Un érudit, plus compétent que nous, mettra sous nos yeux, prochainement sans doute, l'image saisissante de ce qu'était notre ville il y a trois cents ans ; pour nous, nous devons nous borner à constater qu'au seizième siècle Angoulême offrait bien encore l'aspect d'une ville du moyen âge. Son château, vieux déjà de trois cents ans, occupait sur
notre plateau tout l'espace au midi, délimité, d'un côté, par la rue Marengo,
les places de l'Hôtel-de-Ville et du Marché-Neuf et par le parc et, d'autre
côté, par les vieilles murailles et bastions qui sont là encore, surplombant
le vallon de la porte du Sauvage et la rue de Bélat jusqu'à la porte du
Secours. Ce château n'avait déjà plus sa vie brillante d'autrefois, alors
qu'il était habité par ses comtes et leur cour .nombreuse, occupée sans cesse
de joutes et de chasses, de tournois et d'amours. Maintenant, à ce titre de
comte, dont se contentaient les princes légitimes, a succédé un plus haut
titre, un titre ducal il est vrai, mais qui n'est plus porté que par des
bâtards, puisque les derniers Valois ne trouvent plus de force que pour faire
des bâtards : c'est ainsi qu'après Henri, grand prieur de France, fils
naturel du roi Henri II, le duché d'Angoulême passe (août 1582, 18 avril 1591) à Diane de France, fille naturelle
du même roi, mariée en premières noces à Henri Farnèse duc de Castro, et en
secondes noces, à François duc de Montmorency, pair et maréchal de France ;
pour arriver au neveu naturel de celle-ci, Charles, fils naturel du roi
Charles IX[1]. C'était comme une idée fixe chez tous ces souverains, de faire porter à leurs enfants illégitimes le nom du berceau de leurs illustres ancêtres. Au nord-est du château, le quartier Saint-Martial, d'abord simple faubourg, était, depuis le treizième siècle, pareillement entouré de fossés et de remparts ; ce nouveau quartier communiquait par la vieille porte Périgorde — située vers le couchant de la place Marengo — à l'ancienne cité. Celle-ci comprenait donc seulement la partie au nord de la ligne qui serait tirée, au levant, de l'hôtel de Guez de Balzac, près des anciennes prisons du Châtelet, jusqu'à l'Hémicycle, au couchant. Ainsi resserrée dans son étroite enceinte, Angoulême, avec quelques milliers d'habitants tout au plus, ne comptait pas moins de neuf paroisses, qui étaient : Au levant, Saint-Martial, et Saint-Paul (près du Châtelet) ; Au centre, Saint-Antonin (place de l'Hôtel-de-Ville), Saint-André, le petit Saint-Cybard ; Au couchant, Notre-Dame de Baulieu ; Au midi, Notre-Dame de la Peyne et Saint-Jean, qui étaient près de la cathédrale ; et aussi Saint-Vincent, qui se rapprochait de l'Hémicycle actuel. Au-dessus de ces neuf églises paroissiales, et des divers couvents et monastères, parmi lesquels doivent être cités les Jacobins et les Cordeliers, planait la cathédrale Saint-Pierre, avec ses deux hauts clochers. Et nous n'avons point à parler ici des églises paroissiales, des abbayes, des monastères, placés aux flancs de la montagne : Saint-Ausone, avec son église paroissiale et sa royale abbaye ; Saint-Jacques de Lhoumaud ; Saint-Martin et Saint-Eloi, son annexe ; Saint-Yrieix ; enfin, l'illustre abbaye de Saint-Cybard, qui gardait avec orgueil les tombeaux des plus anciens souverains de la province. En vérité, c'était un monastère qu'Angoulême à cette époque ; elle en avait toutes les habitudes, toutes les croyances ; et, tandis que le plat pays — pour nous servir de l'expression d'Étienne Pasquier — battait, avec le flot, croissant sans cesse, de ses opinions ennemies, les hautes murailles de sa capitale, celle-ci, planant au-dessus de toutes ces petites villes ou bourgades, se dressait, inébranlable dans sa foi catholique, apostolique et romaine, avec la même ténacité que sur l'assise de ses rochers. A côté de ce nombreux clergé, de ces moines, le corps ou maison de ville — consistant en cent membres, composé d'un maire, de douze échevins, de douze conseillers et de soixante-quinze pairs —, avait une influence prépondérante, et aussi profondément catholique, c'est-à-dire, à peu de choses près, du parti de la Ligue. On ne saurait presque s'imaginer, dit Guillaume Girard, dans sa Vie du duc d'Epernon, combien cette faction de la Ligue avait préoccupé d'esprits ; il n'y avait point de famille dans laquelle elle n'eût ses partisans ; point de ville où elle n'eût ses chefs reconnus ; ny de provinces où son crédit ne fût remarquable ; de sorte que, dans le conseil (du maire d'Angoulême en 1588), composé, pour la plupart, de gens de cette faction, il fut résolu, etc. Aussi quelle douleur, quelle rage, lorsque la haute cité fut prise une première fois en 1562 — les protestants l'occupèrent cette