Les confédérés au nord. — Invasion de la Picardie. — Les
Anglais et les Allemands. — Marche sur Paris. — L'ennemi jusqu'à Senlis. —
Ardeur des populations. — Résistance du duc de Vendôme et de la Trémoille. — Guerre
aux Pyrénées. — Siège de Bayonne par les Espagnols. — Situation de l'armée
française en Italie. — Nouvelle invasion du Milanais par l'amiral Bonnivet. —
Succès des Français. — Mort du pape Adrien. — Élection de Clément VII. —
Défaite des Français. — Mort de Bayard. — Nouveau pacte des confédérés. —
Commandement actif accordé au connétable de Bourbon. — Invasion de la Provence. — Peschiere
et le connétable. — Siège de Marseille. — Campagne offensive de François Ier.
— Combat naval. — Retraite de l'ennemi. — Délivrance du territoire.
NOVEMBRE 1523 - MAI 1524.
Pendant que les parlementaires s'absorbaient dans les
poursuites criminelles contre le duc de Bourbon et les gentilshommes qui
avaient suivi son parti, la confédération ennemie se développait dans des
proportions effrayantes pour la monarchie française. Ce n'était pas seulement
sur un point des frontières que se déployaient les bannières des confédérés,
mais du nord au midi, sans en excepter même les côtes assaillies par les
corsaires, les brigantins et les galères espagnoles.
L'invasion se montrait plus menaçante au nord et sur la
frontière de Picardie spécialement, car sur ce point les Anglais unis aux
Flamands, aux Allemands, pouvaient paisiblement réunir des forces
considérables, pour agir ensuite dans la Picardie et le Parisis. A l'aspect de ce danger
si menaçant pour toutes les frontières, le roi se hâta de placer son camp
militaire à Lyon[1],
point central, d'où il pouvait à la fois veiller sur les armées des Alpes,
des Pyrénées, du Var, et même, si la nécessité le demandait, se porter à la
défense de Paris. Peut-être aussi la préoccupation d'une guerre d'Italie, son
goût si prononcé pour une expédition au delà des Alpes, lui fit choisir Lyon
comme le point le plus rapproché des terres où son souvenir se plaisait tant.
Paris, cité déjà d'une haute importance, néanmoins pouvait tomber aux mains
de l'ennemi sans que la monarchie fût perdue ; à ce temps chaque province
formait un tout, et chaque cité un point particulier dans l'administration
générale. Enfin, ce qui décida François Ier à maintenir son campement
militaire à Lyon, c'est qu'il surveillerait de là les anciennes provinces de
l'apanage du duc de Bourbon, pour y empêcher un soulèvement favorable à la
cause de ce prince.
L'ennemi s'avançait méthodiquement sur une longue ligne
s'étendant depuis la Meuse
jusqu'au Pas-de-Calais. Les Allemands, conduits par le comte Guillaume de
Furstenberg, marchaient par la Franche-Comté et la Bourgogne, et ils
vinrent s'emparer de Neufchâtel, entre la Marne et la Meuse. Là seulement
ils rencontrèrent le comte de Guise et les lances de France ; la noble maison
de Lorraine commençait sa belle carrière de service et dévouement aux rois et
à la monarchie. Il n'est pas de puissante renommée sans cause ; les Guise avaient
splendidement servi la patrie quand ils se placèrent à la tête du parti
catholique. Avec trois cents gendarmes et six cents lances alors, le comte de
Guise arrêta douze mille lansquenets, brave infanterie allemande : ici il les
affamait en coupant les vivres ; là il tombait sur leur arrière-garde et la
taillait en pièces, si bien que, presque sans munitions, sans artillerie, et
par la seule vigueur de son bras, le comte de Guise débarrassa la Meuse des Allemands. Il
était si sûr de chasser les ennemis, le noble comte, qu'il dit à sa femme et
à ses filles : Venez assister à ce hardi tournoi ;
messieurs les Allemands sauront ce que pèse notre épée. Ces dames
accoururent en effet, et des fenêtres du château elles virent la défaite des
lansquenets et reîtres se dérobant à toutes jambes aux fiers coups de lances
de l'héritier des ducs de Lorraine.
