Voyons, d'abord, en quels termes Ravaillac parle de son père, de sa mère et de ses sœurs devant le Parlement. Nous extrayons à ce sujet de l'interrogatoire du 18 mai, les demandes et les réponses suivantes : Enquis de ses père et mère : A dict, son père suivant la pratique[1] et sa mère séparée d'avec le père. Enquis s'il estoit avec son père et sa mère : A dict qu'il estoit avec sa mère, non avec son père, qui veult mal à sa mère et à luy. Si son père et sa mère avoyent l'œil sur lui et à ses déportements : A dict que son père s'est depuis peu séparé d'avec eulx, et y a plus de six ans qu'il ne vouloit bien à l'accusé qui n'a esté qu'avec sa mère seulle, laquelle a été délaissée par les sœurs à luy respondant. Enquis de ses mœurs et commodités : A dict que ses père et mère vivoyent d'aumône le plus souvent. Remonstré que toute sa vie a esté meschante et qu'il a commencé en oultrageant père et mère réduits à mendicité : Dict qu'il ne se souvient pas et que son père et que sa mère sont encore vivans qui diront tout le contraire, aussi tout le peuple. Par ce que nous avons dit dans les chapitres précédents, il est facile de se convaincre que le père de François Ravaillac était un triste personnage ; né entre 1540-1550, il avait épousé, vers 1575, Françoise Dubreuil, et nous avons vu que les deux époux avaient habité jusque vers 1600 la maison située sur la paroisse Saint-Paul, au canton de la Menuserie, qui appartenait en propre à Jean Ravaillac. Le régicide était né dans cette maison, comme nous l'avons prouvé sous le chapitre premier ; et sans doute également son frère et leurs sœurs. Dans un acte du 19 juin 1588, nous trouvons Jean Ravaillac qualifié greffier de la mairie d'Angoulême et maréchal des logis d'icelle[2] ; en 1592 il est qualifié simplement marchand et nous avons vu le régicide dire, en 1610, que son père suivait la pratique. Il est probable que, dès la fin de la dite année 1588, Jean Ravaillac avait cessé ladite fonction de greffier de la mairie d'Angoulême, puisque, l'année suivante, 1589, il était fermier du gros de la paroisse de Juillac-le-Coq, qui appartenait à MM. les doyen, chanoines et chapitre de l'église cathédrale Saint-Pierre d'Angoulême ; les chanoines, ses beaux-frères, l'avaient sans doute aidé à obtenir cette ferme. Nous présumons que Jean Ravaillac avait été obligé de céder son greffe à la suite d'un grave événement qui, au mois d'août 1588, était venu agiter violemment les habitants d'Angoulême : le maire, François Normand, écuyer, sieur de Puygrellier, et son conseil, qui, pour la plupart, était composé de ligueurs, essayèrent, avec l'autorisation tacite du roi Henri III, de s'emparer du duc d'Epernon[3], gouverneur de la ville, afin de l'empêcher de se joindre au roi de Navarre. Environ cinquante conjurés, nous dit Girard dans son Histoire du duc d'Epernon, étaient disposés dans les maisons proches du château — nous savons que celle de Jean Ravaillac était précisément une de celles-là — ; au son du tocsin, le peuple court de tous côtés aux armes et se loge aux plus proches maisons du château, etc. Il est fort probable qu'à la suite de cette chaude affaire, dans laquelle le duc d'Épernon faillit perdre la vie et qui fut sanglante de chaque côté des combattants — le maire, son frère et une quarantaine d'habitants furent tués —, Jean Ravaillac ait été obligé de résigner ses fonctions : il avait dû se compromettre gravement dans cette émeute, à la suite du maire, dont il était pour ainsi dire le secrétaire, et le duc d'Épernon, une fois vainqueur, exigea sans doute sa démission. Quoi qu'il en soit, la situation de Jean Ravaillac allait toujours déclinant : la soulte stipulée dans le partage de 1574 et qu'il n'avait pu payer à son frère Michel avait été la première cause de ce déclin ; il perd ensuite la presque totalité de l'héritage de ce frère et est exproprié par son frère et sa sœur du second lit, légataires universels de ce dernier ; la mort de ses beaux-frères les chanoines lui enlève une dernière ressource ; en 1605, sa femme est obligée de faire prononcer sa séparation de biens d'avec lui ; elle a dû recourir à divers emprunts et elle se voit finalement contrainte de vendre ses immeubles personnels. Pour comble d'infortune elle est maltraitée par son misérable mari ; une séparation de fait intervient entre eux, Françoise Dubreuil revient habiter avec son fils à Angoulême, qu'elle avait quitté pendant quelque temps pour habiter avec son mari dans la maison de Magnac ; celui-ci y continue au contraire sa résidence, avec une créature digne d'un tel compagnon. Les enfants de Françoise Dubreuil lui seront-ils du moins de quelque consolation ? Elle avait eu de son mariage deux fils et plusieurs filles[4]. M. de Fleury, dans sa Généalogie de Ravaillac, ne parle pas de ces dernières ; mais nous voyons le régicide, dans son interrogatoire du 18 mai, se plaindre que sa mère eût été délaissée par ses sœurs à luy respondant. Sans doute l'ignominie de leur père et la misère du logis[5] avaient causé cet abandon coupable. Nous pensons que le régicide avait au moins deux sœurs, que l'une au moins s'était mariée, et qu'en 1610 elles prirent pour nom patronymique, de même que leur tante paternelle, le nom de Montjon ; nous nous expliquerons d'ailleurs plus complètement sur cette question dans le chapitre IXe ci-après. D'après