Progrès de l'empire turc. — Soliman II. — Prise de Belgrade. — De l'île
de Rhodes. — Armée de terre. — La flotte. — Les chevaliers de Saint-Jean
dispersés. — Mort de Léon X. — Élection d'Adrien. — Situation de l'Italie. —
Défaite des Français à la
Bicoque. — Prise de Gênes. — Situation d'esprit de
Charles-Quint. — Développement de l'opposition luthérienne. — Voyages de
l'empereur en Flandre, en Angleterre, en Espagne. — Lutte du système chrétien
et de l'idée politique. — Vaste projet des cordeliers pour sauver l'Europe. —
Danger de la France.
— Plan de défense conçu par François Ier. — Splendeur de la maison de
Castille. — Le nouveau monde. — Fernand Cortez. — Magellan. — L'or et les
mines. — Ardeur des découvertes. — Préparatifs de François Ier.
1521—1523.
Tout système de conquête et de domination qui n'atteint
pas son but, prépare une réaction nécessaire, surtout lorsqu'il est provoqué
ou déterminé par un principe ardent d'opinion religieuse ou politique : ainsi
avaient été les croisades des XIe et XIIe siècles. Quand l'Europe chrétienne
s'ébranla pour délivrer le tombeau de Jésus-Christ, des colonies s'étaient
fondées en Orient, et Jérusalem en fut comme la couronne. Bientôt, par des
causes diverses, cette conquête et cette domination s'étaient affaiblies, et
le résultat d'une rapide décadence fut la réaction militaire de l'empire
musulman sur la chrétienté elle-même. Comme tous les empires qui naissent le
cimeterre en main, les Turcs avaient déployé une puissance de moyens, une
énergie immense, et leurs premiers sultans élevés à la guerre sous la tente,
au bruit des tambours, au hennissement des cavales tartares, révélèrent un
caractère de grandeur, de force et de capacité incomparable. Après Mahomet II
qui en avait fini avec l'empire grec, le maître de Constantinople, le sultan
qui avait converti Sainte-Sophie en mosquée ; après Bajazet si formidable,
après Sélim que le sérail avait affadi, était venu Soliman qui se donna la
mission d'achever la conquête du monde, et dans ses rêves ambitieux, il se
promettait déjà la Hongrie
et l'Italie, Vienne et Rome, comme capitales de ses nouvelles provinces.
A cette époque, les Turcs ne présentaient pas seulement
une admirable infanterie ou une cavalerie de spahis et de janissaires
formidable, ils avaient encore une marine très-avancée ; les Grecs de
Constantinople leur avaient montré la science de la navigation ; et,
possesseurs du feu grégeois, ils semaient l'incendie au milieu de la Méditerranée. Soliman
II avait résolu une double expédition, Tune contre Belgrade, boulevard de la
chrétienté, la ville protectrice de la Hongrie et de l'Autriche, l'autre contre File
de Rhodes, garde avancée de l'Italie, aux mains des chevaliers de Saint-Jean
de Jérusalem, dernier débris des ordres militaires qui avaient défendu la Palestine. Bientôt
la nouvelle sinistre arriva que Belgrade avait succombé après la plus
héroïque défense[1],
et les Turcs débordèrent sur la
Hongrie ; les plaintes et les gémissements partout
s'élevèrent alors comme un douloureux murmure. Mais ce qui agita plus
vivement encore le monde chrétien, ce fut le siège de Rhodes défendu par
d'illustres chevaliers[2] : qu'on se représente
une armée de près de quatre cent cinquante mille Turcs et une flotte immense
portant avec elle tous les moyens de destruction que les Grecs avaient
enseignés à la barbarie ; puis au milieu de la Méditerranée une
île de vingt lieues de contour, défendue par trois mille chevaliers à peine,
mais d'un pur et grand héroïsme, qui avaient fait serment de s'ensevelir sous
les ruines de la cité.
Le siège dura cinq mois[3], sous le grand
maître Villiers de l'Île-Adam[4] enfant, pour
ainsi dire, du Parisis, et d'un courage surnaturel. Plus d'une fois les
chevaliers avaient repoussé les Ottomans ; des brèches où pouvaient passer
vingt hommes de front ou un char de guerre, avaient été défendues avec une
glorieuse ténacité : chevaliers, écuyers, tous se montrèrent héroïques ; les
Turcs perdirent soixante mille hommes, et quand une cruelle épidémie et la
famine forcèrent de baisser de magnanimes épées, Soliman fut si vivement
frappé de tant de prodiges, qu'il accorda non-seulement la vie sauve aux chevaliers,
mais une de ces capitulations admiratives qui honorent le courage. Soliman
voulut voir le grand maître, Villiers ; il lui tendit la main, le revêtit
d'une pelisse d'honneur, et le grand maître fut libre de quitter l'île de
Rhodes avec ses nobles et loyaux compagnons pour s'acheminer vers l'Italie.
