François Ier à vingt-cinq ans. — Louise de Savoie, sa mère, Claude de
France, la reine. — François, Dauphin. — Marguerite d'Alençon, sœur du roi. —
Madame de Chateaubriand. — Les grandes races. — Les Bourbons. — Les
d'Armagnac. — Foix. — Les braves capitaines. — Le connétable. — La Trémoille. —
Bayard. — Montmorency. — Mœurs et coutumes. — Goût des bâtiments et palais. —
Amboise. — Fontainebleau. — Chambord. — Saint-Germain-en-Laye. — Le château
de Villers-Cotterets. — Paris. — Achat des Tuileries. — Le Louvre. — Forêts.
— Chasses. — Édits. — Costumes. — Tournois à Romorantin. — Cartes. — Tarots.
— Échecs. — Dires et plaisanteries.
1515-1521.
Parmi les plus belles œuvres du Titien, l'admiration
distingue la tête de François Ier qui brille même à côté des portraits de Charles-Quint,
du connétable de Bourbon, du luxurieux Arétin et de quelques doges de Venise,
de la main du même artiste. Le roi peut avoir de vingt-cinq à vingt-huit ans[1] ; sa tête est
absolument rasée, car tous ses cheveux sont tombés à la suite d'une blessure
qu'il a reçue sur la nuque ; son front, un peu ramassé, est ennobli par la
ligne de son nez aquilin, trop avancé néanmoins sur la lèvre supérieure
amincie ; sa lèvre inférieure domine d'une façon noble, coquette et railleuse
; son œil est fin et très-éveillé, plein de désir et de sensualisme ; son
menton, un peu bombé, est fini par une barbe longue et pointue ; dans son ensemble
cette figure est chevaleresque. Il n'y a pas jusqu'à ce petit bonnet jeté sur
l'oreille par la fantaisie du Titien, qui n'ait grâce. Le grand artiste ne
fit que la tête ; mais les modèles qui nous sont restés reproduisent François
Ier, d'une stature plus qu'ordinaire, et ses épaules parfaites ; sa taille est
bien prise, la jambe un peu mince et grêle, mais fortifiée par un exercice
journalier aux armes ou dans les grandes forêts à la chasse. Son caractère
s'était tout à coup développé avec le pouvoir et la couronne ; plein
d'esprit et de saillie, il avait un goût indicible pour la science, les
nouveautés, les découvertes de l'intelligence ; sa sphère était les grandes
aventures, les prouesses telles qu'il les avait lues aux romans et belles
histoires d'Amadis de Gaule, de Roland et de son cousin Olivier ; colère,
vindicatif, il aimait à se défaire de ses ennemis, comme il faisait peu de
cas de sa vie, il tenait peu à celle des autres, et c'était le temps. Il y
avait du despotisme dans cette tête et ce cœur, chevalier par caractère, il
ne comprenait pas la résistance, surtout lorsqu'elle n'avait pas pour
principe la force, le courage ; s'expliquant bien un coup de lance, mais
s'irritant des remontrances des hommes de justice et de parlement, qui
accusaient sa prodigalité et sa volonté absolue[2]
Ainsi le roi était parvenu à vingt-cinq ans, loyal et
franc chevalier, laissant à Madame sa mère les affaires du royaume. Louise de
Savoie méritait bien, par son indicible amour pour son fils, cette confiance
royale. Nul ne pourrait comprendre les émotions de cette femme aimante, de
cette mère adorée, s'il ne suivait attentivement son admirable journal : Le 13 de janvier 1516, mon fils resvenant de là bataille
des Suisses, me rencontra auprès de Sisteron, en Provence, sur le bord de la Durance, environ six
heures au soir, et Dieu scait si moi pauvre mère feus bien aise de veoir mon
fils sain et entier, après tant de violences qu'il avoit souffertes et
soutenues pour servir la chose publique. Le 3 février 1516, mon fils estant à
Tarascon, ouït les nouvelles de la mort de Ferdinand roi d'Espagne. Le 4 de
février, à six heures après midi 1516, mon fils fit son entrée à Avignon, et
le 11, à Montlymard, et le 14 à Valence. Le jeudi, 8 de mai, 1516, mon fils
et moi, environ une heure après midy, montasmes à la Roche de la Balme, au Dauphiné, à deux
lieues de Crémieux. Le 28 de may 1516, environ cinq heures après midy, mon
fils partit de Lyon pour aller à pied au Saint-Suaire, à Cham-béry. Le 7e
jour de juin 1516, ma fille Claude, à la Tour-Dupin, en
Dauphiné, commença à sentir en son ventre le premier mouvement de ma fille
Charlotte. Charlotte, fille de mon fils, fut née à Amboise, le 23 d'octobre,
à 6 heures 44 minutes avant midy, 1516. Le 17 janvier 1517, le roy, mon fils,
la reine, ma fille Marguerite, Saint-Mesmin et moy arrivasmes à Saint-Mesmin,
près Orléans, et le lendemain le roi fit son entrée en ladicte ville.....
Le 23 septembre 1519, mon fils, qui estoit allé à la
chasse à la
Chapelle-Vendomoise, près de Blois, se frappa d'une branche
d'arbre dedans les yeux, dont je feus fort ennuyée..... Le mardi, 5 juin 1520, arriva le roi d'Angleterre à
Guines, et la reine, ma fille et moi arrivasmes à Ardres, et ledict jour, le
Rouge, parent de Tripet, archer de la garde de mon fils, vint audict lieu
pour me veoir, et convenir avec moy de plusieurs choses. Le 7 de juin 1520,
qui fut le jour de la feste de Dieu, environ 6, 7 et 8 heures après midy, mon
fils et le roy d'Angleterre se virent en la tante dudict roy d'Angleterre,
près Guy nés. Le 9e jour de juin 1520, mon fils et le roy d'Angleterre se
trouvèrent en campagne, chacun cinquante hommes, et prinrent leur vin
ensemble environ cinq heures et demie après midy..... Le 6e jour de janvier 1521, feste des rois, environ quatre
heures après midy, mon fils fut frappé d'une mauvaise bûche sur le plus hault
de ses biens, dont je feus bien désolée, car s'il en fût mort, j'étois femme
perdue : innocente fut la main qui le frappa ; mais, par indiscrétion,
elle fut en péril avec tous les autres membres. Le jour de la conversion de
saint Paul, de l'an 1521, mon fils fut en grand danger de mourir. Le 16
d'avril (si nous comptons
selon la coustume romaine), mon fils fit son
entrée à Dijon. Le 22 d'avril, mon fils fit son entrée à Troyes, et là me
trouva avec mes filles, la reine et la duchesse d'Alençon.
Dans ce journal si naïf, si beau, si profondément senti,
il n'est pas un événement de famille qui ne préoccupe Louise de Savoie,
toujours craintive, comme toutes les mères, qu'on lui enlève l'amour de bon
fils et l'autorité sur sa personne. C'est tin digne et chaud sentiment dans
ce noble cœur ; mais aussi, comme tout ce qui est ardent, il est absolu ;
Louise de Savoie veut gouverner François Ier sans partage ; elle a tant
fait pour lui ! Dé là ses incertitudes, ses ressentiments contre tout ce qui
tend à prendre puissance sur l'âme chevaleresque du roi de France. C'est dans
ce dessein qu'elle a favorisé le mariage de madame Claude de France avec
François Ier ; la noble fille de Louis XII, mal faîte, disgracieuse, n'a
rien de cette éclatante beauté qui séduit par ses prestiges et gouverne par
les caresses ; son caractère, d'une douceur angélique, est capable de
faire le bonheur sans jamais s'imposer comme une opinion ou une nécessité. Ce
caractère plaît à Louise de Savoie, la régente ; elle voudrait que l'amour de
François Ier s'absorbât dans madame Claude, et c'est avec joie qu'elle constate
sa fécondité. Riche héritière de France, madame Claude a un puissant lignage[3], et Louise de
Savoie nous raconte que ce fut à la Tour-du-Pin, en Dauphiné, que la reine sentit
mouvoir en son sein sa petite fille Charlotte, qui naquit au château
d'Amboise. Le premier enfant mâle du roi, qui prit le nom de François,
Dauphin du Viennois, naquit onze mois après, toujours au château d'Amboise.