Dans la
Picardie, les Anglais s'avançaient sous le duc de Suffolk[2] en rangs pressés
de quinze mille soldats, tous à l'épreuve, et dont l'itinéraire était marqué
sur Paris ; vingt-cinq mille Flamands firent leur jonction avec eux ; hommes
de noblesse et de commune : spectacle triste à voir pour nos malheureuses
frontières que ces troupes couvertes de fer, bardées d'arquebusiers, où se
déployaient les longues coulevrines comme les serpents qui montrent leur tête
à travers les espaliers. Ils s'avançaient tous fièrement sans s'arrêter, même
aux sièges des places fortes[3], tant ils étaient
impatients d'arriver à Paris ! Dédaignant de prendre Thérouanne, Montreuil,
Hesdin, l'ennemi apparut immédiatement sur la Somme. Qu'opposer
à cette grande armée ? comment couvrir Amiens et Ardres, les deux places
importantes qui seules pouvaient arrêter l'armée anglaise ? On n'avait nulle
troupe ; la Trémoille,
chargé par le roi de la défense des provinces du Nord y ne réunissait pas
avec lui deux mille lances, réparties sur une large étendue. Mais un noble esprit
chevaleresque exaltant toute la noblesse, le ban et l'arrière-ban étaient
accourus ; les ravages que faisaient les Anglais, l'impitoyable brutalité des
Flamands, avaient inspiré la vengeance dans tous les cœurs ; et
l'enthousiasme avait fait le reste. A Corbie, la Trémoille voulut à
tout prix empêcher les Anglais de passer la Somme ; il y fit des prodiges de valeur,
renouvelant les exploits des preux de Charlemagne. Trente lances héroïques,
mais impuissantes, se croisèrent intrépidement avec tout un corps d'Anglais.
Toujours unis aux Flamands, ceux-ci s'emparèrent de Montdidier, et, se
déployant par Compiègne, leurs avant-postes campèrent jusqu'à Morfontaine et
Senlis. Les ennemis n'étaient donc qu'à huit heures de Paris : les portes de
la grande cité furent fermées par ordre des échevins ; le guet des bourgeois
fut convoqué, et le parlement arrêta des mesures de sûreté générale pour la
défense des murailles menacées.
La résolution prise par François Ier, de poser le centre
de son armée à Lyon avait le grave inconvénient de découvrir Paris ; malgré
les héroïques efforts de la
Trémoille et du duc de Guise, l'un à l'est, l'autre au
nord, les ennemis avaient pénétré jusqu'au centre du Parisis et pouvaient
former le siège de la cité. Le parlement, qui la gouvernait, pressentant
cette situation, avait envoyé message sur message au roi, pour demander du
secours : était-il possible que la bourgeoisie seule pût résister à quarante
mille ennemis ? Soit que le roi, absorbé par sa passion de l'Italie, voulût à
tout prix franchir les Alpes, soit que prévoyant l'invasion de la Franche-Comté, de la Provence, il persistât
à former une armée centrale prête à se porter à droite ou à gauche, François
Ier se contenta d'écrire au parlement et d'envoyer le jeune Chabot, comte de
Brion, avec l'avis de secours rapides et prochains. Admis au parlement pour
annoncer cette nouvelle, le comte de Brion entendit les plaintes des
murmurants, de ce que le roi leur faisait de belles promesses sans tenir sa
parole. Le président Baillet alla même jusqu'à dire : Nos vieillards ont bien souvenance que, sous Louis XI, de forte
mémoire, lorsque les Anglais vinrent jusqu'à Beauvais, le roi notre sire ne
se contenta pas de députer un brave gentilhomme, porteur de belles paroles,
mais il envoya quatre mille lances avec coulevrines, et cela valut mieux que
ce que vous nous dites. Chabot répondit que ces lances que l'on
demandait n'étaient pas fort loin et que bientôt elles viendraient en aide à
la bonne ville.
Les bourgeois de Paris virent s'avancer par la porte
Saint-Bernard un corps d'archers et chevaliers, à la mine belliqueuse, montés
sur des chevaux de bataille forts et fringants ; on en compta plus de mille à
la prestance si intrépide, qu'il faisait beau à voir dans leur attitude
martiale. Ils ne se reposèrent que deux jours à Paris, festoyés par les
habitants. Le duc de Vendôme, qui les commandait, avait mission de marcher
sur Senlis contre les ennemis, et de les arrêter dans leur marche. Certes, ce
n'était pas avec ce petit corps seul, aidé même des bourgeois, qu'on pouvait
affronter une armée entière ; mais déjà la face de l'invasion avait changé
par les victoires du duc de Guise sur les reîtres et les Allemands. A son
tour, la Trémoille,
plein d'ardeur, avait soulevé, sur les derrières de l'ennemi, châtelains,
nobles hommes et communes, depuis Montdidier jusqu'à Hesdin. Le duc de Guise
lui-même, par une marche de droite à gauche, s'avançait de la Meuse sur la Somme, de manière que par
l'exécution de ce plan, les confédérés pouvaient se trouver en face du duc de
Vendôme, s'avançant de Paris sur Senlis ; puis ils avaient la Trémoille qui les
poussait au dos, et le duc de Guise sur les flancs ; peu de moyens de
retraite leur étaient donc assurés. Ces marches simultanées et intrépides
arrêtèrent l'ennemi ; les Anglais et les Flamands se retirent en toute hâte
pour prendre leurs quartiers d'hiver dans l'Artois, et y attendre les
renforts promis par Henri VIII et Charles-Quint. Sur ce point la frontière
fut sauvée par trois beaux noms, certes, qu'il faut glorieusement exalter,
ceux de Vendôme, la Trémoille,
et de Guise, Guise le plus noble de tous, que nous retrouverons plus tard à
la tête de la cause nationale et ligueuse.