Le voilà donc avec la plus immense renommée du monde
chrétien, débarquant à Barry, douce contrée, pour trouver du repos à ses
fatigues ; accueilli partout avec vénération, le grand maître vint à Rome,
alors que Rhodes et Belgrade voyaient se déployer sur leurs tours en ruines les
queues des pachas. La faute n'en était-elle pas aux princes chrétiens qui,
dominés par de petites ambitions, laissaient s'avancer les infidèles jusqu'au
Danube et la
Méditerranée ? Désormais la Sicile se trouvait
exposée, aussi bien que la
Hongrie, à leurs excursions : si, au lieu de leurs petites
querelles, les rois chrétiens avaient accompli leur devoir comme ces braves
chevaliers, les Turcs auraient été refoulés en Asie, et la croix aurait
reparu sur Sainte-Sophie, aujourd'hui souillée par les imans. Il n'en fut
rien : les animosités étaient si grandes, si vives entre eux pour s'arracher
quelques villes, se prendre un peu de terre, qu'ils se précipitaient
incessamment en armes sur les frontières de France, aux Pyrénées, en Italie,
partout où il y avait un héritage à dévaster, un droite une prétention même à
faire valoir.
Cette animosité si fatale entre les princes de la
chrétienté n'avait point échappé au père commun des fidèles, et dans ce
dessein Léon X, avant sa mort, voulut préparer une trêve ; comme tous les
Médicis, le pape avait trop aimé sa chère Italie, la pompe de ses coteaux
dorés par le soleil, le Capitole, Florence y et par-dessus tout la
nationalité de la patrie commune ; il la voulait, cette noble Italie, riche,
glorieuse, selon le cœur et les desseins de sa maison. Ce fut au milieu des
pompes qui célébraient l'expulsion des Français du Milanais, quand la trompette
sainte retentissait dans les palais splendides, que le pape Léon X mourut
subitement. Quelques historiens disent que la joie ébranla les facultés de
son âme, et qu'avant de mourir il déclara que le plus beau jour de son
existence était celui où il avait vu la nationalité italienne se rattacher
comme un faisceau au pontificat de Rome, sous un Médicis.
Le successeur à Léon X serait-il un Médicis encore ? le
conclave l'eût élu, s'il n'avait craint de perpétuer la papauté dans une même
race, et d'en faire ainsi une institution héréditaire. A la face de cette
élection, tout dut s'émouvoir ; la papauté était une si grande puissance, non-seulement
en Italie, mais en Europe ! La correspondance de François Ier, avec les
cardinaux et les agents secrets à Rome, indique toute l'importance que le roi
mit à obtenir l'élection d'un pape dans les intérêts français ; et ce fut
moins pour heurter sa pensée et son pouvoir que pour signaler aux yeux du
monde l'abandon que faisait le roi de France de la cause chrétienne devant
les musulmans, que le conclave repoussa les démarches de François Ier. Les
cardinaux préférèrent le modeste Adrien Floran, évêque de Tortose ; né de
parents obscurs, à Amsterdam ou à Utrecht, élève de l'université flamande, il
avait été choisi comme précepteur de Charles-Quint, et son élévation à la
papauté[5] était un hommage
que le conclave rendait au prince le plus résolu à soutenir la cause
chrétienne contre le glaive des musulmans. Cette élection était donc un
véritable triomphe pour Charles-Quint, alors arrivé à toute la puissance de
Charlemagne, lorsqu'empereur d'Occident, il vint à Rome sanctionner
l'autorité des pontifes. Adrien, néanmoins, fut considéré par les Romains
comme un barbare ; ce peuple léger, ardent, amoureux des arts et de
l'antiquité, regardait toutes les populations du Nord comme livrées à
l'ignorance ; habitué aux splendeurs des Médicis, des Colonne et des Farnèse,
il ne pouvait comprendre ce caractère sévère, sans faste et sans grandeur de
la race du Nord. Adrien n'était que le prêtre ; il ne fut jamais le prince ;
et les Romains qui aimaient les festins au Capitole, les fêtes au Campo
Vaccino, au Colisée, ne reconnaissaient pas pour maître légitime un pape qui
ne savait que prier et demander au ciel la cessation des hostilités entre
Charles-Quint et François Ier.
