Les mortifications du carême vinrent nécessairement apporter de nouveau le trouble dans le pauvre esprit de François ; mais elles ne pouvaient pas être une cause suffisante pour lui mettre au cœur la volonté irrévocable de commettre son attentat. D'où lui vint donc ce nouvel et plus terrible accès de fureur religieuse ? En voici l'explication : Étant à Angoulême dans la maison du sieur Belliart, son ami, et même probablement son parent[1], on raconta devant lui : Que l'ambassadeur du pape avoit de sa part dict au roy que s'il faisoit la guerre il l'excommunieroit, et que Sa Majesté avoit faict response que ses prédécesseurs avoient mis les papes en leur trosne et que s'il l'excommunioit, l'en déposséderoit Cequ'aïant entendu se résolut du tout de le tuer et à ceste fin mist de sa main au-dessus de ces lyons (il sera question de ceux-ci un peu plus loin) : Ne souffre pas qu'on fasse en ta présence Au nom de Dieu auculne irrévérence[2]. Cette fois la mesure était comble : dans ce cerveau troublé, toutes notions se faisaient confuses ; pour lui, faisant la guerre contre le Pape c'estoit la faire contre Dieu d'aultant que le Pape est Dieu et Dieu est le Pape (sic)[3]. Le châtiment du roi coupable ne devait plus être différé ; François choisit le jour de Pâques pour effectuer son départ. Enquis[4] si le jour de Pasques et jour de son parlement il fist la saincte communion : cr A dict que non, et qu'il l'avoit faicte le premier dimanche de caresme, mais néantmoins qu'il feist célébrer le sainct sacrifice de la saincte messe en l'église Sainct-Paul d'Angoulesme, sa paroisse, comme se recognoissant indigne d'approcher du très sainct et très auguste sacrement plain de mystères des incompréhensibles vertus, parce qu'il se sentoit encore vexé de ceste tentation de tuer le roy, en tel estat ne vouloit s'approcher du précieux corps de son Dieu. Remonstré, puisqu'il se sentoit indigne de ce mystère qu'il a dict incompréhensible, quelle dévotion il pouvoit avoir au sainct sacrifice célébré par le prestre, auquel tous les chrétiens participent et reçoivent spirituellement ce que celuy qui consacre reçoit réellement. Sur ce (fait observer le greffier du Parlement) est demeuré pensif, et aïant un peu pensé : A dict estre bien empêché à respondre à ceste remonstrance ; puis après a dict se ressouvenir que l'affection qu'il avoit au sainct sacrement de l'autel luy avoit faict faire, pour ce qu'il espéroit que sa mère qui alla recevoir son Dieu en ce sacrifice qu'il faisoit faire, il seroit participant de sa communion, la croïant depuis qu'il est au monde estre portée d'une plus religieuse affection envers son Dieu, que luy l'accusé ; c'est pourquoi il pria lors Dieu — et, en disant ces dernières paroles, ajoute le greffier, Ravaillac a jeté plusieurs pleurs et larmes. Remonstré qu'il n'a point eu de voulonté de changer son malheureux dessein, ne voulant recevoir la communion le jour de Pasques, parce que ce eust été le vrai moïen de la divertir, duquel moïen n'aïant usé ains éloigné de la saincte communion il a continué en sa maulvaise intention : A dict que ce qui l'empescha de communier fust qu'il avoit prins cette résolution le jour de Pasques venir tuer le roy, ne voulant pour ceste raison communier réellement et de faict au précieux corps de Nostre Seigneur, mais auroit ouï la saincte messe avant que partir, croïant que la communion réelle que sa mère faisoit ledict jour estoit suffisante pour elle et pour luy. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il est parti ! L'ange du crime le pousse à grands pas devant lui : Ravaillac, qui a mis quatorze jours à Noël pour faire son voyage, n'en met plus que huit. Il trouve Paris plein de soldats, plein de rumeurs guerrières : c'est que le Roi est à la veille de mettre à exécution ses grands desseins ; le jour de son entrée en campagne est déjà fixé : il doit quitter Paris le lundi 17 mai. Avant que ce départ s'effectue, Marie de Médicis a exigé d'être sacrée ; le Roi la laissera régente du royaume, avec le duc d'Épernon (tenu jusqu'alors à l'écart) pour premier ministre. Le Roi a résisté d'abord, puis, comme d'ordinaire, a fini par céder, et le sacre de Marie de Médicis va avoir lieu à Saint-Denis le jeudi 13 mai. Au moment de toucher ainsi au but de ses entreprises, Henri a conscience, on ne sait par quel pressentiment, que l'ombre de la mort est déjà étendue sur lui : Je ne sais ce que c'est, disait-il à Bassompierre, mais je ne puis me persuader que j'aille en Allemagne. Je suis dans la main de Dieu, écrivait-il, encore, à la reine, à la date du 12 mars 1610, qui fera de moy ce qu'il lui plaira. Et le matin même de ce vendredi 14 mai auquel sera consacré le chapitre suivant, Henri, revenant de la messe qu'il avait entendue en l'église des feuillants, disait