État des lettres au XVe siècle. — Tendance de la littérature. — Dernière
trace des trouvères et des troubadours. — Les romans de chevalerie. —
Traduction en prose. — Le Roman de la
Rose, Le Rosier des guerres. — Les Déduits de la chasse. —
Poésies de Christine de Pisan. — De Charles d'Orléans. — Histoire. — Tendance
des chroniques au XIVe et XVe siècles. — Froissard. — Philippe de Commines. —
Influence de la renaissance. — L'Italie a-t-elle agi sur la France ? — Dante. —
Boccace. — Bojardo. — Arioste. — Guichardin. — Machiavel. — Ce qui produit la
renaissance. — Études grecques. — Les langues. — La philosophie. — Le droit.
— Influence sur l'esprit littéraire. — Clément Marot. — Rabelais. — Fondation
des études. — Les savants à Paris. — Esprits de texte, de philosophie et de
discussion.
1400-1525.
Un fait considérable par le jour nouveau qu'il jette sur
l'histoire nationale, a été déjà indiqué dans ce livre ; c'est qu'il existait
une littérature large, complète, curieuse surtout, à l'instant où le XVIe
siècle apparut avec son principe et sa force de rénovation. Le moyen âge fut
une époque très-littéraire, et lorsqu'on jette les yeux sur cette masse de
poèmes produits par les XIIIe et XIVe siècles, et sur les milliers de
manuscrits qui révèlent l'esprit et les mœurs de cette époque, on ne peut
contester la présence d'un génie puissant et fort.
Sans doute cette littérature a ses formes et son type
spécial, aujourd'hui vieillis ; elle passe avec les habitudes d'un temps,
mais quels sont les produits de l'esprit qui ne s'avancent pas vers
d'incessantes rénovations ? quelle est la forme qui peut se promettre
l'immortalité ? Cet amour-propre de chaque génération pour ses œuvres est une
tristesse orgueilleuse de notre nature, une de ces vaines protestations
contre la mort de toutes choses. Qui sait ce que deviendront les feuilles que
nous jetons aujourd'hui au vent des passions ? Les XIVe et XVe siècles eurent
leur littérature nationale ; quelques débris existaient encore de ces poésies
des trouvères et des troubadours, chants si populaires aux cours plénières du
moyen âge ; ils se récitaient comme les noëls de la crèche, le cantique des pastourels
aux longues veillées du soir.
La popularité littéraire la plus grande, la plus
généralisée à cette époque, se rattache surtout aux poèmes de chevalerie qui
avaient si profondément remué les époques féodales. Nulle renommée poétique
ne put se comparer à cette pléiade de grands romans, depuis Roland
jusqu'à Lancelot du Lac et Tristan le Lionoys. Le triomphe de
la littérature chevaleresque et nationale s'accomplit dans la période de
Charles VII à François Ier ; elle exerce son influence de courage et d'honneur
sur toute cette génération. Un siècle devient ce que la littérature le fait ;
quand elle répand de nobles idées9 il inspire de belles actions) avec des
livres immondes, qui peut espérer une certaine grandeur de sentiments ? Ce
sont les poèmes de Roland et de Lancelot qui produisirent
Bayard et la Trémoille
; la loyauté des grandes histoires de chevalerie prépara un siècle si pur
dans la renommée. Cette popularité des romans du moyen âge s'accrut et se
multiplia par les traductions en prose qui, presque toutes, datent de la période
Louis XI à François Ier ; la langue primitive des poèmes versifiés avait
vieilli ; cette continuité de rimes jetées dans des milliers de vers avait de
la monotonie : bien des mots n étaient plus compris par cette génération, et
d'ailleurs on pouvait grandir encore dans des traductions les caractères et
les héros des poèmes du moyen âge. Tel fut le labeur littéraire des XIVe et
XVe siècles : partout on se mita l'œuvre pour rendre en prose les vieilles
histoires de Turpin, les romans de Charlemagne et de la Table ronde, les nobles
exploits des paladins, la gigantesque histoire de Roland, mort à Roncevaux,
quand la vaillante arrière-garde de Charlemagne est écrasée sous les rochers
étincelants. Oh ! qu'ils sont tristes les entretiens d'amour de Lancelot du
Lac et de madame la royne Genièvre[1]. Voici Tristan le
Lionoys, les quatre fils d'Aymon sur leur noble cheval, Bayard ; flétrissure
éternelle sur toi, Ganelon de Mayence, et sur toute cette race discourtoise
de Pinabel ! Au XVIe siècle, tous ces romans de chevalerie reçurent de longs
développements sous l'impulsion de François Ier, à qui la plupart furent
dédiés. Quand vous parcourez la longue galerie des Manuscrits à la Bibliothèque du
Roi, partout de droite et de gauche vous voyez ces immenses volumes qui
contiennent les romans de nos aïeux, écrits avec une patience, une
résignation de copiste indicibles. Dès que l'imprimerie se popularise un peu
à Venise, à Padoue, ces longs romans apparaissent sous les investigations et
les corrections même des Aides ; comme ce sont les livres populaires, on
spécule sur cette littérature ; les tirages se font en grand nombre pour
l'usage des dames, des varlets dans les veillées du castel. On abrège même
ces loyales légendes à l'usage du peuple. Le petit poème des Quatre Fils
d'Aymon, ce livre naïvement résumé, qui se vend encore par milliers dans
les campagnes, eut sa première origine sous François Ier. Et la galante
histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelone, et Jehan
de Saintré, et la Dame
des belles Cousines, et maître Jean de Paris et la princesse de
Navarre. Tous ces abrégés des longs romans ou légendes chevaleresques
furent écrits à cette première période, avec cette popularité des nobles
choses et dos grandes actions qui contribue plus qu'on ne croit, à l'esprit
franc et loyal de toute une génération de gentilshommes.
