I M. de Talleyrand donna une preuve de sa pénétration lorsqu'il prévit que l'entrée au pouvoir de royalistes violents sous un ministre nommé par l'autocrate du Nord, préparait un état de choses qui amènerait une lutte générale des opinions en Europe, et conduirait les gouvernements qui ne pouvaient supporter les institutions libérales à s'unir au parti qui, en France, se déclarait contre elles. Il donnait également une preuve de sa sagacité en se retirant volontairement des affaires et en se décidant à la retraite par des raisons d'intérêt national et non par des calculs de parti. Mais au même moment, il n'aurait pas pu rester longtemps à la tête d'un gouvernement parlementaire, alors même qu'il eût été libre de toutes les difficultés particulières qui l'assiégeaient alors. Pour diriger les affaires dans des temps critiques, sous cette forme de gouvernement, il faut avoir quelques-unes des passions du temps. Or, je l'ai dit en commençant cette étude, M. de Talleyrand n'avait pas de passions. Il représentait le pouvoir de la raison ; mais ce pouvoir, qui reprend le dessus à la fin de toute crise, voit sa voix toujours étouffée dans le commencement. Son administration était alors nécessairement condamnée ; mais il eut du moins le mérite d'avoir essayé d'abord de prévenir, ensuite de modérer ces actes de vengeance par lesquels une minorité qui obtient le pouvoir désire toujours frapper une majorité où elle ne voit que des ennemis ; car il fournit des passeports et même de l'argent — quatre cent cinquante-neuf mille francs furent portés à cet effet au budget des affaires étrangères —, à tous ceux qui témoignèrent le désir de quitter la France. Ney ne voulut pas profiter de cette tolérance, mais il eût pu le faire. La liste des proscriptions contenait tout d'abord cent personnes ; ce fut M. de Talleyrand qui réduisit ce chiffre à cinquante-sept. Labédoyère, et cela il le dut entièrement à sa propre imprudence en obligeant le gouvernement soit à le relâcher publiquement, soit à le mettre en jugement, fut la seule victime d'une administration qui s'efforça d'être modérée alors que chacun était violent. Une époque des plus intéressantes dans l'histoire de France commence alors, l'éducation constitutionnelle du peuple français. Cette éducation traversa une foule de vicissitudes. Pendant un temps la réaction royaliste, à la tête de laquelle se trouvait le comte d'Artois, l'emporta. Mais elle fut ensuite un moment arrêtée par la jalousie de Louis XVIII, qui s'aperçut que la France était en réalité gouvernée par son frère, qui, lui, pouvait monter à cheval. Après une lutte de courte durée, le conflit entre les deux frères cessa, et M. de Villèle, avec plus ou moins d'adresse, les gouverna tous d'eux. L'ainé à la fin fut privé par la mort de ce sceptre qu'il n'avait pas su maintenir indépendant, et Charles X, qui avait toujours aspiré à se faire aimer de ses compatriotes, commença à les gouverner en vertu du droit que lui conférait sa naissance. Mais une politique hésitante de conciliation n'ayant produit, après un court essai, qu'un résultat douteux, on se décida pour une autre politique. Le roi voulut montrer qu'il était roi et il choisit un ministère composé d'hommes prêts à se faire ses soldats dans une bataille contre les idées populaires. La bataille fut livrée. Le roi fut vaincu. Ainsi se passa le temps de 1815 à 1830. Durant cette période de quinze ans pendant laquelle la France, quoique agitée et divisée, fit un immense progrès sous les institutions qu'elle devait en grande partie à M. de Talleyrand, cet homme d'État ne fut guère que simple spectateur des événements qui s'accomplirent. Les nouveaux patriotes, orateurs, journalistes, généraux du jour, occupèrent l'attention publique, et il cessa d'être considéré autrement que comme une de ces figures historiques qui ont été trop intéressantes à un moment donné pour pouvoir passer sans bruit à la postérité. Le jugement porté de temps en temps sur lui par les écrivains contemporains fut d'ordinaire superficiel et parfois dédaigneux. Quant aux députés que des influences locales et le zèle des hommes de leur parti avaient envoyés à la chambre élective, ils lui étaient pour la plupart inconnus par leurs antécédents, et ne méritaient guère par leur capacité qu'il cherchât à entrer en relation avec eux. Dans la chambre des pairs où l'on pouvait certainement trouver des hommes d'un rang élevé et d'une intelligence supérieure, son influence personnelle n'était pas grande. Les sympathies et les souvenirs de cette chambre étaient contre lui, parmi les vieux royalistes comme parmi les bonapartistes les plus distingués. Il n'y avait donc là personne, par conséquent, pour le presser de prendre part aux débats, et les sujets de discussion n'étaient pas assez importants par eux-mêmes pour le tirer de son indolence et pour amener à intervenir, d'une manière digne de lui, un homme d'État qui avait pris une si grande part à tous les événements mémorables de cette merveilleuse période, durant laquelle s'était écoulée sa carrière. Pourtant, dans une occasion mémorable il se mit hardiment en avant pour réclamer — si les affaires suivaient la marche que beaucoup regardaient alors comme probable — la première place dans un nouveau système. Ce fut quand, en 1823, la guerre contre l'Espagne fut déclarée. II Cette guerre, Chateaubriand, qui avait toujours été antipathique à M. de Talleyrand, ne la commençait pas seulement contre les Espagnols ou pour le maintien de la monarchie espagnole ; mais, pour lui, elle devait être considérée comme une déclaration armée de principes ultra-monarchiques, et par là elle justifiait toutes les prévisions auxquelles avait obéi M. de Talleyrand en quittant le ministère. Il était certain qu'une victoire livrerait la France aux mains du parti ultra-royaliste, comme il était tout aussi sûr qu'une défaite ou un échec donnerait le pouvoir aux opinions et aux hommes plus modérés. Dans le premier cas, M. de Talleyrand n'avait rien à espérer. Dans l'autre il était nécessaire d'attirer l'attention sur ce fait qu'il avait prévu un échec. La lutte en Espagne d'ailleurs dépendait beaucoup de l'état de l'opinion publique, et par cela même il était sage d'essayer de faire pénétrer partout l'opinion que des hommes importants et entourés de la considération générale la voyaient venir avec regret et appréhension. Ce fut dans ces circonstances que M. de Talleyrand exprima l'opinion suivante : Messieurs — c'est ainsi que commence ce discours bien fait pour produire une profonde impression —, il y a aujourd'hui seize ans qu'appelé, par celui qui gouvernait alors le monde, à lui dire mon avis sur une lutte à engager avec le peuple espagnol, j'eus le malheur de lui déplaire en lui dévoilant l'avenir, en révélant tous les dangers qui allaient naître en foule d'une agression non moins injuste que téméraire. La disgrâce fut le prix de ma sincérité. Étrange destinée que celle qui me ramène après ce long espace de temps à renouveler auprès du souverain légitime les mêmes efforts, les mêmes conseils ! Le discours de la couronne a fait disparaître les dernières espérances des amis de la paix, et menaçant pour l'Espagne, il est, je dois le dire, alarmant pour la France... Oui, j'aurai le courage de dire toute la vérité. Ces mêmes sentiments chevaleresques qui, en 1789, entraînaient les cœurs généreux, n'ont pu sauver la monarchie légitime ; ils peuvent encore la perdre en 1825. En dépit de ces sinistres pronostics, la guerre d'Espagne fut heureuse, et les courtisans ne manquèrent pas de railler l'homme d'État qui l'avait déconseillée. Mais si M. de Talleyrand n'avait pas montré là sa pénétration habituelle, il n'avait cependant pas agi contrairement à sa prudence accoutumée. En semblable occurrence, les hommes, quand ils ont à adopter un plan de conduite, ne peuvent fonder leurs calculs que sur des probabilités, et, comme Machiavel le fait observer avec son expérience du monde, il leur faut toujours, après tout, laisser une grande part à la chance. Cette sorte de prophétie contenue dans le discours que je viens de citer, semblait avoir bien des chances de se réaliser. M. de Chateaubriand lui-même, comme je l'ai entendu raconter à une personne à qui il l'avait dit confidentiellement, avait les craintes les plus sérieuses sur l'issue de la campagne qui allait s'ouvrir. Mais il pensait qu'un résultat heureux devait établir fermement le trône des Bourbons en France, et le consolider lui-même comme premier ministre. Ni l'une ni l'autre de ces deux prévisions ne se réalisa, quoique tout pût faire croire d'abord qu'elles étaient bien fondées. L'entreprise méditée était en somme impopulaire. Le prince qui se trouvait à la tête de l'expédition était incapable, les généraux qui étaient autour de lui étaient en mésintelligence les uns avec les autres, les soldats eux-mêmes d'une fidélité douteuse. Un nombre considérable de Français, et, parmi eux, quelques soldats même, se trouvaient dans les rangs ennemis, prêts, au nom de la liberté et de Napoléon Il, à faire appel de l'autre côté de la Bidassoa à leurs camarades qui s'approchaient. Le