A aucune époque, l'esprit de nationalité italienne ne s'était
réveillé avec plus d'énergie ; souverains et peuples voulaient l'expulsion
des Français. Sur tous les points de la terre sacrée une insurrection
bruyante avait suivi les pas de Prosper Colonne et du marquis {le Peschiere à
la tète de l'armée des confédérés ; le peuple les saluait comme des libérateurs,
tandis que la chevalerie de France soutenait les derniers vestiges de sa
domination. Lautrec, le maréchal de Foix, venaient néanmoins de recevoir
quelques renforts, et Bayard arrivait à Gênes[6] avec ça compagnie
de gens d'armes. Mais à la face d'une insurrection si bruyante, soutenue 'par
une armée régulière, sous des chefs aussi éminents que Peschiere et Colonne,
que pouvaient faire ces braves hommes ? Si la victoire donne des amis, les
revers affaiblissent les alliances, et depuis que les Français se défendaient
avec peine dans le Milanais, la république de Venise, cette dernière amie, se
montrait inquiète, irrésolue ; non point qu'elle osât encore rappeler son
contingent pour se joindre aux confédérés ; mais dans des instructions
particulières elle invitait son capitaine, le duc d'Urbin, à ne point se
commettre dans les mouvements offensifs, et au besoin de se séparer tout à
fait de Lautrec et des troupes qui suivaient sa bannière. Quant aux Suisses
devenus plutôt des embarras que des auxiliaires, ils n'étaient déterminés à
se battre que pour de l'argent. Lautrec, malgré ses pressantes lettres au
roi, n'avait pu obtenir un seul écu d'or ; cependant il ne voulait pas
abandonner si vite sa conquête et déserter si facilement un glorieux champ de
bataille. Les ordres du roi étaient précis : l'on devoit
tout hasarder plutôt que de délaisser le Milanais ; la portion chérie de son
patrimoine. Lautrec avait ordre de saisir l'occasion de livrer à
l'ennemi une bataille décisive qui pourrait lui rouvrir les portes de Milan,
ou au moins lui permettre de secourir la citadelle miraculeusement défendue
par cinquante gendarmes. Aussi, toutes les opérations du marquis de Lautrec
se déployaient sur la ligne de la
Monza jusqu'à Novarre et Vercelli ; des succès partiels lui
firent espérer une victoire décisive sur un grand champ de bataille.
A quelques lieues de Milan, les ducs avaient embelli
plusieurs maisons de plaisance. Le fertile territoire de la Lombardie, avec ses
canaux, avait permis d'entourer les parcs non-seulement de murs élégants,
mais encore de fossés qui servaient à l'arrosement des terres, car en Italie
déjà l'agriculture avait réuni toutes les conditions de supériorité. Une de
ces villa portait le nom de la
Bicoque, pour signifier un tout petit bâtiment à la forme
italienne, avec un grand parc pour la chasse au daim et au cerf. Ce lieu,
parfaitement abrité au moyen de murs et de fossés, le marquis de Peschiere et
Prosper Colonne l'avaient choisi pour livrer bataille. Un tel terrain, coupé
par des canaux, abrité par de grands arbres, offrait l'aspect d'un camp
retranché ; au moyen d'abatis, les confédérés pouvaient se garantir de cette
première ardeur des Français, si redoutable à leurs ennemis. Le plan d'une
bataille défensive fut combiné par Colonne, d'après ces bases ; les abatis
d'arbres, le retranchement des canaux ne laissaient que l'étroit passage d'un
pont où devait se porter l'attaque. Peschiere avait placé là quelques
centaines de bons arquebusiers espagnols pour croiser les feux, et à
l'extrémité du petit pont le maître de l'artillerie avait dressé trois
batteries l'une sur l'autre ; de manière que les Français, s'avançant avec
sécurité, seraient pris à la fois des deux côtés par des arquebusades et en
face par le déploiement d'une formidable artillerie.