A côté des vastes poèmes de chevalerie, le livre alors le
plus répandu ce fut le Roman de la
Rose, qui (par un
phénomène peut-être unique dans la littérature) garda la souveraineté
de la mode pendant plus de deux siècles ; l'auteur primitif du roman de la Rose est Guillaume de
Lorris[2], mais le livre
dut son éclat à Jehan de Meung[3], le détracteur des
choses saintes et des dames. Chaque période de vingt ans a son livre
dominateur, populaire, et le Roman de la Rose[4] ne fut jamais
détrôné : pourquoi cela ? c'est qu'il reproduisait en langage mystique ou
moqueur les sentiments, lés idées> les émotions contemporaines ; c'était à
la fois un traité d'amour, une dissertation de théologie, et un tableau
allégorique de la vie sociale : que signifie cette ardente convoitise pour
conquérir la rose ? Qui défend cette entrée du beau castel en fleur ? La rose
est-elle le symbole de la sagesse Où de l'amour ? Cette incessante intervention
de dame théologie, au milieu des bocages fleuris, fait du Roman de la Rose un symbolisme scolastique
que la génération seule savait expliquer, car un livre ne peut être populaire
que lorsqu'il est bien compris par les masses.
La rose devint
désormais le titre formulé de toute production ; lorsqu'une forme a des
succès elle trouve nécessairement mille imitateurs. Il y a toujours le
troupeau qui accourt derrière la pensée mère ; on écrivit donc le Rosier
des guerres, sorte de méthode dictée par Louis XI, afin de donner à son
successeur quelques pensées de politique et de stratégie ; le Verger
d'honneur récita la campagne de Charles VIII en Italie et à Naples.
Désormais, dans les miniatures, on ne voit que bosquets et vergers avec la
rose qui s'épanouit, fusion de l'idée amoureuse dans la scolastique. Les
Déduits de la chasse[5] apparaissent aussi
comme une manière d'expliquer l'art si populaire de courir les bois au son du
cor retentissant. Nul ne peut égaler le livre de Phœbus de Foix sur le courre
des bestes sauvages et des oiseaux de proie[6]. Dame théologie
s'applique à tous les arts, à toutes les sensations. Phœbus ne s'occupe si
activement de la chasse que parce qu elle fait éviter les sept péchés mortels
; or, qui fuit ces maudits péchés selon notre foi, doit être sauvé : doncque bon veneur aura en ce monde joye, laisse et après
aura paradis encore. Avec les Déduits viennent aussi les formes
des royaux lignages, sorte de généalogies historiques. Ainsi, rose, vergiers,
branches, royaux
lignages, voilà la même uniformité de ces titres populaires qui se
produisent à chaque époque.
Deux caractères poétiques me paraissent clore la poésie
purement moyen âge : Christine de Pisan et Charles d'Orléans apparaissant
dans la période de moins d'un siècle d'intervalle. Christine de Pisan[7], cette femme
extraordinaire, non moins célèbre que Marie de France parmi les poètes
anglo-normands, est tout entière mêlée aux règnes de Charles VI et de Charles
VII. Adversaire poétique du Roman de la Rose, Christine défend les femmes contre les
calomnies de Jehan de Meung[8] ; il n'est aucun
des tristes évènements de cette époque agitée qu'elle ne célèbre avec un cœur
chaud et patriotique ; or, quel que soit l'éclat de sa poésie, elle reste
encore dans les idées et les formes du moyen âge, et dans les traditions de
Guillaume de Lorris, de Jehan de Meung et de Chastellain ; l'esprit de
renaissance ne s'est point imposé à Christine.
Charles d'Orléans[9] appartient à la
même forme poétique ; sa vie a été celle d'un brave et digne prince toujours
en armes ; captif à la triste défaite d'Azincourt, il console sa prison par
les ballades et les rondeaux ; poète de la vieille société y il chante
l'amour comme les trouvères et les romans des preux ; s'il remplit ses vers
d'idées ingénieuses, pures et fines, elles n'empruntent rien qu'aux
traditions du passé, qu'à ses souvenirs, à cette longue lignée de poésies
chevaleresques qui prennent leur origine aux romans des douze Pairs, sans
nulle intervention encore des livres de la Grèce et de Rome. La patrie a une littérature à
elle, fine, spirituelle, sans mélange de mots latins et de pensées classiques
; non, ce n'était pas une époque sans es, prit et sans lumière, comme un
point ténébreux jeté entre l'ère romaine et le XVIe siècle, que ce moyen âge
qui finissait par cette pléiade poétique du Roman de la Rose y d'Alain Chartier, de
Chastellain, de Catherine de Pisan et de Charles duc d'Orléans. Le dirai-je ?
c'est avec une indicible mélancolie que je vois s'éteindre alors cette
littérature nationale sous la lourde pesanteur de l'école savante.
Et en histoire, quels plus beaux monuments que les
chroniques du XIVe siècle ? Depuis Charles V, la Chronique de
Saint-Denis, devenue pour ainsi dire le journal officiel de la royauté, est
dictée par le chancelier ; l'histoire, telle que l'a comprise Juvénal des
Ursins[10], n'accepte pas
un seul fait qui ne soit d'une vérité absolue y authentique, afin qu'on
puisse dire, même en justice : cela se lit aux chroniques
de Saint-Denis, en France. Ce caractère de vérité en histoire est déjà
une admirable chose, et quoi de supérieur à cette enquête accomplie avec une
réputation d'authenticité si grande qu'on la prend en témoignage. Qui peut
s'égaler à Froissard ? Nous tous historiens orgueilleux et philosophes ; nous
tous superbes juges des nations, avons-nous quelque chose de comparable à ces
tableaux animés, à ces peintures fraîches, si colorées, à ces admirables
tapisseries de castels que le chroniqueur étale sous nos yeux ? Aujourd'hui
même c'est un titre de gloire que de ressembler à Froissard, dont les récits
apparaissent comme les arabesques qui ornent les vieux Manuscrits sur
parchemins, ou bien comme les pierres brillantes qui couvrent les missels.