courage de la nation que l'on venait ainsi attaquer avait été remarquable en maintes occasions ; la discipline de ses armées avait été récemment améliorée ; la politique de l'Angleterre était incertaine. Le crédit de la France était loin d'être considérable. C'étaient là bien des éléments dont on pouvait à juste titre tirer un présage désastreux. Mais il faut surtout remarquer que si les prédictions de M. de Talleyrand étaient malheureuses, elles ne pouvaient en rien lui nuire, et qu'au contraire, si elles étaient heureuses, elles le replaçaient au faite du pouvoir. III L'ancien ministre de Louis XVIII fit ainsi revivre les souvenirs de l'ancien ministre de Napoléon le Grand, comme déjà le membre de la chambre des pairs avait proclamé à nouveau les principes qu'il avait professés jadis, en qualité de membre de l'Assemblée nationale. Car, le 24 juillet 1821, nous le voyons exprimer, en faveur de la liberté de la presse, les mêmes sentiments qu'il avait jadis proclamés au commencement de sa carrière. Comme la question n'est pas encore résolue pour le pays auquel il s'adressait, il ne sera pas sans intérêt de rappeler ici ce qu'il disait alors : Sans la liberté de la presse il n'y a point de gouvernement représentatif : elle est un de ses instruments essentiels, elle en est l'instrument principal : chaque gouvernement a les siens, et nous ne nous souvenons pas assez que souvent ceux qui sont bons pour tel gouvernement sont détestables pour tel autre. Il a été démontré jusqu'à l'évidence, par plusieurs membres de cette chambre, qui, dans cette session et dans les précédentes, ont parlé sur cette matière, que sans la liberté de la presse il n'y a point de gouvernement représentatif. Je ne vous redirai donc point ce que vous avez tous ou entendu, ou lu, et ce qui a dû souvent être l'objet de vos méditations. Mais il est deux points de vue sous lesquels la question ne me parait pas avoir été suffisamment examinée et que je réduis à ces deux propositions : 1° La liberté de la presse est une nécessité du temps ; 2° Un gouvernement s'expose quand il se refuse obstinément et trop longtemps à ce que le temps a proclamé nécessaire. L'esprit humain n'est jamais complètement stationnaire. La découverte de la veille n'est pour lui qu'un moyen de plus d'arriver à des découvertes nouvelles. Il est pourtant vrai de dire qu'il semble procéder par crises, parce qu'il y a des époques où il est plus particulièrement tourmenté du besoin d'enfanter et de produire ; d'autres, au contraire, où, satisfait de ses conquêtes, il parait se reposer sur lui-même, et être plus occupé de mettre ordre à ses richesses que d'en acquérir de nouvelles : le dix-septième siècle fut une de ces époques fortunées. L'esprit humain, étonné des richesses immenses dont l'imprimerie l'avait mis empiétement en possession, s'arrêta d'admiration pour jouir de ce magnifique héritage. Tout entier aux jouissances des lettres, des sciences et des arts, il mit sa gloire et son bonheur à produire des chefs-d'œuvre. Tous les grands génies du siècle de Louis XIV travaillèrent à l'envi à embellir un ordre social au delà duquel ils ne voyaient rien, ils ne désiraient rien, et qui leur paraissait devoir durer autant que la gloire du grand roi, objet de leurs respects et de leur enthousiasme. Mais quand on eut épuisé cette mine féconde de l'antiquité, l'activité de l'esprit humain se trouva presque forcée de chercher ailleurs, et il ne trouva de choses nouvelles que dans les études spéculatives qui embrassent tout l'avenir, et dont les limites sont inconnues. Ce fut dans ces dispositions que s'ouvrit le dix-huitième siècle, qui devait si peu ressembler au précédent. Aux leçons poétiques de Télémaque succédèrent les théories de l'Esprit des lois, et Port-Royal fut remplacé par l'Encyclopédie. Je vous prie de remarquer, messieurs, que je ne blâme ni n'approuve : je raconte. En vous rappelant tous les maux versés sur la France pendant la révolution, il ne faut cependant pas être tout à fait injuste envers les génies supérieurs qui l'ont amenée ; et nous ne devons pas oublier que si, dans leurs écrits, ils n'ont pas toujours su se préserver de l'erreur, nous leur devons aussi la révélation de quelques grandes vérités. N'oublions pas surtout que nous ne devons pas les rendre responsables de la précipitation inconsidérée avec laquelle la France, presque tout entière, s'est lancée dans la carrière qu'ils s'étaient contentés d'indiquer. On a mis en pratique des aperçus, et toujours on a pu dire : Malheur à celui qui dans son fol orgueil veut aller au delà des nécessités du temps ; l'abîme ou quelque révolution l'attendent. Mais quand on ne fait que ce que le temps commande, on est sûr de ne pas s'égarer. Or, messieurs, voulez-vous savoir quelles étaient en 1789 les véritables nécessités du temps ? ouvrez les cahiers des différents ordres. Tout ce qui était alors le vœu réfléchi des hommes éclairés, voilà ce que j'appelle des nécessités. L'Assemblée constituante n'en fut que l'interprète lorsqu'elle proclama la liberté des cultes, l'égalité devant la loi, la liberté individuelle, le droit des juridictions — nul ne peut être distrait de ses juges naturels —, la liberté de la presse. Elle fut peu d'accord avec le temps lorsqu'elle institua une chambre unique, lorsqu'elle détruisit la sanction royale, lorsqu'elle tortura les consciences, etc., etc. Et cependant, malgré ses erreurs, dont je n'ai cité qu'un petit nombre, erreurs suivies de si grandes calamités, la postérité, qui a commencé pour elle, lui reconnaît la gloire d'avoir établi les bases de notre nouveau droit public. Tenons donc pour certain que ce qui est voulu, que ce qui est proclamé bon et utile par tous les hommes éclairés d'un pays, sans variation pendant une suite d'années diversement remplies, est une nécessité du temps. Telle est, messieurs, la liberté de la presse. Je m'adresse à tous ceux d'entre vous qui sont plus particulièrement mes contemporains : n'était-elle pas l'objet des vœux de tous ces hommes excellents que nous avons admirés dans notre jeunesse, — des Malesherbes, des Trudaine, — qui certes valaient bien les hommes d'État que nous avons depuis lors ? La place que les hommes que j'ai nominés occupent dans nos souvenirs prouve bien que la liberté de la presse consolide les renommées légitimes ; et si elle ruine les réputations usurpées, où donc est le mal ? Après avoir prouvé que la liberté de la presse est en France le résultat nécessaire de l'état actuel de la société, il me reste à établir nia seconde proposition, qu'un gouvernement s'expose quand il se refuse obstinément à ce que le temps a proclamé une nécessité. Les sociétés les plus tranquilles et qui devraient être les plus heureuses renferment toujours dans leur sein un certain nombre d'hommes qui aspirent à conquérir, à la faveur du désordre, les richesses qu'ils n'ont pas et l'importance qu'ils ne devraient jamais avoir. Est-il prudent de mettre aux mains de ces ennemis de l'ordre social des motifs de mécontentement sans lesquels leur perversité serait éternellement impuissante ? La société, dans sa marche progressive, est destinée à subir de nouvelles nécessités ; je comprends que les gouvernements ne doivent pas se hâter de les reconnaître et d'y faire droit ; mais quand ils les ont reconnues, reprendre ce qu'on a donné, ou, ce qui revient au même, le suspendre sans cesse, c'est une témérité dont, plus que personne, je désire que n'aient pas à se repentir ceux qui en conçoivent la commode et funeste pensée. Il ne faut jamais compromettre la bonne foi d'un gouvernement. De nos jours, il n'est pas facile de tromper longtemps. Il y a quelqu'un qui a plus d'esprit que Voltaire, plus d'esprit que Bonaparte, plus d'esprit que chacun des directeurs, que chacun des ministres passés, présents, à venir : c'est tout le monde. S'engager, ou du moins persister dans une lutte où tout le monde se croit intéressé, c'est une faute, et aujourd'hui toutes les fautes politiques sont dangereuses. Quand la presse est libre, lorsque chacun peut savoir que ses intérêts sont ou seront défendus, on attend du temps une justice plus ou moins tardive ; l'espérance soutient, et avec raison, car cette espérance ne peut être longtemps trompée ; mais quand la presse est asservie, quand nulle voix ne peut s'élever, les mécontentements exigent bientôt, de la part du gouvernement, ou trop de faiblesse ou trop de répression. Le 26 février 1822, M. de Talleyrand reprit le même sujet, commentant les droits accordés par la charte, et les intentions qui avaient présidé à sa rédaction. De tels efforts lorsqu'il s'agit de tels sujets méritent de faire vivre son nom dans la mémoire de la France, car ils lient les actes les plus importants de sa carrière aux aspirations les plus nobles de son pays. IV Cependant, malgré ces apparitions accidentelles dans la vie publique, il est certain que le triomphe facile, quoique momentané, d'une cause dont il avait, avec quelque solennité, prédit l'insuccès presque certain, le dégoûta de se mêler plus longtemps des affaires ; et, par la suite, il passa la plus grande partie de son temps