En même temps, les Espagnols attaquaient les frontières
des Pyrénées sous l'épée de Charles-Quint en personne ; le grand empereur,
qui venait de saluer les provinces d'Espagne, profitant de l'enthousiasme que
partout laissait sa présence, était venu, suivi de ses grands et de ses
chevaliers, assiéger Bayonne, et à ses côtés était le duc d'Albe, ce cœur de
fer dans un corps de fer. Il y avait longtemps que Charles-Quint convoitait
Bayonne comme un point de terre et de mer qui lui ouvrait le royaume de
France ; les régiments espagnols franchissant sans obstacle le territoire qui
s'étend de Saint-Jean-de-Luz jusqu'à la Doure, se présentèrent devant Bayonne, défendue
par Lautrec avec une vaillance telle que l'empereur dut précipiter sa
retraite jusqu'aux Pyrénées. Les Espagnols se groupèrent alors autour de
Fontarabie. Ce ne sont pas toujours les murailles qui préservent les cités,
mais les nobles cœurs et les fiers courages. Si Fontarabie était aussi
fortifiée que Bayonne, dans ses murs était un chevalier du nom de Frauget,
lieutenant dans la compagnie d'armes du maréchal de Châtillon ; jusque-là nul
reproche ne pouvait lui être adressé, et il s'était toujours vaillamment
comporté. Cette fois, par trahison ou faiblesse, Frauget livra Fontarabie à
Charles-Quint, après un siège d'un mois : acte de lâcheté qui produisit une
sensation tellement honteuse, tellement indigne dans l'armée, que le roi dut
faire un exemple. Voyez cet échafaud dressé ! un homme y monte, pâle et
défait : pourquoi a-t-il la tête nue ? c'est qu'on Ta dépouillé de son casque
; le bourreau lui enlève ses éperons, sa cuirasse et son cuissard, son épée
surtout, car il est indigne de la porter, celui qui vient d'abaisser le
gonfanon de bataille devant les couleurs de Castille et d'Aragon ! Ce fut à
Lyon, en présence du roi et de l'armée, que cette dégradation eut lieu. Il
fallait réveiller l'enthousiasme des gentilshommes pour l'honneur, et dire à
tous que le moment était venu de vaincre ou de mourir. A Lyon, les yeux fixés
sur l'Italie, François Ier suivait les vicissitudes de la campagne du
Milanais, alors dirigée par l'amiral Bonnivet. Après la fatale défaite de la Bicoque, les Français
dispersés avaient cherché un refuge aux montagnes du Piémont ; les confédérés
restaient donc maîtres d'organiser l'Italie selon leur dessein ; les
Vénitiens eux-mêmes, délaissant tout à fait la cause de France, avaient
soutenu le mouvement purement italien sous l'action du pape. Milan secouait
tout vestige de la domination française pour élire duc François Sforza, homme
de guerre, d'origine de soldat, nature robuste que les dissensions italiennes
avaient fait naître. Sforza avait pour ennemis les Visconti, illustre race
plus rapprochée des Français, car Galéas et Barnabé Visconti avaient servi
sous l'étendard fleurdelisé. L'énergie du caractère de Sforza se manifesta
dans cette révolution et dans ce gouvernement de guerre civile ; il garda la
couronne ducale intacte sur son front. Prosper Colonne, Sforza, Visconti, le duc
d'Urbin, révélaient des talents militaires purement italiens, sans mélange
germanique. L'Italie au moyen âge était aussi fertile en hommes supérieurs
que dans l'antiquité elle-même, son époque de grandeur.
Le mouvement rétrograde des Français s'était arrêté dans
le Piémont ; l'arrivée de l'amiral Bonnivet avec un millier de lances, une
bonne infanterie, les archers de la garde, les gendarmes valides, avait
permis de prendre l'initiative, et du haut des Alpes on vit descendre une
fois encore la chevalerie de France vers le lac de Côme et Milan. De toutes
les places qui naguère appartenaient à François P% il ne restait plus à lui
que le petit château de Crémone, défendu par trente gentilshommes intrépides,
puis réduits par la famine, la guerre et les privations, à huit seuls
chevaliers. Leur invincible courage avait résisté à tous les assauts, et
quand l'amiral Bonnivet parut dans les plaines du Milanais, ces braves et
nobles hommes se défendaient encore avec une noble intrépidité. Le château de
Crémone devint désormais le centre de toutes les opérations de la campagne.
