moment, il put voir le
gonfanon blanc fleurdelisé flotter sur les tourelles ; hélas ! le clairon ne
sonna point comme au temps plus heureux pour annoncer que le roi était là ! il
n'y eut ni cris de joie, ni mouvement sur le rivage ; nul spectacle ne fut
plus lamentable pour un prince qui aimait les fêtes, les pompes et les grandeurs
de la royauté. Néanmoins une seule pensée le consolait encore ; plein de
générosité lui-même, avec les sentiments les plus, hauts et les plus
élevés, il espérait trouver dans
Charles-Quint un abandon royal, pour mettre un terme à sa triste captivité ;
deux souverains se presseraient la main, traitant d'égal à égal, deux rivaux
se réconcilieraient dans des entrevues ! Tout cela plaisait à cette
imagination vive et ardente, qui ne croyait pas possible la sécheresse du
cœur, si malheureusement naturelle à ces grandes têtes politiques qui ne visent
qu'à la destinée des États.
Les côtes d'Espagne enfin parurent, et la flotte toucha la
terre à la vive joie du vice-roi de Naples. Pendant cette traversée et malgré
les précautions extrêmes, il avait craint toujours de voir cingler quelques
navires aux fleurs de lis marchant droitement aux galères espagnoles. Si le
marquis de Lannoy avait eu affaire à un prince moins loyal en sa parole,
vingt fois François Ier aurait pu commander à la galère de prendre la voie de
France ; mais en ce moment, le roi avait un désir profond de voir
Charles-Quint, d'obtenir de lui une paix généreuse et attendue ; il croyait
au prestige de la parole, à cette grande voix du malheur qui parle aux âmes
élevées. En débarquant sur la terre espagnole, le roi se révéla une fois
encore dans sa loyauté ; les mariniers et les soudards à cette époque ne
connaissaient d'autres engagements que la solde : quand la paye manquait,
nulle puissance ne pouvait arrêter la révolte dans ces âmes de guerre, fortes
au combat, mais avilies dans la pensée. Le vice-roi de Naples était sans
argent ; il s'éleva donc une vive dispute parmi les matelots ; les régiments
même espagnols voulurent leur paye, et comme il n'y avait pas un sol dans les
coffres, ils se mirent en pleine sédition. Le roi de France pouvait donc
conquérir sa liberté en se plaçant à la tête des routiers, ce qui était
facile ; une simple promesse de payer quelques écus d'or à son arrivée en
Provence suffisait aux soldats ameutés. Le roi de France s'en fit scrupule :
au lieu de profiter de celte sédition pour lui-même, il l'apaisa parla
majesté de son nom et la grandeur de la puissance royale. Il y eut plus d'un
coup d'arquebusade tiré contre la petite maison où s'abritait sa tête. François
Ier parut sur le balcon de la posada,
haranguant les soldats qui déchargeaient leur escopette et envoyaient mille balles
de droite et de gauche.
Un charme indicible, au reste, se rattachait à lu personne
de François Ier. Il prenait tout naturellement, et par la seule action de son
caractère, une incontestable puissance sur les gens d'armes et les soudards.
On disait merveille de lui ; pour l'homme de guerre, il y a toujours une
irrésistible autorité dans celui qui compte de beaux faits d'armes en sa vie.
Au funeste champ de Pavie même, le roi n,
s'était-il pas placé en tête des plus braves chevaliers ? Si, comme
chef et comme général, il avait commis des fautes, si sa témérité l'avait
jeté dans des périls inouïs, nul ne pouvait oublier les lances brisées, les
armures fracassées, les chevaux percés d'outre en outre par cette royale et
forte main qui avait repoussé devant elle une multitude d'ennemis, pressés
autour du roi comme les Sarrasins autour de Roland. Le marquis de Lannoy
remercia le roi de sa loyale intervention, et néanmoins, par ordre de
Charles-Quint, il dut le conduire à la forteresse de Sciativa, au royaume de
Valence[9], dans un pays
presque désert, château fort
étroit, où les rois d'Aragon
renfermaient les prisonniers d'État, construction mauresque à créneaux, comme
les tours de Séville et de Murcie. Là, le prisonnier s'aperçut qu'il devait
attendre peu de générosité de son vainqueur : ce ciel d'Espagne toujours bleu
dans ces plaines arides, avait un peu altéré sa santé, et sur ses instances,
on le conduisit dans un autre château aussi près de Valence, entouré de
forêts ; belles terres des vieux Maures, coupées de canaux et de jardins. Le
roi, plein des souvenirs de Fontainebleau et d'Amboise, soupirait après le
grand exercice de la chasse, le seul qu'il aimait au son du cor retentissant.