hors de Paris, à Valençay, dans cette propriété de Touraine dont il voulait faire le domaine héréditaire de sa maison. Sa fortune, en outre, fut très-compromise par la banqueroute d'une maison de commerce dans les affaires de laquelle il s'était engagé comme commanditaire. Néanmoins, il continua à mener, du moins dans la capitale, une grande existence ; son salon étant redevenu sous la Restauration ce qu'il avait été durant les meilleurs jours de l'empire, une petite cour, rivale de la grande, où se réunissaient autour de lui toutes les sommités du passé et toutes les réputations naissantes du présent. C'est là qu'assis sur la chaise longue qu'on tirait près des fenêtres qui donnent sur les Tuileries, el entouré des hommes qui avaient agi autrefois avec lui comme de ceux qui pouvaient lui refaire un nouvel avenir politique, il lut, avec un calme mêlé de quelque joie, la chute de ministère après ministère sur les traits agités du député qui courait au scrutin fatal ou qui en revenait. Puis, au moment où M. de Polignac fut nommé premier ministre, on l'entendit répéter tranquillement à ceux qui se trouvaient près de lui cette phrase connue qu'il avait déjà prononcée lors de la campagne de Russie : C'est le commencement de la fin. A la vérité, depuis le renvoi de la garde nationale et l'échec du ministère de M. de Martignac, échec qui était inévitable, la tentative étant faite de telle manière et à pareil moment, il parla librement quoique toujours avec regret, aux personnes de son intimité, des périls extrêmes vers lesquels se précipitait la monarchie légitime, et il lui était d'autant plus facile de parler ainsi, qu'il avait une grande connaissance du caractère de Charles X, dont les bons et les mauvais côtés lui paraissaient également dangereux. V Le récit suivant de la part que M. de Talleyrand prit à la nouvelle révolution qui, non sans avoir été annoncée par de sinistres présages, s'accomplit enfin, me fut fait par quelqu'un qui a joué lui-même un rôle dans l'histoire que je relate d'après lui. Depuis les deux premiers jours de l'insurrection jusqu'au 27 et 28 juillet. M. de Talleyrand parla peu ou plutôt ne dit rien, restant tranquillement chez lui et se refusant à toute visite. Le troisième jour, il fit appeler son secrétaire privé, et avec cette manière insinuante qu'il savait si bien prendre lorsqu'il avait quelque chose à demander, il lui dit : Monsieur C... j'ai un service à vous demander. Allez pour moi à Saint-Cloud — la chose présentait à ce moment assez de danger et de difficulté —. Voyez si la famille royale est toujours là et ce qu'elle y fait. Le secrétaire y alla et trouva Charles X sur le point de partir pour Rambouillet. M. de Talleyrand, qui, en l'absence de son messager, avait vu le général Sébastiani, le général Gérard et deux ou trois autres personnes influentes du même parti et des mêmes opinions, en apprenant que le roi avait quitté Saint-Cloud, se retira dans sa chambre, où il demeura seul deux heures environ ; il envoya alors de nouveau chercher la même personne et, cette fois, son ton fut encore, si c'est possible, plus persuasif qu'auparavant. J'ai de nouveau un autre et plus grand service à vous demander, monsieur C. Allez pour moi à Neuilly. Parvenez d'une manière ou d'une autre jusqu'à Madame Adélaïde[1]. Remettez-lui ce papier, et quand elle l'aura lu, ou faites le brûler sous vos yeux ou rapportez-le-moi. Le papier contenait simplement ces mots : Madame peut avoir toute confiance dans le porteur qui est mon secrétaire. — Quand Madame l'aura lu, vous lui direz qu'il n'y a pas un moment à perdre. Il faut que le duc d'Orléans soit ici demain. Il ne doit pas prendre d'autre titre que celui de lieutenant général du royaume qui lui a été accordé. Le reste viendra. Porteur de ce message confidentiel, M. C. partit. Ce fut avec grand'peine qu'il parvint au château et jusqu'à Madame, car les portes de Neuilly étaient fermées pour tout le monde. Lorsqu'il dit qu'il apportait un message de M. de Talleyrand : Ah ! ce bon prince, j'étais sûre qu'il ne nous oublierait pas ? Le messager remit alors ses lettres de créance et son message. Dites au prince que je lui donne ma parole que mon frère suivra son avis ; il sera ici demain ; telle fut la réponse. Après quoi, M. C. eut le courage de demander, quoiqu'en hésitant un peu, ou que la lettre fût brûlée ou qu'elle lui fût rendue. Elle lui fut restituée, et il la remit à M. de Talleyrand, qui, soit dit en passant, n'oublia pas de la lui réclamer. Il reste seulement à dire que le duc d'Orléans arriva le jour suivant à Paris. Il ne prit que le titre de lieutenant général, et le reste vint comme M. de Talleyrand l'avait prédit. Ainsi se termina la dernière révolution à laquelle ce personnage extraordinaire ait été mêlé. Quand le message de Talleyrand arriva, le futur roi de France était caché et l'on ne savait encore quelle ligne de conduite il adopterait. Il suffit de connaître le premier mot des r6volutions pour savoir la valeur d'un jour et d'une heure. De plus, le prince arriva au trône par la porte même que M. de Talleyrand avait engagé Louis XVIII à fermer, à savoir une constitution émanant du peuple. Ce n'est pas tout : lorsqu'on apprit que M. de Talleyrand s'était rallié au nouveau gouvernement et même qu'il avait pris une part active à son établissement, cette nouvelle n'eut pas une médiocre influence sur l'opinion des autres cours d'Europe, et l'on pourrait même dire qu'elle contribua particulièrement à nous décider à reconnaître la monarchie de juillet. On offrit alors à M. de Talleyrand le poste dé ministre des affaires étrangères ; mais il vit que cette position avait moins d'importance réelle et présentait plus de difficultés que celle d'ambassadeur auprès de la cour de Saint-James, et, tandis qu'il refusait la première place, il accepta la seconde. VI Le choix était heureux. Personne, en ce moment, n'aurait pu remplacer M. de Talleyrand en Angleterre ; il connaissait personnellement et à fond le duc de Wellington et lord Grey, chefs des partis opposés, et ce fut peut-être sa présence à la cour d'Angleterre, plus que toute autre circonstance, qui, dans une crise où tant d'éléments de guerre ne demandaient qu'à se déchaîner, sut maintenir cette paix universelle qui allait durer pendant tant d'années. En effet, fermement convaincu qu'il était de la nécessité de cette paix, il suivit, pour la maintenir, la meilleure ou plutôt la seule ligne qui pût l'assurer. Un diplomate ordinaire s'occupe des mille petites affaires qui passent par ses mains, et des mille idées plus ou moins importantes qui s'y rattachent. Le grand talent de M. de Talleyrand, ainsi que je l'ai fait remarquer plus d'une fois, était de savoir distinguer du premier coup d'œil le point le plus important du moment, et de savoir, sans délai et sans scrupule, sacrifier ce qui était nécessaire pour atteindre son but quant à ce point important. Il comprit que l'acceptation paisible de la dynastie d'Orléans ne pouvait être obtenue qu'à la condition que l'on fût en bons termes avec l'Angleterre. Une querelle avec nous menait à une guerre européenne ; une bonne entente avec nous rendait une telle guerre improbable, pour ne pas dire impossible. La question de Belgique fut celle sur laquelle se concentrèrent toutes les premières négociations, et d'où dépendait le bon vouloir du gouvernement anglais. Ce pays, souffrant de beaucoup de griefs réels, et irrité à la pensée de beaucoup de griefs imaginaires, avait secoué le joug. hollandais. Les troupes hollandaises, qu'un peu plus d'énergie aurait pu rendre victorieuses, s'étaient retirées de Bruxelles ; les forteresses de la frontière étaient entre les mains des insurgés, et il est inutile de taire le fait qu'il y a toujours eu, qu'il y a, et qu'il y aura toujours en France un parti considérable désireux d'étendre la frontière française, et de comprendre Anvers dans le royaume de France. Mais l'Angleterre n'était pas disposée alors, et ne le sera jamais probablement, tant qu'elle aura à sa tête des hommes d'État se souciant de sa prospérité, à accepter cet arrangement. En effet, elle pensait avoir pourvu d'une manière toute particulière, par la paix de 1814, à la sécurité des provinces néerlandaises, en formant un seul royaume des provinces belges et hollandaises, et en faisant construire ou réparer des forteresses destinées à protéger ce royaume uni. Cette politique avait alors échoué, et on ' ne pouvait la reprendre sans soulever l'esprit guerrier et entreprenant du peuple français. D'un autre côté, l'Angleterre ne pouvait faire à la susceptibilité et à l'ambition françaises qu'un sacrifice borné. Beaucoup d'habileté était donc nécessaire de la part de tous, mais plus particulièrement de la part de l'ambassadeur français, pour éviter de blesser sérieusement les intérêts d'une nation et les sentiments de l'autre. En un mot, il était nécessaire d'avoir la plus ferme prudence sans jamais changer de ligne de conduite, et,. pendant tout le cours et les phases variées de ces longues négociations par lesquelles les questions pendantes arrivèrent enfin à être réglées, M. de