1650-1680. Quand le gouvernement de Louis XIV se constitua dans sa
force et son unité, après les troubles, il y eut un certain nombre d'exilés ;
c'est la loi des pouvoirs nouveaux. Les hommes qui ont vécu avec une idée,
éprouvât une si vive douleur quand elle est vaincue, qu'il est rare qu'ils ne
fuient la société nouvelle ; plusieurs durent aussi quitter Il se fit aussi une modification très-sensible dans
l'influence des femmes mêlées à la politique ; la place Royale naguère si
puissante garda peu de crédit. A Ninon de qui la beauté Méritait une autre aventure, Et qui devait avoir été Femme ou maîtresse d'Épicure. Chapelle, longtemps mêlé aux troubles comme la majorité de la bourgeoisie de Paris, avait pris parti pour le cardinal de Retz, puis il s'était mis à boire et à oublier. Molière, son ami, par contraste, au lieu défaire de l'opposition et de s'agiter parmi les mécontents, avait repris son service auprès du roi[3] dans la troupe des Béjard ; le cœur meurtri de jalousie domestique, il se vengeait sur la société en raillant les choses nobles, les sentiments élevés. Cette troupe des Béjards, bientôt éclipsée par les
comédiens de l'hôtel de Bourgogne, ne paraissait plus que dans les
divertissements écrits par Molière pour les plaisirs de Louis XIV, tels que l'Impromptu
de Versailles, joué par MM. du Parc, Béjard, de Brie, Mlles Molière, de
Croisy, Hervé[4].
On ne parlait que des succès de On aperçoit dans les Lettres de Mme de Sévigné un vrai dépit de ce délaissement des femmes du monde, et un certain regret du passé amoureux de la Fronde[6]. Elle ne dissimule ni son indulgence, ni son amitié pour Ninon, pour Fouquet surtout, l'excellent ami, le fastueux amant des femmes de la minorité de Louis XIV, payant toujours avec largesse les plus petites complaisances ; elle en parle à son cher Bussy-Rabutin avec une liberté qui dépouille quelquefois la pure chasteté des expressions. Il y avait trop de gloire, trop de distractions sous Louis XIV pour qu'on s'absorbât dans la philosophie ; l'autorité pesait trop sur les âmes pour laisser libre la pensée ; un gouvernement ne fait de grandes choses qu'à la condition de la diriger. Ce ne fut qu'aux temps des malheurs du roi que l'influence des réfugiés en Angleterre, en Hollande se fit sentir sur la société française : Bayle, Basnage et Saint-Évremont ouvrirent la voie à la philosophie critique. Pierre Bayle, né au pays de Foix dans la religion réformée, un moment converti .au catholicisme, avait subi l'exil. D'abord retiré à Genève, son esprit sceptique et disputeur ne fut à l'aise qu'à Rotterdam, la ville socinianiste. Travailleur infatigable, il fit paraître un journal de libre examen sous le titre : Nouvelles de la république des lettres, œuvre d'érudition qui jetait des incertitudes sur les faits les plus certifiés, les plus historiques. Avec les allures de la bonne foi, Bayle passa sa vie à tout détruire, sans jamais rien créer ; système désolant. Son Dictionnaire, destiné à compléter le savant traité de Moréri, devint la providence de toute l'école du dix-huitième siècle, et Voltaire écrivait : Bayle est le premier des dialecticiens et des philosophes sceptiques[7]. Triste rôle que de désenchanter tout ce qui croit, tout ce qui aime ; de montrer dans le fruit, le ver qui le ronge, la bave de la limace sur la rose ; c'est chercher les symptômes de la vieillesse et de la mort sur le visage frais et plein de vie d'une jeune fille. Ce fossoyeur de toute croyance fut secondé dans son œuvre par un Français encore, Henri Basnage, ministre de la réformation, fleuve d'érudition[8] qui coulait à plein bord dans des fonds de limon et de vase. La science pour Basnage, comme pour. Bayle, fut le doute universel ; sources froides où vinrent s'abreuver les libres penseurs. Seulement l'école du dix-huitième siècle plus spirituelle, plus française par la grâce