Au bout d'un an vint au monde un second fils du nom de Henri, Dauphin ensuite
après la mort de son frère[4]. Riche fécondité
que celle de madame Claude, si bonne, si douée ; et la reine régente s'en
félicitait, comme l'aïeule d'une longue lignée qui pourrait fixer la légèreté
de François Ier ; elle suit pas à pas la vie de son bien-aimé, elle voit
et n'entend que lui depuis qu'il est au monde.
Le roi, tendrement respectueux envers sa mère, partage son
amour de famille avec Marguerite, sa sœur, l'épouse du duc d'Alençon ; comme
François Ier, elle était fille de Charles d'Orléans, duc d'Angoulême, et de
Louise de Savoie ; plus âgée de deux ans que son frère, elle conservait un
certain ascendant sur son caractère et son esprit. Intelligence supérieure, elle
fut nommée la merveille (la Marguerite),
pierre précieuse de la cour de Louis XII, où enfant, elle étonnait par son
extrême facilité à parler toutes les langues, l'italien, l'espagnol et même
l'hébreu ; on ne peut dire la tendresse de François Ier pour celle qu'il
appelait sa mignonne, la
Marguerite entre les Marguerites ; elle se faisait
remarquer non-seulement par la science, mais par l'élégance de ses vêtements
et la grâce indicible de son langage. L'amour qu'elle avait pour son frère
tenait de l'étrange ; elle le suivait des yeux comme quelque chose qu'on
craint de perdre ; femme du duc d'Alençon, elle n'aimait qu'Amboise et
résidait à l'abri de ses tourelles. Le vieux libertin énervé, le sire de
Brantôme, si conteur de scandale, dit que Marguerite
de Valois, en fait de joyeusetés et de galanterie, montroit qu'elle en savoit
plus que son pain quotidien. Mais qui peut croire encore à toutes les
médisances du sire de Brantôme, le plus grand menteur de ce temps, vieux
chevalier en retraite, inventeur blasé de petites aventures ? Marguerite
n'était-elle pas conteuse comme lui, aimante, lettrée et joyeuse de propos,
pour faire rire à gorge déployée son bon frère le roi, chevalier aventureux,
digne de son cœur et de sa race.
Cette tendresse de mère, si forte dans Louise de Savoie,
cette amitié de sœur si dévouée dans Marguerite, duchesse d'Alençon, furent
fortement mises en émoi par une passion ardente et subite qui vint au cœur de
François Ier. Parmi les femmes qui entouraient madame Louise de Savoie, il en
était une fort belle, fille de Phébus de Foix, de la race des grands diseurs
de chasse. Françoise de Foix[5], de cette
illustre lignée qui avait des droits à la couronne de Navarre, s'était unie,
enfant encore, à Jean de Laval de Montmorency, seigneur de Chateaubriand ; son
éducation s'était faite dans les vieilles solitudes de la Bretagne. Lorsque
Louise de Savoie, pour égayer ses cours plénières, eut rangé autour d'elle
les plus nobles dames du royaume, Françoise de Chateaubriand fut invitée aux
plaisirs et aux fêtes d'Amboise. Si l'on en croit la légende d'amour, le sire
de Laval, jaloux et soupçonneux, ne voulut point consentir à conduire sa
femme à la cour d'Amboise ; or, pour la préserver, il avait fait deux anneaux
de son scel : l'un, il avait dit à sa femme de le porter pour l'amour de lui
; l'autre, il l'avait gardé, et Françoise de Chateaubriand ne devait venir à
la cour que lorsque son mari lui enverrait le second anneau dans une lettre
scellée de des armes. L'anneau fut dérobé par François Ier, et Françoise de
Chateaubriand vint à la cour, presque à l'insu du sire de Laval ; l'amour le
plus tendre, le plus vif, couronna les sentiments du roi de France, qui aima
passionnément la comtesse. Il unit sa devise à la sienne : la salamandre en
feu à la pourpre et à l'hermine de Laval. Bientôt tout le monde connut la
passion du roi, et la plus vive douleur fut au cœur de Louise de Savoie, la mère
chérie. Quand on a aimé exclusivement un être de ce monde, quand il a échangé
avec vous ses sentiments, la plus grande douleur est d'apprendre pour la
première fois qu'il partagé avec un autre l'amour qu'il vous avait voué ;
ainsi fut Louise de Savoie lorsqu'elle vit son royal fils s'attacher à la
comtesse de Chateaubriand. Dès ce moment, la lutte s'établit entre la mère et
la maîtresse.
Cette ardente et tendre jalousie, Louise de Savoie la
portait à tout ce qui s'approchait de François Ier. Charles, duc de Bourbon,
si célèbre sous le nom du connétable, alors dans toute sa force et sa puissance,
était non-seulement l'homme d'armes le plus brave, le plus digne de donner et
de recevoir un coup de lance, mais encore le capitaine le plus expérimenté,
le plus capable de choisir un champ de bataille, chose plus rare alors, car
quel était le chevalier qui ne savait remplir une lice ? A la bataille de
Marignano, le connétable de Bourbon avait tracé l'ordre de la journée et
dirigé ses mouvements de stratégie ; il avait conduit fièrement les reîtres
et les lansquenets dans leur attaque contre les Suisses ; savant dans l'art
de la guerre, il avait de plus cette parole vive, ce naturel qui parlait au
soldat. Le roi le jalousait déjà ; car dans le camp il était plus question
parmi les soudards du brave connétable que de son suzerain légitime le roi de
France. A côté de Bourbon est Armagnac, glorieuse et triste race ; que de
larmes dans son blason ! Armagnac venait aussi d'un connétable de France,
celui qui avait embrassé dignement le parti de Charles d'Orléans contre les
ducs de Bourgogne. De cette lignée était issu Jean d'Armagnac[6], le compagnon de
Dunois ; péniblement absorbé par un de ces sentiments qui pèsent sur la vie
comme la fatalité des anciens, il aima sa sœur, la séduisit, et voulut même
légitimer cet ardent amour par le mariage comme dans la vieille Egypte ;
Armagnac, banni par arrêt du parlement, avec ses terres confisquées, devint
le chef des bandes armées, ces grandes Compagnies que Louis. XI prit à sa
solde et proscrivit tour à tour ; il mourut assassiné au siège de Lectoure[7]. Charles
d'Armagnac, son frère, avait vu les cachots de la Bastille et les tours
du Châtelet, où il resta quatorze ans, les fers aux mains et aux pieds ; il
n'en sortit que pour sceller la charte de donation de ses fiefs au duc
d'Alençon, son petit-neveu[8]. Désormais les
d'Armagnac prirent le titre de ducs de Nemours ; et c'est un duc de Nemours
qui se trouvait dans la grande noblesse autour de Louis XII. Louis d'Armagnac,
duc de Nemours, venait de ce Bernard comte de la Marche, le gouverneur de Louis XI ; fils du
malheureux duc de Nemours, mort sur l'échafaud[9], par la volonté impérative
du roi, tueur de toute la belle noblesse. Louis de Nemours, imprudent
chevalier, perdit le royaume de Naples et tomba une balle espagnole au cœur[10] ; son comté-pairie
fut érigé en duché au profit de Gaston de Foix, fils de Jean de Foix, vicomte
de Narbonne, et de Marie d'Orléans. Gloire à ce digne chevalier mort avec ses
compagnons à Ravenne ! Ravenne, noble victoire qui fit verser tant de larmes
à la gentilhommerie de France ! Il fut dignement remplacé dans sa lignée par
Odet de Foix, plus connu sous le nom de Lautrec, un des braves chefs du règne
de François Ier.