Talleyrand persévéra avec sagesse et habileté dans le dessein qu'il avait formé d'asseoir le nouveau gouvernement français au milieu des gouvernements établis de l'Europe, par le moyen de son alliance avec la Grande-Bretagne. L'ouverture de conférences à Londres fut l'une des mesures les plus habiles adoptées à cet effet. Là, l'ambassadeur de Louis-Philippe, agissant de concert avec le cabinet de Saint-James, fut de suite mis en contact journalier et intime avec les représentants des autres grandes puissances. Bon nombre de malentendus furent écartés, et l'on prit bon nombre de dispositions utiles, non-seulement aux questions alors agitées, mais utiles aussi au point de vue de la position générale et de la politique de l'État représenté par le vieux diplomate. La quadruple alliance — alliance des gouvernements occidentaux et constitutionnels de l'Europe — ne fut, par le fait, que l'extension de l'alliance entre la France et l'Angleterre, et une grande preuve morale de la confiance que les parties elles-mêmes faisaient reposer sur cette alliance. La carrière diplomatique de M. de Talleyrand se termina par ce traité remarquable et populaire — traité personnifiant les meilleurs principes sur lesquels puisse se former une alliance anglo-française. Ce traité conclu, M. de Talleyrand tint à quitter les affaires. Il sentait, ainsi qu'il le disait lui-même, qu'il y a entre la vie et la mort une espèce de pause, une halte qui doit être employée pour faire une bonne fin. D'ailleurs, la retraite de lord Grey éloigna de la scène des affaires publiques en Angleterre cette génération qui, accoutumée depuis longtemps à la réputation d'un homme qui avait rempli de son nom la moitié d'un siècle, traitait à la fais sa personne et ses opinions avec le respect flatteur dû aux vieux souvenirs. Il était, relativement, étranger aux hommes du nouveau gouvernement. Il avait passé loin des affaires le temps où ceux-ci y avaient pris part et s'étaient fait leur réputation. Ils le regardaient, jusqu'à un certain point, comme usé et passé de mode : sentiments qu'il était assez perspicace pour démêler et assez susceptible pour ressentir profondément. Il est vrai de dire que ses opinions prirent une légère teinte d'amertume par suite de certains affronts ou de certaines négligences dont il crut avoir à se plaindre pendant la dernière partie de sa mission, et l'on assure qu'après sa retraite il conseilla presque à son royal maitre de considérer comme acquis les avantages recherchés par l'alliance avec l'Angleterre, et d'adopter, comme future politique de la France, les moyens de se concilier les autres puissances. VII En tous cas, M. de Talleyrand, pendant sa mission en Angleterre, non-seulement fut à la hauteur de sa réputation d'autrefois, mais rajouta considérablement. Ce qui frappait le vulgaire, et beaucoup de gens au-dessus du vulgaire, qui ne se souvenaient pas que l'homme réellement rusé cache sa ruse, c'était la manière simple, ouverte et franche dont il traitait les affaires publiques, sans aucun de ces stratagèmes mystérieux qui distinguent le nigaud qui se croit diplomate du diplomate homme d'État. En effet, étant arrivé à considérer l'alliance anglaise comme utile alors à son pays, il était convaincu que le meilleur et même le seul moyen de l'obtenir, était d'agir avec franchise et loyauté, de manière à gagner la confiance des hommes d'État anglais. Lord Palmerston m'a raconté que ses manières dans les
conférences diplomatiques étaient remarquables par leur extrême absence de
prétention, sans cependant manquer d'autorité. Pendant la plus grande partie
du temps, il gardait le silence, comme s'il approuvait ce qui se disait.
Quelquefois, cependant, il donnait son opinion, mais il rie discutait jamais
; c'était là une habitude étrangère à l'indolence naturelle qui l'accompagna
dans tout le cours de sa carrière active, et il la condamnait comme inutile
et impolitique. Je discute en présence d'une
assemblée politique, disait-il, non parce que j'ai l'espoir d'y convaincre
quelqu'un, mais parce que je désire faire connaître au monde mes opinions. Mais dans une
chambre au delà de laquelle ma voix ne doit pas porter, essayer d'imposer mon
opinion au lieu de celle qu'un autre est
disposé à adopter, c'est l'obliger à marquer son opposition d'une manière
plus formelle et plus positive, et souvent le conduire à dépasser ses
instructions, à cause du désir qu'il a de montrer combien il en est pénétré.
Par conséquent, ce que M. de Talleyrand faisait pour persuader, il le faisait
d'habitude à l'avance et dans un tête-à-tête qu'il s'était ménagé avec ceux
qu'il devait retrouver bientôt après dans la conférence officielle, et il
essayait alors d'éviter la controverse. Il avait pour habitude de mettre en
avant ce qui, à son avis, était l'important, et de le présenter sous le
meilleur point de vue. Napoléon le lui reprochait, disant qu'il ne pouvait
concevoir qu'on trouvât M. de Talleyrand éloquent : il
tournait toujours sur la même idée. Mais c'était son système, comme
celui de Fox, qui trouvait que c'était là le grand principe de l'orateur qui
désirait produire une impression durable. Toutefois, il avait pour habitude
de demander que l'on insérât, dans l'acte diplomatique qu'il s'agissait de
rédiger et sur lequel portait la discussion, tel ou tel mot, telle ou telle
phrase dont il avait généralement étudié la portée et calculé l'effet, et on
autorisait généralement cette insertion à cause du peu d'importance qu'il
paraissait y attacher. Il y avait dans ce mode d'action silencieux quelque
chose qui désappointait ceux qui s'attendaient à un usage plus fréquent des
armes brillantes que le célèbre homme d'esprit passait pour savoir si bien
manier. Mais dans le cercle social auquel il désirait plaire, ou auprès de
l'individu isolé qu'il voulait séduire, l'effet de son éloquence originale
dépassait généralement l'attente. M. de Bacourt, qui fut secrétaire de son ambassade à Londres, m'a raconté que M. de Talleyrand écrivait rarement une dépêche entière, mais qu'une variété de petits mémorandums et de petites phrases se trouvaient généralement dans son portefeuille. Lorsqu'on avait à traiter la question à laquelle se rapportaient ces notes, elles faisaient leur apparition, elles étaient confiées au secrétaire, et M. de Talleyrand lui donnait une idée du sens général du document qu'il avait à composer, et lui disait comment il devait introduire les phrases auxquelles il tenait. Enfin, la dépêche était revue par M. de Talleyrand, qui lui donnait un ton général prouvant qu'elle provenait de l'ambassadeur et non de ses secrétaires. M. de Talleyrand était fidèle à cette règle : qu'un chef supérieur ne doit jamais rien faire de ce qu'un subalterne peut faire pour lui. Il faudrait toujours, disait-il, avoir du temps de reste, et il vaut mieux remettre au lendemain ce que l'on ne peut faire aujourd'hui bien et facilement, que de faire les choses avec cette précipitation qui résulte de ce qu'on sent qu'on a trop à faire. J'ai fait le portrait de M. de Talleyrand comme jeune homme. Vers la fin de sa vie, ses portraits les plus ordinaires sont assez ressemblants. Sa tête, abondamment pourvue de cheveux, paraissait grosse et était profondément enfoncée entre de larges épaules. Sa physionomie était pâle et grave ; il avait la lèvre inférieure un peu saillante, et sa bouche souriait comme instantanément et instinctivement, d'un sourire qui était sarcastique, sans être méchant. Il parlait peu en société, se contentant d'émettre de temps en temps quelque opinion ressemblant fort à une épigramme, et qui produisait son effet tout autant à cause de la manière dont il l'introduisait, qu'à cause de son mérite intrinsèque. En réalité, c'était un acteur, mais un acteur possédant tant d'aisance et de nonchalance qu'il ne semblait jamais plus naturel qu'au moment où il jouait son rôle. Ses célèbres bons mots, dont j'ai déjà cité quelques-uns, sont maintenant rebattus, surtout les meilleurs. Je me hasarderai cependant à en mentionner encore quelques-uns qui me reviennent à l'esprit en ce moment même, et qui sont remarquables parce qu'ils expriment une opinion sur un individu ou une situation. Le comte d'Artois aurait désiré assister aux conseils de Louis XVIII. M. de Talleyrand s'y opposa. Le comte d'Artois, offensé, se plaignit au ministre. Un jour, dit M. de Talleyrand, Votre Majesté me remerciera pour ce qui déplait à Votre Altesse Royale. M. de Chateaubriand n'était pas en faveur auprès de M. de Talleyrand. Celui-ci le traitait d'écrivain affecté, et d'homme politique impossible. Quand les Martyrs firent leur première apparition et furent dévorés par le public avec une avidité à laquelle les libraires ne pouvaient satisfaire, M. de Fontanes, après avoir fait de ce livre des éloges exagérés, finit son compte rendu de l'ouvrage en disant qu'Eudore et Cymodocée étaient précipités dans l'arène et dévorés par les bêtes. — Comme l'ouvrage, dit M. de Talleyrand. Quelqu'un disant que Fouché avait un grand mépris pour l'espèce humaine : C'est vrai, dit M. de Talleyrand, cet homme s'est beaucoup étudié. Quelques personnes ont