Prosper Colonne, avec son armée fort affaiblie, n'était point capable de
résister seul à l'amiral Bonnivet, décidé à reprendre par quelque grand coup
la domination du Milanais. A son tour. Colonne se mit en retraite : pourquoi
l'amiral Bonnivet ne marcha-t-il pas sans hésiter sur Milan ? c'est que
Sforza et Prosper Colonne réunis avaient encore une armée puissante que
venaient de rejoindre les lansquenets allemands. Il faut aussi tenir compte
du réveil enthousiaste de l'esprit italien et populaire qui se manifestait
partout, et rien moins que favorable aux Français. Entourés d'insurrections,
les mouvements de l'amiral Bonnivet, lents et embarrassés, devaient se
réduire à des expéditions de droite et de gauche pour montrer une fois encore
la domination des Français en Lombardie : l'amiral entoura Milan. La Monza fut enlevée par un
parti d'archers ; Bayard resta maître de Lodi ; les chocs d'armes se
multipliaient avec Sforza, le marquis de Mantoue, et surtout avec Prosper
Colonne, le vieillard amoureux comme un enfant de Dona Chiera, la belle Milanaise.
Si la chevalerie de France croisait les lances avec intrépidité, les Italiens
montraient aussi une remarquable valeur, tandis que Milan, comme un vrai
cimetière, éprouvait les ravages de la peste.
Lamentable calamité en Italie que ces maladies
contagieuses si multipliées depuis le moyen âge ! aucun siècle ne se passait
sans que la peste noire vînt décimer les populations. Aux XIVe et XVe
siècles, lorsque Boccace dictait son Décameron aux jeunes femmes qui,
le front étoile, écoutaient ses récits, la peste désolait Florence. Cette
fois l'épidémie parcourut comme un cavalier de feu, Pavie, Lodi,
Milan/emportant des masses de cadavres. Gomme si tout devait être contraste,
là où le firmament est plus bleu, la mort est plus rapide ; la vigne est bien
robuste sur la lave d'un volcan ; la prairie émaillée s'ouvre sous les
tremblements de terre ; l'affreuse vipère siffle sous la rose odorante, et le
basilic couronné reflète ses mille couleurs sous le soleil le plus beau.
Quand cette calamité pressait Milan, l'amiral Bonnivet n'osa point
s'approcher des cités dévastées par la mort, il se tint loin des murailles et
des tours, et, malgré ces précautions, la contagion vint atteindre les tentes
de France ; bien des courages se démoralisèrent, car rien n'abat comme les
souffrances du corps et la fièvre brise un colosse. Prosper Colonne, le plus
remarquable général de l'Italie, mourut vieillard de quatre-vingts ans[4] ; il était Romain
d'origine comme le duc d'Urbin, populaire comme lui, car au pied du Panthéon
il restait les traditions des Fabius et des Césars. A Rome aussi venait de toucher
la tombe le pape Adrien[5], élu sous la
pourpre de Charles-Quint, pontife de race barbare, comme l'appelaient les
Italiens toujours si dévoués aux antiquités, aux grandeurs et à la langue de
la patrie. Pour lui succéder, le conclave, après de longues hésitations,
choisit encore un Médicis sous le nom de Clément VII[6]. Ce nouveau
pontife, d'un sang si beau, n'aurait pas sans doute pour Charles-Quint le
même dévouement qu'Adrien élevé dans ses palais et son précepteur ; mais
Clément VII, tout Italien, de la race éminemment patriotique des Médicis, par
la seule tendance de son origine, serait entraîné à soutenir la ligue contre
les Français qui envahissaient alors la Lombardie.
Cette ligue prend dès ce moment une énergie nouvelle :
Florentins, Vénitiens, Romains, Génois, unis dans une cause commune,
attaquent sans hésiter la chevalerie de France partout où elle se présente en
bataille. Il se révélait là une tête ferme et solide, le marquis de Mantoue ;
et l'Arioste n'avait pas oublié ce nom parmi ses plus forts chevaliers. Il y
eut de tristes défaites pour les archers et gendarmes de France ; à Rebec, sorte
de camisade de nuit, Bayard, surpris par le marquis de Peschiere, perdit un
bon nombre de lances ; ce qui donna lieu à une dispute entre le chevalier
sans peur et l'amiral Bonnivet qu'il accusait de l'avoir délaissé. Le
Milanais devint le théâtre des batailles souvent désordonnées où nul ne se
connaissait plus et l'armée française se mit en pleine retraite jusqu'au val
d'Aoste. Dans cette marche rapide et rétrograde, à travers les torrents et
les rivières, Bayard reçut un coup mortel d'arquebuse dans le dos[7]. Son seul cri fut
celui-ci : Jésus mon Dieu, je suis mort ! Digne
gendarme sans doute que Bayard ; mais sans aucune des qualités remarquables
d'un général d'armée ou d'un homme de science militaire. Il demeurait comme
l'expression de ce courage individuel qui se révélait aux batailles du moyen
âge, dans les joutes, les tournois, et l'on ne peut l'élever jusqu'à la Trémoille, à Lautrec,
surtout jusqu'au duc de Guise, le plus capable de tous.