Cette noble cour du roi de France était riche en digues
capitaines. Accourez d'abord vous ici, dans la mémoire des âges, brave la
Trémoille[11],
sire de la vicomté de Thouars et de la principauté de Talmont, votre fief
d'origine poitevine se rattachait au berceau de la monarchie ; vos aïeux
avaient connu le Prince Noir au temps des grandes batailles ; vieillard déjà,
combien de combats avaient noirci le front de la Trémoille
depuis surtout son glorieux passage des Apennins, où il parut tellement
blafardé de poudre et de mousqueterie que Charles VIII ne le reconnut pas,
jusqu'à la bataille de Marignano, où il vengea ses échecs les compères les
Suisses. À ses côtés, et au milieu des coulevrines, était tombé le prince de
Talmont, son fils aîné, l'espérance de sa maison. Voici le capitaine Pierre du
Terrail, sire de Bayard[12] : vous qui avez
parcouru le Dauphiné dans la vallée de Grésivaudan aux montagnes, vous avez
aperçu quelques pans de murailles, ruines de l'ancien château du capitaine
Bayard ? au milieu de ces débris ou siffle le vent des grandes Alpes s'élevaient
autrefois quatre tours féodales à vol de faucon, juridiction moyenne, quoiqu'il
s'agit d'une ancienne chevalerie, éclat de la noblesse ; elle n'était pas
riche, et ses enfants cherchaient fortune dans les hautes maisons ; Bayard, page
du duc de Savoie, entra donc comme homme d'armes dans la compagnie du sire de
Ligny, duc de Luxembourg ; chaque grande race avait ainsi une compagnie de
lances qu'elle confiait au plus fort. L'adolescence chevaleresque de Bayard
se passa dans le royaume de Naples, au temps de la conquête des Français ; le
dernier, il y était resté avec sa compagnie dans un château fortifié sur le
beau golfe ; et les annales chevaleresques retentissaient encore du défi de
Bayard et de Soto Mayor le fier Espagnol. A chaque époque il faut un type
d'honneur comme il faut un type de couardise ; les sentiments hauts et bas
ont besoin de se personnifier ; et c'est ce qui explique la vaste renommée de
Bayard. Il ne suffisait pas d'en faire un chevalier sans peur comme du
connétable ou du comte de Saint-Pol, ou bien un chevalier sans reproche,
comme le vieux la Trémoille ; Bayard reçut la double renommée
d'un chevalier sans peur et sans reproche ; pieux de sentiment, exalté
d'honneur, il reproduisait le modèle de ces nobles et grands chevaliers dont
les belles histoires traduites en prose faisaient les délices des castels
sous François Ier. Il n'était pas de plus petit homme d'armes qui ne parlât
des prouesses du capitaine Bayard, soldat brave et digne, mais très-médiocre
conducteur d'armée, comme la plupart des gens d'armes. Le capitaine Bayard
n'était plus qu'un vieux soudard purifié par la lecture des romans de
chevalerie et du Théâtre ou Verger d'honneur, par maître André de la Vigne.
Anne de Montmorency[13] devait ce prénom
désormais patrimoine de sa race à la reine Anne de Bretagne, femme de Louis
XII ; comme Bayard, la
Trémoille et Gaston, il avait commencé sa carrière en
Italie, là où se donnaient les vaillants coups d'épée. Italie, théâtre
éternel des batailles de la chevalerie de France, aux temps anciens comme aux
époques modernes, belles terres disputées comme un vêtement de soie et d'or !
Anne de Montmorency avait combattu à Ravenne, à côté de Gaston de Foix ; à
Mézières, acceptant le défi du comte d'Egmont, il lui fit mesurer la terre à
six pas. Montmorency fut fait maréchal de France, dignité fort haute et fort
restreinte ; de trois, les maréchaux sous François Ier, furent élevés à
quatre seulement et le sire de Montmorency fut merveilleusement distingué
parmi eux. C'était certes bien quelque chose de se placer hors ligne dans
cette grande chevalerie, qui comptait la Palice-Chabannes,
Lautrec et Fleuranges, sans oublier les dignes fils de la maison de Lorraine,
chefs de ces compagnies de lansquenets. Nul ne peut méconnaître la grandeur
des Guise dans notre histoire ; les Guise, sauveurs du peuple et si
digues de la couronne ! Parmi cette chevalerie, l'homme peut-être qui
inspira le plus de confiance au roi, ce fut un gentilhomme de bonne souche du
nom de Mottier de Lafayette, petit-fils de ce brave de Lafayette, le
compagnon de Charles VII dans la recouvrance de son héritage. Lorsqu'on
parcourt la correspondance intime de François Ier, on trouve plus de cent
lettres adressées par le roi à M. de Lafayette, alors gouverneur de Picardie
et des villes maritimes qui bordaient les côtes en face de l'Angleterre[14] ; est-ce l'importance
de cette position ou bien l'amitié personnelle du monarque pour Lafayette,
qui appelait cette correspondance ? Le gouverneur de Picardie était bien posé
pour surveiller toutes les démarches des Anglais ; d'Amiens l'on pouvait ainsi
connaître la situation des Pays-Bas espagnols, l'état des esprits aux villes
de France, et de là toute la sollicitude de M. de Lafayette, devenu pour
François Ier ce que M. Dubouchage était pour son ami Louis XI, l'homme de
confiance et de bon conseil.
Entouré de cette noble et brillante famille de chevalerie,
François Ier devait gouverner sa monarchie, et les mœurs, les habitudes de sa
cour devaient s'en ressentir. Les règnes de ses prédécesseurs avaient été
empreints d'un caractère tout différent ; Louis XI avait donné aux habitudes
royales, à la vie de château un caractère morne, silencieux ; les fêtes
étaient bannies des sombres manoirs entourés de murailles épaisses, de
pont-levis et de chaînes : comment fêter les joies de la vie quand on n'entendait
autour des tourelles du Plessis que le cri des archers de la garde, et dans
les veilles de la nuit, la cloche du couvre-feu, ou le battement des ailes
des mille corbeaux voltigeant autour des crevasses festonnées par le temps. Sous
Louis XI, tout fut pour ainsi dire transformé en prison.
A ce prince succéda Charles VIII ; la gentilhommerie
longtemps comprimée, a besoin de respirer l'air des champs, les courses
lointaines. De là cette campagne en Italie et cette course vers Naples,
véritable souvenir des croisades. On s'est ennuyé de solitude, de crainte et
de silencieuses méfiances ; vient alors un prince jeune, aventureux, qui
présente à la chevalerie ardente un but lointain de conquêtes sous un beau
ciel. Quand les trompettes sonnent, l'étendard royal court vers Naples, et
les jours de malheur ne sont point venus encore ! Le règne de Louis XII est
comme une continuation et un développement de l'époque de Charles VIII. Sous
la branche d'Orléans se forme cette riche pléiade de chevaliers qui
combattent et meurent au champ de guerre : Gaston de Foix, la Trémoille, Bayard.
Louis XII n'a pourtant qu'un côté de la chevalerie : c'est au demeurant un
prince processif, procédurier, qui préfère une bonne ordonnance à un tournoi.
Ces habitudes de judicature ne favorisent pas les plaisantes coutumes de
cour, la vie des châteaux d'Amboise et Blois est monotone ; on se préoccupe
trop de parlement et de lois de justice pour songer à la chevalerie.