nous, une des sœurs du régicide serait Jehanne... Montjon, veuve en 1611, de noble Jehan Maquelilan, sieur de la Courrière. Françoise Dubreuil était plus malheureuse encore dans son fils aîné, Geoffroy, né vers 1576[6] : Avant que cette terrible année 1610 eût sonné, celui-ci a été successivement coupable (ou tout au moins a-t-il été accusé) : 1° D'avoir, en 1606, volé des brebis à son père ; 2° D'avoir, à la même époque, en la maison de son père, au bourg de Magnac, renversé celui-ci et de lui avoir arraché la barbe et les cheveux ; 3° D'avoir maltraité très gravement un sieur Boyron — nous verrons que le régicide fut également impliqué dans cette affaire et qu'il fut condamné ainsi que Geoffroy, pour cette tentative de meurtre — ; 4° D'avoir falsifié un arrêt de la cour du Parlement de Paris — sans doute la grosse de cet arrêt — ; 5° D'avoir volé un sieur André Rousseau dit Pelluchon, marchand à Angoulême ; 6° D'avoir étranglé Micheau Soullet, poissonnier à Angoulême. Rappelons de suite, d'après les publications faites par M. de Fleury, qu'aussitôt après la signification de l'arrêt du Parlement frappant le régicide et sa famille, Geoffroy fit enregistrer au présidial d'Angoulême son intention de prendre pour nouveau nom patronymique celui de Montalque, l'arrêt est du 27 mai ; la procuration que la mère du régicide donnait à Geoffroy au moment de partir pour l'exil a été passée dès le 21 juin suivant devant Me Chaigneau, notaire à Angoulême ; Geoffroy y porte déjà le nom de Montalque. A cette époque Geoffroy quitta Angoulême pour aller habiter dans le faubourg de Marthon, petite ville à quelques lieues à l'est d'Angoulême ; là, il continue ses méfaits. En 1611, il vole, dans ce faubourg, une enclume et de grands soufflets de maréchal ; Dans la paroisse voisine, de Souffrignac, il courtise Catherine Mandat, femme de Jean Fonteneau, hôte audit lieu ; Fonteneau est assassiné ; Geoffroy de Montalque est accusé de ce crime, de complicité avec la dite Catherine Mandat ; à la fin de l'année 1612, l'instruction de cette affaire était poursuivie à la requête de messire de Jehan, procureur du roi au siège présidial de Périgueux, l'assassinat de Fonteneau ayant eu lieu près de Château-Levêque en Périgord. Nous ne savons pas si Geoffroy put échapper au juste châtiment de tant de scélératesses ; il est à croire, dans tous les cas, qu'il ne se maria pas et n'a pas laissé de postérité[7]. Le second fils de Françoise Dubreuil n'était autre que François le régicide ; Les deux chapitres suivants lui seront consacrés tout entiers. C'est probablement la séparation de sa mère d'avec son père qui rappela François, de Paris à Angoulême ; il prit le parti de sa mère contre son père, mais sans se porter à aucun excès contre celui-ci ; aussi, lorsque le Président du Parlement lui reprochait d'avoir outragé son père et sa mère, il confondait certainement François avec son frère Geoffroy. C'est à François que Françoise Dubreuil donnait, par acte du 10 juin 1606, pouvoir de la représenter dans divers procès ; lorsque sa mère se vit obligée de vendre sa maison de la rue Saint-Paul, c'est François qui prend cette maison à bail et retire sa mère près de lui. Malgré quelques paroles incohérentes prononcées par le régicide lorsqu'il fut rentré dans sa prison à la suite de ses interrogatoires, nous ne pensons pas que sa mère connût son odieux dessein : elle était pieuse, plus pieuse ou, du moins, d'une piété plus douce et plus intelligente que celle de François : si elle eût connu le projet de ce dernier, elle n'aurait certainement pas osé communier, ainsi qu'elle le fit, le jour de Pâques 1610. Ce jour-là, ainsi que nous allons le raconter, François quittait Angoulême, irrévocablement décidé à commettre son crime ; il sentit qu'animé d'une semblable résolution, il devait craindre de s'approcher des sacrements ; et l'on pourrait admettre que sa mère, sa complice dans le cœur, n'eût pas éprouvé la même hésitation, n'eût pas eu le même respect ! |
[1] Sans doute s'occupant de minimes affaires juridiques.
[2] Selon nous ces fonctions équivalaient à celles de secrétaire du maire et de préposé à la garde et à l'entretien des bâtiments de la mairie ; le greffier était chargé sans doute de toutes les écritures à la mairie.
En 1619 cette fonction de secrétaire de l'hôtel de ville était occupée par un voisin de la famille Ravaillac, le sieur Blanchet, dont il est question dans le chapitre premier.
[3] Jean-Louis de Nogaret de la Valette, duc d'Épernon, qui joua un rôle si considérable sous les trois règnes d'Henri III, d'Henri IV et de Louis XIII.
[4] Nicolas Bourbon et, d'après lui, Champilour les nomment les cruelles sœurs. — On voit sa sœur desloyale meslanger l'aconit pour perdre l'innocent.
[5] Au nombre des aumônes du chapitre de la cathédrale d'Angoulême, nous remarquons : 16 sols donnés le 30 mars 1607 à Ravaillac, 8 sols donnés le 1er février 1608 au pauvre Ravaillac (sic), 10 sols donnés le 14 mars suivant également au pauvre Ravaillac, qui était sans doute Ravaillac le père.
[6] Il figure avec la qualité de clerc et comme témoin dans un acte passé devant Me Lacaton, notaire à Angoulême, en 1593. Il devait alors avoir dix-sept ans.
[7] A la dernière heure, nos recherches nous ont amené à des découvertes intéressantes à ce sujet ; nous en rendons compte ci-après sous le chapitre dixième.