Bayard fut le type choisi de loyauté et d'honneur : à
chaque époque périlleuse, on prend un nom, un symbole, pour exalter les
nobles cœurs. Il fallait inculquer aux gendarmes les idées de loyauté, de
désintéressement, le respect des femmes, on choisit Bayard ; et l'on fit de
lui ainsi un mythe de la chevalerie. Non-seulement on écrivit des chroniques,
des dires, des récits de sa vie, mais les gendarmes chantèrent la mort de
Bayard, leur compagnon, leur chef : ici il avait respecté l'honneur des
filles et Dieu sait si les gendarmes avaient toujours ce même respect ! Là il
s'était vaincu lui-même dans ses passions, dans sa cupidité ; et, chevalier
blessé, il avait élevé son épée en forme de croix, et prié le Dieu des
armées, avant de descendre au tombeau, ainsi qu'on voit les antiques statues
sur les pierres froides du sépulcre. Puis, il fallait jeter au connétable de
Bourbon quelques-unes de ces paroles froides, méprisantes, qui viennent
flétrir les trahisons ; et l'on supposa que Bayard, frappé mortellement,
avait dit au connétable victorieux et attristé sur le sort du noble chevalier
: Pleurez sur vous-même, monseigneur ; pour moi je
ne suis point à plaindre ; j'ai fait mon devoir ; vous triomphez en
trahissant le vôtre. Ces paroles furent-elles dites en effet ? Nul ne
put les entendre. Mais il fallait rappeler dans le duc de Bourbon, l'infamie
d'une trahison, et exalter la grandeur de l'héroïsme. Tel fut le sens de la
légende de Bayard, brodée comme une belle tapisserie des manoirs[8].
Au reste, dans cette campagne, les véritables capitaines
furent les Italiens ; peut-être n'eurent-ils pas toute la hardiesse de
l'armée de France ; niais la capacité militaire résulte moins encore de
l'intrépidité du soldat que de ces froides combinaisons qui se réfléchissent
dans les lois de la stratégie, et font marcher les armées à la victoire avec
la rectitude mathématique. Pour cette science, les Italiens furent les
premiers comme pour la science politique, ils furent en avant des
intelligences avec le livre de Machiavel.
Dans les mouvements actifs de cette guerre le connétable
de Bourbon avait à peine paru ; la confédération tout italienne dut choisir
un capitaine italien lui-même ; néanmoins la campagne du Milanais fut
conseillée par le connétable, qui, dès son arrivée en Italie, concerta sérieusement,
avec l'empereur Charles-Quint et le roi d'Angleterre, le plan et le résultat
d'une invasion en France. Un nouveau traité secret fut conclu pour le partage
de la monarchie de François Ier. Le rêve d'une maison de Bourgogne restaurée
dans la personne du connétable de Bourbon avec toute la puissance féodale
devait d'abord se réaliser ; et, comme le pape et l'empereur faisaient les
rois, il était encore convenu que la maison de Bourbon obtiendrait la couronne
fermée sur son écu ; on lui donnerait, indépendamment de ses fiefs anciens,
une grande partie du midi de la
France, la
Provence jusqu'aux confins du Var. Les Pyrénées au delà de
Bayonne seraient réunis à l'Espagne et les États de Charles-Quint ainsi s'agrandiraient.
Enfin, ce qui restait de cette immense dépouille serait aggloméré sous la
main de Henri VIII, avec le titre de roi de France qu'il gardait
glorieusement encore dans ses chartes. A la suite de ce traité de partage[9] venaient des
stipulations d'argent, des ducats d'or, que le roi Henri VIII s'obligeait de
payer pour l'accomplissement de la guerre. Dans ces temps éloignés, déjà
l'Angleterre était habituée à fournir des subsides, sans qu'elle eût encore
ses merveilleuses relations de commerce ; c'était un pays riche de ses
ressources, et le Trésor royal en la tour de Londres était le mieux garni de
livres sterling, deniers d'or et d'argent.