Maintenant voici François Ier aux nobles manières. Les
jeux et les folles joies ont commencé déjà sous la régence de sa mère ;
Louise de Savoie a fait pénétrer les caprices de femmes dans la cour ; non
pas qu'on doive croire, comme le récite Brantôme, à une publique dissolution
de mœurs, à ces liaisons honteuses dont le récit semble tant complaire au
vieux conteur débauché ; la cour de François Ier, est galante, les femmes y
prennent de l'influence et font dominer les goûts de plaisir et de petites
choses. A l'imitation des chevaliers du moyen âge, le roi choisit une dame de
ses pensées, et ses compagnons de bataille l'imitent ; on a, et on l'avoue,
une noble maîtresse dans cette vie de cour et de tournoi qui domine la
génération. Or, l'enfance de François Ier s'était passée dans le royal
château d'Amboise ou dans la belle cité d'Angoulême. La Touraine, pays de
plaisance, séjour des rois depuis Charles VII, pauvre roi réfugié à Orléans,
à Blois, puis à Bourges ! Le pays de la Loire était semé de châteaux au milieu de
magnifiques campagnes, semblable à de beaux diamants sur un ruban
d'émeraudes. Non loin du sombre Plessis-lès-Tours s'élevait Amboise, souvenir
si bien conservé des manoirs féodaux de l'époque de Charles VIII[15] ; les grandes
tours à ponts-levis, les portes à herse, les cours d'honneur, les salles de
festin et de banquet : noble château d'Amboise ! si les vieux chevaliers se
levaient de leurs tombeaux, ils reconnaîtraient encore debout l'antique donjon
qui vit leurs fêtes, et les cours qui retentirent de leurs joyeuses passes
d'armes ! Dans ce manoir d'Amboise, François Ier scella sa première charte
sous la tutelle de Louise de Savoie, sa mère ; plus avancé dans la vie, il
jeta non loin de là les premiers fondements du château de Chenonceaux[16], car déjà il
aimait le luxe des bâtiments et les magnificences souveraines. Amboise,
Chenonceaux et Chambord me paraissent signaler les trois manières
d'architecture du XIVe au XVIe siècle ; Amboise, c'est la vieille forme toute
féodale, à tourelles fortifiées, comme on en voit les débris sur le Rhin et
le Rhône ; Chenonceaux Signale un peu plus cette influence italienne qu'on
appela la Renaissance.
Un mélange de tous les styles se retrouve dans Chambord
avec ses parcs, ses vastes bâtiments.
Que de souvenirs pour cette belle terre de Touraine ! Le
tombeau de saint Martin lui a porté bonheur ! Si la vieille abbaye de
Marmoutier rappelle l'époque gauloise, le Château-Regnault, si gracieux, et
les murailles si élevées de Loches nous reproduisent le moyen âge. Ces tours
de Loches que la grande main du temps a fauchées ou sillonnées de ruines,
virent deux souvenirs de la monarchie. A Loches, Agnès Sorel aima son royal
amant pour la première fois[17], et sut lui inspirer
l'héroïque énergie des batailles. A Loches aussi, le vieux cardinal de la Balue fut enfermé dans la
cage de fer que Louis XI fit tout exprès construire par messire Dubouchage,
son spécial ami. Marche, marche, pèlerin des ruines ! vois-tu ce château
gothique, dont les pans de tourelles debout ressemblent à des géants qui se
défient sous la voûte du ciel ? c'est le château de Langeais, jeté sur la
frontière de Bretagne ; au XVe siècle, il s'y passa de belles noces ; les diseurs
de science gaie firent entendre leurs vieilles flatteries, car Anne de
Bretagne épousait le noble roi Charles VIII. Chinon fut aussi le château de
plaisance d'Agnès Sorel, et il me semble voir au milieu de ces débris l'étendard
de la sainte fille qui balança les trois fleurs de lis sur le front royal de
Charles VII[18].
Le goût des grands bâtiments est une passion que François
Ier rapporte de son premier voyage en Italie, des palais de Gènes, de
Florence et de Milan ; il a jeté les yeux sur plusieurs points de ses
domaines qu'il veut agrandir et orner. Chambord et Chenonceaux seront ses
demeures de Touraine, où enfant il a joué. Maintenant c'est dans le Parisis
même qu'il va déployer sa magnificence ; François Ier porte à la dernière
exaltation le goût de chasse ; partout où des bois immenses se mirent dans
des étangs ou dans les mares du cerf aux abois, il aime à s'abriter ; antique
coutume des rois chevelus. Est-il un pays plus couvert de noires feuillées
que le Parisis ! A quelques lieues seulement vers la Normandie, l'immense
forêt de Saint-Germain, solitude druidique, tant les ombrages en sont épais ;
le sanglier y trace ses pesants sillons, le chevreuil bondit et le faisan bat
ses lourdes ailes, comme l'autruche au désert. A Saint-Germain, François Ier,
veut élever un rendez-vous de chasse, sorte de pied-à-terre pour la vénerie ;
c'est presque là toujours l'origine des maisons royales et des magnifiques
palais. Au midi, il trace déjà le plan d'une reconstruction de Fontainebleau,
antique manoir qui vit Philippe Auguste enfant ; il s'y égara un jour sur son
cheval de varlet, et il courut tant qu'il y prit une pleurésie, selon le
récit des chroniqueurs de Saint-Denis[19]. François Ier,
voulut grandir cette demeure des ancêtres ; tout rempli de ses impressions de
Milan, de Venise et de Gènes, il conçut dans sa pensée un vaste plan de
château, qu'il accomplit dans une autre période de son règne. Au nord, le
manoir de Villers-Cotterets fat jeté au milieu des forêts qui se liaient à Compiègne
: qu'êtes-vous devenue, magnifique demeure des Valois ? Quelle destinée vous
a été réservée dans la tempête des âges ? Vous êtes aujourd'hui une prison de
mendiants ; mieux vaut pour les monuments de l'histoire cette grande
destruction à coups de boulets que la colère de Richelieu imprima au front
des hautes tours de Pierrefonds, aux mêmes solitudes de Compiègne. Au moins
ces ruines ne sont pas dégradées.
Comme tous les rois ses ancêtres, François Ier voulut les
embellissements de Paris ; la vieille cité formait alors un tout bien ramassé
autour des murs que Philippe Auguste avait fait construire, et que Charles VI
avait agrandis. Paris en l'île avait successivement grimpé sur la colline par
le pèlerinage de Sainte-Geneviève et de Saint-Étienne du Mont ; vers le
village de Saint-Marcel, au midi ; et par l'autre point la mélifiante
université avait ses jardins, ses prés fleuris, où s'esbattaient les clercs
et étudiants privilégiés, jusqu'à la tour de Nesle. En passant la Seine par le pont
Notre-Dame, tout couvert de moulins municipaux, et le Pont-au-Change portant
maintes maisons, près du Chastelet, on descendait dans le quartier des
ouvriers et dignes marchands, sous la protection de leurs maîtres saint Denis
et saint Eustache, où se voyait le cimetière des Innocents, et quelle belle
dignité bourgeoise que celle de marguillier de Saint-Eustache ! Entre la Bastille et
Saint-Gervais y le roi Charles V, de sage mémoire, avait élevé un bel hôtel
entouré de vergers et de beaux treillis qu'il baptisa du nom de Tournelles, à
cause de la multitude de tours. Cet hôtel y bien situé, non loin de la
rivière et de la
Bastille Saint-Antoine, avait deux entrées, et la
principale du côté du Pas-de-la-Mule, car on né pouvait y entrer qu'à cheval,
et les dames sur mule et haquenée.
Toujours sur la rivière de Seine et en longeant était le
Louvre, en face de la tour de Nesle[20]. Vaste château
tourellé, sorte de pont fortifié pour défendre la porte Saint-Honoré ; le
Louvre était la demeure des rois, comme Plessy-lès-Tours, la Bastille et Vincennes.
Plus tard ils avaient préféré les Tournelles, avec leurs jardins, fontaines,
préaux et treillis épais où pendaient les beaux fruits d'automne. Soit que le
terrain du Marais fût trop bas et humide, soit que les bâtiments fussent vieillis,
Louise de Savoie désira pour elle et pour son fils une autre demeure : irait-on
se loger en la tour du Louvre ou du Temple ? il n'y avait là aucun
esbattement, on advisa donc un terrain fort large et fort beau, en dehors de
la porte Saint-Honoré, et qui appartenait au sire de Neuville ; il s'appelait
les Thuilleries, à cause que très-anciennement on y faisait des tuiles et
ardoises. Il fut donc passé une curieuse convention entre le roi et le sire
de Neuville : Comme depuis deux mois de séjour en
notre bonne ville et cité de Paris, avec notre très-chère et très-amée compagne,
la royne et notre très-chère dame, fait continuelle résidence en nôtre maison
des Tournelles, assise près la Bastille Saint-Anthoine,
en laquelle notre dame et mère s'est, par aucuns jours, trouvée mal disposée
de sa santé corporelle, tant à l'occasion de la situation du lieu qui est
humide y paludens et en basse assiette, voisin et près des immondices et
esgoûts de l'un des quartiers de notre ville qui autrement et à ces causes nous
ayons par aucuns nos principaux officiers et serviteurs fait voir et visiter
plusieurs lieux, places, maisons et édifices à l'entour de cette dicte ville,
et nous même en personne ayons veu et visité certaines maisons, édifices,
cours et jardins, clos de mur, appartenants à notre amé et féaul conseiller,
secrétaire de nos finances et audiencier de France, Nicolas de Neuf ville,
scituez et assis èz faux-bourgs de la porte Saint-Honoré et de la rivière de
Seine, sur le chemin allant de la porte à nos bois de Boulogne et Saint-Cloud,
lesquels nous avons trouvé de notre part bien édifiez et à nous
très-agréables, et principalement pour ce que notre dame et mère jouit aucuns
jours, s'est continuellement tenue esdite maisons, tient encore à présent, et
très-bien trouvée en bonne disposition et santé de sa personne, au moyen de
quoi elle a désir et affection de soy y tenir, etc., ce qu'ayant fait entendre audit sieur de Villeroy, avons
donné en échange la terre de Chantelou près Chartres, sous Montlhéry, estimé
quatre mille livres contre lesdites maisons estimées six mille livres, et
vulgairement appelées les Thuilleries[21].