Il y avait peu de tactique parmi les gendarmes que
conduisait le maréchal Lautrec : ces braves chevaliers, parce qu'ils voyaient
un pont qui les menait à l'ennemi, devaient s'y presser à l'envi, et cet
exemple serait suivi d'une noble émulation. Si les Suisses étaient exigeants,
impératifs, lorsqu'ils avaient besoin de leur argent, on ne pouvait leur
refuser une indicible bravoure ; têtus de gloire comme des Allemands, quand
ils avaient bu quelques pots de vin nouveau, c'étaient gens intraitables. A
peine aperçoivent-ils l'ennemi qu'ils veulent l'attaquer intrépidement ;
n'écoutant donc ni les conseils de Lautrec, ni les ordres de leur propre
capitaine, ils courent sur le pont de face pour s'emparer de la Bicoque. Le marquis
de Peschiere les laissa paisiblement s'avancer en rangs pressés, et ne
croyant avoir à combattre que les troupes placées devant eux ; quand ils
furent bien engagés, à un signal de coulevrine, les arquebusiers espagnols,
cachés dans les blés, firent un feu admirable des deux côtés ; et avec des
cris de victoire, ils envoyèrent quelques milliers de balles aux Suisses
étonnés, et marchant néanmoins avec leur fermeté habituelle jusqu'au bout du
pont. A ce moment décisif, le marquis de Peschiere ordonna de démasquer les
longues pièces d'artillerie qui prirent les Suisses en écharpe, si bien
qu'après s'être défendus bravement comme la meilleure infanterie, les
montagnards reculèrent en désordre ainsi que les flots de la mer jusque sur
la rive opposée ; trois fois revenus à la charge, ils éprouvèrent mêmes
canonnades et arquebusades sur tous les points. Et eux qui avaient crié,
avant de combattre, ces trois mots : Argent,
congé ou bataille, ne reçurent en réponse que la mort.
Une fois engagé par les Suisses, le combat ne pouvait être
déserté par la chevalerie de France[7]. Montmorency
avait conduit l'attaque du pont ; obligé de se retirer, il vint reprendre le
commandement des gendarmes, alors en corps de bataille, où Lautrec avait
placé le maréchal de Chabannes et le bâtard de Savoie ; enfin, en
arrière-garde, les Vénitiens, sur lesquels on ne pouvait pas compter. On
résolut d'attaquer, une fois encore, la Bicoque ; pour cela il fallait aplanir les
terrains, et cette commission fut confiée à un capitaine navarrais fort bon
ingénieur. Dans une heure ce travail fut fait ; les trompettes retentissent
de nouveau ; toute la chevalerie s'ébranle et le moment est décisif. Alors
Prosper Colonne fait redoubler le feu de toutes les pièces sur la brillante
noblesse qui perd là Roquelaure, Laguiche, Laval et Montfort.
Le pont est franchi ; mais on pénètre dans un parc coupé
de canaux et de murs, qu'il faut prendre combat par combat. La gendarmerie
fut à bout avant même d'avoir franchi la moitié du terrain, et quand la
retraite sonna, elle paya cher ces positions si glorieusement enlevées ; il
fallut repasser les ponts, les canaux, les ravins sous les feux croisés des
arquebuses et des coulevrines. Dans ce désordre, la cavalerie espagnole tomba
sur les débris de l'armée que conduisait Lautrec. Fatale journée, où l'on put
voir le côté véritablement faible de la chevalerie ; ce sentiment d'honneur
qui lui faisait repousser toute ruse comme une lâcheté lui donnait trop de
dédain pour l'esprit de tactique qui n'est que la ruse en grand. La supériorité
n'était plus dans la force, l'habileté en venait à bout désormais. Depuis
l'invention de la poudre, la chevalerie devait modifier ses moyens pour
garder la victoire ; il fallait des combinaisons raffinées qui sortaient
entièrement de l'éducation des chevaliers. Ainsi le cœur ne manquait pas à
ces nobles hommes, mais la réflexion et la tète froide et calculatrice. Dans
la marche des temps, il arrive souvent aux opinions ce qui survint ici à la
chevalerie de France. Il se conserva parmi elle des traditions d'honneur et
de courage ; et avec cela, parce qu'elles se tiennent en dehors du mouvement,
elles s'affaiblissent et se perdent. La bataille de la Bicoque fut donc le
résultat d'une tactique réfléchie opposée au moyen âge et à l'intrépidité du
vieux temps. La ruse de guerre repoussa la force aventureuse.
Après cette triste défaite de la Bicoque, l'Italie fut
perdue pour la couronne de France : quel espoir restait-il au maréchal de
Lautrec de préserver le Milanais, quand sa chevalerie en fuite s'éparpillait
jusqu'au lac de Côme ? Alors les Vénitiens se liaient ouvertement avec
l'empereur Charles-Quint[8] sous le prétexte
de la liberté de l'Italie ; les Suisses demandaient libre passage pour s'en
retourner aux Alpes ; on avait perdu la fleur de la noblesse ; à peine
aurait-on une route sûre à travers la montagne. L'insurrection éclatait
partout, et nul espoir même de conserver Gênes, le grand port maritime de la Méditerranée, vers
lequel s'avançaient déjà Prosper Colonne, le marquis de Peschiere et les
confédérés. Au milieu de la guerre, ces belles campagnes de la république un
peu égoïstes s'étaient conservées dans le plus parfait repos. Les alliés
résolurent donc de mener leurs bandes dans cette opulente contrée, afin de
lever des contributions au profit des lansquenets et des Suisses : ne
serait-il pas d'ailleurs facile de favoriser à Gènes un parti antifrançais en
secouant la domination de Frégose ? Cette expédition se réalisa avec une
facilité extrême[9]
; le doge Frégose une fois brisé par une révolution populaire y on proclama
la liberté de Gènes comme celle de Milan. Gènes, affranchie des Français,
salua l'indépendance de l'Italie, et l'étendard fleurdelisé disparut de la
dernière de ses cités. Tous ces États marchaient donc vers une fédération
italienne : le pape, par le sentiment du noble orgueil que lui donnait Rome,
la capitale de l'univers chrétien ; l'empereur, parce que son plus puissant
intérêt était de chasser les Français d'Italie ; il voulait créer pour chaque
État des situations assez faibles, assez abaissées pour les dominer toutes.