année-là du 16 mai au 6 août —, puis emportée d'assaut en 1568 ! Notre intention n'est pas de donner ici le détail de toutes les horreurs que les Réformés commirent alors à Angoulême ; énumérons-en seulement quelques-unes ; Jean Girard, maire d'Angoulême, fut chassé (ce n'est là qu'une peccadille) ; Le plus élevé des clochers de la Cathédrale fut détruit (il n'a jamais été relevé depuis) ; le chœur et la chapelle Saint-Gelais, ruinés ; le mausolée de notre bon comte Jean, anéanti ; l'abbaye de Saint-Cybard, saccagée de fond en comble ; celle de Saint-Ausone, entièrement rasée ; l'église de Saint-Antonin, à peu près démolie, de même que celle de Saint-André, dont les prêtres — car elle comptait alors un prieur et douze chanoines — furent tués ou mis en fuite ; l'église des Jacobins, entièrement ruinée, ainsi que la plupart de leurs bâtiments ; plusieurs des religieux de ce monastère furent mis à mort, entre autres le prieur, René Poivit, docteur en Sorbonne, et théologal de la Cathédrale. Vigier de la Pile nous raconte de la manière suivante l'assassinat de celui-ci : Il employa tout ce que son zèle put lui suggérer pour adoucir la fureur des hérétiques. Tout fut inutile. Ils tournèrent leur rage contre lui, le firent d'abord fouetter dans les rues et le condamnèrent ensuite à mort. Leur ayant demandé la permission de dire la messe pour la dernière fois, avant d'aller au supplice, ils lui firent élever un échafaud sur le pont de Saint-Cybard et l'habillèrent, en dérision, de vieux cuirs au lieu d'habits sacerdotaux. Ce saint prêtre exhorta vivement les fidèles à persévérer dans la sainte doctrine. Ces hérétiques, las de sa patience, le précipitèrent dans l'eau, et lui tirèrent plusieurs coups d'arquebuse dont il mourut. Le gardien des cordeliers, le Père Greslet, homme fort docte, fut pendu à un mûrier du jardin des jacobins qu'ils avaient converti en une place (d'où son nom actuel de place du Mûrier) ; à cette exécution présidait l'amiral de Coligny, chef de l'armée des rebelles, avec force compagnie. Des sacrilèges épouvantables furent commis dans toute la ville ; les ossements des anciens princes de la contrée, furent déterrés et brûlés. C'était, on le voit, à trop juste titre qu'Étienne Pasquier, sus-nommé, s'écriait, dans son plaidoyer pour la ville d'Angoulême, devant le Parlement de Paris, à la date du 4 février 1576[2] ; Nous avons enduré le siège, rendus par composition, après avoir souffert divers assauts ; depuis, nous rachetasmes nos vies, nos biens et nos personnes pour quarante mille livres, qui furent promptement payées : soudain que le payement en est fait, on se saisit particulièrement des principaux de la ville : maistre Jean Arnauld, lieutenant général de la ville, homme plein d'intégrité, pour n'avoir pas voulu adhérer à cette faction, se trouve étranglé misérablement dans sa maison. La vefve du feu lieutenant criminel, aagée de soixante-ans, traînée honteusement par les cheveux au milieu des rues : deux cordeliers, pendus pour avoir presché la parole de Dieu. Bref, jamais tant de violence, outrages, et inhumanités ne furent commises qu'en ce lieu. Non contents de cela ils s'attaquèrent aux saincts lieux et au tombeau de Saint-Jean, quart ayeuil du Roi : principale remarque de la maison des Valois. Ils y logèrent et hébergèrent leurs chevaux, etc. On fera cette objection : qu'ailleurs, les catholiques commirent des atrocités à peu près semblables à celles que nous venons d'énumérer. Cette objection n'est que trop bien fondée, nous le reconnaissons ; mais à l'époque troublée dont nous parlons, elle n'aurait point été acceptée par ceux de nos pères qui dorment du sommeil des justes dans les cimetières, aujourd'hui bouleversés, de nos églises d'Angoulême. Ainsi le milieu dans lequel se passa la jeunesse de François Ravaillac, était violemment animé contre les hérétiques ! son père, greffier de la mairie d'Angoulême, faisait, en quelque sorte, partie de ce corps de ville dont nous avons parlé, et ses oncles maternels, les chanoines, avaient assurément une aversion extrême contre les réformés, dont ils réprouvaient la doctrine, dont ils pleuraient sans cesse les atrocités. Ces récits de deuil, entendus de toutes ces bouches, François n'en constatait que trop la déplorable réalité lorsqu'il allait s'incliner devant ces nombreux sanctuaires où le poussait son ardente foi. Sans doute, il n'y avait point encore en lui de pensées de meurtre, et il partit trop jeune pour Paris pour avoir eu connaissance, par quelque moine exalté, des détestables ouvrages de Mariano, de Bellarmin, de Suarez ; on peut juger toutefois que son enfance avait bien préparé cet esprit malade à de dangereuses exaltations. |