LA MARQUISE DU CHÂTELET

 

ET LES AMIS DES PHILOSOPHES DU XVIIIe SIÈCLE

VII. — LA MARQUISE DE BOUFFLERS ET SON FILS LE CHEVALIER.

 

 

1715-1787.

 

Quelques fleurs ravissantes viennent émailler les œuvres des libres penseurs. Il serait impossible de séparer la marquise de Boufflers du chevalier son fils, pas plus, comme le dit galamment Chabanon, qu'il ne serait facile de séparer Vénus de l'amour. Leur vie se passe à la cour du roi Stanislas à Nancy, à Lunéville, rajeunie et parée où dominaient le plaisir, l'exquise compagnie, les carrousels d'armes et d'esprit. La marquise de Boufflers y régnait presque en souveraine et à ses côtés le jeune chevalier[1], élégante poupée qu'on destinait d'abord à l'état ecclésiastique ; resté l'aîné de la famille, l'abbé devint le chevalier de Boufflers, voué à l'épée, à la poésie et aux beaux-arts[2].

Tout ce qu'il fait, tout ce qu'il écrit, Boufflers l'adresse à sa mère, l'amie de Voltaire, l'élégante femme qui avait prodigué les plus tendres soins à la marquise du Châtelet, lors de sa cruelle maladie ; artiste fort distingué, le premier portrait au crayon que fit Boufflers fut celui de sa mère, puis, comme l'habitude était alors d'un pèlerinage à Ferney, le chevalier s'achemina vers la Suisse. La relation de ce délicieux voyage, il l'a adressée en forme de lettres à la marquise avec les témoignages d'une tendresse enjouée : Me voici dans le charmant pays de Vaud, chère mère Je suis au bord du lac de Genève : on fait en ce moment les vendanges[3], les raisins sont énormes et excellents : c'est une belle chose que le lac de Genève : il semble que l'Océan ait voulu donner à la Suisse son portrait en miniature. Imaginez-vous une jatte de quarante lieues de tour, remplie de l'eau la plus claire que vous ayez jamais vue, qui baigne d'un côté les châtaigniers de la Savoie et de l'autre côté les raisins du pays de Vaud. Mais ce qu'il y a de plus intéressant, c'est la simplicité des mœurs de la ville de Vevay ; on ne m'y connaît que comme peintre, et j'y suis traité comme à Nancy[4]... Dans quelques jours, j'y verrai Voltaire et j'irai de Voltaire à vous....

Voir Voltaire était le plus ardent désir du chevalier, comme celui de toute cette génération ; Boufflers l'avait connu à la cour de Nancy auprès de Stanislas, élevé pour ainsi dire sur les genoux de la marquise du Châtelet. Le chevalier écrit encore à sa mère : J'irai demain à Ferney où Voltaire m'attend ; il m'a écrit une lettre charmante ; je me réjouis de vous parler de lui. Vous avez mieux pris votre temps que moi pour le voir : adieu, maman, je vous admire comme on admire le Roi[5] dans ma romance sur sa fête.

Voltaire était dieu à la cour de Stanislas, aimable refuge des esprits forts : le chevalier de Boufflers[6] a vu Voltaire ; quelle joie, quel bonheur ! Me voici à Ferney, écrit-il à sa mère ; Voltaire m'a reçu comme votre fils ; il m'a fait une partie des amitiés qu'il voudrait vous faire ; il se souvient de vous comme s'il venait de vous voir.... La maison est charmante, sa situation superbe, la chère délicate, mon appartement délicieux ; il ne lui manque que d'être à côté du vôtre, car j'ai beau vous fuir, je vous aime, et j'aurais beau m'éloigner de vous, je vous aimerai toujours : adieu, ma belle, ma bonne, ma chère mère. Aimez-moi toujours beaucoup plus que je ne le mérite, ce sera encore beaucoup moins que je ne vous aime, car vous êtes aux femmes ce que les séraphins sont aux anges et les cardinaux aux capucins.

Ces délicieuses flatteries, le chevalier les envoyait à Mme de Boufflers, la protectrice des nobles esprits ; les petites libertés de langage étaient fort de son goût, sans y mettre d'autre intention qu'une fine plaisanterie et un délicat laisser aller. En envoyant à sa mère un bouquet le jour de Sainte-Catherine, le chevalier lui écrivait à la manière de Voltaire quelques vers libres et osés.

Votre patronne, au lieu de répandre des larmes

Le jour qu'elle souffrit pour le nom de Jésus,

Parla comme Caton, mourut comme Brutus.

Elle obtint le ciel, et vos charmes

L'obtiendront comme ses vertus[7].