au même Bassompierre et au duc de Guise, en se promenant avec eux dans le jardin des Tuileries : Vous ne me connaissez pas maintenant, vous autres, mais je mourrai un de ces jours et quand vous m'aurez perdu, vous connaîtrez lors ce que je valais. Cependant Ravaillac était descendu à l'auberge des Trois-Croissants, au faubourg Saint-Jacques ; il n'y reste que deux ou trois jours et va se présenter dans une autre hôtellerie proche des Quinze-Vingts ; l'hôte prétend avoir déjà trop de monde et le refuse. Mais, sur la table, ce couteau, dont la lame étincelle, fascinant les yeux, ce couteau, si bien fait non pas seulement pour frapper, mais pour égorger, il est prestement dérobé par lui ; pendant plusieurs semaines, Ravaillac le gardera sur son cœur, soigneusement caché. Son manche, en baleine, se rompt ; Ravaillac se rend chez un tourneur, frère de son hôte, nommé Jean Barbier, demeurant dans le faubourg Saint-Jacques, et fait mettre un nouveau manche, en corne de cerf. Le voilà maintenant admirablement préparé pour le grand rôle qu'il va jouer ! Refusé à l'hôtellerie des Quinze-Vingts au faubourg Saint-Antoine, Ravaillac va loger dans le faubourg Saint-Honoré, à l'enseigne des Trois-Pigeons, devant l'église Sainl Roch, à portée du Louvre par conséquent. Il n'y reste que deux ou trois jours et retourne à sa première auberge faubourg Saint-Jacques. En vérité, il est comme une bête fauve, qui, inquiète, dans l'attente de sa proie, ne peut demeurer en place. Tout en guettant l'heure propice pour le crime, Ravaillac fréquente quelques religieux de son pays d'Angoumois, qui sont aux jacobins[5] ; c'était à eux, a-t-il prétendu, qu'il racontait ses visions ; c'était à leur couvent qu'il allait entendre la messe et les vêpres ; il visite également un autre religieux de son pays, qui se trouve au couvent des cordeliers[6], mais ne lui parle ni de son entreprise ni de ses imaginations. Presque tout son temps se passe à errer, soit au milieu de la ville, soit dans les environs de Paris : à Bourg-la-Reine, il fait un jour rencontre d'un cordelier nommé Le Febvre, tout jeune homme qui arrivait du fond de sa province et n'avait aucune connaissance dans la grande ville : Ravaillac le mène à son hôtellerie de la rue du Faubourg-Saint-Jacques, où il a déjà pour compagnon un jeune marchand, nommé Colletet. Bien entendu, il entame avec le jeune cordelier de grandes dissertations religieuses et s'avance une fois jusqu'à lui demander, d'une manière générale, il est vrai, si un confesseur était tenu de révéler l'aveu qui lui serait fait de vouloir tuer le roi. — Le cordelier n'eut pas le temps, paraît-il, de faire connaître sa réponse parce qu'il fut interrompu par d'autres religieux. A ce sujet, nous devons faire remarquer que jamais Ravaillac n'avoua à ses confesseurs sa tentation de tuer le Roi : il s'imaginait, bien à tort, que son confesseur était tenu de divulguer cet aveu et que lui, alors, recevrait, pour avoir eu cette tentation, le même châtiment que s'il l'eût mise à exécution. Le régicide a fait plusieurs fois cette déposition pendant le cours de son procès. A la veille de son crime, une dernière lueur de raison vint pourtant briller dans l'esprit de ce misérable. Voici ce qu'il raconte à ce sujet dans son interrogatoire du 17 mai : Il prist le chemin pour s'en retourner, fust jusques à Estampes, où y allant rompit la poincle de son cousteau de la longueur d'environ un poulce à une charrette devant le jardin de Chanteloup, mais estant devant l'Ecce Homo du faulbourg d'Estampes, luy revint la volonté d'exécuter son dessein de tuer le roy et ne résista pas à la tentation comme il avoit faict auparavant ; et sur ce revinst en ceste ville avec cette déliberation parce qu'il ne convertissoit pas ceulx de la religion prétendue réformée, et qu'il avoit entendu qu'il vouloit faire la guerre au Pape et transférer le sainct siège à Paris. A dict qu'il chercha l'occasion de tuer le roy, à ceste fin refist la poincte de son cousteau avec une pierre et attendit que la reine fust couronnée et retournée en ceste ville, estimant qu'il n'y auroit pas tant de confusion en la France de le tuer après le couronnement que si elle n'eust pas été couronnée. A dict qu'il a cherché le roy au Louvre où a esté plusieurs fois depuis son dessein, faisant estat de le tuer dans le Louvre. |
[1] Au § 5 des notes nous donnerons quelques détails sur cette famille Belliart.
[2] Interrogatoire du 17 mai.
[3] Interrogatoire du 17 mai.
[4] Interrogatoire du 19 mai.
[5] Les jacobins, qui avaient donné leur nom à la rue Saint-Jacques, occupaient l'immense espace compris entre cette dernière rue, le boulevard Saint-Michel, les rues Cujas et Soufflot.
[6] Le couvent des cordeliers occupait à peu près l'emplacement de l'École de médecine actuelle.