Quelle est notre œuvre qu'au bout de cinq siècles on
pourra lire encore comme cette belle Chronique de Froissard ? Et vous tous,
Monstrelet[11],
Georges Chastellain[12], Juvénal des
Ursins, n'êtes-vous pas des historiens à mettre en parallèle avec les plus
belles œuvres de l'antiquité ? Vous êtes des penseurs aussi, mais à travers
la robe naïve de vos impressions et sans pédantismes d'école. Voulez-vous une
tête sérieuse à pensées de gouvernement ? voici Philippe de Comines[13], qui nous a fait
si vivement pénétrer dans la vie intime de Louis XI au Plessis-le-Parc ;
grand peintre, il a de plus que Froissard l'intelligence des questions
politiques ; il a vu et touché les affaires. Tandis que Froissard, simple
conteur, nous introduit naïvement dans la vie publique de la société,
Philippe de Comines va droit au cœur de Louis XI et nous dévoile ses replis
profonds.
Il a fallu constater un fait primitif, fondamental, quand
on touche l'époque de la renaissance ; c'est que cette influence du XVIe
siècle sur la marche de l'esprit humain n'a été véritablement qu'une cause de
transformation, et non un principe de création. Antérieurement il existait
une riche et forte littérature avec ses œuvres, son caractère ; le XIVe
siècle était splendide en poésies, en histoires, en chroniques ; peut-être
toutes ces œuvres n'avaient-elles pas ce type de pureté correcte qui marque
l'antiquité grecque et romaine ; mais elles avaient ce charme de nationalité
naïve qui remue profondément l'imagination et le cœur. Ce qu'on appelle la
renaissance des lettres nous vint évidemment par l'Italie, la véritable voie
de communication par où les idées grecques et romaines arrivèrent au milieu
de nous.
Elle fut riche et magnifique aussi, la littérature
italienne depuis Dante jusqu'au Tasse ; mais je l'ai dit déjà, ce serait une
curieuse question à examiner que celle de savoir si l'idée première de cette
littérature ne vint pas de la
France, et si les italiens, par exemple, ne furent pas
seulement de spirituels arrangeurs du moyen âge. L'opinion commune est que
François Ier rapporta de Milan, de Florence et de Venise, les premières impressions
du beau, et que de là date la renaissance des idées et des formes littéraires
; or je ne crois pas ceci complètement exact. Après les premiers essais d'une
muse dont les efforts et le caractère ne sont pas parfaitement dessinés,
Dante peut être considéré comme le fondateur et le père de la littérature
italienne. Sa vie nous rappelle une circonstance qui le rattache à la pensée
de l'école française : Dante vint étudier à Paris et au milieu des orages,
des factions, l'impression de ses premières études ne s'effaça jamais. En
comparant la partie religieuse de sa poésie avec les fortes études
théologiques de l'université de Paris, on pourra trouver la vive empreinte
des idées et des débats philosophiques de l'époque ; son divin poème, on le
dirait emprunté aux porches de pierre de quelques cathédrales, à ces
sculptures immobiles où Ton voit le ciel reproduit par la nef des
bienheureux, l'échelle mystérieuse de Jacob, puis le purgatoire et l'enfer
qui s'ouvre pour les tourments éternels. Ces idées du moyen âge ne sont point
italiennes ; Giotto, qui le premier les dessina aux fresques du Campo Santo
de Pise, est postérieur au Dante ; lui-même fut un écolier d'université et le
compagnon du Dante à Paris. Les basiliques de Rome et de Florence ne
présentent aucun de ces types de cathédrales de France et d'Allemagne ; ces
lugubres tableaux n'allaient pas aux riantes pensées de l'Italie[14]. Dante n'a
emprunté que la belle langue de la patrie ; ses idées mystiques, il les a
transportées du ciel grisâtre du nord, de ces disputes d'université qu'il
avait écoutées dans son logis de la rue de la Calandre.
Boccace, plus peut-être que le Dante encore, doit la
pensée de son œuvre immortelle à la
France du moyen âge. Lorsqu'il plaça, gracieux conteur, les
récits de son Décameron dans la bouche des jeunes femmes couronnées de
fleurs sur les bords de l'Arno y n'avait-il aucun souvenir de ces récits de
fabliaux si populaires aux XIe et XIIe siècles ? La science gaie lui
était-elle absolument étrangère ? Comment se fait-il que ses idées, ses
écrits, ses aventures, correspondent merveilleusement avec les lais, les
ballades et les fabliaux surtout ? seulement l'inimitable forme reste avec
lui comme une création. La forme s'approprie toutes les idées, et les fait
siennes : c'est son droit ; elle est à l'idée ce que la parole est à la
pensée, ce que le vêtement est au corps.
Si Pétrarque a profondément connu l'antiquité, en restant
dans les conditions classiques, s'il s'est empreint des chants d'Horace,
d'Ovide et de Catulle, qui sont, pour la poésie, ce que les beaux vases,
couverts de satyres et de nymphes, enlacés sous la pampre de la villa Borghèse,
sont pour l'art dans sa pureté, le poète n'en est pas moins resté de l'école
du moyen âge par la création et la forme. Laure n'est point la femme lascive
de l'antiquité, mais la châtelaine, la noble dame de la chevalerie. Les
chroniques, rapportées dans le recueil de Muratori, constatent que, dans le
XIIIe siècle déjà, les chants des troubadours et des trouvères étaient
familiers à l'Italie ; les joyeux enfants de la langue d'oc parcouraient les
cités, et, s'inspirant de ce beau ciel, récitaient sur les places publiques
de Milan, de Florence, de Rome, les nobles souvenirs de la chevalerie.
A l'époque de Louis XI, où les premiers romans de
Charlemagne et de la Table
ronde furent traduits en prose, ils devinrent très-familiers en Italie ; leur
popularité s'accrut par les éditions confiées aux Aides Manuce. Il y eut
alors des exemplaires dans toutes les cités, et leur influence se fit sentir sur
les grands poètes de l'Italie, à partir de Bojardo[15] jusqu'au Tasse
lui-même. L'Arioste, le plus riche d'imagination d'eux tous[16], n'est-il pas
l'admirable interprète des épopées du moyen âge ? Enlevez-lui cette forme
Spirituelle, inimitable, robe de pourpre, de rubis et d'émeraudes, que
reste-t-il, si ce n'est une traduction des épopées chevaleresques sur Roland,
Renaud de Montauban, Charlemagne et Ganelon de Mayence, avec les mêmes
caractères, les mêmes conditions que dans les romans de chevalerie ? il buono Turpino a été la source trop souvent
indiquée par le poète, et les chansons de Roncevaux ou des Quatre Fils
d'Aymon ont fourni les épisodes que l'imaginations a fécondés de ses plus
riches tableaux ; la chrysalide est devenue papillon aux ailes dorées, pour
s'élancer sur le calice des fleurs ; et l'esprit du poète s'est promené dans
les horizons sans limites de la vieille légende.