Ainsi furent acquises les Tuileries. Les parcs et les
jardins, artistement dessinés, étaient fort rares alors ; on préférait les
grandes forêts aux épais ombrages ; les jardins à compartiments étaient
délaissés pour les vergers où pendaient en espaliers la pêche et le bon
raisin de chasselas, comme aux treilles de Fontainebleau, si connues des
archers de la garde. Ces symétries de parcs et d'arbres chevelus étaient
inconnues au vieux temps ; on s'occupait beaucoup plus de l'individu que de
la majesté des masses. Les beaux jardins potagers étaient à l'usage du
peuple, les arbres chevelus à l'usage des grands ; les uns, symboles
d'utilité pratique, les autres, des systèmes et des théories de la féodalité.
Sous les Carlovingiens, comme à l'époque des Capets, on
comptait une haute hiérarchie d'officiers de palais, entièrement confondue
dans l'organisation féodale. Fallait-il donner la coupe au suzerain, tenir
son cheval de bataille, sceller ses chartes, il y avait pour chacun de ces
offices un tenancier de la couronne ; dans la marche du temps chacun de ces
services du suzerain avait pris une plus grande extension, et s'était en
quelque sorte civilisé. D'abord la vénerie : quel plus noble délaissement que
la chasse aux bois épais ? François Ier, fou de courir au cerf à travers les
taillis, aimait à franchir les mares d'eau sur un coursier fougueux, sans
s'inquiéter des périls. Le roi s'était heurté plus d'une fois aux troncs
d'arbres, et son corps était couvert de meurtrissures. La vénerie aux toiles
se composait de cent archers sous un capitaine, qui suivaient le roi aux camps
pour dresser ses tentes ; parmi eux étaient choisis les six valets de limiers
et les douze veneurs experts sur tous les faits du courre, selon le livre de
Mgr Phœbus, et a ladite vénerie devaient être constamment attachés cinquante
chiens courants de belle prestance[22].
Ne confondez jamais la vénerie et la fauconnerie, noble
éducation des dames, des jeunes pages dans le castel. Courir le cerf, suivre
à la trace le sanglier, faire la louveterie à travers les plus épaisses
forêts, c'était l'art du maître veneur. Le fauconnier avait pour mission de
dresser les fiers oiseaux de chasse : adressez-vous pour cet art à messire
Raoul de Cessé, premier panetier de France ; élevé au titre de grand
faulconnier, il commande à cinquante gentilshommes, tous très-habiles à
dresser le faucon, et à cinquante faulconniers aydes. Aux volières royales
voltigent plus de trois cent, oiseaux tous bien dressés, la crête à la tête
et l'éperon à la patte. Tous marchands d'oiseaux doivent tribut au grand
faulconnier, et nul n'oserait les vendre sans la licence dudit officier.
C'est lui qui préside à la mue, et alors toute la fauconnerie est suspendue,
si ce n'est qu'on laisse quelques faucons pour voler sur les perdrix[23]. Oh ! qui
nous rendra ce noble art de la fauconnerie, où sont les fiers oiseaux parés
de leur bec et ongle d'argent, par les gracieuses mains des damoiselles ?
Il n'y avait donc nul art plus plaisant au roi que la
vénerie ; et dans l'état militaire des châteaux, les veneurs formaient une
des quatre compagnies, à savoir ; vénerie, fauconnerie, gardes et artillerie.
Les gardes se composaient de deux cents gentilshommes, gens expérimentés et hommes qui ont bien servy ès bandes
porteurs d'enseignes, guidons et vaillants hommes, qui ont tenu place pour
mettre autour de la personne du roy, et ont lesdicts gentilshommes cent pour
cent, et un chef un capitaine, dont est pour l'heur présente le grand
sénéchal de Normandie, et l'autre le vidame de Chartres, qui sont deux grands
gentilshommes bien fondés de rentes, et on baille tousjours lesdictes charges
à gens de grosse maison, et ont d'estat lesdicts capitaines chacun deux mille
francs ; et les gentilshommes sous eux vingt escus le mois y et portent
haches autour de la personne du roy et font garde et guet la nuit quand le
roy est au camp ; mais en tout temps ils le font le jour, et tous asseure
quand lesdictes bandes sont en armes, que c'est une bien merveilleusement
forte bande, car il y a es deux bandes quatorze ou quinze cents chevaulx
combattants, et la pluspart tous gens expérimentés. Après cette garde, vous
avez les plus prochains de la personne du roy, vingt-cinq archers écossois,
qui s'appellent les archers du corps[24].
Pourquoi, parmi ces gardes, y a-t-il un si beau privilège
pour les Écossais ? c'est que, depuis Charles VII proscrit et sans
ressources, les gardes écossaises avaient donné le plus noble témoignage de
fidélité à la couronne ? Le roi Louis XI, si méfiant pour tous, s'abandonnait
à la garde écossaise, à ces dignes archers qui s'abritaient dans les casemates
des tourelles. Les gentilshommes, les archers des villes, pouvaient aisément
conjurer contre la vie du suzerain si tristement murée à Plessis-lès-Tours,
mais les braves archers de la garde écossaise obéissaient en aveugles sans
rien s'enquérir. Leur costume était pittoresque et bien riche ; ils portaient
un sayon blanc à une couronne au milieu de la pièce
devant l'estomac, et sont lesdicts sayons tout couverts d'orfeverie depuis le
hault jusques en bas, et sont lesdicts archers sous la charge du sieur d'Aubigny
y et couchent les plus près de la chambre du roy. Ledict sieur d'Aubigny est
capitaine de tous les Écossois qui sont dans ces vingt-cinq, et encores cent
hommes d'armes qui ne sont point compris ès gardes, et lesdicts Écossois
incontinent qu'il est nuict et que le capitaine de la porte avec ses archers s'en
est allé, va quérir les clefs le capitaine des cents Écossois, non pas des
vingt-cinq, et ont en garde la porte[25]. Les archers
écossais étaient donc les véritables gardes des corps royaux avec charge de
veiller sur la personne du monarque.
A leur côté étaient quatre cents archers français avec
hoquetons aux couleurs du roi, tout couvert d'orfèvrerie, rangés par
compagnies de cent hommes, ainsi que les Suisses des ligues et cantons
auxquels les portes étaient confiées. Enfin, venaient les gardes de la
prévôté, qui assistaient le prévôt dans ses jugements pour les délits commis
en l'hôtel. L'artillerie du roi formait une bande et compagnie à part, sous
le grand maître ; et qui aurait nié la belle ténue de l'artillerie, arme
nouvelle qu'on cultivait avec ardeur sous M. de Genouillac ? On façonnait les
longues coulevrines semblables à des dragons de feu ; les mortiers à bombes
venaient d'être essayés au siège de Bresse ; le canon jetait des boulets de
pierre de soixante livres pesant ; l'artillerie était destinée à d'autres
miracles.