Charles-Quint voulait conquérir un ascendant absolu sur ces contrées
perpétuellement visitées par les conquérants venus des Alpes ou du Tyrol. On
est déjà saisi d'étonnement et d'admiration à l'aspect de cette puissance de
Charles-Quint qui s'élève à la domination universelle. Simple héritier
d'abord de Ferdinand et d'Isabelle, puis successeur de Maximilien,
représentant de la maison de Bourgogne, le voilà maintenant empereur, comte de
Flandre, suzerain de la
Franche-Comté et dominateur partiel de l'Italie, et cela
sans effort, sans livrer une seule bataille. Il est l'homme politique à côté
de François Ier l'expression de la chevalerie. Comme l'esprit et les formes
du siècle ont changé, l'homme de la ruse triomphera ; non-seulement Charles-Quint
règne sur le peuple, mais encore il fait le pape ; son ancien précepteur,
Adrien, porte modestement la tiare. Ce n'est pas tout, l'empereur arrache
l'Italie aux Français, presque sans guerre violente, en invoquant le seul mot
de nationalité, lien puissant sur les imaginations du peuple. Au nord, en
acceptant Henri VIII pour arbitre, il l'entraîne peu à peu dans son alliance
jusqu'à joindre ses armes aux siennes contre François P, Charles-Quint se
sert de toutes les idées, de tout ce qui garde vie et popularité. Comme
l'esprit des croisades n'est pas éteint, il se pose en souverain pacifique
qui veut tourner toutes les forces de la chrétienté contre les infidèles ;
selon lui, le seul obstacle à une guerre religieuse, c'est François Ier : ce
roi de France presque dépouillé, il le présente comme un ambitieux, et lui,
l'empereur, maître de l'Allemagne, de Naples, de la Flandre, de la Franche-Comté et
de l'Espagne, et qui a gagné tout cela par les négociations et l'habileté,
c'est le pacificateur, l'esprit modéré. Ici se résume la véritable puissance
d'esprit de Charles-Quint ; il n'y a pas grande capacité à se poser comme
dominateur par la conquête, et si l'on est foudre de guerre, de faire un
immense bruit. Mais ce qu'il y a de véritablement supérieur, c'est de
dissimuler ses desseins et les conditions mêmes de sa nature, à ce point de
paraître modéré dans ses désirs lorsqu'on tient le sceptre du monde en ses
mains.
Les négociations, toujours le souci de la vie de Charles-Quint,
rencontrent en Allemagne de grandes difficultés de partis et d'opinions ; la
réforme de Luther domine les universités, et la science est bien populaire au
XVIe siècle. L'esprit d'opposition se manifeste avec une grande puissance.
Dans ces difficultés premières, Charles-Quint, obligé d'embrasser tous les intérêts,
désigne Ferdinand, son frère, pour gouverner les États de l'Empire ; à
Marguerite, sa tante, il donne le comté de Flandre avec le titre de
gouvernante. Lui, l'empereur, part, visite les bords du Rhin, la Flandre, s'embarque à la
hâte, et comme par hasard, il visite l'Angleterre. Le fougueux Henri VIII,
longtemps son arbitre, maintenant il l'appelle son allié : Si le cardinal Wolsey, dit-il, n'a pas réussi à pacifier les princes, ce n'est pas sa
faute, car il a fait tout ce qui étoit en son pouvoir ; le pape Adrien n'est
pas immortel, et le roi de France est le seul en opposition avec l'esprit
chrétien de la croisade. En vertu de ces idées, le traité d'alliance
conclu par le cardinal Wolsey est définitivement ratifié ; quarante mille
Anglais ont marché au nord de la
France, et pour gage de la longue durée de ce traité, le
mariage entre Charles-Quint et Marie, la fille de Henri VIII, sera célébré au
plus tôt. Enfin, pour ne rien laisser en arrière, l'empereur promet de payer
au roi des Anglais le subside auquel s'était engagé François Ier par des
traités antérieurs.