Ces choses-là s'écrivaient presqu'à côté du roi Stanislas si plein d'indulgence pour les choses de l'esprit et du cœur ; on le disait dirigé, dominé par les jésuites, cet ordre puissant et habile, qui avait pour principe de ne jamais heurter les passions de face afin tôt ou tard de les diriger. Dans les luttes, il ne faut jamais prendre le taureau par les cornes, avait dit l'Espagnol, père Sancher. Le roi Stanislas, aimé des artistes, des poètes, les traitait avec toute la bonté, la familiarité d'une âme d'élite. Les villes de Nancy et de Lunéville devenaient des bijoux de sculptures : les palais étaient embellis des peintures de Baudoin, de Lancret, de Boucher, les maîtres de l'art. Fragonard, tout jeune homme, vivait dans la familiarité du chevalier de Boufflers : un des dessinateurs les plus distingués au crayon rouge, Fragonard composa pour le roi Stanislas, le Chiffre d'amour, le Sacrifice à la rose d'une couleur si tendre qu'on dirait peint par un artiste vêtu de taffetas bleu de ciel, comme le beau Léandre de la comédie italienne, envoyant des baisers du bout de ses doigts aux bergères dans des bosquets de tubéreuses.

Autour de la marquise de Boufflers, maîtresse souveraine à la cour de Nancy, se formait cette école de poètes qui devaient clore le dix-huitième siècle[8] Saint-Lambert écrivait pour elle son poème des Saisons, tableau suave, où se balancent mollement les beaux bergers et les ravissantes pastourelles. En se rendant à son ambassade de Vienne, l'abbé de Bernis s'arrêta quelques jours à Nancy et dédia sa description du matin à la marquise de Boufflers :

Le feu des étoiles

Commence à pâlir ;

La nuit dans ses voiles

Court s'ensevelir :

L'ombre diminue

Et comme une nue,

S'élève et s'enfuit.

L'amoureux satyre,

Au malin sourire,

Déjà dans les bois

Conte son martyre.

La nymphe timide

Fuit d'un pas rapide[9].

Laharpe, Chabanon, Saint-Lambert tressaient la couronne poétique de la marquise de Boufflers de si indulgente compagnie. Avec moins de pédantisme que la marquise du Châtelet, elle gardait sa supériorité d'esprit et de grande naissance. Voltaire ne lui écrivait jamais que dans les termes d'une galanterie respectueuse. Pour le chevalier, Voltaire était d'une admirable bonté : Boufflers l'avait félicité de sa merveilleuse vieillesse qui conservait sa vivacité et sa fraîcheur, Voltaire lui répondait :

Dieu fit la douce illusion

Pour les heureux fous du bel âge,

Pour les vieux fous l'ambition,

Et la retraite pour le sage.

Vous me dites qu'Anacréon,

Que Chaulien même, et Saint-Aulaire

Tiraient encore quelques chansons

De leurs cervelles octogénaires ;

Mais ces exemples sont trompeurs,

Et, quand les derniers jours d'automne

Laissent éclore quelques fleurs

On ne leur voit point les couleurs

Et l'éclat que le printemps donne,

Les bergères et les pasteurs

N'en feraient point une couronne.

Était-il possible de conserver plus de grâce, plus de jeunesse pour prouver qu'on n'était plus jeune ? Voltaire aimait Boufflers, chevalier de Malte, capitaine des dragons Soubise, et qui alors composait le joli conte d'Aline, au courant de sa plume, sans aucune prétention littéraire. Je m'abandonne à vous, ma plume, dit-il ; jusqu'ici mon esprit vous a conduite, conduisez aujourd'hui mon esprit et commandez en maître[10]. Aline était un joli conte bien court, d'une grande simplicité' et pourtant d'un intérêt vif et soutenu : Un jour, à cheval, suivi de ses chiens de chasse, Boufflers, à quinze ans, avait rencontré une jeune laitière de quatorze ans, un petit pot sur la tête, le jupon court, la taille avenante ; il la suit, il la presse, le petit pot est renversé et la cruche cassée ; il s'en va en donnant un baiser. Appelé à son régiment, le chevalier rencontre Aline à Paris, qui, nouvelle Manon Lescaut, est devenue maîtresse d'un riche financier. Le jeune officier l'aime et est heureux ; mais le canon retentit ; il va servir le roi et la France. Son régiment est appelé dans les Indes ; à la cour de Golconde, présenté au radjah, il voit à ses côtés une belle favorite, la reine qui se trouble et rougit. Le soir, un message secret invite le gentilhomme à une fête au palais de Golconde ; il y court admirer les magnificences de l'Inde. Autour de lui il voit, comme dans un décor d'opéra, la verte campagne, les coteaux, la fontaine où il avait aimé Aline ; il entend les airs chéris de la contrée, le bêlement des troupeaux qui bondissent. Bientôt l'enchanteresse arrive, et le jeune officier reconnaît Aline, souvenir de son adolescence. Un long temps s'écoule encore, la vieillesse vient ; accablé des fatigues de la guerre, le gentilhomme est revenu dans son château ; il parcourt tous les lieux témoins de son enfance ; il y retrouve une femme, c'est Aline, toujours aimante après un long et brillant rêve, et bonne vieille dans ses foyers[11].