Dans la tourelle de Sciativa, comme dans le château de
Valence, il commença ces tristes poésies sur sa captivité, qui respirent les
mélancoliques et douces émotions d'amour ; les seules que son âme pût
éprouver. Il y a dans les travaux de l'esprit une noble et sainte consolation
des grandes infortunes, et plus elle
est malheureuse, plus l'âme s'élève et
s'exalte dans la poésie !
Cependant François Ier invoquait incessamment la parole du
vice-roi de Naples, qui lui avait promis une entrevue avec l'empereur ; ce
n'était point comme captif qu'il s'était confié à la loyauté et à l'honneur
du nom espagnol ; s'il avait quitté l'Italie,
s'il avait brisé les liens intimes qui l'unissaient avec quelques-uns
des confédérés, Venise et le pape, c'est qu'on lui avait dit qu'en venant en
Espagne, il pourrait s'aboucher avec
son frère et ami l'empereur Charles-Quint ; les arrangements qu'on aurait pu
faire de loin y on les ferait de près ! Était-ce tenir sa promesse que de
renfermer le roi dans la forteresse de Sciativa ou dans un château éloigné de
tous rapports avec le conseil de Castille. Les instances du roi devinrent si
pressantes, sa tristesse si vive, que Charles-Quint crut indispensable d'appeler
enfin le roi de France à Madrid. On traversa donc le beau royaume de Valence,
ses routes parsemées de lauriers-roses, par Chinchilla, Albacèta, la ville
aux couteaux de fin acier, Ocana et Aranjuez. L'ardent amour de François Ier
pour les arts fut réveillé par l'aspect de ces monuments mauresques ça et là
semés comme des perles d'Asie sur le territoire de l'Espagne, souvenir de la
récente domination des Arabes ; et cela fit un peu diversion au chagrin qui
lui dévorait le cœur.
Enfin le roi salua Madrid. Ce n'était pas Milan, Florence,
aux mœurs gaies et rieuses, mais un peuple sombre et fier à la fois ; avec
ses coutumes sentencieuses et bizarres ; qui se drapait dans son manteau ; et
un roi tout ouvert, tout franc, devait éprouver de la fatigue à la vue de ces
fiers Castillans qui ne marchaient que d'après les traditions des ancêtres.
Chaque chose était réglée d'avance, chaque rang ponctuellement ordonné ; nul
ne dépassait ce compassement de la vie qui fait le désespoir des esprits
faciles et abandonnés. De là cet ennui de François Ier à Madrid, ce marasme
qui prépare sa maladie si dangereuse,
parce qu'elle était le résultat de la plus profonde mélancolie. Lui,
noble, loyal, aisé, était en présence d'une grandesse qui cherchait à lui
montrer ses prérogatives et à lui faire sentir un fatal abaissement. Un jour
les grands voulurent que le roi les saluât, avant d'ôter leurs sombreros, et
François Ier préféra ne plus voir personne, se contentant de la compagnie
intime de quelques serviteurs fidèles et d'un gentilhomme surtout du nom de
Montpezat, qui se fit gloire de le servir en varlet comme dans les romans de
chevalerie.
Puis ces mœurs demi-mauresques, la jalousie des époux et
des amants, cette absence de communication dans la vie, ces femmes voilées à
la manière sarrasine ; cette vie mystérieuse et cachée au fond des palais :
tout cela ne convenait pas au caractère de François Ier. Il avait espéré qu'en
venant à Madrid, Charles-Quint s'empresserait de visiter un parent, un ami,
ou même, si l'on veut, un loyal adversaire. Ik n'en fut rien. Sous prétexte
qu'il ne fallait pas que l'entrevue des deux monarques fût une cause de
discorde publique, en dehors de tout caractère d'aménité et de bonne
harmonie, Charles-Quint déclara, avec une effusion un peu jouée, qu'il n'iroit visiter le roi son frère, qu'après que les
arrangements politiques permettroient de se serrer cordialement la main.
François Ier, en arrivant à Madrid, ne reçut de l'empereur
qu'un billet laconique dans lequel il lui disait que
le marquis de Lannoy étoit chargé de lui faire tous les honneurs et bon
traitement afin de préparer une paix générale pour le bien de la chrétienté.
Et ce billet si vague était écrit dans le dessein évidemment de ne prendre
aucun engagement[10] sur les
conditions d'un traité que Charles-Quint voulait dicter. Quel ne dut pas être
le désespoir de François Ier en se voyant trompé ? Qui l'avait engagé à venir
en Espagne ? Est-ce que lui le roi de France n'était pas l'égal de l'empereur
? Est-ce que son blason ne valait pas celui de la maison de Castille ?
Pourquoi donc se servir d'un intermédiaire ? c'était sans doute pour lui
imposer la plus dure, la plus inflexible des lois. On lui avait tendu un
piège, et de là ce désespoir du roi qui faillit le faire succomber sous les
étreintes d'une maladie mortelle.
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