Bientôt Charles-Quint salue l'Espagne, sa vieille patrie,
naguère profondément remuée par l'esprit des communeros et la révolte des
cités. Loin de porter la violence et l'animosité dans la répression,
l'empereur se montre en homme politique, indulgent, oublieux pour le passé,
pourvu que l'obéissance soit assurée pour l'avenir. Les hommes d'une grande
intelligence se laissent rarement diriger par un puéril esprit de ressentiment
; ils ont peu de mémoire du mal ; et s'ils la gardent, c'est comme un
enseignement ; quand ils se vengent, c'est qu'ils savent qu'ils en ont besoin
pour le triomphe d'une idée ou la répression d'un sentiment qu'ils redoutent
; et Charles-Quint vit bien que l'Espagne n'en était pas là.
Loin de la tourmenter par des exécutions, il se complut à
la diriger vers un système en harmonie avec son pouvoir nouveau : la vieille
organisation de la Castille
fut changée ; les ricoshombres et la Sainte-Hermandade
qui formaient les bases de la monarchie furent remplacés par la hiérarchie de
la grandesse, institution d'origine bourguignonne, comme la Toison d'or. La
grandesse, en satisfaisant l'orgueil castillan, modifiait néanmoins le
premier, l'énergique principe de la liberté et de l'indépendance des grands
féodaux de Castille. Par les trois degrés de grandesse, Charles-Quint fondait
sa hiérarchie ; les uns devaient parler couverts au roi, les autres saluaient
et se couvraient ensuite ; les troisièmes restaient couverts, mais lorsque le
roi leur adressait la parole[10], ils quittaient
leurs sombreros ornés déplumes. Esprit puissant, Charles-Quint savait bien
que c'est par les choses d'hiérarchie qu'on se donne l'appui et l'amour des
corps politiques, qui souvent préfèrent les apparences d'honneur aux réalités
de pouvoir.
A ce moment critique, on peut reporter la première origine
de la lutte entre la pensée chrétienne si puissante au moyen âge et la pensée
politique du XVIe siècle. Pendant cette période de foi généreuse et de
pensées brûlantes qu'on appelle moyen âge, un seul souverain avait dominé les
peuples, c'était l'Église, maîtresse de toutes les convictions. Cette pensée,
qui absorbe la politique, trouve sa plus large expression dans les croisades
qui précipitent les peuples vers le tombeau de Jésus-Christ. On suspend les
haines personnelles, les querelles des princes ; la trêve de Dieu impose
silence à tous, et ce grand armistice de rois et de peuples est scellé du nom
du Christ. Au XVe siècle cet esprit s'affaiblit ; les nationalités se
séparent et le principe de l'Église ne domine plus exclusivement. De là cette
indifférence de quelques princes en face des progrès de la conquête
musulmane. François Ier préfère le champ clos contre Charles-Quint aux
prescriptions religieuses du pontife contre le Turc. On peut attribuer à la
réforme de Luther cette séparation de la pensée politique d'avec le sentiment
religieux ; elle matérialise les souverainetés en brisant les liens puissants
de fraternité qui venaient du ciel pour retourner au ciel.
Dans ce temps nouveau d'égoïsme, la seule vaste pensée
d'une résistance européenne, pour arrêter les conquêtes de Soliman V, vint
d'un corps religieux y renommé par la pauvreté de son institut. Tel était le
moyen âge chrétien, que tout s'y trouvait organisé de manière à répondre aux
situations diverses, à toutes les infirmités de la vie humaine, et je dirai
presque de l'existence politique des États. Quand les princes se montraient
si profondément indifférents, si préoccupés de leurs ardentes querelles, les
frères cordeliers proposaient dans un chapitre conventuel d'organiser une
armée purement religieuse j indépendante des rois et tout entière sous
l'impulsion du pape[11]. Le grand
exemple que venaient de donner les frères hospitaliers de Saint-Jean dans la
défense de Rhodes, ces terribles coups d'épée avaient retenti dans tous les
cœurs, et c'était précisément cette admiration publique que les cordeliers
voulaient invoquer pour la défense des populations chrétiennes.
