1732-1776. On a beaucoup écrit sur Mlle Lespinasse, sa vie et ses passions amoureuses ; un spirituel critique a recueilli ses lettres, collection de redites sentimentales et pleureuses[1]. Ce qu'il y a de curieux dans cette exaltation d'un cœur qui semble toujours souffrir, c'est qu'en expirant d'amour pour l'un, Mlle Lespinasse se meurt de tendresse pour un autre : ce n'est pas assez de tromper tranquillement l'encyclopédiste d'Alembert, qui l'entretient et la nourrit, elle possède encore deux amants pour qui elle chante sa chanson amoureuse ; elle cherche à les retenir, à les réchauffer, à les apitoyer ; elle veut les rappeler à elle quand ils s'envolent. Mlle Lespinasse parle incessamment de ses souffrances, de ses malaises ; elle se déshabillerait bientôt pour faire voir et toucher ses plaies dans cet appel désespéré d'une vieille fille à des amants qui ne veulent plus d'elle. La vie de Mlle Lespinasse est un roman. Dans le salon de
Mme du Deffant, on avait remarqué pendant quelques années une fille jeune
alors, d'une taille bien prise, un peu sèche, noire de peau, fortement
marquée de la petite vérole, avec de beaux yeux et une chevelure luxuriante :
née à Lyon au sein d'une famille bourgeoise, elle était inscrite dans le
registre de la paroisse sous le nom de Julie-Jeanne-Éléonore Lespinasse ;
mais avec un air de mystère affecté[2] elle racontait qu'une grande dame, depuis longtemps séparée de son mari,
était sa mère : pour sauver son honneur, elle l'avait inscrite sous le nom de
Lespinasse ; Jeanne-Éléonore était restée auprès de sa mère jusqu'à l'âge de
quinze ans comme femme de chambre. A la mort de la grande dame, le secret de
sa naissance lui avait été révélé ; on lui avait remis une cassette,
malheureusement perdue ; depuis elle était restée gouvernante d'enfants dans
un château de Bourgogne, au milieu même de la famille de sa véritable mère,
sans jamais dire son secret, dans la crainte de compromettre une mémoire
chérie ; Mlle Lespinasse aurait pu réclamer une partie de la fortune de son
père — ce qui était une hâblerie, car elle était légalement inscrite
sous un autre nom —, mais elle y avait renoncé par
générosité. Ce récit, Mlle Lespinasse le disait à merveille, peut-être s'était-elle persuadée de sa vérité après l'avoir tant de fois raconté. Dans ce château de Bourgogne, Mme du Deffant avait rencontré Mlle Lespinasse[3]. Sa douceur et son esprit l'avaient charmée ; elle la demanda pour demoiselle de compagnie, et, sans hésiter, Mlle Lespinasse quitta sa prétendue famille pour passer au service de Mme du Deffant. Elle se montra d'une complaisance extrême auprès de sa nouvelle maîtresse ; lisant bien, écrivant avec correction ; elle soignait sa toilette avec goût ; elle plut à ce salon surtout par une causerie pleine de traits contre les préjugés religieux et les naïves croyances. Il faut se défier de ces jeunes filles d'une éducation au-dessus de leur fortune, qui s'introduisent dans les familles ; comme elles ont besoin de s'y créer une position, elles s'emparent de toutes les faiblesses pour les dominer toutes ; souvent elles restent maîtresses de la maison aux dépens de celles qui les ont protégées. Ces tartufes d'éducation sont bien plus dangereux que les hypocrites dont Molière a tracé la déclamatoire caricature. Tel fut le rôle indélicat de Mlle Lespinasse auprès de Mme du Deffant : elle prit plaisir à enlever l'une après l'autre les amitiés, les relations à la spirituelle infirme qui lui avait tendu les mains ; et cette ingratitude lui fut facile, car elle était alors plus jeune et surtout plus hardie d'opinion et de sentiment. Si Mme du Deffant gardait une certaine retenue dans les choses religieuses, il n'en était pas ainsi de Mlle Lespinasse, esprit sans frein moral, souriant aux plus hardies doctrines. A trente ans, elle vint habiter le même appartement que d'Alembert ; elle avait trouvé dans le philosophe une conformité de destinée[4]. Comme Mlle Lespinasse, d'Alembert, enfant délaissé sur les marches d'une église, avait été recueilli par un vitrier ; on lui avait donné pour mère Mme de Tencin, et pour père, on le disait du moins, le comte d'Estouche. Quand il eut grandi en renommée, Mme de Tencin avait voulu le reconnaître, et d'Alembert répondit avec une certaine dignité : Que sa véritable mère était la femme qui l'avait nourri et élevé. Ainsi était le récit des amis. Jamais Mme de Tencin n'avait essayé de reconnaître cet enfant et, si elle l'eût désiré sérieusement, d'Alembert, très-honteux de son humble