un certain pressentiment naturel qui les porte à deviner quel sera leur successeur et un jour que quelqu'un, un peu avant la nomination du duc de Richelieu, gouverneur d'Odessa, au poste de premier ministre du cabinet français, demandait à M. de Talleyrand s'il croyait que le duc fût réellement capable de gouverner la France, il répondit, à la grande surprise de celui qui lui avait posé la question Très-certainement ; ajoutant au bout d'un instant : Personne ne connaît mieux la Crimée. Une darne, profitant du privilège de son sexe, parlait avec violence de la défection du chic de Raguse : Mon Dieu, madame, dit M. de Talleyrand, tout cela ne prouve qu'une chose, c'est que sa montre avançait, et que tout le monde était à l'heure. Quelqu'un qui soutenait fort la chambre des pairs, alors que le mérite de cette chambre paraissait fort douteux, dit : Là, au moins, vous trouvez des consciences. — Ah ! oui, dit M. de Talleyrand, beaucoup, beaucoup de consciences. Sémonville, par exemple, en a au moins deux. Louis XVIII, parlant de M. de Blacas avant que M. de Talleyrand eût exprimé aucune opinion sur son compte, dit : Ce pauvre Blacas, il aime la France, il m'aime, mais on dit qu'il est suffisant. — Ah ! oui, sire, suffisant et insuffisant. Nous pourrions prolonger presque indéfiniment cette liste de bons mots auxquels M. de Talleyrand doit sa réputation populaire et traditionnelle, plutôt encore qu'il ne la doit à ses nombreux services et à ses talents exceptionnels ; mais, par le fait, ces bons mots appartiennent à la conversation des salons, où il brilla, tout aussi bien qu'ils lui appartiennent à lui-même. VIII En quittant l'Angleterre, il dit adieu, non-seulement à la diplomatie, mais à la vie publique, et passa le reste de ses jours à jouir de la situation la plus élevée et de la société la plus agréable et la plus cultivée que son pays pût lui offrir. Ce serait maintenant le moment, selon l'opinion du
philosophe grec, d'apprécier sa fortune et ses talents ; car sa carrière
était terminée, et si les vieillards recherchaient son salon comme le foyer
auprès duquel ils retrouvaient leurs plus chers et leurs plus brillants
souvenirs, les jeunes gens le recherchaient aussi afin d'avoir le privilège
de juger, de contrôler leurs propres opinions, en profitant de l'expérience de
l'homme politique qui avait traversé tant de
vicissitudes et avait foulé aux pieds avec tant d'aisance insouciante et
hautaine les ruines de plusieurs gouvernements, à la chute desquels il avait
assisté. Quant à lui, avec cette calme présence d'esprit qui le
caractérisait, et bien persuadé qu'il n'y avait que peu d'années entre lui et
la tombe, il employait ce peu d'années à poursuivre un des buts qu'il tenait
le plus à atteindre et qu'il avait le plus constamment poursuivis, à disposer
en sa faveur la génération qui allait lui succéder, et à expliquer, à ceux
qui lui semblaient posséder l'oreille de cette génération naissante, les plus
sombres passages de sa brillante carrière. Il dit un jour à M. de Montalivet,
personnage distingué qui me l'a depuis raconté : Votre
père était impérialiste, et vous m'en voulez, parce que vous croyez que j'ai
abandonné l'empereur. Je ne suis jamais resté fidèle à quelqu'un que tout
autant que ce quelqu'un a lui-même été fidèle aux règles du sens commun. Mais
si vous voulez bien juger toutes mes actions d'après cette grande règle, vous
serez obligé de reconnaître que j'ai été extraordinairement conséquent ; et
où trouverait-on un être assez avili, ou un citoyen assez indigne pour
soumettre son intelligence ou sacrifier son pays à un individu quel qu'il
soit, quelque bien né ou quelque bien doué qu'il puisse être ? Et réellement ces quelques mots renferment la théorie de M. de Talleyrand ; théorie d'où est sortie l'école qui, sans adhérer strictement au principe que le sens commun doit être la pierre de touche de l'obéissance, s'incline devant toute autorité avec un sourire et un haussement d'épaules et s'en tire par cette phrase bien connue : La France avant tout. Dans l'intention évidente de dire au monde une sorte d'adieu imposant, il parut à la tribune de l'institut très-peu de temps avant sa dernière maladie. Il choisit pour sujet de son essai M. Reinhard, qui avait longtemps servi sous lui, qui venait de mourir, et qui avait avec lui certains traits de ressemblance, dont le premier était qu'ils avaient tous les deux reçu une éducation ecclésiastique. Le discours est intéressant à cet égard, et aussi en tant que revue des différentes branches du service diplomatique, et des devoirs qui se rattachent à chacune de ces branches, et c'est comme une espèce de legs fait par l'orateur à cette profession dont il avait si longtemps été l'ornement. IX Messieurs, J'étais en Amérique lorsque l'on eut la bonté de me nommer membre de l'Institut, et de m'attacher à la classe des sciences morales et politiques, à laquelle j'ai, depuis son origine, l'honneur d'appartenir. A mon retour en France, mon premier soin fut de me rendre à ses séances, et de témoigner aux personnes qui la composaient alors, et dont plusieurs nous ont laissé de justes regrets, le plaisir que j'avais de me trouver un de leurs collègues. A la première séance à laquelle j'assistai, on renouvelait le bureau et on me fit l'honneur de me nommer secrétaire. Le procès-verbal que je rédigeai pendant six mois avec autant de soin que je le pouvais, portait, peut-être un peu trop, le caractère de ma déférence ; car j'y rendais compte d'un travail qui m'était fort étranger. Ce travail, qui sans doute avait coûté bien des recherches, bien des veilles à un de nos plus savants collègues, avait pour titre : Dissertation sur les lois ripuaires. Je fis aussi, à la même époque, dans nos assemblées publiques, quelques lectures que l'indulgence, qui m'était accordée alors, a fait insérer dans les mémoires -de l'Institut. Depuis cette époque, quarante années se sont écoulées, durant lesquelles cette tribune m'a été comme interdite, d'abord par beaucoup d'absences, ensuite par des fonctions auxquelles mon devoir était d'appartenir tout entier ; je dois dire aussi, par la discrétion que les temps difficiles exigent d'un homme livré aux affaires, et enfin, plus tard, par les infirmités que la vieillesse amène d'ordinaire avec elle, ou du moins qu'elle aggrave toujours. Mais aujourd'hui j'éprouve le besoin, et je regarde comme un devoir de m'y présenter une dernière fois, pour que la mémoire d'un homme connu dans toute l'Europe, d'un homme que j'aimais, et qui, depuis la formation de l'Institut, était notre collègue, reçoive ici un témoignage public de notre estime et de nos regrets. Sa position et la mienne me mettent dans le cas de révéler plusieurs de ses mérites. Son principal, je ne dis pas son unique titre de gloire, consiste dans une correspondance de quarante années nécessairement ignorée du public, qui, très-probablement, n'en aura jamais connaissance. Je me suis dit : Qui en parlera dans cette enceinte ? Qui sera surtout dans l'obligation d'en parler, si ce n'est moi, qui en ai reçu la plus grande part, à qui elle fut toujours si agréable, et souvent si utile dans les fonctions ministérielles que j'ai eu à remplir sous trois règnes... très-différents ? Le comte Reinhard avait trente ans, et j'en avais trente-sept quand je le vis pour la première fois. Il entrait aux affaires avec un grand fonds de connaissances acquises ; il savait bien cinq ou six langues dont les littératures lui étaient familières ; il eût pu se rendre célèbre comme poète, comme historien, comme géographe, et c'est en cette qualité qu'il fut membre de l'Institut, dès que l'Institut fut créé. Il était déjà à cette époque, membre de l'Académie des sciences de Gœttingen. Né et élevé en Allemagne, il avait publié dans sa jeunesse quelques pièces de vers qui l'avaient fait remarquer par Gessner, par Wieland, par Schiller. Plus tard, obligé pour sa santé de prendre les eaux de Carlsbad, il eut le bonheur d'y trouver et d'y voir souvent le célèbre Gœthe, qui apprécia assez son goût et ses connaissances pour désirer d'être averti par lui de tout ce qui faisait quelque sensation dans la littérature française. M. Reinhard le lui promit : les engagements de ce genre, entre les hommes d'un ordre supérieur, sont toujours réciproques et deviennent bientôt des liens d'amitié. Ceux qui se formèrent entre M. Reinhard et Gœthe donnèrent lieu à une correspondance que l'on imprime aujourd'hui en Allemagne. On y verra, qu'arrivé à cette époque de la vie où il faut définitivement choisir un état, M. Reinhard fit sur lui-même, sur ses goûts, sur sa position et sur celle de sa famille un retour sérieux qui précéda sa détermination, et alors, chose remarquable pour le temps, à des carrières où il eût pu être indépendant, il en préféra une où il ne pouvait l'être. C'est à la carrière diplomatique qu'il donna la préférence, et il fit bien : propre à tous les emplois de cette carrière, il les a successivement tous remplis, et tous avec distinction. Je hasarderai de dire ici que ses études premières l'y avaient heureusement préparé. Celle de la théologie surtout, où