Le Tasse a, comme Pétrarque, des souvenirs plus
classiques. Si la pieuse pensée de son poème est empruntée aux émotions, aux
souvenirs de pèlerinages et de croisades, sa forme est essentiellement imitée
de l'Iliade, de l'Odyssée, et de l'Énéide. L'influence des études antiques se
fait sentir profondément dans la
Jérusalem délivrée, froide et pure imitation,
œuvre véritable de la renaissance.
Il faut ajouter qu'au retour de François Ier de sa
campagne du Milanais, les poèmes de chevalerie étaient bien plus familiers
dans toute la chrétienté que les œuvres de Bojardo et de l'Arioste. Il
n'était pas de contrée un peu civilisée par la chevalerie, ou fière
d'héroïques actions, qui ne lût avec enthousiasme ces beaux récits du moyen
âge ; et ce n'était pas seulement en France pour chauffer le cœur de cette
pléiade magnifique, Bayard, la
Trémoille, la
Palice, mais partout, en Italie et en Espagne. Saint Ignace
conçut la vaste pensée de son immense fondation dans les longues insomnies
des nuits, au château de Loyola, entouré des romans de chevalerie. C'est
qu'il y avait dans ces œuvres un sentiment religieux d'honneur qui
ennoblissait la vie pour la préparer aux héroïques choses.
A ce point de vue, l'idée du moyen âge, le récit des
trouvères et dés troubadours avaient plus exercé d'influence en Italie, sur
la poésie, que la littérature italienne n'avait agi en France sur la forme :
à prendre l'histoire dans ses sommités d'intelligence, telles que Guichardin
et Machiavel, ne peut-on pas dire sans partialité nationale, que Froissard,
Monstrelet, Comines, sont au moins justement à leur niveau ? Guichardin qui
réunit les deux couleurs de l'école florentine et milanaise, a surtout
profondément étudié Tacite ; peintre et penseur, il décrit et juge,
Machiavel, plus politique, a cet instinct pénétrant et profond de l'école
italienne, qui ne se révèle en France qu'avec le cardinal de Retz.
Il faut donc encore établir que, pour l'histoire, la
renaissance italienne a peu donné d'idées à la France, depuis longtemps
en possession de riches épopées et de chroniques nationales. La grande
influence de l'époque rénovatrice se renferme sur-, tout dans les sérieuses
études de philologie, là connaissance plus ferme, plus avancée des langues
latine, grecque ou même hébraïque, désormais familières aux savants ; on
s'agite, on sue sous la philosophie ; les érudits corrigent les textes,
expliquent Aristote, Platon, Virgile comme Horace. Temps de commentaires et
de dissertations, la renaissance se manifeste dans les études du droit, de la
philosophie, de la médecine ; il se fait un chaos, un mélange de toutes
choses ; des hommes de grande intelligence passent leur vie à disserter sur
un mot, à rendre des textes à leur pureté primitive ; on dirait que le monde
savant s'est fait prote comme les Aides dans les imprimeries de Venise ou de
Vérone. Là se trouve véritablement l'esprit de la renaissance ; les savants
que François Ier appelle de l'Italie, ces hommes qu'il groupe dans le collège
qui va porter le nom de France, sont des érudits, des scoliastes, des
réfugiés de Byzance, naguère la proie des Barbares[17]. La rénovation
érudite fut un retour vers l'antiquité ; l'esprit national qui avait produit
des œuvres remarquables au XIVe siècle, s'effaça devant la littérature
grecque et romaine ; l'antiquité avec ses formes plus pures/ ses beautés d'un
ordre plus régulier, son idéal du beau, remplaça cette littérature nationale
désormais absorbée sous les emprunts : nobles poèmes de chevalerie, chants de
troubadours,t de trouvères, beaux romans des vieux siècles, tout disparut
sous les flots de l'érudition et des textes.
D'ailleurs, le premier effet d'une découverte nouvelle,
d'une science qui apparaît, dune idée qui se révèle, c'est d'exciter
l'enthousiasme et par conséquent de s'empreindre partout, d'opérer une sorte
de confusion entre ce qui naît et ce qui s'efface. Ce ne fut donc pas la pure
antiquité avec ses grandes formes qui se produisit d'abord dans cette
rénovation, mais une sorte de mélange de toutes les époques, de tous les
esprits. La langue française avait des règles dans les poèmes de chevalerie
et les productions épiques du moyen âge ; il existait une prosodie avec ses
doux sons, ses consonances, ses rimes ; la pureté ne résulte pas des mots,
mais du sens qu'on y attache, et la naïveté même des expressions ne déparait
pas ce beau partage des époques héroïques. Dans cette chaleur pour la
science, d'étranges modifications furent faites à la langue écrite ; il est
assez naturel que ceux qui s'occupent de certaines études n'aient d'autres
pensées que de les faire dominer ; tendance invariable de l'esprit humain !
Pendant le XVe siècle, aux écoles, on ne parlait que le latin ; les savants
dédaignèrent la langue de la patrie pour l'hellénisme et la prosodie des
poètes de la vieille Rome. Sans doute, s'ils avaient purement et chastement
conservé chacun de ces idiomes sans mélange ni contact, ils auraient rendu
des services aux progrès de la philologie ; mais ils confondirent sans goût
les idées, les mots dans une nouvelle Babel ; la vieille langue française fut
coupée, abîmée par les locutions latines.