origine, aurait accepté les honneurs et la fortune avec une joie immense. Le salon de Mlle Lespinasse devint le laboratoire où se fabriqua la compilation qui prit le titre d'Encyclopédie[5] ; chaque auteur apportait l'article commandé. L'importance de Mlle Lespinasse dut grandir naturellement[6] ; tous les mercredis on voyait accourir à un dîner commandé, les rédacteurs de l'Encyclopédie. D'Alembert révisait les articles pour en adoucir les phrases, modifier les attaques trop directes contre les idées religieuses et sociales ; il fallait ne point perdre ses pensions et mériter l'indulgence du duc de Choiseul, déjà accusé de favoriser les philosophes ! Mlle Lespinasse jouait un rôle avec d'Alembert plutôt qu'elle n'éprouvait un sentiment. Toute cette coterie de gens de lettres, savante, spirituelle la plume à la main, était très-ennuyeuse dans les rapports intimes de la vie. Les femmes du monde auraient préféré un pompon cavalièrement offert par un gentilhomme aux in-folio des philosophes. Aussi tous les encyclopédistes, si fiers de leur science, étaient trompés par leurs maîtresses : Louis XV riait toujours comme un fou quand une de ces anecdotes lui était rapportée par sa petite police, car il méprisait les encyclopédistes. Un beau gentilhomme espagnol, le comte de Mora, fut l'amant heureux de Mlle Lespinasse, alors qu'elle vivait avec d'Alembert. Encore un singulier trait de cette vie ! Quand elle paraissait aimer tendrement le jeune comte, Mlle Lespinasse le trompait aussi pour M. de Guibert[7]. Comme une artiste en faux sentiments, elle avait des phrases pour toutes les émotions ; elle suppliait, elle pleurait ! En lisant les lettres de cette vieille fille, on dirait qu'elle n'a jamais eu qu'un amant au monde ; que, chaste et réservée pour tous, elle meurt d'amour pour un seul ; et ces phrases, elle les avait dites déjà à un autre amant, le comte de Mora ; Mlle Lespinasse suivait très-sentimentalement ces deux intrigues avec la même effronterie. On s explique, au reste, sa passion pour M. de Guibert, une de ces figures de gentilshommes qui entouraient le roi Louis XV ; cadet noble, sorti de l'école de Metz, à vingt ans major du brave régiment d'Auvergne, créé colonel par le roi à la bataille de Fontenoy ; au milieu du feu, quand d'Auvergne hésitait, il avait crié à ses grenadiers en se mettant à leur tête : Camarades, regardez à droite, Navarre est avant nous[8], et le régiment s'était élancé. Esprit d'élite, écrivain militaire distingué, beau de sa personne, de six ans moins âgé que Mlle Lespinasse, il possédait ce feu, ce charme qui plaît aux femmes. Si Mlle Lespinasse venait parader la science dans le salon de d'Alembert, où l'on discutait, dissertait sur la philosophie et la religion, elle s'en consolait en dehors par ses amours tendres et raffinés. Il y avait dans ces officiers de la maison du roi quelque chose de si charmant, de si exalté, un entrain d'esprit et de valeur qui dépassait de toute la hauteur de la gloire et des grâces, les dissertations pédantes du salon de d'Alembert, où chacun portait ses jugements sur les hommes et les œuvres. On grandissait les livres d'une façon démesurée ; tragédies, comédies, aujourd'hui illisibles, étaient l'occasion d'une admiration extrême ; on annonçait le mérite éternel d'une œuvre depuis complètement oubliée. Tandis que les salons de la cour, de la haute noblesse, des fermiers généraux étaient pleins d'élégance et de belle galanterie, les cénacles encyclopédistes restaient ennuyeux et jaloux : s'imagine-t-on quelque chose de plus fastidieux qu'un débat athée, qu'une thèse à la façon du baron d'Holbach, développée par Naigeon ou l'abbé Raynal ! C'est cependant cette unique société que nous ont exaltée les écrivains[9] du temps : les amours de Diderot et de d'Alembert en robes de chambre, coiffés d'un bonnet de loutre, n'étaient pas très-attrayants ; et l'on peut justifier les infidélités de Mlle Lespinasse pour le comte Mora et le chevalier de Guibert, deux amants d'épée et de grande compagnie. Mlle Lespinasse, dans sa correspondance, se montre exclusive, jalouse ; étrange jalousie quand on a deux amants, trompés l'un pour l'autre ! Ce qui donnerait une certaine vérité au paradoxe adorablement hardi de Louis XV, à qui on posait cette question au souper de Choisy : Comment peut-on aimer plusieurs femmes à la fois avec la même tendresse ? — Messieurs, dit le roi en avalant un verre d'Aï, n'aime-t-on pas avec la même passion le bourgogne, le bordeaux et le vin à la brillante couleur que