il se fit remarquer dans le séminaire de Denkendorf et dans celui de la faculté protestante de Tübingen, lui avait donné une force et en même temps une souplesse de raisonnement que l'on retrouve dans toutes les pièces qui sont sorties de sa plume. Et pour m'ôter à moi-même la crainte de me laisser aller à une idée qui pourrait paraître paradoxale, je nie sens obligé de rappeler ici les noms de plusieurs de nos grands négociateurs, tous théologiens, et tous remarqués par l'histoire comme ayant conduit les affaires politiques les plus importantes de leur temps : le cardinal chancelier Duprat, aussi versé dans le droit canon que dans le droit civil, et qui fixa avec Léon X les bases du concordat dont plusieurs dispositions subsistent encore aujourd'hui ; le cardinal d'Ossat, qui, malgré les efforts de plusieurs grandes puissances, parvint à réconcilier Henri IV avec la cour de Rome. Le recueil de lettres qu'il a laissé est encore prescrit aujourd'hui aux jeunes gens qui se destinent à la carrière politique ; le cardinal de Polignac, théologien, poète et négociateur, qui, après tant de guerres malheureuses, sut conserver à la France, par le traité d'Utrecht, les conquêtes de Louis XIV. C'est aussi au milieu de livres de théologie qu'avait été commencée par son père, devenu évêque de Gap, l'éducation de M. de Lyonne, dont le nom vient de recevoir un nouveau lustre par une récente et importante publication. Les noms que je viens de citer me paraissent suffire pour justifier l'influence qu'eurent, dans mon opinion, sur les habitudes d'esprit de M. Reinhard, les premières études vers lesquelles l'avait dirigé l'éducation paternelle. Les connaissances à la fois solides et variées qu'il y avait acquises l'avaient fait appeler à Bordeaux pour remplir les honorables et modestes fonctions de précepteur dans une famille protestante de cette ville. Là, il se trouva naturellement en relation avec des hommes dont le talent, les erreurs et la mort jetèrent tant d'éclat sur notre première assemblée législative. M. Reinhard se laissa facilement entrainer par eux à s'attacher au service de la France. Je ne m'astreindrai point à le suivre pas à pas à travers les vicissitudes dont fut remplie la longue carrière qu'il a parcourue. Dans les nombreux emplois qui lui furent confiés, tantôt d'un ordre élevé, tantôt d'un ordre inférieur, il semblerait y avoir une sorte d'incohérence, et comme une absence de hiérarchie que nous aurions aujourd'hui de la peine à comprendre. Mais à cette époque, il n'y avait pas plus de préjugés pour les places qu'il n'y en avait pour les personnes. Dans d'autres temps, la faveur, quelquefois le discernement, appelaient à toutes les situations éminentes. Dans le temps dont je parle, bien ou mal, toutes les situations étaient conquises. Un pareil état de choses mène bien vite à la confusion. Aussi, nous voyons M. Reinhard, premier secrétaire de la légation à Londres ; occupant le même emploi à Naples ; ministre plénipotentiaire auprès des villes anséatiques, Hambourg, Brème et Lubeck ; chef de la troisième division au département des affaires étrangères ; ministre plénipotentiaire à Florence ; ministre des relations extérieures ; ministre plénipotentiaire en Helvétie ; consul général à Milan ; ministre plénipotentiaire près le cercle de basse Saxe ; président dans les provinces turques au delà du Danube, et commissaire général des relations commerciales en Moldavie ; ministre plénipotentiaire auprès du roi de Westphalie ; directeur de la chancellerie du département des affaires étrangères ; ministre plénipotentiaire auprès de la diète germanique et de la ville libre de Francfort, et, enfin, ministre plénipotentiaire à Dresde. Que de places, que d'emplois, que d'intérêts confiés à un seul homme, et cela à une époque où les talents paraissaient devoir être d'autant moins appréciés que la guerre semblait, à elle seule, se charger de toutes les affaires ! Vous n'attendez donc pas de moi, messieurs, qu'ici je vous rende compte en détail, et date par date, de tous les travaux de M. Reinhard dans les différents emplois dont vous venez d'entendre l'énumération. Il faudrait faire un livre. Je ne dois parler devant vous que de la manière dont il comprenait les fonctions qu'il avait à remplir, qu'il fût chef de division, ministre ou consul. Quoique M. Reinhard n'eût point alors l'avantage qu'il aurait eu quelques années plus tard, de trouver sous ses yeux d'excellents modèles, il savait déjà combien de qualités, et de qualités diverses, devaient distinguer un chef de division des affaires étrangères. Un tact délicat lui avait fait sentir que les mœurs d'un chef de division devaient être simples, régulières, retirées ; qu'étranger au tumulte du monde, il devait vivre uniquement pour les affaires et leur vouer un secret impénétrable ; que, toujours prêt à répondre sur les faits et sur les hommes, il devait avoir sans cesse présents à la mémoire tous les traités, connaître historiquement leurs dates, apprécier avec justesse leurs côtés forts et leurs côtés faibles, leurs antécédents et leurs conséquences ; savoir, enfin, les noms des principaux négociateurs, et même leurs relations de famille ; que, tout en faisant usage de ces connaissances, il devait prendre garde à inquiéter l'amour-propre toujours si clairvoyant du ministre, et qu'alors même qu'il l'entraînait à son opinion, son succès devait rester dans l'ombre ; car il savait qu'il ne devait briller que d'un éclat réfléchi ; mais il savait aussi que beaucoup de considération s'attachait naturellement à une vie aussi pure et aussi modeste. L'esprit d'observation de M. Reinhard ne s'arrêtait point là ; il l'avait conduit à comprendre combien la réunion des qualités nécessaires à un ministre des affaires étrangères est rare. Il faut, en effet qu'un ministre des affaires étrangères soit doué d'une sorte d'instinct qui, l'avertissant promptement, l'empêche, avant toute discussion, de jamais se compromettre. Il lui faut la faculté de se montrer ouvert en restant impénétrable ; d'être réservé avec les formes de l'abandon, d'être habile jusque dans le choix de ses distractions ; il faut que sa conversation soit simple, variée, inattendue, toujours naturelle et parfois naïve ; en un mot, il ne doit pas cesser un moment, dans les vingt-quatre heures, d'être ministre des affaires étrangères. Cependant, toutes ces qualités, quelque rares qu'elles soient, pourraient n'être pas suffisantes, si la bonne foi ne leur donnait une garantie dont elles ont presque toujours besoin. Je dois le rappeler ici, pour détruire un préjugé assez généralement répandu : non, la diplomatie n'est point une science de ruse et de duplicité. Si la bonne foi est nécessaire quelque part, c'est surtout dans les transactions politiques, car c'est elle qui les rend solides et durables. On a voulu confondre la réserve avec la ruse. La bonne foi n'autorise jamais la ruse, mais elle admet la réserve ; et la réserve a cela de particulier, c'est qu'elle ajoute à la confiance. Dominé par l'honneur et l'intérêt du prince, par l'amour de la liberté, fondé sur l'ordre et sur les droits de tous, un ministre des affaires étrangères, quand il sait l'être, se trouve ainsi placé dans la plus belle situation à laquelle un esprit élevé puisse prétendre. Après avoir été un ministre habile, que de choses il faut encore savoir pour être un bon consul ! Car les attributions d'un consul sont variées à l'infini ; elles sont d'un genre tout différent de celles des autres employés des affaires étrangères. Elles exigent une foule de connaissances pratiques pour lesquelles une éducation particulière est nécessaire. Les consuls sont dans le cas d'exercer, dans l'étendue de leur arrondissement, vis-à-vis de leurs compatriotes, les fonctions de juges, d'arbitres, de conciliateurs ; souvent ils sont officiers de l'état civil ; ils remplissent l'emploi de notaires, quelquefois celui d'administrateur de la marine ; ils surveillent et constatent l'état sanitaire ; ce sont eux qui, par leurs relations habituelles, peuvent donner une idée juste et complète de la situation du commerce, de la navigation et de l'industrie particulière au pays de leur résidence. Aussi M. Reinhard, qui ne négligeait rien pour s'assurer de la justesse des informations qu'il était dans le cas de donner à son gouvernement, et des décisions qu'il devait prendre comme agent politique, comme agent consulaire, administrateur de la marine, avait-il fait une étude approfondie du droit des gens et dl ; droit maritime. Cette étude l'avait conduit à croire qu'il arriverait un temps où, par des combinaisons habilement préparées, il s'établirait un système général de commerce et de navigation, dans lequel les intérêts de toutes les nations seraient respectés, et dont les bases fussent telles que la guerre elle-même n'en pût altérer le principe, dût-elle suspendre quelques-unes de ses conséquences. Il était aussi parvenu à résoudre avec sûreté et promptitude toutes les questions de change, d'arbitrage, de conversion de monnaies, de poids et mesures, et tout cela sans que jamais aucune réclamation se soit élevée