Dans cet étrange vocabulaire, avec un substantif français
on mit souvent un adjectif latin ; les auteurs des XVe et XVIe siècles à
toute page emploient incessamment du latin, du grec, et à ces citations, si
embarrassantes déjà pour le lecteur, viennent se joindre encore les mots
francisés des langues savantes. L'exemple le plus saillant de cette confusion
se trouve dans maître Rabelais[18] ; les efforts
prétentieux de quelques érudits ont voulu faire une réputation immense au
curé de Meudon, car la tendance de l'esprit est de prendre toujours comme
sacré ce qui n'est pas parfaitement intelligible. Rabelais me paraît la
véritable expression du chaos produit par cette première époque de la renaissance
; ce n'est plus le moyen âge tel que le révèlent encore les poésies de
Charles d'Orléans ou de Christine de Pisan, avec leur langue pure et poétique
; ce n'est pas non plus le mysticisme du Roman de la Rose, avec ses épisodes
de théologie chevaleresque ; c'est quelque chose d'informe, un mélange de
tout, qui n'a pas d'exemple dans le passé et n'en servira pas dans l'avenir.
Rabelais, par sa profession et son origine, appartient
essentiellement à l'esprit de l'école ; il est fils d'apothicaire, et devient
curé après de fortes études ; Rabelais sait le grec comme le plus érudit, il
est ainsi l'homme de la renaissance ; bouffon et joyeux, il est comme une
sorte de fou du moyen âge ; il déclame contre les moines et la hiérarchie
catholique, et se rattache par ce côté à l'esprit de Luther ; le voilà
médecin droguant çà et là, et toujours railleur ; il se moque, érudit
lui-même, de l'érudition ; il n'a pas grande foi, et pourtant il est clerc
d'église, il raille le pape, les cardinaux et les papelards, pourtant il est
au service du cardinal du Bellay : ne lui attribue-t-on pas ces impies
paroles au lit de mort : Je m'en vais chercher un
grand peut-être, il est au nid de la pie ; dis-lui qu'il s'y tienne. Tire le
rideau, la farce est jouée ! Ces paroles furent-elles dites, et ne
sont-elles pas un de ces pamphlets que l'école philosophique mit souvent dans
la bouche d'un mourant pour justifier certaines doctrines des vivants ? Tant
il y a que l'œuvre de Rabelais fut peut-être la meilleure expression de ce
chaos que produisit la renaissance.
Chaque temps a son œuvre type, et je ne sache pas d'époque
plus fidèlement représentée que l'esprit du XVe siècle dans : la plaisante et joyeuse Histoire du grand géant
Gargantua, père de Pantagruel, livre composé par l'abstracteur de
quintessence, livre plein de pantagruélisme[19]. Si l'on examine
d'abord la langue de ce livre, on dirait qu'une réunion d'érudits s'est complu
à en bigarrer le texte. La pensée n'est qu'une grande bouffonnerie
inintelligible au fond, et que tout le monde explique ; pour les uns ce sont
les expéditions de Charles VIII et de Louis XII ; pour les autres c'est la
vie de François Ier, une sorte de traité de philosophie épicurienne destiné à
dire aux rois la folie des conquêtes et aux hommes en général la petitesse de
leur but dans la vie. Il y a du plaisant comme dans Cervantès, et ainsi que
l'aventurier des Castilles, Rabelais a décoloré la poésie du moyen âge ; il a
fait déchoir l'amour des nobles mœurs et des héroïques choses ; il a dit à
une époque de géants et de prodiges : Voyez ce que devient Pantagruel et le
ridicule qui s'attache à de glorieuse vie. A un temps de croyance et
d'illumination spirituelle, il a offert le type de Panurge dans l'île des
Lanternes. Rabelais a desséché la vie comme un de ces petits méchants
vieillards qui se complaisent à désenchanter la jeunesse et la beauté, et à
détruire l'empire des illusions.
Les deux Marot appartiennent moins à la renaissance qu'au
moyen âge encore ; ils ne sont pas esprits à fortes études ; l'aîné des
Marot, Jean[20],
avait, dans son éducation de valet, tout à fait négligé le latin, comme une
langue inutile et morte ; son étude favorite, à lui, ce fut le Roman de la Rose, l'origine alors
de toute poésie nationale ; secrétaire et poète d'Anne de Bretagne, la femme
de Louis XII, Jean Marot à la suite du roi dans ses expéditions lointaines,
célèbre ses conquêtes, comme le Verger d'honneur avait exalté celles
de Charles VIII ; poète des camps, il chante les grandes actions de la patrie
; passé au service de François Ier, Jean témoigne une vive reconnaissance
pour son maître, et dans une de ces poésies mystiques à la mode alors, Église,
Noblesse et Labour, viennent entourer le monarque et le célébrer avec
enthousiasme.
Sur cette imagination gracieuse et féconde, la renaissance
pédantesque a peu de prise, et le moyen âge est encore en lui. Le roi
François Ier est-il à son expédition d'Italie, les dames de Paris lui écrivent
leurs regrets ; quand les Suisses sont défaits à Marignano, les dames
italiennes s'adressent à leur tour aux chevaliers et courtisans de France,
avec la naïveté un peu ardente qu'explique le soleil brûlant de l'Italie.
Jean Marot écrivit un Doctrinal comme Jean de Meung en a fait
plusieurs, destiné aux princesses et nobles dames
: depuis l'habit jusqu'au cœur, depuis l'âme jusqu'aux vêtements, le poète a
tout dit, tout expliqué ; un doctrinal n'est qu'un grand code à l'usage des
hauts et puissants personnages que veut enseigner le poète.
Clément Marot[21], son fils, est
élevé à la cour près de son père, dans la maison de Nicolas de Neufville,
sire de Villeroy : Anne de Bretagne s'était attachée Jean Marot ; Marguerite
de Valois, duchesse d'Alençon, fut la noble protectrice de Clément, elle le
prit dans son hôtel, le protégea contre la calomnie et les poursuites plus graves
qu'on essayât contre lui comme hérétique. La poésie de Clément Marot, ses
ballades, quoique plus élégantes que les rondeaux et chants de bataille de
son père, n'en appartiennent pas moins à l'époque moyen âge ; continuations
gracieuses de ces trouvères et de ces troubadours qui chantaient eux aussi
les dames et les exploit, des paladins ; si quelques mots étranges signalent
l'influence du latin, Marot a su généralement s'en préserver. La première
partie de la vie du poète se passe à la cour aux genoux de madame Marguerite
; il est porté sur ses états pour gages et salaires y comme un serviteur de
la maison ; fidèle à ses devoirs, Marot demeure à côté de François Ier dans
son entrevue d'Ardres au camp du Drap d'or, et il en célèbre les pompes.
