LA MARQUISE DU CHÂTELET

 

ET LES AMIS DES PHILOSOPHES DU XVIIIe SIÈCLE

X. — MADAME NECKER ET LES SALONS POLITIQUES. - LA BARONNE DE STAËL.

 

 

1743-1817.

 

L'opposition la plus fatale au système un peu vieilli de la monarchie française vint de l'école genevoise. Cette opposition s'était montrée d'abord en Hollande pendant la jeunesse de Louis XIV ; elle était passée en Angleterre aux dernières époques de ce règne. Après la Régence et Louis XV, on vit paraître l'école genevoise ; si elle eut son rêveur éloquent, J. J. Rousseau, elle eut ses hommes positifs de finance et de gouvernement : MM. Necker, Clavière, et après eux Marat, plus logique qu'on ne l'a dit dans le gouvernement de la Révolution égalitaire.

Au dix-huitième siècle, un des derniers salons littéraires fut celui de Mme Necker, et encore il s'y mêla beaucoup de finance et de politique. Les opérations de crédit avaient donné une haute importance aux Genevois[1] : le besoin de balancer les recettes et les dépenses sans recourir aux impôts et aux votes du Parlement, nécessitait un appel incessant aux emprunts étrangers ; les banquiers genevois s'offrirent pour réaliser le plan de l'abbé Terray ; esprits positifs, sans aucune répugnance préconçue, ils tinrent peu de compte des oppositions bruyantes. La maison de banque Thélusson[2] surtout avait prêté son concours à la réduction de la dette et à son remboursement, œuvre de l'abbé Terray.

Dans ses bureaux, était un jeune homme d'une intelligence particulière, d'une activité féconde, du nom de Jacques Necker. M. Thélusson, pour récompenser ses efforts, lui donna un intérêt dans sa banque : à Genève, M. Necker avait épousé une jeune fille d'un esprit sérieux et lettré appartenant à une de ces familles du Midi, que la révocation de l'édit de Nantes avait obligées de s'expatrier[3] ; quant à l'esprit genevois, si froid, vient se mêler un rayon de soleil du Midi, il est difficile qu'il n'en sorte pas une de ces natures spirituelles et sérieuses qui font le charme du monde[4]. La société de Genève avait été frappée de l'aimable et savant esprit de Mlle de Nasse, élevée par un père ministre protestant ; elle savait les langues anciennes comme un érudit ; elle avait été déjà recherchée par les étrangers de distinction qui visitaient la Suisse, et spécialement par l'historien Gibbon, si savant, si coloré.

Mme Necker vint à Paris à cette époque où les gens de lettres exerçaient une si grande puissance sur l'opinion publique ; elle comprit aussitôt que pour accomplir la gloire et la fortune de M. Necker, il fallait grouper les hommes célèbres dans son salon. Gomme elle avait d'irrésistibles penchants pour la philosophie, à l'imitation de Mmes Geoffrin et Du Deffant, elle accueillit les encyclopédistes et avec eux les économistes exaltant les moindres opérations de M. Necker. On défendait son mérite, ses conceptions ; l'académicien Thomas, le beau discoureur, servait les idées de Mme Necker qui l'aimait de prédilection, parce que Thomas respectait le dogme chrétien tout en professant les belles-lettres[5]. Élevée dans les principes sévères de l'église genevoise, Mme Necker n'admettait pas qu'on discutât le dogme, sorte de contradiction avec le principe du libre examen établi par le protestantisme : Si j'ai le droit d'examiner librement en vertu de la force de mon esprit, pourquoi m'imposer des limites ? Ma raison seule est la maîtresse de mon Credo, dit M. de Maistre ; ce qui fait que pour un homme de sens il ne peut y avoir de milieu entre la négation libre et la foi simple. Mme Necker luttait donc hardiment contre Diderot, d'Holbach, Marmontel dans des causeries animées, avec des formes douces qui ne les heurtaient pas ; elle traitait les philosophes avec une distinction particulière afin de les retenir auprès d'elle.