La coalition avait pris l'initiative des batailles : au
Nord, dans la Picardie
et la Champagne
; au Midi, dans les Pyrénées. Le plan du connétable de Bourbon était d'attaquer
la monarchie par le centre et d'amener une sorte de révolte simultanée de la
noblesse et du peuple, très-irrités des levées de deniers imposés par
François Ier. En général, les mécontents et les transfuges comptent toujours
sur les désordres publics pour assurer le succès d'une cause, parce qu'ils
jugent tous les cœurs par leur cœur, tous les dépits par leurs propres
ressentiments. Le connétable de Bourbon croyait qu'à son apparition sur les Alpes,
tous les gentilshommes, vassaux et arrière-vassaux, prendraient les armes
pour suivre son étendard, et qu'ils recommenceraient la féodalité du moyen
âge en faisant rétrograder la monarchie jusqu'aux troubles de Charles VI et à
la faiblesse de Charles VII. Charles-Quint, trop habile pour croire
immédiatement possible la réalisation de ce plan, préférait s'assurer le
littoral de la
Méditerranée, qui ouvrait les communications de l'Espagne
avec l'Italie par Marseille et Toulon. Dans ses projets de puissance et
d'universalité, l'empereur croyait indispensable d'avoir une ligne de côtes
depuis Barcelone jusqu'à Gênes, pour que ses galiotes à voiles, ses galères à
rames pussent s'abriter. Le projet de Charles-Quint, subi par le connétable
de Bourbon, fut donc d'envahir la
Provence par le comté de Nice, et de marcher par Toulon et
Hyères sur Marseille ; de là, remontant par Aix à Avignon, on se joindrait
aux troupes de la confédération italienne, traversant les Alpes pour préparer
un soulèvement de la noblesse du Dauphiné, de l'Auvergne, du Lyonnais, si
dévouée au connétable de Bourbon.
Le commandement de l'expédition destinée à soumettre la Provence fut confié non
point au seul connétable ; Charles-Quint, avec son habileté accoutumée, avait
bien aperçu que si Bourbon, seul, conduisait les troupes, une fois en France,
il prendrait nécessairement plus d'importance dans la guerre, et que, maître
de plusieurs provinces, peut-être songerait-il à se rapprocher de son droit
suzerain, François Ier. Cette considération fit adjoindre au duc de Bourbon
le marquis de Peschiere, vieux général expérimenté, jaloux de la grandeur et
de l'incontestable supériorité du connétable[10]. Il y avait
entre Peschiere et le connétable des différences de caractère et de mérite
très-distinctes ; le duc de Bourbon, capitaine du premier ordre pour les vastes
combinaisons, et par-dessus tout ; homme d'intrépidité au combat ; le marquis
de Peschiere trop prudent pour être grand capitaine, et n'ayant pas cette
bravoure de gendarme qui distinguait le connétable. D'ailleurs, une campagne
en Provence n'entrait que secondairement dans les idées du duc de Bourbon,
qui aurait plutôt désiré prendre la monarchie par le flanc et pénétrer
directement en Dauphiné à travers les Alpes ; néanmoins il obéit aux ordres
de l'empereur, et, se déployant par Nice, il marcha sur Toulon avec quelques
régiments d'arquebusiers espagnols[11], un bon nombre
de coulevrines, des soldats italiens, des bandes d'Allemands qui ravagèrent
tout sur la route de droite et de gauche, les ravissants jardins d'Hyères aux
orangers fleuris, et les belles campagnes qu'arrose le Var. Bientôt la
poussière qui s'élevait en tourbillon du côté du village de Gemenos (la pierre précieuse) et d'Aubagne (que baignent les eaux) annonça que l'ennemi
approchait de Marseille, tandis que des tours de la Joliette (la porte de César) on vit se déployer dans
le golfe de Marseille une flotte aux couleurs espagnoles, celle de Hugues de
Montcade[12],
un des amiraux les plus renommés de Charles-Quint.
À cette époque Marseille s'élevait sur la petite colline qui
s'étend depuis la tour Saint-Jean, la place Vivaux, jusqu'aux moulins agitant
leurs ailes au vent du mistral. À l'autre extrémité du port se trouvaient le
monastère de Saint-Victor, fortifié des hautes murailles élevées par Cassien
contre les Barbares, et qui n'avaient rien à craindre des coulevrines
espagnoles. Le monastère était défendu par la montagne de la Garde, et aux extrémités
par l'arsenal, où se tenaient les galères du roi. La ville, à proprement
dire, s'élevait en amphithéâtre, entourée d'une de ces murailles moitié romaines
et moitié moyen âge, flanquée de tours de la plus haute antiquité, telles que
la Joliette
par où entra Jules César, à côté de porte Galle (portus Galliæ), attenant à la tour
Sainte-Paule, qu'enfant je voyais encore tout enfumée, et que le vandalisme
récent a détruit ; vieille tour, au milieu du boulevard des Dames, car les
Marseillaises vont s'illustrer dans ce siège. Le gouvernement de la cité
était municipal et républicain, à l'imitation de Gênes, de Barcelone, cités
libres, orageuses, avec lesquelles l'antique Marseille avait des rapports,
des traités politiques et de commerce, Marseille avait ses statuts
particuliers, ses échevins et sa noblesse civique. En rivalité avec Aix, la
ville du parlement, néanmoins les Marseillais s'étaient confédérés avec les
gentilshommes pour défendre la province contre l'invasion. Les banderoles
avec la croix municipale flottaient aux tours, entourées des blasons des
Sabran, des Pontevès, races aussi vieilles que les rochers où viennent battre
les vagues de la
Méditerranée.