C'est le poète à titre du roi qu'il ne quitte que rarement dans sa noble
carrière des armes. Ainsi, pour l'esprit, la grâce, la naïveté des formes, la
littérature nationale conserve encore son origine et son empreinte du vieux
temps ; il ne se manifeste pas une différence notable, une transition marquée
entre le Roman de la Rose,
les Doctrinals, les Vergers de gloire et d'amour, et les poésies
de Jean et de Clément Marot. Tradition de l'esprit de chevalerie, on ne
trouve pas dans ces poètes ce mélange érudit des langues, cet étrange abus de
la science si fréquent dans les ouvrages de la fin du XVe siècle et du
commencement du XVIe.
La rénovation d'études qui se manifeste alors en Europe,
place la philologie surtout dans de sérieuses conditions. Sous ce rapport,
l'époque du XVe siècle, active et féconde, vit les trois langues de
l'érudition, l'hébreu, le grec et le latin se développer largement : les
études ardentes, infatigables des textes de la Bible appelèrent
nécessairement les investigations des savants sur la langue sacrée des
Hébreux. La situation des Juifs en Italie, riche et puissante, avait donné à
la synagogue une splendeur jusqu'alors inconnue ; les savants rabbins,
préoccupés de la Mischna
et des Talmuld, suaient sur la ponctuation, comme saint Jérôme dans l'étude
des textes sacrés. Il parut alors non-seulement plusieurs grammaires
hébraïques, mais des dictionnaires très-exacts et minutieusement corrigés par
les docteurs des synagogues de Venise, Gênes, Florence et Livourne. La
tolérance des papes allait jusqu'à protéger ouvertement les études
rabbiniques, afin d'en faire sortir les textes purs des livres saints.
Plusieurs de ces hébraïsants furent appelés aux écoles de Paris par François
Ier. Désormais un savant de profession dut connaître l'hébreu comme la base
et le fondement de toutes les études. Les comptes de dépenses de François Ier
portent plusieurs centaines d'écus au soleil qui ont pour destination
l'impression des grammaires et des Bibles. Le grec, si familier parmi les
savants d'Italie, à cause de l'émigration de Constantinople, était aussi
devenu la condition indispensable de toute science universitaire. Il y a
d'admirable texte d'Aristote ou d'Homère du XVIe siècle. La grammaire grecque
de Lascaris, le rudiment des Aides Manuce et leurs Institutions grecques et
latines devinrent des livres fort répandus. Le goût des langues, cette
ardente passion de comparer et de corriger, fut l'origine des livres
polyglottes, chef d'œuvre d'érudition en Italie pendant le XVe siècle. Ce fut
la passion des savants, des Aides surtout, et le triomphe des imprimeries
patientes de Venise, de Vérone et de Florence[22].
Une fois maître de l'esprit, de la tendance, de la portée
des mots, on dut, on put pénétrer dans les textes, comparer, rectifier les
Manuscrits, tâche incessante des érudits. A peine l'antiquité avait-elle
ouvert ses trésors, qu'on se précipita sur ses œuvres pour en faire connaître
l'esprit et la tendance ; les annales des Aldes, qu'il faut toujours
consulter quand on veut écrire l'histoire littéraire du XVe siècle,
indiquent, comme les premières impressions des œuvres antiques, Aristote,
Platon, les théâtres d'Aristophane, de Sophocle, Euripide, Pindare, Hérodote,
Thucydide, Lycophron et Stéphanus de Byzance. La plupart de ces éditions
princeps se trouvent aujourd'hui encore à la Bibliothèque du
Roi, imprimées à Venise, à Bologne, à Rome, dans la deuxième moitié du XVIe
siècle ; elles offrent aux érudits, curieusement avides, des caractères
splendides et une perfection de travail remarquable ; la Correction de ces
livres était l'œuvre de la vie d'un savant. Si l'on n'avait pas cette
hardiesse qui ose la nouveauté, on avait cet esprit de conservation qui
protège les œuvres de l'homme contre les ravages du temps. On ne voulait ni
impureté, ni profanation dans les textes ; un érudit était une sorte de
pontife qui gardait un trésor inestimable, la religion des âges passés. Les
comptes de François Ier[23] indiquent ses
larges munificences pour les érudits : nous y voyons porté quatre cents
livres tournois pour la pension d'André Alciat[24], le célèbre
jurisconsulte, que le roi avait appelé d'Italie ; homme étrange qui
travaillait et s'abreuvait incessamment, le plus grand des avares, le plus fort
des mangeurs[25].
Pierre Denetz[26],
lecteur en grec, est porté sur les comptes pour deux cents écus au soleil ;
son année finissait à la
Toussaint. Denetz avait étudié la langue grecque sous
Lascaris, et il devint ensuite le professeur d'Amyot. Une même pension est aussi
accordée à Jacques Tousat[27], lecteur en grec
et à Agathio Guadacerio[28], lecteur en
hébreu ; obscures renommées qui ne pouvaient se comparer à celle de maître
François Vatable[29], également
lecteur en hébreu ; de Paul Canosse[30] le Vénitien, et
d'Oronde Finée[31],
le mathématicien, porté sur les comptes du roi pour cent cinquante écus au
soleil. Cet ensemble d'érudits et de savants qui apparaissent presque à la
même date sur le livre des dépenses de François Ier laisse croire qu'ils
furent les premiers professeurs du collège de France et les véritables
fondateurs de cette institution de science et de travail. Quel fut le but de
François Ier en établissant le collège de France ? suivit-il en cela une
pensée toute de science, ou bien n'était-ce pas un moyen de lutter contre l'Université
vieillie et s'opposant à toute innovation ?