Quand la guerre appelait au loin ces nobles compagnons de
batailles, rien de mieux ; ils passaient les Alpes, les Apennins, pour saluer
Milan, Brescia, Venise, Naples, et leur incessante activité était ainsi
préoccupée par la gloire. Mais que faire de ces bouillants gentilshommes
lorsque la paix oisive les retenait aux châteaux du roi ou dans leurs propres
manoirs : comment les distraire par des délassements dignes d'eux ? La chasse
au courre, au cerf était bien une image des aventures à travers champs, mais
dans ce plaisir de la solitude le seigneur ne brillait que par ses meutes, ses
limiers, ses chevaux ardents. Il fallait un luxe de cours plénières,
d'armoiries, de festins, à ces gentilshommes, pour se grouper en joyeuses
bandes, se voir, se visiter, essayer en troupes dans des rencontres
militaires si leur bras était toujours fort et leur armure de fine trempe ;
ce qui donnait grande popularité aux tournois. Une erreur historique serait
de reporter plus loin que Charles VII l'époque la plus brillante des tournois.
Au XIIe siècle, on se heurtait, sans doute, en combats singuliers, mais les
joutes, les fêtes, les carrousels ne prirent une empreinte royale, une
solennité grandiose qu'au temps de la chevalerie galante depuis Charles VII
jusqu'à François Ier.
Le peintre, l'artiste, le régulateur de ces tournois y ce
fut René d'Anjou[26], le digne comte
de Provence, imagination fertile, singulière, qui passe sa vie à colorier la
belle image des fêtes, à grouper l'amour, la malemort, les mystères de la Fête-Dieu,
l'enfer, le purgatoire, le paradis, sorte de Dante artistique et décorateur.
René d'Anjou, dans les loisirs de la ville d'Aix en Provence, avait écrit de
sa main et enluminé un beau livre qui prend le titre des Tournois du roi
René[27].
On le dirait un vieux roi d'armes, chargé de résumer le code des joutes
d'armes. Ecoutez, vous tous, les solennités de ces passes de camp ? Lorsqu'un
prince ou roi veut donner fête et tournoiement à la chevalerie, il doit
mander les messagers en tous lieux pour annoncer ses nobles intentions ; les
varlets d'armes qu'il choisit pour messagers doivent être polis, bienséants,
et ne porter armes de guerre, car ils sont envoyés de paix et de plaisir. Sur
leur poitrine et sur leur bonnet ils doivent arborer l'écu armorié de leur
seigneur, car chacun montrera ses cimiers y ses supports de blason ; le royal
artiste a dessiné toutes les armoiries avec un fini parfait. Les messagers
arrivent en face de la tourelle ; les archers du seigneur les aperçoivent et
la trompette sonne : que veulent donc ces beaux varlets, ces écuyers qui
viennent de loin sur leur coursier ? ils requièrent remettre charte scellée
de leur sire au comte ou au châtelain de séant. Entrez
prud'hommes sous cette herse, et vous serez les bien accueillis ! Sénéchal y
menez ces messagers en la cour, festoyez les avec du vin nouveau et du pain
d'épice, ou de la cervoise. Un genou en terre, les messagers remettent
leurs lettres scellées au seigneur du castel, qui porte en son écu Bourgogne,
Champagne, ou Anjou.
Le tournoi sera brillant ! Quels préparatifs ! quelle fête
! les prud'hommes, vieux chevaliers, sont arrivés comme juges du camp ; ils
n'ont pas revêtu encore les armes de guerre ; leur pacifique justaucorps est
serré ; ils ont couronné leur chef d'une toque surmontée d'une plume de
héron. A quelle distance s'élève l'estrade pour les seigneurs, les dames, les
jeunes varlets ? est-elle assez haute, assez largement posée ? le bois est
bon, très-reluisant, on le garnira d'étoffes ; les banderoles flottantes
diront les couleurs de chaque chevalier. La lice est-elle parfaitement
ordonnée ? le terrain est-il uni, sablé ; les cordes qui tiennent les chevaux
sont-elles de bonne nature, et les prud'hommes qui briseront à coup de haches
d'armes ces faibles obstacles en donnant le signal sont-ils suffisamment
experts ? Il faut maintenant visiter les écus, les pièces d'armes du blason,
afin que nul chevalier discourtois ou rustre ne s'introduise dans une si
belle compagnie : celui-ci porte une barre de bâtardise ; celui-là un lambel
de lignage[28].
Par les pièces de l'écu, on savait les actions, la vie, la famille de chacun
; certificat vivant de l'honneur des chevaliers de toute une lignée. La foule
incessante encombre la cour d'honneur ; le champ clos de la chevalerie ; on
se presse, on se réjouit d'espérance, lorsqu'on entend le son aigu des
trompettes et bucines annonçant la passade ou pas d'armes, qui indique les
lieux que traversera la procession des chevaliers avant de se rendre aux
tournois. Quelle noble mêlée, quelle poussière glorieuse ! La scène des
tournois est bien dessinée paf le roi René, véritable tumulte de chevaliers
qui se heurtent, se précipitent ; leurs coursiers, entièrement caparaçonnés,
gênent un peu leur mouvement ; leur tête est surmontée d'un casque et cimier
parfaitement travaillés où apparaît un symbole et souvent l'armoirie entière[29] . Leur corps est
couvert de toute pièce : cuissards, cuirasse, brassards, sans qu'on puisse
apercevoir les moindres jointures. Le roi René a poussé l'exactitude si loin
qu'il a crayonné à part toutes les pièces de l'armure pour que les
prud'hommes puissent les comparer et les examiner à bon droit.
Si le règne de François Ier est l'époque de la chevalerie
forte et galante, elle est également celle des armoiries et des devises qui
se lient et se touchent dans le blason. C'est du XIVe au XVIIe siècle que les
armoiries se régularisent par des signes héréditaires. Jusqu'ici les blasons
se montrent irréguliers, capricieux ; on ajoute des pièces aux écus sans
motif. Mais à mesure que les titres deviennent fixes, les dignités plus
certaines, les marques distinctives prennent un autre caractère de
perpétuité.
On commence à distinguer exactement les couronnes de duc,
de marquis, de comte, de vicomte et de baron sur le chef ; les supports
reproduisent de bizarres souvenirs, la licorne si svelte, le griffon ailé, le
lion lampassé ; les émaux sont régulièrement écartelés de gueules, de sable,
de vair, d'or, d'argent, d'azur avec l'opale, les cimiers hauts et parlants.
Chaque blason porte désormais son cri d'armes qui exprime le caractère, la
valeur, le souvenir des ancêtres. Ce grand symbolisme des devises, François Ier
en travaille le sens et la portée ; il se complaît à en composer avec sa
sœur, la Marguerite
bien-aimée[30]
; il est peu d'armoiries qui n'aient leurs cris d'armes, depuis Mont-joie Saint-Denis, du grand blason de
France, jusqu'à ces petites devises de Dieu soit
en ayde, Fortis et fidelis,
si répétées sur les blasons de chevalerie.
Deux grands tournois, magnifique spectacle, furent donnés,
dans cette première période de François Ier, l'un à Romorantin avec toute la
solennité de la chevalerie, et dont il est partout question dans les
chroniques ; il occasionna sans doute de fortes dépenses, car plusieurs
acquits de pelleteries, soies, draperies, en sont restés à la Chambre des comptes.
Romorantin, cette belle contrée du Blaisois, peuplée de nobles châteaux,
était parfaitement située pour les solennités d'un tournoi ; il s'y prolongea
quinze jours et il s'y brisa soixante-huit lances. Depuis le pas d'armes de
Baudricourt et ses gorgiales festes, on n'avait rien vu de si merveilleux que
cette incessante mêlée de chevalerie où François Ier, assista en juge du
camp. Le second tournoi fut célébré dans l'entrevue du Drap d'or, lorsque
Henri VIII, roi d'Angleterre, vint saluer le roi de France ; il s'y brisa
également de bonnes lances, avec cette jalousie nationale qui séparait depuis
des siècles les Anglais des chevaliers de France. A Romorantin, tout fut
courtois comme dans une fête ; mais au camp du Drap d'or on se combattit en
véritables ennemis, avec ce terrible acharnement des hommes de bataille. Le
sang coula et l'on eut à réciter des douleurs de part et d'autre.