Quand le connétable de Bourbon et le marquis de Peschiere
s'approchèrent simultanément des murs de Marseille, il ne se manifesta ni
terreur ni forfanterie dans la cité ; les matelots des galères, les marins
qui avaient vu les mers lointaines, conservaient la main dure, la tête
chaude, et tous jurèrent par Notre-Dame-de-la-Garde, que ni Peschiere ni le
connétable ne toucheraient au reliquaire de Saint-Victor, ni à la Vierge noire des catacombes,
ni au buste d'or de saint Lazare, abrité sous la cathédrale de la Major (ancien temple de Diane). Il se fit donc
partout un mouvement d'enthousiasme, et les dames mêmes (que leur nom soit toujours en mémoire !)
s'offrirent vertueusement pour aider à la défense des murailles. Tandis que
les jeunes hommes se portaient aux remparts, aux brèches pour repousser
l'ennemi, les dames devaient recueillir la terre pour les fascines,
distribuer les vivres et panser les blessés.
Les premiers coups de coulevrine sifflaient à travers les
pinèdes embaumées de thym[13] ; habitué à la
faiblesse de la bourgeoisie des villes du centre, Auvergne et Bourbonnais, le
connétable de Bourbon ne s'était pas fait une idée juste de tout ce que
pouvaient d'énergie les populations maritimes accoutumées à se jouer avec les
boulets des corsaires et les vagues écumeuses. Il disait donc par vanterie : Avec trois coups de coulevrine, j'amènerai ces bourgeois
la corde au col, la clef aux mains. Le vieux marquis de Peschiere
durant ses séjours à Naples, Gênes, et Barcelone, avait mieux connu
l'intrépidité des Marseillais ; il savait combien était redoutée par les Levantins
la bannière ornée d'une croix municipale, surtout au combat des galères ; il
raillait souvent les propos du connétable, fort méprisants pour les
Marseillais. Jaloux peut-être de sa gloire, Peschiere ne cherchait qu'un
prétexte pour lui faire éprouver un échec qui détruisît la renommée militaire
du duc de Bourbon : à chaque coup de boulet qui, des murailles de Marseille, venait
dans le camp, le Napolitain railleur s'empressait de dire : Monseigneur, voilà les bourgeois qui viennent la corde au
col implorer leur grâce. Et ces bourgeois tiraient bien, car un coup
de boulet, parti de la tranchée des dames, vint tuer le prêtre qui disait la
messe sous la tente de Peschiere et deux gentilshommes qui l'entendaient.
Quoi d'étonnant ? les marins des galères savaient comment il fallait enfiler
une bonne ligne de matelots ennemis, et l'œil de la coulevrine les guidait
merveilleusement à cette œuvre. Cependant Marseille eût succombé si des
secours n'étaient arrivés aux courageux habitants : en se plaçant à Lyon, centre
de toute opération défensive, François Ier avait eu pour motif, je le répète,
de se porter de droite et de gauche sur tous les côtés menacés. Dès qu'il
apprit la pointe du connétable sur Marseille, il résolut un mouvement de
stratégie vigoureux dont il confia la direction à son chambellan, Chabot de
Brion ; une bande de trois cents lansquenets et de deux cents lances devait
se porter d'Avignon sur Aix et prendre ensuite la route de Marseille avec
mission de ravitailler la cité. Au plus fort de leur défense glorieuse, les
Marseillais purent saluer trois cents braves gens décidés à frapper d'estoc
et de taille. En même temps, douze' mille reîtres et lansquenets se hâtèrent
de passer les Alpes pour faire diversion dans le Milanais, et le roi, de sa
personne, prenant la montagne par la route de Gap, dut marcher par Grasse sur
Toulon, afin de couper la retraite au connétable[14]. Ce mouvement,
très-bien combiné, ne permettait plus à l'ennemi de continuer le siège de
Marseille, s'il ne parvenait à se rendre maître de la ville par une attaque
soudaine ; or ces diables de matelots, ces bourgeois naguère si timides, ces
dames qui, en temps paisible, tenaient des cours d'amour et de plaisance, et
maintenant couchaient sur la dure aux pieds des murailles, redoublaient
d'efforts avec une intelligence merveilleuse. Au delà de la brèche faite aux
remparts, les dames avaient rempli un fossé d'artifices, de pétards, de
balles incendiaires, destinés à éclater sous les pas des Espagnols, au moment
où ils mettraient le pied dans la ville. Puis le marquis de Peschiere, le
railleur des opérations du connétable, ne cessait de démolir le courage des
plus intrépides soldats : Vous voulez donc tous
mourir ici, officiers et soudards ; quant à moi, je m'en vais ; et ce
rôle un peu odieux que la jalousie militaire inspirait n'était pas de nature
à relever le courage des archers du connétable. L'impétuosité d'un homme
aussi hardi que le duc de Bourbon seule pouvait alors persister à prendre
Marseille d'assaut ; la prudence commandait la retraite. Le comte de
Chabannes avec l'avant-garde de François Ier était arrivé à Aix ; le roi
touchait Grasse à travers la montagne. La voie même de la mer était fermée ;
ces banderoles à la croix éclatante, ces drapeaux fleurdelisés qui s'unissent
à elles, c'est la flotte de galiotes et de galères que conduit André Doria[15], le Génois, au
service de Marseille, et qui rallie les navires de Mottier de Lafayette[16], l'amiral de
François Ier, André Doria guide seul l'escadre, car seul il est bon marin. De
l'esplanade de la tourette, près des murs de Marseille, on peut voir le
combat qui s'engage avec les Espagnols, les rames qui s'agitent et les crocs
qui cramponnent les navires. La victoire reste aux Marseillais ; l'amiral
Montcade prend le vent et s'enfuit à toutes rames vers Barcelone, et le soir
la cité resplendit aux flambeaux de résine pour célébrer la glorieuse journée
; des vivres circulent en abondance afin de réjouir les habitants, épuisés
par les fatigues d'un long siège.