Ces salons de lettrés, alors fort à la mode, respiraient l'amour-propre et quelquefois l'ennui ; autant les petits soupers des gentilshommes du dix-huitième siècle, éclairés de mille bougies où les coupes s'entrechoquaient entre marquis et marquise, délassaient l'esprit, rendaient le corps dispos en égayant doucement la vie, autant ces réunions d'érudits, de femmes discoureuses, d'académiciens prétentieux devaient être insipides. Juvénal, il y a bien des siècles déjà, avait mis en scène la femme lettrée insupportable à tous[6] :

Illa tamen gravior, quæ, quum discumbere cœpit,

Laudat Virgilium, perituræ ignoscit Elisæ :

Committit vales et comparat ; inde Maronem,

Atque alia parte in trutina suspendit Homerum.

Cedunt grammatici, vincuntur, rethore, et omnis

Turba tacet ; nec causidicus nec præco loquatur.

Altera nec mulier. . . . . . . . . . . .

Ainsi, dans l'antique Rome, on raillait, on maudissait les femmes qui faisaient profession d'esprit ; et cependant ces salons gardaient leur influence sous Louis XVI. La situation particulière de M. Necker donnait aux causeries de sa femme une utilité pratique ; tout ce qui avait une force d'opinion, la plume à la main, se mettait au service de M. Necker ; on ne parla désormais que de ses talents, de ses vertus, de sa capacité, en es opposant aux hommes pratiques des finances, aux contrôleurs et aux fermiers généraux[7]. Mme Necker entretenait ce feu sacré sur l'autel de son mari : avec un tact infini, elle caressait les caprices, les enthousiasmes du parti philosophique, et ce fut dans son salon que l'on conçut la première pensée d'élever une statue à Voltaire, vieille fantaisie qui prend de temps à autre. Necker savait bien qu'un tel hommage allait lui attirer les admirations de Voltaire, maigre squelette dont la statue devait être parfaitement ridicule ; ce que Voltaire, très-flatté au reste, avait bien pressenti ; il écrivait à Pigalle :

Que ferez-vous d'un pauvre auteur,

Dont la taille et le cou de grue

Et la mine très-peu joufflue,

Feront rire le connaisseur ?

Tout enivré cependant de l'initiative qu'avait prise Mme Necker, Voltaire l'en remerciait dans des vers pleins de flatteries pour M. Necker qui venait d'être appelé à la direction des finances. Voltaire suppose que blotti dans sa statue, il peut cajoler la noble héroïne qui lui avait fait un si beau présent, mais il apprend que M. Necker a changé la cour de Phébus pour celle de Plutus plus importante et plus sérieuse[8].

M. Necker, en effet, appelé au conseil généra des finances pendant la guerre d'Amérique, y déploya une activité de ressource : tous les services furent remplis[9]. Mme Necker garda son salon littéraire : comme la société des gentilshommes de la cour n'allait pas en majorité à son cercle, Mme Necker joua la modestie, la simplicité, et quand son mari fut disgracié, son salon ne perdit point son prestige. Il est souvent des situations en dehors du pouvoir, presque aussi influentes que le pouvoir même dans les affaires d'État. Mme Necker continua donc à grouper autour d'elle toute la coterie bruyante des écrivains et des économistes ; elle fit le succès du nouveau pamphlet de M. Necker sur l'administration des finances que sa jeune fille copiait de sa main.

Le règne des femmes ministres se continuait ; les salons de la marquise de Pompadour, de la comtesse Du Barry furent donc repris, mais sans leur grâce enjouée, par Mme Necker, et Mme Rolland. Il n'y avait pas jusqu'à la fille de Mme Necker, assise sur un tabouret auprès de sa mère, qui ne parlât finance, économie politique. Cette enfant spirituelle, qui fut depuis Mme de Staël, corrigeait les épreuves des discours, des brochures, dans un ravissement d*admiration pour son père : elle se faisait déjà remarquer par une pruderie affectée[10], un amour immense pour M. Necker qui allait jusqu'à jalouser sa mère.