La chasse, la guerre, les tournois, formaient comme la
trilogie dans la vie de ces vaillants compagnons. Cependant à ces hommes
étrangers aux cultures de l'esprit, il fallait sous le foyer domestique des
jeux, des distractions, le soir, lorsque la lampe d'hiver éclairait la salle
du château. Le jeu le plus antique, le plus vénérable dans les us et coutumes,
c'était les échecs : comme le jeu des osselets, avait-il son origine dans les
souvenirs de la Grèce
et de Rome ? ou bien fut-il transporté en France de l'Orient avec les
présents du calife ? Les pièces colossales des échecs du trésor de
Saint-Denis se rattachaient à la période carlovingienne, il semble voir
encore ces preux compagnons du grand Charles remuer de leur large main gantée
de fer les pièces diverses de l'échiquier, le roi, le fol, la tour ; crier de
leur voix retentissante cette expression de victoire : Echec et mat, comme
aux champs de guerre ils annonçaient la chute du gonfanon ennemi. On
reportait l'origine des cartes à la folie de Charles VI, et le trésorier des
épargnes n'avait-il pas payé : à Jacquemin Gringonneux,
peintre, cinquante-six sols parisis pour trois jeux de cartes en or et à
diverses couleurs, pour l'esbatement du pauvre roi ? Aux romans de
chevalerie, il est dit que les varlets et pages s'esbattaient avec les cartes
et peintures. Durant les émotions à Paris, sous les Bourguignons et les
Armagnacs, les cartes en prirent les couleurs et les souvenirs, en
reproduisant les costumes de Charles V à Charles VI ; les rois tons fourrés
d'hermine : Alexandre, César, David, Charlemagne se montrent avec le trèfle
ou fleur de lis des champs, la pique des batailles, le cœur d'amour et le
carreau de l'arbalète. leur côté, les nobles et chastes dames Judith la
forte, Rachel la pure, Pallas l'antique, et Argine le poétique nom des romans
de chevalerie. Quant aux varlets, sous leur riche costume qui ne reconnaît le
brave Lahire, l'Hector d'Homère, Ogier le Danois de l'époque carlovingienne,
et le fier Lancelot du Lac, des traditions de la Table ronde ? Les cartes
reproduisaient par leur nombre les troupes de chevalerie, les compagnies des
hommes d'armes sous les varlets, car le titre de servant et de varlet n'était
alors nullement vil, et il y avait de nobles hommes qui le portaient, la tête
fière et haute. Maintenant mêlez les cartes, coupez, faites le jeu : que
signifient ces quatre quadrilles, si ce n'est les factions qui déchiraient le
royaume à l'époque de Charles VI, les partis de France, d'Angleterre, de Bourgogne
et d'Isabeau de Bavière[31] ?
C'est la représentation de tout un mystère que le jeu des
tarots : l'empereur, la reine, le chevalier de la coupe et de l'épée, la tour
si haute, le fol du roi, le pendu à la triste figure, et la malemort de la
danse macabre. Merveille avoir que tout cela s'agiter dans les combinaisons
du jeu qui plaisait tant aux dames dans les longues soirées d'hiver ; sorte
de reproduction vivante des actes de la vie. Laissez aux vieux chevaliers les
échecs qui brisent le crâne par les combinaisons ; aux soudards, aux Suisses,
aux lansquenets, les dés qui bruissent dans le cornet de cuir, comme les
ossements d'un pendu qu'agite le vent ; les dames, les jeunes gentilshommes,
sous François Ier, préférèrent les cartes peintes, enluminées d'or et de
carmin, qui amusent les yeux et délassent l'esprit, car cette société aimait
les jeux, l'agitation, les plaisirs. Quand on parcourt le journal de Louise
de Savoie, si tendre, si alarmée sur la vie de son fils, on ne voit que
souvenir de blessures que François Ier a reçues en jouant et s'esbattant
comme un fol page qu,il était. On se séparait en troupes : Il faut, disaient les pages, assiéger le comte de Saint-Pol, le sire de Bourbon dans
son hôtel où il dort pleinement. Et alors tous ces jeunes hommes
s'armaient de bâtons, de roseaux, se groupaient en troupes pour escalader les
murs, et Ton dirigeait la guerre à coups de pommes et de boules de neige, si
l'hiver était en froidure. La dure empreinte que François Ier gardait au
front, cette cicatrice qui l'avait obligé de raser sa tête, il l'avait reçue
dans ces fols jeux de bâtons et d'épées ; plus étourdi qu'un page, le roi ne
craignait pas le péril, il se jetait l'esprit en joie, partout en aveugle, et
c'est ce qui alarmait sa tendre mère.
Cette société festoyait incessamment carnavals, coutumes,
feux de joie, anniversaires : étiez-vous de la basoche, clercs, escoliers,
que de fêtes et esbatements dans les prés et champs, et folies pour les jours
de fêtes ? Ici les masques, momerie et charivari[32] ; puis la
chevauchée de l'âne faite en la ville de Lyon[33], ou le plaidoyer
de maris ombrageux[34] sur le privilège
des masques qui tiennent les dames en exhaussement et bonne émotion ; là le
bœuf gras qui fait sa procession en toutes les villes[35] ; la fête des
fous[36] et la Mère Folle de
Dijon. Le fondateur de cette fête fut un comte de Clèves, allié de la maison
de Bourgogne ; et plus de cinq cents bourgeois s'amusaient tous portant le
bonnet à trois couleurs, signe de la marotte des fous ; la Mère Folle
avait cinquante hommes pour sa garde, syndics de la ville de Dijon, par mandement
de monseigneur de Bourgogne. A chacune réception on disait mille folies, dans
le brevet de maîtrise : L'an mil courant, après
celui climatérique de la rocelle, au mois où les volailles sont de saison, les
enfants de par mère mirélifiques et superlatifs loppinants de l'infanterie ;
à tous fous, archifous, lunatiques, vieux et nouveaux almanachs, sans
calendriers, passavants, sans arrêts, présents, futurs et à venir, salut[37]. En tout le
royaume n'existait-il pas la confrérie des enfants sans souci[38], en lutte
perpétuelle contre maistre Ennuy le
plus blême de tous les hommes ? et le prince de plaisance, le prince d'amour,
le prince de la plume[39], puis l'abbé des
cornards d'Évreux[40] qu'on menait
promener dans la ville et les villages de la banlieue, monté sur un âne, et
si grotesquement habillé. Quelles folles paroles, quels joyeux propos : De notre bon âne, du meilleur, du plus excellent, nous
devons faire la fête ; en route il trouve un chardon et lui coupe la tête[41]. Quel bon réveil
que celui de Roger Bontemps[42], type d'une
époque réjouie : dévidez le jeu de la pelote, bons chanoines d'Auxerre[43]. A chaque fête,
à chaque anniversaire son divertissement ; à la Saint-Jean, un
pétillant feu de joie ; à la
Saint-Martin, à Noël, à Pâques, danses et banquets joyeux.
La plus belle, la plus réjouissante de toutes ces fêtes,
était celle de l'antique et magnifique ville d'Aix y qu'institua le bon roi
René d'Anjou ; une procession était alors le dénombrement de la cité,
l'expression d'un noble souvenir. A Beauvais, à la Fête-Dieu, les
femmes précédaient les hommes en souvenir de Jeanne Hachette, la courageuse
fille.
René d'Anjou, ce roi artiste qui dessina son beau blason
de Hongrie, face d'argent et de gueules ; de Sicile, d'azur semé de fleurs de
lis d'or, au lambel de gueule ; de Jérusalem, d'argent avec une grande croix
intencée d'or ; d'Anjou, d'azur semé de fleurs de lis d'or, bordé de gueules,
et sur le tout, d'Arar gon d'or à quatre pals de gueules. Ce René, qui
façonnait les tournois, les passes d'armes, voulut aussi laisser les statuts
de sa belle procession en la ville d'Aix en Provence, représentation de tout
un mystère du moyen âge.