contre les informations qu'il avait données et contre les jugements qu'il avait rendus. Il est vrai aussi que la considération personnelle qu'il l'a suivi dans toute sa carrière donnait du poids à son intervention dans toutes les affaires dont il se mêlait et à tous les arbitrages sur lesquels il avait à prononcer. Mais, quelque étendues que soient les connaissances d'un homme, quelque vaste que soit sa capacité, être un diplomate complet est bien rare ; et cependant M. Reinhard l'aurait peut-être été, s'il eût eu une qualité de plus ; il voyait bien, il entendait bien ; la plume à la main, il rendait admirablement compte de ce qu'il avait vu, de ce qui lui avait été dit. Sa parole écrite était abondante, facile, spirituelle, piquante ; aussi, de toutes les correspondances diplomatiques de mon temps, il n'y en avait aucune à laquelle l'empereur Napoléon, qui avait le droit et le besoin d'être difficile, ne préférât celle du comte Reinhard. Mais ce même homme qui écrivait à merveille s'exprimait avec difficulté. Pour accomplir ses actes, son intelligence demandait plus de temps qu'elle n'en pouvait obtenir dans la conversation. Pour que sa parole interne pût se reproduire facilement, il fallait qu'il fût seul et sans intermédiaire. Malgré cet inconvénient réel, M. Reinhard réussit toujours à faire, et à bien faire, tout ce dont il était chargé. Où donc trouvait-il ses moyens de réussir, où prenait-il ses inspirations ? Il les prenait, messieurs, dans un sentiment vrai et profond qui gouvernait toutes ses actions, dans le sentiment du devoir. On ne sait pas assez tout ce qu'il y a de puissance dans ce sentiment. Une vie tout entière au devoir est bien aisément dégagée d'ambition. La vie de M. Reinhard était uniquement employée aux fonctions qu'il avait à remplir, sans que jamais chez lui il y eût trace de calcul personnel ni de prétention à quelque avancement précipité. Cette religion du devoir, à laquelle M. Reinhard fut fidèle toute sa vie, consistait en une soumission exacte aux instructions et aux ordres de ses chefs ; dans une vigilance de tous les moments, qui, jointe à beaucoup de perspicacité, ne les laissait jamais dans l'ignorance de ce qu'il leur importait de savoir ; en une rigoureuse véracité dans tous ses rapports, qu'ils dussent être agréables ou déplaisants ; dans une discrétion impénétrable, dans une régularité de vie qui appelait la confiance et l'estime ; dans une représentation décente, enfin dans un soin constant à donner aux actes de son gouvernement la couleur et les explications que réclamait l'intérêt des affaires qu'il avait à traiter. Quoique l'âge eût marqué pour M. Reinhard le temps du repos, il n'aurait jamais demandé sa retraite, tant il avait crainte de montrer de la tiédeur à servir dans une carrière qui avait été celle de toute sa vie. Il a fallu que la bienveillance royale, toujours si attentive, fût prévoyante pour lui, et donnât à ce grand serviteur de la France la situation la plus honorable en l'appelant à la chambre des pairs. M. le comte Reinhard n'a pas joui assez longtemps de cet honneur, et il est mort presque subitement le 25 décembre 1837. M. Reinhard s'était marié deux fois. Il a laissé du premier lit un fils qui est aujourd'hui dans la carrière politique. Au fils d'un tel père, tout ce qu'on peut souhaiter de mieux, c'est de lui ressembler. Les forces vitales, qu'une longue existence avait épuisées de toutes sortes de manières, semblèrent alors ne plus pouvoir se prêter à la lutte. Une maladie, qui s'était déjà annoncée et qui, à l'âge du prince Talleyrand, ne pouvait manquer d'être mortelle, prit alors un caractère plus redoutable. Une opération fut conseillée. Le prince s'y soumit, et la supporta avec un courage qui surprit ceux-là même qui connaissaient le mieux le' stoïcisme qu'il professait en toute occasion et dont il faisait habituellement preuve. Mais des symptômes dangereux se manifestèrent bientôt, et son médecin crut devoir l'avertir que sa maladie pourrait bien être mortelle. Il fut poussé à cette démarche par la famille du noble malade qui désirait vivement qu'il eût, avant de mourir, fait sa paix avec l'Église, et lorsque M. de Talleyrand fut convaincu qu'il ne pouvait se remettre, il consentit à tout ce qui lui fut demandé à ce point de vue, comme l'on consent à accorder une faveur qui ne peut vous nuire, et qui est agréable à ceux qui vous entourent. Une personne qui a assisté à ses derniers moments nous en fait le récit suivant : Lorsque j'entrai dans la chambre où reposait le doyen de nos hommes d'État, il venait de tomber dans un profond sommeil, dont les médecins attendaient quelque soulagement. Il y avait une heure que j'étais arrivé, et le sommeil, ou plutôt la léthargie, se prolongeait toujours ; ce fut alors curieux de remarquer, à mesure que le temps s'écoulait, l'inquiétude manifestée par ceux qui l'aimaient le mieux et qui le touchaient de plus près, à l'occasion de ce repos, qui, quoique si salutaire, pourrait se prolonger au delà de l'heure fixée pour la visite du roi ; car le souverain avait tenu à rendre à M. de Talleyrand ce dernier hommage. Avec quelque difficulté on parvint à la fin à éveiller le malade et à lui faire comprendre de quelle cérémonie il était question, et on avait à peine réussi à le soulever et à le placer au bord du lit, lorsque Louis-Philippe entra dans l'appartement, accompagné de madame Adélaïde. Je suis très-affligé, prince, de voir que vous souffrez autant, dit le roi d'une voix basse et tremblante, rendue presque inintelligible par l'émotion qui le suffoquait. — Sire, vous êtes venu assister aux souffrances d'un mourant, et ceux qui ont de l'affection pour lui ne peuvent avoir qu'un désir, celui de les voir bientôt finir. Ces mots furent articulés par M. de Talleyrand de ce son de voix sonore et mâle qui lui était tout particulier, et que la mort elle-même, en s'approchant, n'avait pas eu la puissance d'affaiblir. La visite royale, comme toutes les visites d'une nature désagréable, fut aussi courte que possible. La position était embarrassante et pénible pour tous. Après un effort et quelques paroles de consolation, Louis-Philippe se leva pour prendre congé, et même à ce moment suprême, le vieux prince de Talleyrand ne perdit pas sa présence d'esprit habituelle, mais se souvint du devoir que lui dictait l'étiquette dans le respect de laquelle il avait été élevé, savoir : présenter au souverain, d'une manière formelle, ceux qui se trouvaient en sa présence. Se soulevant donc avec peine, il nomma son médecin, son secrétaire, son valet principal, le docteur attaché à sa maison, et dit lentement : Sire, notre maison a reçu aujourd'hui un honneur digne d'être inscrit dans nos annales, honneur dont mes successeurs se souviendront avec orgueil et reconnaissance ! Ce fut bientôt après que l'on remarqua les premiers symptômes de dissolution, et, en conséquence, toute la famille fut convoquée auprès de lui. Peu de personnes furent admises dans sa chambre ; mais l'appartement adjacent était encombré et offrait un spectacle étrange à côté d'un lit de mort. Il y avait là l'élite de la société de Paris. D'un côté, des hommes politiques vieux et jeunes, des hommes d'État aux cheveux gris, se pressaient autour du foyer et causaient avec animation ; de l'autre, on remarquait un groupe de jeunes gens et de jeunes dames dont les œillades et les gracieux murmures échangés à voix basse formaient un triste contraste avec les gémissements suprêmes du mourant. Tout d'un coup, la conversation s'arrêta, le murmure des voix cessa. Il y eut une pause solennelle, et tous les regards se dirigèrent vers la porte lentement ouverte de la chambre du prince. Un domestique entra, les yeux gonflés et baissés, et, s'avançant vers le docteur C..., qui, comme moi, venait de chercher un instant de repos dans le salon, lui dit quelques mots bas à l'oreille. Il se leva à l'instant et entra dans la chambre du prince. La précipitation naturelle avec laquelle se fit ce mouvement, en révéla clairement la cause. Chacun s'élança à l'instant vers la porte de l'appartement dans lequel M. de Talleyrand était assis au bord de son lit, soutenu dans les bras de son secrétaire. La mort avait évidemment déjà marqué de son empreinte ce front de marbre ; mais je fus cependant frappé de l'énergie encore saisissante de la physionomie. C'était comme si toute la vie, qui avait autrefois suffi à animer son être tout entier, se fût alors concentrée dans le cerveau. De temps à autre, il soulevait la tête, rejetant en arrière, avec un brusque mouvement, les longues boucles grises qui gênaient sa vue ; puis il regardait autour de lui, et alors, comme s'il était satisfait du résultat de son examen, un sourire passait sur ses traits, et sa tête retombait sur sa poitrine. Il vit approcher la mort sans la craindre, sans chercher à reculer, mais cependant sans affecter en aucune manière de la défier et de la dédaigner. S'il est vrai que c'est une consolation de mourir entouré de parents et d'amis, ses derniers sentiments à l'égard du monde qu'il quittait pour toujours durent être ceux d'une complète approbation et d'une