Tel est ce charmant conte d'Aline si court ; il n'a pas au delà de dix-huit pages, médaillon de Lancret, suspendu dans un salon Louis XV ; la comtesse du Barry le lut au roi, qui en fut ravi. La jeune favorite y aperçut un bien joli sujet de théâtre, et bientôt la Reine de Golconde fut la pièce à la mode. Saint-Phar et Aline devinrent les deux amants d'opéra-comique : poème, musique, décors, tout fut mis en rapport avec l'esprit gracieux du conte ; sa popularité grandit sous Louis XVI ; la France était engagée dans une vigoureuse guerre contre la marine anglaise : le bailli de Suffren remplissait l'Inde de ses exploits. Le roi de France s'alliait avec Tipoo-Saïd, le radjah de Misore : les régiments du roi assistaient aux fêtes des pagodes ; Aline et Saint-Phar étaient comme un reflet dessiné par l'amour du beau spectacle de notre marine victorieuse[12].

D'un esprit libre et plus osé fut la jolie pièce du Cœur, composée dans un souper où la marquise assistait. Mme de Boufflers était une de ces indulgentes mères du dix-huitième siècle, qui, jadis un peu pécheresses, se montraient faciles pour leurs enfants bien-aimés :

Le cœur est tout, disent les femmes,

Sans le cœur point d'amour, sans lui point de bonheur.

Le cœur seul est vaincu, le cœur seul est vainqueur.

Mais qu'est-ce qu'entendent ces dames

En nous parlant toujours du cœur ?

A cette question osée, à ce chant de Tibulle dans les bras de Lesbie, Voltaire répond dans des vers ravissants :

Certaine dame honnête, et savante et profonde,

Ayant lu le traité du cœur.

Disait en se pâmant : Que j'aime cet auteur.

Et je vois bien qu'il a le plus grand cœur du monde.

Hélas ! faibles humains quels destins sont les nôtres,

Qu'on a mal placé les grandeurs.

Qu'on serait heureux si les cœurs

Étaient faits les uns pour les autres.

Illustre chevalier, vous chantez vos combats,

Vos victoires et votre empire.

Et dans vos vers heureux, comme vous pleins d'appâts,

C'est votre cœur qui vous inspire[13].

Temps de coquets loisirs que cette époque où des esprits d'élite s'envoyaient ces bouquets de vers pour ombrager leur front et doucement couler les années ! Si la marquise de Boufflers et le chevalier son fils faisaient trop bon marché de la morale austère, ils y mettaient cette nonchalance, ce caractère d'abandon et de légèreté qui rendait leur compagnie délicieuse, à la différence des cénacles encyclopédiques de Mlle Lespinasse, des tristes réunions de Sans-Souci, où l'on se plaisait à nier Dieu en digérant avec difficulté un lourd pâté de venaison ! Le véritable esprit de la société du dix-huitième siècle était dans les poésies légères de Voltaire, de Boufflers, de Bernis ; dans les peintures de Watteau, Boucher et Fragonard. Boufflers, artiste et poète, très-aimé de ses camarades, avait le plus riche train de son régiment. Brave de sa personne, le chevalier était partout avec la gloire : sa fortune considérable, il la dépensait en chevaux, en galante compagnie ; toujours en voyage, plein de verve et d'esprit, il était la distraction et l'orgueil de ses camarades : il semait ses petits pastels, qui n'avaient de comparables que ceux de la marquise de Pompadour. Un de ses amis lui écrivait :

Tes voyages et tes bons mots,

Tes jolis vers et tes chevaux[14]

Sont cités par toute la France ;

On sait par cœur ces riens charmants

Que tu produis avec aisance ;

Tes pastels frais et ressemblants

Peuvent se passer d'indulgence.

Les beaux esprits de notre temps. Quoique s'aimant avec outrance.

Troqueraient volontiers, je pense,

Tous leurs drames et leurs romans

Pour ton heureuse négligence[15].