Les couvents, d'après ces pauvres moines, possédaient
d'immenses ressources, fiefs, propriétés, revenus, plus considérables que ne
l'exigeaient leurs besoins, si restreints ; quoi de
plus simple que de les employer à la levée d'une armée catholique ? Chaque
ordre, chaque monastère fourniroit une certaine levée d'hommes avec une solde
; chevaliers élus, leur nombre varieroit en raison des richesses du manoir
religieux ; on renouvelait la vieille loi saxonne de la défense
territoriale qui obligeait les monastères à fournir des soldats, parce qu'ils
ne pouvaient pas marcher en personne. Ce projet n'exceptait même pas de la
contribution les couvents de femmes, appelés à fournir leurs chevaliers et
leurs servants. Par un calcul simple, on pouvait atteindre le chiffre de plus
de 500.000 hommes, destinés, sous la croix, à défendre la Grèce et délivrer les
chrétiens de l'invasion des Barbares. Ainsi l'esprit de solitude fermentait
ardemment pour les choses d'aventure et de lointaine expédition ; il
permettait ces rêveries hardies et glorieuses ; le catholicisme,
essentiellement universel, embrassait l'Europe, l'Asie, partout où il y avait
des consciences à éclairer et des âmes à conquérir pour le Christ.
Ce plan des cordeliers fut soumis au souverain pontife en
consistoire ; mais à ce temps les intérêts de l'Italie exerçaient une grande
puissance sur l'esprit des papes. Léon X avait le caractère trop italien,
comme tous les Médicis, pour embrasser cette universalité d'intérêts ; et,
après lui, le pape Adrien appartenait trop à l'empereur Charles-Quint pour
séparer jamais la cause de l'Église de celle de l'empereur, son protecteur et
son ami. Le plan des cordeliers resta donc sans exécution, mais il révélait
l'imagination travailleuse, féconde, des ordres religieux, qui ne s'arrêtait
jamais devant les passions humaines. Le danger des populations chrétiennes,
menacées par Soliman, les inquiètent bien plus que les petites querelles de
François Ier et de Charles-Quint, princes si étrangers au vaste débat de
l'humanité, questions qui demeuraient tout entières dans l'Église.
Comment aurait-il été possible d'arracher les princes
chrétiens à leurs animosités personnelles, lorsqu'on voit François Ier,
profondément ému de ses récentes défaites, s'absorber dans une seule idée, la
vengeance de ses revers en Italie, quand le territoire tout entier de la France est menacé par une
formidable coalition ! Les Anglais ont attaqué la Picardie ; maîtres de
Calais, cette ville leur servira de port militaire pour développer une vaste
invasion, tandis que leur marine formidable de gros vaisseaux à rames ou à
voiles, se montrera sur un point ou sur un autre des côtes ; en même temps,
l'empereur envahira la
Champagne avec ses Flamands, ses Bourguignons, ses
Allemands. Au milieu de ces dangers pour la patrie, François Ier rêve une
diversion au delà des Alpes ! La joie de revoir l'Italie, de contempler
encore une fois ce bel héritage, ne lui laisse plus aucune pensée libre.
Peut-être aussi a-t-il la conviction que, dans la guerre, il faut déployer
beaucoup d'audace pour faire croire à d'immenses forces ; or une expédition
d'Italie révélera cette pensée que le roi de France n'a rien à craindre pour
la patrie, puisqu'il se détermine à passer les Alpes ; et ceci donnera du
cœur aux gentilshommes et au peuple. D'ailleurs la noblesse de chaque
province saura se défendre cité par cité ; ce n'est pas la première fois que
les Anglais et les Allemands ont été vigoureusement chassés du territoire.
Les ennemis que François Ier, doit combattre sont
puissants. Le roi d'Angleterre, Henri VIII y commande à des barons braves et
déterminés, et les communes ont voté des subsides ; ses flottes sont partout.
Seulement sa légèreté d'esprit, son inconstance de pensées, lui fait
incessamment quitter une alliance pour une autre ; l'homme d'État, le
cardinal Wolsey, est maître de ses volontés, mais un caprice peut venir, et
François Ier, ne désespère pas de séparer une fois encore Henri VIII de la
cause de Charles-Quint. Le véritable, le seul ennemi de François Ier, est
donc toujours l'empereur ; assez grand par lui-même, car nulle maison ne peut
égaler le splendide écusson de Bourgogne et de Castille. Une nouvelle fortune
va le couronner : l'Espagne alors puissante, jeune et forte, se jetait dans
toutes les hardies découvertes ; comme si ce n'était pas assez de tant de
terre, la science, la hardiesse et le hasard lui donnaient un nouveau monde.
Ce n'était plus ici seulement quelques îles fécondes, Fernand Cortez
conquérait le Mexique[12], et Magellan
trouvait une nouvelle route pour atteindre le Pérou[13]. Admirables
contrées que ces deux mondes si peuplés de richesses et de mines, bientôt
l'objet d'une exploitation active et féconde pour la monarchie espagnole.