Dès ce moment il n'y a plus à hésiter pour le connétable
sur la nécessité d'évacuer la
Provence ; une seule route demeure ouverte aux confédérés,
celle de Toulon, par Aubagne, et le Beausset ; les Italiens, les Espagnols et
les Allemands sous la conduite du connétable de Bourbon et du marquis de
Peschiere s'amoncelèrent dans ces gorges à travers les montagnes que couvrent
la bruyère et le genêt odorant ; or, les pâtres qui mènent leurs chèvres sous
le thym signalaient par des feux le passage des ennemis, et presque aussitôt
les archers marseillais tombaient sur les bagages et l'arrière-garde. Il y
eut des traits d'héro,me dans cette population, révélés par les belles
lettres que François Ier écrivit au maire, aux prud'hommes, aux échevins pour
les remercier de leur bonne défense. Pendant huit jours il se fit des
processions où l'on promena la
Vierge noire par toute la ville ; les dames portaient les
plus éclatantes bannières, et une place leur fut réservée parmi les braves
chevaliers, blasonnés de toute pièce.
Le temps, moins destructeur que les hommes, avait encore
épargné quelques traditions de l'héroïsme marseillais, et surtout cette
vieille tour de Sainte-Paule qui rappelait le courage du peuple. De tous ces
souvenirs municipaux que reste-t-il debout ? la tour a été brisée, ainsi que
ces fontaines des Méduses, souvenir de la peste de Marseille, où Belsunce
dressa son autel de reconnaissance, et ces vieux arbres du cours, plantés au
temps de Puget pour couronner son œuvre, abri des millions d'oiseaux qui
chantoyaient au lever de l'aurore de nos aïeux. Tout cela a disparu : est-ce
que les grandes choses du passé importuneraient les générations présentes ?
n'existe-t-il plus au cœur cet amour des ancêtres, qui faisait l'honneur et
la forée des vieilles républiques ?
La délivrance de la Provence ne laissa plus un seul ennemi sur le
territoire du royaume ; la
Champagne, la
Picardie avaient secoué l'étranger par ce beau mouvement de
chevalerie et d'insurrection : aux Pyrénées, Charles-Quint était venu échouer
au siège de Bayonne, et la lâcheté seule lui avait livré Fontarabie. En
Provence le connétable était obligé de repasser le Var, de sorte que
l'invasion venait mourir sur cette terre de France, tant de fois attaquée ;
et qui se défendit avec un merveilleux instinct de sa nationalité ! Il ne
faut pas croire que ce soit seulement dans les temps modernes que notre
énergie de nation se soit manifestée ; à tous les siècles nous avons eu de
beaux feux de gloire, de nobles inspirations, et c'est honneur de les
recueillir dans les annales publiques.
Les opérations des alliés dans cette campagne avaient été,
au reste, mollement conduites ; il n'y avait pas d'unité, parce que mille
intérêts divers séparaient déjà leur cause ; au Nord, les Anglais ne
s'entendaient pas avec les Flamands ; au Midi, il y avait des antipathies
entre les Allemands, les Espagnols et les Italiens. Chaque peuple avait ses
capitaines, orgueilleux de leur renommée, railleurs de celle des autres, et
quelquefois fort aises des échecs de leurs rivaux de gloire, ainsi qu'on
venait de le voir au siège de Marseille ; Peschiere s'était applaudi des
disgrâces du connétable de Bourbon.
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