Appelé une seconde fois au contrôle des finances, M. Necker, avec toute l'importance d'un premier ministre, transporta un moment son salon à Versailles : il y reçut toute la noblesse, les grandes familles, les ambassadeurs. Cette petite fille, Anne-Germaine Necker, pleine d'esprit et d'étude, épousait par la protection de la reine, le baron de Staël, gentilhomme suédois, d'abord envoyé, puis ambassadeur de Gustave III à Paris[11]. La popularité de M. Necker tomba bientôt sous les traits acérés de Mirabeau, comme dans tous les temps agités, après le Capitole vient la Roche Tarpéienne. Quand la Révolution marchait vers bien d'autres idées que celle du compte rendu, Mme Necker, esprit spéculatif, se concentra dans les formes constitutionnelles qui ne trouvaient plus d'écho dans la nouvelle secte de démagogie. Auprès de son salon désert, s'ouvrirent les portiques athéniens et romains de Mme Rolland ; le gouvernement des femmes ainsi se continuait comme sous Louis XV : rien n'était changé que la couleur du jupon. M. Necker put juger la valeur réelle de la popularité, car sa voiture lut arrêtée dans son exil par cette même multitude qui avait dételé ses chevaux à son premier triomphe. Mme Necker subit une maladie nerveuse qui la rendait d'une sensibilité exaltée ; elle écrivit alors quelques pages remarquables d'éducation et de philosophie[12].

L'orgueil de Mme Necker dans ce livre n'avoua pas les fausses tendances de la première époque de sa vie ; elle resta ce qu'elle avait été. L'école genevoise, toujours inflexible, froidement jette de faux principes au monde, et quand tout brûle, tout croule, elle déplore l'incendie sans jamais avouer lès causes qui Font produit ; ainsi Luther s'effrayait des désordres semés par les anabaptistes, sans dire que le principe du libre examen avait agité le monde[13].

A Coppet, Mme Necker obtint un peu de repos dans les loisirs d'une solitude chérie, au bord du lac, en face des Alpes ; cette belle résidence, d'une verdure si attrayante, où serpentaient les eaux vives sous la vigne et le tilleul, devint le lieu d'un pèlerinage pour les constitutionnels qui fuyaient devant la République. De temps à autre paraissaient quelques brochures de M. Necker, bruit impuissant qui se perdait au milieu des soupirs des victimes. Le 4 mai 1794, en pleine Terreur, le jour où Robespierre célébrait la fête de l'Être suprême, le triomphe philosophique de Rousseau, Mme Necker mourut à Coppet, presque sans douleur, après avoir remercié Dieu des bienfaits qu'elle avait reçus de lui. Tout pouvait s'épurer en elle par l'admiration qu'elle avait vouée à son mari. Il était beau, pour cette âme froidement exaltée, de n'avoir jamais eu dans sa vie qu'un seul et légitime enthousiasme.

Si l'on suit maintenant ces écoles du dix-huitième siècle, on les trouve toutes continuées dans la Révolution française par une application triste et logique de leurs maximes. L'Assemblée constituante vota le triomphe de Voltaire ; son corps fut porté au Panthéon, entouré d'un cortége ridiculement antique : urne funéraire, trépied sacré d'où s'échappaient l'encens et les parfums; cortége de licteurs et de matrones, aux longs voiles[14]. Ce triomphe de Voltaire ne pouvait durer: s'il devait plaire un moment aux philosophes épicuriens de l'Assemblée constituante, ses oeuvres n'allaient pas aux masses. Voltaire, essentiellement aristocrate, détestait le peuple, qu'il appelait la canaille; il aimait la cour, les rois et surtout leurs favorites. On peut même dire que, si Voltaire avait vécu, il aurait été certainement envoyé au tribunal révolutionnaire.