Ces nobles cœurs liés par les armes, par le péril et par la gloire, s'étaient voué la plus tendre amitié. À la différence des gens de lettres, il n'y avait entre eux ni fiel, ni jalousie ; ils buvaient à une même coupe. On était si heureux à cette cour de Stanislas : tous s'aimaient et s'estimaient, se confondaient dans le culte de l'honneur et des arts :

Quel appui trouvons-nous au sortir du berceau ?

Qui sait nous consoler sur le bord du tombeau ?

C'est toi, douce amitié, délice de tout âge.

Volupté de notre âme, et passion du sage ;

Amitié, te faut-il des temples ici-bas ?

Ne dirait-on pas les tendres accents empruntés à Horace dans sa douce retraite de Tivoli ! La pensée en est tendrement oublieuse des maux de la vie : les belles marquises qu'ils aiment et qu'ils chantent forment un chœur de nymphes dansant sous la pampre et le lierre suspendus en guirlande : s'il y avait un moment oubli du devoir, la coupe en main pleine jusqu'au bord, on n'affectait pas cette guerre fastidieuse à Dieu comme l'osaient Diderot, Naigeon et le baron d'Holbach. Les salons de la marquise de Boufflers[16] n'avaient aucune ressemblance avec les coteries de Mme du Deffant, de Mlle Lespinasse. Les gentilshommes et les dames de ce grand monde tôt ou tard revenaient au devoir, et, comme Bayard en mourant, les chevaliers faisaient une croix de leur épée.

 

 

 



[1] Le chevalier de Boufflers était né en 1737 : il avait eu pour parrain le roi Stanislas, l'ami de sa mère.

[2] Il entra néanmoins dans l'ordre de Malte et fit les campagnes d'usage. L'ordre de Malte imposait le célibat.

[3] 4 octobre 1764 : les fêtes de cette vendange sont en effet très-pittoresques et nous y avons assisté plus d'une fois ; le vin du Léman est très-agréable.

[4] Le chevalier de Boufflers voyageait comme artiste et n'était pas connu par son nom.

[5] Ainsi était l'amour et l'esprit des gentilshommes.

[6] Quoique l'aîné de la famille, et devant porter le titre de marquis, M. de Boufflers gardait celui de chevalier tout court comme appartenant à l'ordre de Malte.

[7] Ces sortes de petites impiétés étaient reçues dans la bonne compagnie : elle les a payées cher en 1792.

[8] Le chevalier de Boufflers avait servi avec le marquis de Saint-Lambert à l'armée du maréchal de Soubise comme officier de dragons. Boufflers avait cette valeur insouciante et railleuse qui bravait tous les dangers en digne gentilhomme.

[9] Œuvres de Bernis, tome I. Nous avons parlé beaucoup de Bernis dans notre livre sur Mme de Pompadour. Nous avons lu Bernis sous les doux tilleuls de Luciennes.

[10] Préface du conte Aline, tant de fois mis en scène.

[11] Le conte d'Aline est précédé d'une petite dédicace en vers où l'on trouve cette pensée, qui est bien celle de cette société :

Pour Aline rassurez-vous,

Le ciel est toujours assez doux

Pour la beauté qui n'est pas sage,

Et jamais un joli visage

Ne fut, dit-on, mangé des loups.

[12] Œuvres de Boufflers, tome I. Aline a eu trois interprètes : la musique délicieuse a longtemps retenti à l'Opéra-Comique.

[13] Voltaire est encore plus osé que Boufflers dans sa réponse.

[14] Le chevalier de Boufflers, nous l'avons déjà dit, avait une passion pour les chevaux ; il avait les plus beaux de l'armée du maréchal de Soubise ; l'un de ses plus magnifiques s'appelait le Prince Ferdinand de Prusse, l'autre le Prince héréditaire.

[15] Impromptu du marquis de Bonnard attaché aux ducs d'Orléans.

[16] La marquise de Boufflers mourut en 1784. Le chevalier de Boufflers qui prit le titre de marquis était maréchal de camp en 1784 ; membre de l'Assemblée constituante, il émigra en 1791 ; il vécut à la cour de Berlin où il épousa la veuve du marquis de Sabran ; il rentra en 1804 et fut très-bien accueilli d'Élisa Bonaparte. M. de Boufflers était fort lié avec Mme de Staël. Un jour elle lui demanda dans son salon pourquoi il n'était pas de l'Académie, Boufflers lui répondit ce joli quatrain :

Je vois l'académie où vous êtes présente,

Si vous m'y recevez mon sort est assez beau ;

Nous aurons à nous deux de l'esprit pour quarante,

Vous comme quatre, et moi comme zéro.