Qu'on se représente les milliers d'onces d'or que ces découvertes donnaient à
l'Espagne, et que Lima et Mexico allaient envoyer chaque année sur des
galions au port de Cadix. Hélas, François Ier faisait ressource de tout pour
trouver des emprunts, afin de payer la solde des Suisses, des lansquenets,
des gendarmes et des compagnies, et Charles-Quint allait avoir des lingots
d'or trouvés à pelletées sur la surface de quelque mille lieues.
Un esprit curieusement préoccupé domine ce temps ; on
dirait que le monde est occupé du grand œuvre, et que la génération du XVIe
siècle ne veut que les choses extraordinaires. A peine depuis cinquante ans
Christophe Colomb a crié : Terre ! terre ! et partout des navigateurs
s'élancent vers ce monde inconnu. Fernand Cortez donne le Mexique, Pizarre[14], le Pérou.
Indépendamment des ressources d'or que Charles-Quint allait trouver dans un
empire, où le soleil ne se couchait jamais y il y formait également une
marine supérieure et hardiment exercée. Il faut supposer une ténacité, une
audace indicible à ces marins espagnols et portugais, qui, bravant les mers,
allaient incessamment à la découverte, non point avec ces moyens réguliers et
mathématiques que les modernes ont poussé jusqu'à la certitude, mais avec
l'inconnu pour guide, la tempête sur la tète, les écueils aux pieds, en face
des éléments et des mers que jamais navire humain n'avait traversées. Ces
galiotes et ces galères telles que les gravures nous les ont reproduites,
toutes de constructions fortes, lourdes et mal assurées, espèce de coquilles
de mer sur les grandes eaux, avaient néanmoins une ressource que la vapeur
moderne a remplacée, c'étaient les rames, force motrice qui bravait les vents
contraires et marchait droit au but de la navigation. Cette marine, moyen
formidable, Charles-Quint allait remployer dans la Méditerranée, comme
Henri VIII jetterait le pavillon anglais sur les côtes de l'Océan.
A tout cela que pourrait opposer la France ? Ses galères de la Méditerranée à
Toulon et à Marseille n'étaient pas considérables, Rochefort et Brest dans
l'Océan abritaient également des navires de forces très-insuffisantes pour
résister aux Espagnols et aux Anglais réunis. Il fallait donc chercher une
marine en dehors de la monarchie : puisque Gènes et Venise défectionnaient
aux vieux traités, on devait recourir aux Turcs, aux États barbaresques y à
ces corsaires intrépides, détestés du commerce et de la navigation. François
Ier fut donc entraîné par la nécessité à l'alliance des musulmans : quand
toute l'Europe se coalisait contre la France, il fallait bien que le prince y poussé
à bout y trouvât quelque pari ses ressources et ses moyens de défense ; et, à
ce dessein y il conçut et prépara la première alliance avec la Porte Ottomane y
devenue plus tard la base de la politique. François Ier, dépourvu de toute
alliance chrétienne, attaqué sur les frontières de Picardie et de Champagne,
son trésor vide, est forcé d'emprunter à ses amis, à ses officiers, à son
chancelier même, car on trouve une quittance du chancelier Duprat de 10000 livres[15], prêtées au roi
Bon maître pour le besoin de ses guerres. Pourquoi donc le roi va-t-il en
Italie dans ces dangers de la
France ? c'est qu'il a besoin de doubler ses forces par
l'audace : une combinaison des capitaines un peu hauts est de laisser libre à
l'ennemi une frontière menacée, pour faire une pointe hardie à l'extérieur.
La fanfaronnade ne nuit pas à une cause périlleuse ; souvent, par défaut de
cœur, les nations se perdent. Le roi voulait constater que la France n'était pas dans
un péril réel, afin de relever les courages et d'entraîner l'héroïsme de
toute la chevalerie : et quel meilleur moyen que [de la voir se préparer à un
voyage lointain ! Quand les messagers viendraient annoncer aux châtelains que
le sire François Ier levait l'étendard pour aller en la duché de Milan, qui
pourrait croire que la France
était en danger ? Les choses chevaleresques et intrépides peuvent entraîner
malheur ! mais elles sont toujours nobles. Dans François Ier il y avait
cette confiance qui ne désespère jamais : sous ces casques surmontés de
plumes et précédés de gonfanons, marche la noblesse la plus intrépide, la
plus digne ; et pourquoi son roi ne la conduirait-il pas fièrement pour
venger une insulte, accepter un cartel, sous les yeux des belles dames de
Milan ?
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