L'école philosophique d'Helvétius fut représentée par les girondins, esprits riches, élégants, qui rêvaient une démocratie douce et sensualiste. Diderot se retrouve dans la faction de Danton, Camille Desmoulins, Fabre d'Églantine ; le baron d'Holbach, matérialiste impur, se transforme dans Chaumette, Hébert, Anacharsis Glootz, adorateurs de la nature et de la déesse Raison : Rousseau eut pour ses disciples chéris Robespierre et les jacobins de la Montagne. Le Contrat social fut leur évangile, Emile leur manuel d'éducation, la Nouvelle Héloïse le code de leurs amours. Robespierre médita ses plus remarquables discours sur la fête de l'Être suprême dans l'Ile des Peupliers, le but favori de ses promenades solitaires ; ses plus remarquables thèses sont puisées dans le Contrat social ; il avait sa Julie chez un obscur menuisier ; son style châtié se ressent delà lecture passionnée de Rousseau.

Assurément les salons du dix-huitième siècle ne pressentaient pas la destinée sanglante de leurs doctrines ; quand Diderot se vautrait dans le matérialisme de son esprit, il ne voyait ni les massacres de septembre, ni le tribunal révolutionnaire, et s'il l'avait su, il aurait reculé d'horreur. Tel est en général l'aveuglement de ceux qui écrivent ; ils ne savent pas toute la portée des faux principes et des maximes que la foule ensuite accepte et applique d'une manière fatale. Le dix-huitième siècle, pétillant d'esprit, d'une si rare élégance, ne croyait pas préparer les folies sanglantes de la Terreur ! Il fut rudement châtié par une terrible expiation. Les parlementaires qui avaient commencé la lutte, consciences pures et austères, montèrent sur l'échafaud dans une hécatombe[15] en un seul jour, M. de Malsherbe en tête, et un Mole à la fin du cortège funèbre. Les philosophes périrent avec la Gironde, et le marquis de Condorcet s'empoisonna pour échapper au tribunal révolutionnaire ; les matérialistes orduriers eurent leur tour ; les derniers salons des femmes bel-esprit périrent avec Mme Rolland.

Camille Desmoulins descendait directement de l'école de Mlle Lespinasse et de Mme Du Deffant ; ses causeries d'amour se ressentent de la philosophie sentimentale de Julie. Camille Desmoulins, spirituel journaliste, héritier de Voltaire et de Diderot, avait frappé, démoli la société ; pour la reconstruire il fallut d'immenses efforts. De là l'œuvre énergique du Comité de salut public et du premier Consul pour reconstituer la société sur de nouvelles bases que l'Empire éleva, grandit et couronna. La longue série des femmes philosophes, l'action de leurs écrits et du salon de leurs amies datent de la Fronde, de Ninon de Lenclos pour finir à Mme Rolland.

Le salon de Mme Necker se continua dans une femme de grand esprit, la baronne de Staël-Holstein, sa fille, que nous avons vue assise au coin d'un grand feu, les yeux d'admiration fixés sur son père. Tandis que M. Necker réfugié à Coppet fuyait cette révolution qu'il avait préparée et saluée, la baronne de Staël restait à la légation de Suède, rue du Bac. Après la catastrophe de Gustave III, frappé au bal masqué, l'ambassadeur baron de Staël avait été accrédité de nouveau par le duc de Sudermanie auprès de la République française. Le Régent, qui aspirait à la couronne brisée sur le front de Gustave IV, n'avait pas de petits scrupules ;' le régicide ne lui faisait point horreur. Aussi le baron de Staël fut-il parfaitement accueilli par la Convention,

Le Comité de salut public, en présence de la coalition armée de l'Europe, gardait le respect absolu pour les neutres ; il observait strictement les traités avec les États-Unis d'Amérique, la Suisse, le Danemark et la Suède. Le comité n'était pas un gouvernement de barbares sans intelligence qui méprisait le droit des gens.

Le baron de Staël fut donc admirablement traité par la Convention ; il reçut l'accolade fraternelle du président, on lui donna un fauteuil en face de la tribune ; on le voyait sous l'uniforme de général suédois, avec un grand sabre, suivant toutes les phases des débats sans éprouver la moindre persécution et le moindre obstacle.