L'Université avait tenu une large place dans les études du
moyen âge ; sa tendance était certainement vers la science antique ; mais dans
ses recherches persévérantes, elle avait gardé l'empreinte du temps de sa
fondation ; son latin était corrompu, le grec et l'hébreu négligés ; sa
philosophie était celle d'Aristote avec les interpolations de l'école arabe ;
sa théologie se résumait dans les sommes
et les abrégés de saint Thomas ; la médecine lui venait des écoles d'Espagne
avec la physique, les mathématiques. L'Université
était un grand corps avec sa famille, ses arbres de la science, dont les
branches verdoyantes s'étendaient sur toutes les études ; escolier de l'Université
avait un titre public, et l'esprit paraissait une si grande chose que le
savant était l'égal des gentilshommes. Le titre de bachelier ne venait-il pas
de la chevalerie (bas-chevalier) ? et
le bonnet de docteur valait le casque aux panaches flottants des hommes
d'armes. Le collège de France fut évidemment institué dans une idée de lutte
et de rivalité. Le roi considéra la science universitaire comme usée, et à
l'aspect des grandes renommées de l'Italie, il n'avait pu résister au désir
de placer son règne sous cette pléiade scientifique, attirant à lui tout ce
qui jetait de l'éclat : quel meilleur moyen de lutter d'ailleurs contre les
privilèges exorbitants de l'Université qui, plus d'une fois, avait gêné
l'action de ses ordonnances ?
Le collège de France dut former désormais une institution
tout à fait séparée de l'Université, et créer ainsi pour le roi un moyen
d'influence. Cette institution nouvelle, placée très-haut, devait se composer
de professeurs de langues anciennes, grec, hébreu, syriaque ; on y ajoutait
successivement la médecine et les mathématiques dans ces études agrandies. On
prenait pour excuse vis-à-vis l'Université le besoin de faire place aux savants
étrangers ; aux grands proscrits de la Grèce ; car les universitaires étaient
tous nationaux, beau privilège qu'il fallait réserver aux enfants du pays. La
science, depuis réplique carlovingienne, était ainsi passée à travers la
solitude des monastères, la lutte violente des universités pour les réaux et
les nominaux, et maintenant le roi voulait l'attirer vers le collège de
France. On ne doit pas oublier l'opposition que l'Université avait faite au
concordat, son attachement immense à la pragmatique sanction que François Ier
avait proscrite de concert avec le pape Léon X. A la pensée littéraire venait
donc se mêler un véritable ressentiment politique, une sorte de vengeance
contre l'opposition que les universitaires avaient montrée aux volontés du
roi. Il est rare en histoire qu'il n'y ait pas un mobile égoïste et personnel
dans les fondations mêmes les plus généreuses. Les gouvernements, comme les
individus, ne peuvent se séparer de leurs infirmités, de leurs passions. Il
est heureux quand l'égoïsme produit de nobles choses.
L'esprit de textes fut le caractère général de la renaissance,
le but de cette ère de rénovation ; on trouve déjà cette admiration sainte, œ
respect de la lettre dans l'histoire des vieux monastères j les religieux
n'avaient pas la hardiesse de produire, et se contentaient de conserver avec
amour ; en maintenant cette respectueuse déférence, le XVe siècle avait
ouvert une large voie à l'esprit d'examen et de dissertation. Il y eut alors
généralement deux spécialités dans les érudits de premier ordre, les
conservateurs exacts, scrupuleux des textes dans leur pureté native, les conservateurs
hardis qui s'élançaient des voies de l'érudition dans les régions plus hautes
de la liberté de pensée et de jugement. Quand on jette les yeux sur la grande
école des érudits de cette époque, on voit que chaque nationalité produit la
sienne avec un éclat, une splendeur jusqu'alors inconnue. Dans les
universités de Leyde et de Rotterdam, s'élève l'homme immense de cette
époque, Didier Gérard, que la postérité a salué sous le nom d'Érasme. Né à
Rotterdam[32]
d'un simple bourgeois, Gérard, enfant de chœur dans la cathédrale d'Utrecht,
chanoine à vingt ans, se livra, jeune homme, à de si vives, si ardentes
études, qu'on put prédire ensuite toute la puissance de son génie. Érasme
vint à Paris perfectionner sa science et prendre, à l'aspect de cette cité
active et populeuse, des idées plus exactes sur ce monde, qu'il faut voir et
toucher pour le connaître. Gérard parcourt incessamment la France, l'Angleterre,
l'Italie ; le goût des voyages est inhérent à tout génie vaste, universel,
pour examiner et comparer. Un des caractères encore d'Érasme, c'est la
fécondité de son esprit, l'active et brûlante ardeur de ses compositions ;
beaucoup produire, c'est la tâche que Dieu impose à tous ceux qu'il doue de
quelque faculté. Michel-Ange a rempli l'Italie de ses chefs-d'œuvre, et
Albert Durera produit sept cent, quatre-vingt-cinq ouvrages connus et avérés
par les œuvres du maître. Dans le court espace de huit jours, Érasme composa
son Éloge de la Folie[33], le plus
spirituel de ses ouvrages, en même temps que, fixé à Baie, il jetait son beau
texte du Nouveau Testament, tâche d'érudit infatigable ; les Colloques
d'Érasme si fortement écrits, ses Adages d'une science immense et ses
lettres surtout, sont des œuvres d'une perfection considérable, que les Elzevirs
ont depuis reproduites. Érasme, l'expression de l'école hollandaise, fut
d'une modération de principes, d'une moquerie spirituelle et badine qui
attaquait tous les partis extrêmes ; il joua le rôle de modérateur dans le
mouvement que la réforme avait imprimé au monde. Vivement épris d'un esprit
aussi puissant et fort, François Ier voulait appeler Érasme à la tête du
nouveau collège de France ; mais il est de la nature des génies supérieurs
d'aimer la liberté dans leur existence, l'indépendance dans les moyens.
Érasme ne voulut point accepter cette cage dorée pour sa marotte, il aimait à
le dire dans son Éloge de la Folie[34].