et le goût, donna des ailes et de brillantes couleurs à l'insecte rampant et rongeur de l'érudition critique des réfugiés. Ce n'était pas la grâce, au contraire, qu'on pouvait refuser à Saint-Évremont, le plus charmant des esprits et un des persévérants exilés du siècle de Louis XIV[9] : Saint-Évremont avait gardé toutes les conditions des gentilshommes ; ses contes ravissants faisaient les délices de la société polie : voluptueux épicurien, il n'avait pas moins d'adversion pour la débauche que d'inclination pour le plaisir : jeune, il avait liai les prodigalités, persuadé qu'il fallait du bien pour les commodités d'une longue vie ; vieux, il avait de la peine à souffrir l'économie, croyant que la nécessité est peu à craindre, quand on a si peu de temps à être misérable : vieillard, il aime le commerce des jeunes personnes, autant que jamais il les trouve aimables sans dessein de s'en faire aimer. Il ne compte que sur les sentiments et il cherche moins avec elles la tendresse de leur cœur que la satisfaction du sien[10]. Cette esquisse de ravissante philosophie, Saint-Évremont
l'avait mise en pratique : spirituel amateur d'une table délicate, il ne
prisait que les vins des trois coteaux, Aï, Aulnay et Épernay : les perdreaux
rouges, les faisans dorés, les cailles et les gras ortolans si faciles à
digérer. Saint-Évremont avait su vieillir dans une douce intermittence de
vices et de vertus. Il acceptait les années avec ce qu'elles apportent de
souvenirs, de souffrances, de faiblesses ; il n'était ni ridicule pour
lui-même, ni fatigant pour les autres : Saint-Évremont avouait les rides que
trace le temps et les faisaient oublier par son esprit délicat ; il ne
professait pas l'impiété, il la supportait pourvu qu'on ne le dérangeât pas
dans son indifférence ; il aimait non point avec cette impétuosité d'un vieux
fat qui en disant le mot amour chancelle sur ses jambes tremblantes, mais
avec cette douce quiétude qui vous fait asseoir ensemble fauteuil contre
fauteuil, les pieds sur un tapis, en face d'un grand feu qui pétille. Jamais
Saint-Évremont n'eut engagé une controverse qui pouvait compromettre son
repos ; l'élégance des Stuarts lui plaisait et il s'accommoda de la froide
politique des Wighs et de Guillaume III. Il vivait auprès d'Hortense Mancini,
duchesse de Mazarin, délicieuse étourdie, même dans son vieux temps, la belle
médisante de Louis XIV et de ses maîtresses brillantes, la protectrice de
Saint-Real, l'écrivain des Républiques. La duchesse de Mazarin, libre
et joyeuse avait passionné le roi Charles II, alors l'amant de la belle
duchesse de Portsmouth[11] ; dans toutes
les épisodes d'une vie aventureuse, l'hôtel Mancini était ouvert aux gens
d*esprit et de cœur de toutes les opinions groupés autour de la duchesse de
Bouillon sa sœur, esprit indépendant et philosophique, l'amie des libres
penseurs ; La liste des courtisanes de |
[1]
J'ai fait connaître dans Mlle de lavallière, l'école des libres penseurs
après
[2] A travers les joyeusetés de ce charmant voyage, on voit que Chapelle et Bachaumont veulent oublier et se faire oublier.
[3] La place de tapissier et valet de chambre du Roi donnait droit à prendre part à tous les apprêts des fêtes.
[4] Jouée en 1662.
La femme bourgeoise ou artiste, quoique mariée, conservait le titre de Mademoiselle.
[5] Iphigénie, Phèdre.
[6] Dans l'édition la plus correcte, celle de M. Monmerqué.
[7] Le Dictionnaire philosophique de Voltaire fut une imitation de Bayle.
[8] Les deux remarquables livres de Basnage sont l'Histoire des Juifs et l'Histoire de l'Église, in-fol.
[9] Voir mon livre sur Mlle de Lavallière dont Saint-Évremont avait été un des parfaits admirateurs.
[10] Pensées de Saint-Évremont, livre I.
[11]
Sur les Stuarts, voyez mon petit volume,
[12]
On peut lire dans les Fables de
[13] Nous avons écrit un petit volume sur Ninon de Lenclos.