La baronne de Staël, un moment en Angleterre, revint à l'ambassade dans la réaction qui suivit le 9 Thermidor, Comme femme lettrée, elle s'était déjà fait connaître par quelques essais politiques, et une brochure publiée en Angleterre sur Marie-Antoinette, considérée comme femme, avec sa beauté, sa bienfaisance, sans diadème au front. Elle avait aussi justifié la politique de son père adoré, M. Necker. Bien née, d'une éducation parfaite, Mme de Staël faisait une certaine impression dans le monde élégant et dissipé des réunions de Mme Tallien, au bal Thélusson et chez Barras. Le salon de l'ambassadrice devint le centre du parti républicain modéré qui avait à se défendre contre les royalistes des Conseils des Cinq-cents, et des Anciens. La constitution de l'an m établissait un gouvernement représentatif sans couronner l'édifice par un roi.

Cette constitution, Mme de Staël l'avait soutenue de sa plume éloquente ; elle s'était jetée dans la politique avec toute l'ardeur de son caractère, traînant à son char un jeune homme aux cheveux blonds, à la physionomie fine et germanique, le sentimental Benjamin Constant de Rebecque, le défenseur du Directoire avec Chénier, Daunou, Ginguené, hommes doctes des deux Conseils.

On se réunissait dans un hôtel d'élégante forme italienne (l'hôtel de Salm) : Mme de Staël était comme la reine de cette assemblée, qu'elle dirigeait par son esprit, sa fermeté et sa grâce particulière ; elle n'était pas jolie, mais, dit un contemporain, elle avait de la grâce dans ses mouvements : le génie éclatait dans ses yeux qui étaient d'une rare magnificence.

Ce fut par Mme de Staël que M. de Talleyrand, alors aux États-Unis, obtint sa radiation de la liste des émigrés, et un peu plus tard le ministère des relations extérieures. A l'hôtel de Salm fut préparé le coup d'État du 18 Fructidor ; les vainqueurs furent impitoyables dans leur système de déportations, et l'on regrette de voir une femme lettrée mêlée à ces abus de la force. Ainsi, toute-puissante sous le Directoire, elle déplora sa chute, quand la main puissante du premier Consul vint constituer un gouvernement unitaire. Un moment elle s'associa à la petite opposition du Tribunat où ses amis. Benjamin Constant, Chénier, Daunou, essayaient de renverser ce colosse de bronze avec des petites boulettes de papier : elle subit leur disgrâce, et déjà toute maladive elle visita l'Allemagne et l'Italie.

C'est à cet exil que nous devons les deux beaux livres de Mme de Staël. La disgrâce des esprits de quelque valeur est toujours profitable à la grande littérature, et quand la politique manque, on se retrempe dans les lettres. Mme de Staël révéla dans Corinne son amour et son enthousiasme ; à travers les belles descriptions de l'Italie, on aperçoit un sentiment exalté en face du golfe de Naples et sur les ruines de Rome.

La publication de Corinne eut un immense retentissement ; ce style poétique et nouveau se détachait des monotones productions de l'école classique de l'Empire. Comme Mme de Staël ne faisait aucune allusion politique, il était impossible d'empêcher la publication du livre ; mais c'était l'œuvre d'une femme exilée, et on ne pardonnait pas son succès. En vain Mme de Staël demandait à revoir le ruisseau de la rue du Bac qu'elle préférait aux limpides eaux du lac de Genève, en vain Auguste de Staël, son fils, avait obtenu une audience de l'Empereur à une heure du matin par un froid de janvier, à Chambéry ; Napoléon, admirable dans ses maximes de gouvernement conservateur, restait implacable envers Mme de Staël qui résolut de visiter encore une fois l'Allemagne.

Ce pays des poètes, des philosophes et des lettrés, lui inspira un remarquable livre. Pour la première fois on vit apparaître Goethe, Schiller, Lessing, dans la solennelle beauté de leurs œuvres que la France connaissait à peine. Mme de Staël osa mettre en parallèle les gloires littéraires de l'Allemagne avec celles de la France I Le livre imprimé, approuvé par la censure, fut supprimé par un acte de la haute police, que dirigeait Savary, duc de Rovigo. Cet ordre vint-il du cabinet de l'Empereur ? on l'ignore. Le duc de Rovigo avait assez de pouvoir dans les mains pour agir souverainement.