A un rang aussi éminent, et comme l'expression de l'école
anglaise, on peut placer Morus, l'ami d'Érasme et appelé à l'immense dignité
de chancelier d'Angleterre. Thomas Morus[35], d'une famille
du banc du roi, fut élevé sous l'aile du cardinal Morton, archevêque de
Canterbury ; Thomas dut à Wolsey sa fortune, et Henri VIII, charmé de son
esprit aimable, un peu railleur, lui ouvrit les portes de son conseil, qu'il
domina bientôt de toute la puissance de son esprit. J'aime ce caractère de
Thomas Morus, intelligence supérieure, pénétrée de son devoir, et avec cela
riante jusqu'à la mort qu'il souffre en martyr, pour ne point accepter la
tyrannie de Henri VIII contre Rome. L'esprit de Thomas Morus avait beaucoup
de ressemblance avec celui d'Érasme, et comme lui il aimait les grandes
rêveries qui promènent l'imagination dans des régions inconnues, et son Utopie
est une débauche hardie d'esprit qu'un philosophe spéculatif peut se
permettre. A travers quelques larges vues, il y, des opinions bizarres,
audacieuses, fécondes, sur le partage égal des biens et la pluralité des
femmes ; c'est un livre écrit dans la même forme que la République de
Platon, mai, d'un vol plus haut. La plume infatigable de Thomas Morus nous
retrace la vie de Richard III et d'Edouard V, travaux d'érudition et de
fantaisie ; et tant Thomas Morus éprouve cet indicible besoin de dire sa
pensée, que dans la Tour
de Londres, captif, et quelques jours avant son exécution, il écrit son
admirable livre : sur le courage de savoir donner sa vie pour la foi,
exemple qu'il offre à tous les esprits de conviction religieuse ou politique
; puis il écrit son Commentaire sur la Cité de Dieu de saint Augustin, Thomas
Morus fut digne ainsi de continuer la longue liste des chanceliers
d'Angleterre.
C'est un exemple qui ne se produit pas deux fois dans la
marche des siècles que cette réunion d'esprits supérieurs se révélant au
milieu des écoles nationales, à la fin du XVe siècle. Thomas Morus, Érasme
représentent l'Angleterre et la
Hollande, dans ce grand banquet de l'érudition ; Pic de la Mirandole vient s'y
asseoir comme l'expression de la science ;p pu pour plus exactement parler,
de l'improvisation italienne et en digne fils de l'université de Bologne. Si
sainte Catherine de Sienne avait étonné par ses prodiges d'éloquence[36] ; si Savonarole
remuait le peuple par ses ardentes prédications de réforme, Pic de la Mirandole dut l'éblouir
par les prodiges de ses recherches ; nul n'égalait la fécondité de son génie,
la rapidité chaleureuse de sa parole, l'ardeur de ses études j pour lui
l'intelligence du grec, de l'hébreu, du syriaque, de l'arabe, n'était qu'un
jeu ; admirable improvisateur comme on en trouve de si puissants en
Italie ! Tout jeune homme encore il rédigea ses neuf cents propositions
sous le titre : De la science de toutes choses, et il offrit de la
soutenir comme thèse d'université contre tout combattant, véritable tournoi
d'érudits. Ce génie surprenant qui se manifeste par la poésie, l'histoire, la
dissertation, a peu laissé de traces écrites ; cela venait de la rapidité et
de la fécondité de sa parole. Les improvisateurs n'écrivent pas, et la
mémoire est pour eux un grand livre toujours ouvert. Pic de la Mirandole fut un digne
enfant de, l'Italie ; sur cette terre ardente tout est image, soudain, rapide
; mais quand le torrent a passé les traces disparaissent. Pic de la Mirandole mourut jeune
homme encore, tandis qu'Érasme, moqueur spirituel, promenait agréablement sa
vie comme un conciliateur d'opinions dans le mouvement de la réforme.
Cette réforme elle-même n'était-elle pas le résultat d'une
étude trop approfondie des textes, mêlée à l'esprit d'interprétation ? On peut
considérer Luther comme le symbole de l'école érudite de l'Allemagne ; avant
d'agiter les questions d'examen, il a passé sa vie à l'étude des textes et à
leur explication technique comme un esprit passionné pour la Bible. Depuis que
l'impression a multiplié les textes des livres saints, il y a toute une école
qui se rattache à sa lecture avec l'ardeur d'une nouveauté. Déjà, sous
l'impulsion des papes, les imprimeries de Bologne et de Rome ont publié tous
les Pères de l'Église. La
Bible polyglotte des Aldes se répand dans les écoles ;
Luther, Mélanchton, les chefs de l'école allemande, font retentir
l'Université des discussions sur les textes : Luther avec sa hardiesse et sa
passion accoutumées, Mélanchton avec cet esprit doux, conciliant, qui lui
gagne tous les cœurs et en fait, pour ainsi dire, le modérateur de la
réforme.
C'est un merveilleux titre de gloire que l'érudition et la
science alors ; le monde entier se lève pour saluer un savant avec une
admiration respectueuse, et ce caractère distingue surtout l'époque désignée
par le nom de la
Renaissance : n'y cherchez pas des pensées neuves, les
caprices de la fantaisie et de l'imagination comme au moyen âge. La société
savante conserve, protège les textes avec ce soin, cette ardeur des protes
qui vivent et meurent dans l'imprimerie des Aldes. Ces protes, il faut le
remarquer, sont tous des savants d'une valeur considérable ; nul ne dédaigne
ce titre et ces fonctions modestes et pénibles ; Érasme a passé la moitié de
sa vie à ponctuer. Plus tard les Scaliger, les Denis Petit sont-ils autre
chose que les conservateurs des textes ? Amyot se fait le naïf traducteur du
Plutarque grec ; et si Rabelais compose avec une certaine hardiesse de
fantaisie il ne secoue pas la robe des savants ; son livre est un ramassis de
textes, une Babel où toutes les langues sont parlées. La littérature native,
chevaleresque du moyen âge disparaît ; les époques sceptiques et matérielles
vont dédaigner désormais les légendes des temps de poésie et de croyance.
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