Au doux mois de mai, quand le souffle tiède du printemps a
ranimé les fleurs, le peuple se rassemble ; les gentilshommes doivent élire
le prince des amoureux, et le peuple son dictateur ; et avec ceux-, ci se
fait élection du roi des cabaretiers, des maquignons, des manouvriers. Ces
choix accomplis, chacun va prendre à l'hôtel de ville son costume bigarré
comme un blason. Ce cri aigu des fifres et des tambourins, c'est la passade
qui annonce la procession de la Fête-Dieu[44] : partout
s'agitent les bannières ; le cortège va suivre cette rue, ce carrefour.
Enfants, peuple et bons bourgeois, la fête s'annonce : quel est ce personnage
la couronne au front, le sceptre en main, qu'une multitude de démons
harcèlent ? il saute de droite et de gauche comme un possédé ; une femme est
parmi les démons et représente la concupiscence ; la multitude donne à ce roi
le nom d'Hérode, expression de la royauté abrutie arec ses mauvaises passions
et ses instincts vicieux. A quelques pas vient l'armette
ou la petite âme, enfant gracieux, nu comme le Jésus de la crèche. Ainsi, à
côté de la royauté sensuelle, l'innocence persécutée portant sa croit j
heureusement, pour la préserver s'offre l'ange gardien, et tous deux se
réfugient sous le signe de la rédemption ; en vain les démons les poursuivent
en exprimant la passion charnelle. Peuple inconstant, voici ton ingratitude :
Moïse montre les tables de la loi aux Juifs réunis qui se groupent sous le
veau d'or ; alors un d'entre eux jette un chat vers les cieux, image de la
trahison et de la gourmandise ; souvenir de l'Égypte et de la longue captivité
; à ceux qui adorent le veau d'or on peut bien rappeler la servitude des
bords du Nil. Alors se montre la reine de Saba, l'admiratrice de Salomon,
celle qui loua sa sagesse ; noble, richement parée, ses contours sont moelleux
et cadencés. Le roi René a composé lui-même l'air de la reine ; ses trois
dames d'atour dansent autour d'elle, tandis que son chevalier tient l'épée
nue surmontée d'un petit château de carton, symbole et attribut de la royauté
féodale. Ce beau mystère de la ville d'Aix représentait encore les trois
mages, le massacre des Innocents, la purification du temple, la passion du
Sauveur du monde ; saint Christophe, expression des géants ; les chevaux frux
ou fringants, jeux des nobles gentilshommes qui multipliaient les évolutions
alertes dans des chevaux de carton richement caparaçonnés.
La cérémonie de la Fête-Dieu d'Aix, ou pour parler plus
exactement, la représentation du mystère, est la plus exacte expression des
jeux, des folies de l'époque de François Ier, où tous les plaisirs étaient
bruyants et les cérémonies agitées. Temps curieux ! à côté de la dignité de
roi de France, il y avait celle de roi des ribauds, de pape des sots, d'abbé
des cornards ; on raillait, on plaisantait sur les choses même saintes ; la
langue n'avait pas ce caractère de précision et de chasteté des époques plus
raffinées ; et au-dessus de tout cela une fidélité, une croyance de
gentilshommes, qui faisait considérer comme une action lâche, déshonnête, le
manquement à sa parole. A la première époque de François Ier commence
l'élégance des formes et des costumes véritablement chevaleresques : en
guerre, l'armure pesante et lourde ne se distinguait que par la trempe de l'acier
et le fini du travail, si admirablement façonnée avec des représentations de
bataille, comme sur le bouclier d'Achille ; au castel, à la cour, les
gentilshommes avaient un costume d'apparat pour les fêtes et les
délassements. Les hommes portaient la tête rasée, le front haut et nu, la
barbe longue et pointue ; le roi avait peu de cheveux, et jamais l'imitation
ne se fait attendre quand le souverain a pris un costume ; sur cette tête
rasée on portait habituellement un bonnet de soie ou de velours, relevé d'une
longue plume ; on l'appela chapel, comme diminutif de chaperon ; la calotte
fut laissée aux clercs, le mortier aux magistrats. Louis XI seul avait adopté
un moment la calotte, car il tenait peu à la dignité du costume ; la médaille
de la Vierge,
en plomb, relevait seule cette coiffure de cuir ou de soie salie par l'usage
et le temps.
Ce changement notable dans le costume dont j'ai parlé,
s'opère surtout dans la première période de François Ier : le pourpoint et
les culottes furent tailladés, les manches plissées et touffues sur l'épaule.
Le roi, un peu gros des épaules et du cou, voulait dérober ce manque
d'élégance. On ne couvrit plus son corps d'un ample manteau, alors raccourci
selon la méthode italienne ; le soulier à la poulaine tombait en désuétude comme
un vieil usage de Charles VI. Sur la poitrine, chacun portait ses armoiries,
afin de dire à tous son origine. Un chien en laisse, un faucon sur le poing,
étaient le témoignage vivant de la race noble.
Les femmes, sous François Ier, changèrent également leur
vieux costume du XIVe siècle. Sous Philippe le Bel, les miniatures nous les
représentent un bonnet énorme et pointu sur la tête, comme aujourd'hui encore
les femmes du pays de Caux. Du haut de cette coiffure pend un riche voile de
gaze très-fine, qui dérobe les cheveux ; le cou et une partie de la gorge se
voient à nu. Au XVe siècle déjà, cette mode s'est modifiée : voici le costume
d'Isabeau de Bavière ; cette femme si élégante et si légère porte un bonnet
en cœur fort élevé, surmonté d'une aigrette d'où pend un long voile ; partout
d'étincelantes pierreries sur le cou, au bras. Les dames étaient
très-déréglées dans leurs caprices ; surtout les
accoutrements de tête étoient fort étranges[45] ; car les dames portoient de hauts atours de la longueur
d'une aune ou environ, aigus comme des clochers, desquels descendoient par
derrière de longs crêpes à riches franges, comme étendard. Ce genre de
coiffure excita vivement l'anathème des prédicateurs ; un carme fit tant de
bruit qu'aucune femme n'osa paraître à ses sermons avec ses hennins. Mais, après le sermon, elles relevèrent leurs cornes comme
les limaçons, lesquels, lorsqu'ils entendent quelque bruit, retirent et
ressèrent tout bellement leurs cornes, et ensuite, le bruit passé, les relèvent
plus grandes que devant. Lors firent les dames après le département du carme.
Rien de plus coquet que le costume des femmes sous
François Ier : on détacha les cheveux en boucles surmontés d'une petite toque
à l'espagnole ; on échancra les tuniques de manière à mêler l'éclat de la
chair aux feux des pierreries ; un corset prit exactement la taille ; Charles
VIII apporta d'Italie la robe de velours courte qui laissait voir les pieds.
Ainsi était vêtue Mme de Chateaubriand. Ces petits détails ne sont point
étrangers à la grande peinture d'une époque ; ils y entrent comme des
éléments essentiels ; les faits généraux ont une physionomie uniforme,
monotone ; l'histoire ne prend d'intérêt que par ces tableaux de mœurs et
d'habitude. Quand les temps ont passé sur les générations mortes, oui aime à
reproduire toutes les traces qui les font connaître : ne vous est-il jamais
arrivé de vous arrêter dans une vive et profonde contemplation devant ces
tombeaux des vieux âges, où se trouvent représentés un seigneur et sa femme,
les mains jointes, froids comme le marbre, et priant ainsi le Dieu éternel de
les recevoir dans sa miséricorde ? Ces cœurs que la tombe a refroidis, ces
corps que les vers destructeurs ont dévorés, vivaient pourtant à ces
brillantes cours : il y a quelques siècles, que, revêtus de riches habits,
ils assistaient aux fêtes de chevalerie, aux bruyants tournois ; notre
imagination ne peuple-t-elle pas ces tombeaux de fantômes brillants, couverts
de justaucorps, de pourpoints et de capels de velours ? Telle est l'histoire
: elle se complaît à pénétrer dans les vieux temps pour les faire revivre ;
et on ne les fait revivre qu'en dessinant tous les traits mêmes les plus
indifférents d'une époque.
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