Le ministre de la police avait des goûts lettrés ; à son hôtel, il présidait un déjeuner de gens d'esprit très-classiques ; on y faisait même les académiciens. MM. Etienne Jay et de Jouy avaient attaqué Corinne à outrance. Le ministère, sous ces inspirations, déclara que le nouveau livre de Mme de Staël était une œuvre antifrançaise de l'Allemagne. L'auteur dut encore se réfugier à Coppet, entourée d'une société élégante à laquelle vinrent se joindre Matthieu de Montmorency, Elzéar de Sabran, tandis que le plus intime ami, Benjamin Constant, devenait secrétaire de Bernadette.

La restauration de Louis XVIII dut être saluée par Mme de Staël comme une ère de paix et de liberté. En prince loyal et généreux, le roi lui rendit avec intérêt les deux millions que M. Necker avait prêtés à Louis XVI. Avec tous les éléments de la fortune et du repos, Mme de Staël ne se trouvait pas heureuse. Sa vie active était finie ; elle avait un besoin d'opposition qui lui manquait, son salon ne lui suffisait plus. Sa folle imagination se prit d'amour pour un jeune officier blessé en Espagne, pâle, maladif et qu'elle épousa secrètement en 1817j elle mourut pleine de calme, énervée de fortes doses d'opium qu'elle prenait pour calmer ses souffrances. A un an de là, le jeune officier qu'elle aimait mourait aussi dans le Midi, d'épuisement et de vide.

Mme de Staël laissa une fille mariée au duc de Broglie, si sérieuse et si distinguée, qui continua son salon un peu méthodiste. La duchesse de Broglie fut l'âme de cette coterie politique, que venaient distraire et grandir la haute intelligence de M. Guizot, la science mondaine de M. de Mirbel, et l'esprit charmant et railleur de M. Villemain. Dans ce salon apparaissait comme un Jupiter Olympien. M. Royer-Collard, intelligence supérieure, à la parole dédaigneuse et superbe ; le remarquable historien M. de Barante, les jeunes écrivains politiques Duvergier de Hauranne, Charles de Rémusat, comte Duchâtel, tous voués à l'idée anglaise de la révolution de 1688. Le duc de Broglie avait profondément étudié les lois et les faits de cette révolution ; écrivain remarquable, fils et petit-fils de maréchaux de France, il avait préféré une plume à une épée[16] ; il voulait couronner l'œuvre de la maison d'Orléans.

Il nous reste à suivre les œuvres et la vie de deux femmes de grande distinction qui se mêlent aux salons de Paris sous Louis XVI.

 

 

 



[1] Voir mon livre sur Les fermiers généraux.

[2] La maison Thélusson s'établit en Angleterre où elle tient un rang dans la pairie.

[3] Mme de Nasse était de Provence, d'Aix, la ville parlementaire.

[4] Nous l'avons vu dans M. Guizot.

[5] Les discours de Thomas sont aujourd'hui profondément oubliés.

[6] Juvénal, Mulieres, satire VI.

[7] Saint-Lambert était un des assidus de Mme Necker ; il y venait comme chez Mlle Lespinasse et Mme d'Houdetot.

[8] Poésies légères de Voltaire, année 1776, une de ses dernières œuvres.

[9] M. Necker s'adressa aux emprunts et au crédit ; il fut le véritable auteur du déficit Voyez mon Louis XVI.

[10] Le caustique auteur des Mémoires de la marquise de Créquy raconte que Mlle Necker ne se déshabillait jamais devant son petit chien ; elle choisissait une petite chienne.

[11] Le baron de Staël-Holstein, nous allons le voir, resta ambassadeur sous la Convention et le Directoire.

[12] Mme Necker, en pleine Terreur, eut assez de quiétude d'esprit pour publier un livre : Réflexions sur le divorce.

[13] J'ai développé cette idée dans mon travail sur la Reformation.

[14] La gravure de cette mascarade a été conservée à la Bibliothèque Impériale.

[15] Au nombre de 48 en 1794.

[16] Expression de l'empereur Napoléon.