je bois en ce moment à votre santé ! Ces amours tendres, passionnées, Mlle Lespinasse les cachait à peine aux deux hommes graves et trompés de son salon, le président Hénault, ridiculement amoureux d'une fille de quarante ans, et d'Alembert[10], mathématiquement convaincu d'être seul aimé, et que l'aveu tardif de Mlle Lespinasse (à son lit de mort) bouleversa singulièrement ! Qu'on s'imagine un philosophe farci de certitude, tout à coup éclairé sur la vie amoureuse d'une femme aimée pendant onze ans, sans que le mathématicien, si fier de ses démonstrations algébriques, s'en aperçût le moins du monde ! D'Alembert pardonna, dit-on, mais n'oublia jamais ; car, dans le sentiment, la question d'amour-propre domine toujours. Cependant, s'il avait connu la correspondance de Mlle Lespinasse avec le comte de Guibert, il se serait consolé, car il n'était pas le seul dupé : un beau garçon l'était également par Mlle Lespinasse filant trois ou quatre amours à la fois. D'Alembert aurait pu se livrer à de sublimes recherches sur le cœur des femmes et sur l'encyclopédie de leur passion ; problème intéressant pour lui, qui avait la prétention de tous les résoudre. Les femmes du dix-septième siècle valaient mieux que ces hypocrites de sentiments du dix-huitième. Au moins Ninon de Lenclos et Marion Delorme avaient la franchise de leurs infidélités, et les disaient haut sans en prévoir les conséquences ; Mlle Lespinasse, au contraire, sacrifia tout à son bien-être, à la satisfaction de ses sens ; ingrate pour la première famille qui l'avait recueillie, elle passa au service de Mme du Deffant sans nul autre souci que de lui dérober ses amis : d'Alembert, Montesquieu. Le président Hénault, que l'on considérait comme l'esprit le plus délicat, avait quitté le salon de Mme du Deffant pour celui de Mlle Lespinasse ; ce président Hénault dont Voltaire disait : Vous, qui de la chronologie Avez réformé les erreurs, Vous dont la main cueillit les fleurs De la plus belle poésie[11]. Mlle de Lespinasse, l'encyclopédie incarnée, lui dut sa renommée. En l'absence de d'Alembert, souvent elle présidait le cénacle littéraire ; elle corrigeait les livres, les épreuves, et donnait ses avis au maître, ce qui grandissait son importance[12]. Elle écrivit également deux chapitres d'un petit voyage sentimental à la façon de Sterne, qui ne méritait pas certainement les éloges qu'alors on lui donna ; le grand titre de Mlle Lespinasse aux hommages de son temps fut d'avoir été le centre de ceux qui s'appelaient les penseurs. Que reste-t-il de cette école ? Quel livre à survécu à ce siècle, si ce n'est quelques gracieuses et charmantes poésies de Voltaire, de Boufflers, de Saint-Lambert, enfin ce chef-d'œuvre éternellement jeune, Manon Lescaut, alors à peine aperçu ? Oui lit encore les œuvres de l'abbé Raynal, de d'Alembert, de Naigeon, du baron d'Holbach, de tous les athées à jamais enterrés sous leur poudreux in-quarto. Diderot lui-même vaut-il la renommée qu'on lui a faite ? On a voulu en vain réveiller quelques-uns de ces livres, de ces lettres, de ces correspondances ; ils sont restés enfouis dans les bibliothèques, comme un témoignage de l'esprit contemporain qu'on ne recherche plus que pour peindre les mœurs du dix-huitième siècle ! |
[1] M. Jules Janin a publié les lettres de Mlle Lespinasse. Si la préface est charmante, les deux énormes volumes sont illisibles.
[2] Née le 27 juin 1732, comme le constate son acte de baptême daté de Lyon.
[3] Mlle Lespinasse avait 20 ans en 1752, époque où elle vint s'établir chez Mme du Deffant, dans la rue Saint-Dominique.
[4] Toutes ces circonstances se trouvent dans l'Éloge de d'Alembert, lu à l'Académie.
[5] Nul ne cherche plus à lire l'Encyclopédie : l'histoire et la science y sont d'une haute imperfection.
[6] On peut voir dans les lettres de Montesquieu quelle puissance exerçait le salon de d'Alembert sur toute l'école encyclopédique.
[7] Le spirituel auteur de la préface des lettres de Mlle Lespinasse, très-favorable à son héroïne, est forcé à tous les aveux sur ses infidélités sentimentales.
[8]
Article Guibert, dans
[9] Nous avons cherché à faire connaître les salons de la cour et de la noblesse dans notre livre sur Mme de Pompadour.
[10] D'Alembert avait promis à Mlle Lespinasse de l'épouser, du moins elle se complaisait à le dire.
[11] Poésies de Voltaire.
[12] Mlle Lespinasse mourut le 13 mai 1776 : Mme du Deffant fait mention très-froidement de cette mort dans sa correspondance avec lord Walpole : elle ne méritait pas davantage.