pleine paix, car il expira le 17 mai 1858 au milieu d'une pompe royale et d'un respect universel, et de tous ceux qu'il aurait voulu lui-même rassembler autour de sa couche à cette heure dernière, aucun ne manquait à l'appel. L'amie de son âge mûr, la jeune et charmante idole de sa vieillesse, étaient à genoux auprès de son lit, et si les paroles de consolation murmurées par le ministre de paix n'arrivaient pas toujours jusqu'à son oreille affaiblie, c'était parce que le son en était étouffé par les sanglots, les gémissements de celles qu'il avait aimées si tendrement. Mais à peine ces yeux, dont chaque regard avait été épié si longtemps et avec un intérêt si profond, se furent-ils fermés pour toujours, que la scène changea brusquement. On aurait pu croire qu'une volée de corneilles venait subitement de prendre son essor, si grande fut la précipitation avec laquelle chacun quitta l'hôtel, dans l'espoir d'être le premier à répandre la nouvelle au sein de la coterie ou du cercle particulier dont il ou elle était l'oracle. Avant la tombée de la nuit, cette chambre, plus qu'encombrée pendant toute la journée, avait été abandonnée aux serviteurs de la tombe, et, lorsque j'y entrai le soir, je trouvai ce même fauteuil, d'où le prince avait si souvent lancé en ma présence une plaisanterie courtoise ou une piquante épigramme, occupé par un prêtre loué pour la circonstance et marmottant des prières pour le repos de l'âme qui venait de s'envoler. XI M. de Talleyrand fut enterré à Valençay, dans la chapelle des sœurs de Saint-André, bâtie par lui, et dans laquelle il avait déjà placé le caveau de famille. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sa carrière et sort caractère se sont graduellement déroulés dans cette esquisse ; de sorte qu'il ne nous reste que peu de chose à en dire. Ainsi que je l'ai fait observer ailleurs, cette carrière et ce caractère sont surtout l'œuvre de leur époque, et on ne peut bien les apprécier qu'en les mettant en regard de cette époque d'immoralité sociale et de constants changements politiques, qu'en se plaçant à ce point de vue. Quelques-uns de ses défauts étaient tellement inhérents à cette époque, que, bien qu'ils aient justement mérité d'être blâmés — le vice et la vertu étant indépendants de l'habitude et de l'exemple —, on peut aussi admettre les circonstances atténuantes. Quant à la variété des rôles politiques qu'il joua dans les différentes scènes du grand drame de ce demi-siècle, nous voyons tous les jours des changements si extraordinaires et si brusques chez les hommes publics les plus respectables de notre temps, et même de notre pays, qu'il serait absurde de ne pas reconnaître que, lorsque les années s'écoulent rapidement à travers des événements si changeants, nous devons nous attendre à voir ceux dont la carrière y est engagée adopter brusquement des opinions différentes. Les caractères conséquents et tout d'une pièce ne se trouvent qu'au moyen âge. Au commencement de la grande Révolution de 1789, M. de Talleyrand embrassa en politique le parti libéral ; beaucoup de personnes de son rang et de sa profession ne firent pas comme lui, mais plusieurs des plus illustres l'imitèrent, et avec les meilleurs motifs. Quelque temps s'écoula ; la monarchie fut renversée ; un règne de démence et de terreur lui succéda ; et surgissant en quelque sorte du sein de cette obscurité sanguinaire, des hommes commençaient à distinguer quelques éléments d'ordre, qu'ils cherchaient à grouper sous le nom de gouvernement républicain. Nous qui avons vu de nos propres yeux des Français d'un rang élevé et généralement regardés comme des gens honorables, amis personnels d'un souverain déposé, devenus républicains quelques jours seulement après sa chute, et quelques années plus tard les serviteurs confidentiels d'une autre dynastie, nous ne pouvons juger avec grande sévérité un Français qui, revenant en France au moment où M. de Talleyrand y revint, consentit à servir le Directoire. Nous ne pouvons pas non plus nous étonner, de ce que, lorsqu'il devint évident que sous le Directoire les choses marchaient de nouveau vers cet état de terreur et de confusion dont l'horrible souvenir était encore si vivant, M. de Talleyrand se laissa aller à préférer le gouvernement d'un homme à l'absence de tout gouvernement, l'organisation de la société sous un despotisme temporaire à sa décomposition radicale et complète. Plus tard, la licence et le désordre étant vaincus, des idées de liberté modérée et régulière se développèrent ; le dictateur fit alors l'effet d'un tyran, et le soldat couronné par la victoire ne fut plus qu'un hardi joueur qui avait gagné jusqu'ici au jeu des batailles. Ce soldat convertit la nation en une armée, et son armée fut battue : alors, M. de Talleyrand aida à ressusciter cette nation, et à lui donner la charpente d'un système constitutionnel, sous un monarque légitime ; c'était en réalité presque le même système que trente-cinq ans auparavant il aurait voulu voir établir. Les années s'écoulèrent, semblant démontrer la vérité de ce vieil adage, que les Restaurations sont impossibles. Le royal émigré, dont on a dit avec raison qu'il n'avait rien oublié ni rien appris pendant ses malheurs, ne s'était pas suffisamment pénétré de l'esprit de la nouvelle société qui s'était formée depuis sa jeunesse, et qui n'avait ni les dispositions ni les habitudes desquelles il voulait se prévaloir pour faire marcher la monarchie. Les vues de Charles X créèrent des défiances que ses actes, grandement exagérés par ces défiances, justifiaient à peine. Mais on savait qu'il pensait que la liberté publique dépendait uniquement de sa volonté, et cela rendait dangereuse la moindre tentative faite pour restreindre cette liberté. La couronne tomba dans les ruisseaux de Paris. Ire gouvernement qui ressemblerait le plus à celui qui avait été renversé était encore une monarchie avec un monarque emprunté, lui aussi, à la famille de celui qui avait été déposé, mais consentant à accepter son trône comme un don de la nation française et ne pouvant y prétendre en vertu d'un droit légitime. M. de Talleyrand contribua à former ce gouvernement. On ne peut dire qu'en cette occasion il se soit départi de ses principes, bien qu'il ait changé de souverain. Réellement, en envisageant avec calme et sans passion chacune des époques que je viens ainsi de passer en revue, il me semble impossible qu'aucun homme sensé et modéré puisse nier que M. de Talleyrand, dans chacun de ces cas, n'ait pris le parti que conseillaient le bon sens et la modération. On ne peut pas dire qu'il ait jamais agi avec désintéressement dans aucun des changements variés de sa longue carrière ; mais, cependant, on peut affirmer que chaque fois qu'il accepta le pouvoir il rendit un service réel à la cause qu'il épousa, et même à son pays. Il est impossible de contester que, lors du premier établissement de quelque chose ressemblant sous la République à l'ordre et à un gouvernement régulier, les relations de la France avec les puissances étrangères furent considérablement améliorées par le choix que l'in fit comme ministre des affaires étrangères d'un homme de la naissance, des capacités et des talents bien connus de M. de Talleyrand. On ne peut nier non plus que pendant le Consulat et la première période de l'Empire, l'expérience, la sagacité et le tact du diplomate accompli n'aient été éminemment utiles au guerrier jeune, ardent et mal élevé que son fier génie avait placé à la tête de l'État. L'assistance de M. de Talleyrand fut inestimable pour Louis XVIII, quand ce souverain recouvra son trône, et Louis-Philippe dut en grande partie, à la mission que M. de Talleyrand consentit à accepter pour Londres, le respect qui fut accordé si promptement, par les gouvernements étrangers, à sou autorité acquise en un jour. Il faut encore que je répète ici ce sur quoi j'ai déjà appelé l'attention. Aucun parti n'eut jamais à se plaindre de la trahison ou de l'ingratitude de cet homme d'État, que l'on a si souvent flétri du titre d'inconstant. La ligne de conduite qu'il suivit aux différentes périodes de sa vie si remplie d'événements fut celle que lui traçait naturellement la position dans laquelle il se trouvait, et celle qu'amis et ennemis attendaient de lui. Ceux qu'il abandonna, ce fut après s'être d'abord opposé à leur politique, ceux dont les vues étaient condamnées par l'ordre le plus élevé des intérêts de son pays ; alors seulement commençait son hostilité. On peut trouver assez généralement la règle de sa conduite et la cause de son succès dans sa maxime profonde et bien connue, que : les pensées du plus grand nombre des personnes intelligentes d'un temps, ou d'un pays, sont destinées d'une manière certaine, après plus ou moins de fluctuations, à devenir à la fin l'opinion publique de leur siècle ou de leur société. Toutefois, il faut reconnaître que, pour une nature droite, il y a quelque chose de déplaisant dans l'histoire d'un homme d'État qui a servi différents maîtres et différents systèmes, se faisant le champion de chaque cause au moment où elle triomphait. La raison peut excuser, expliquer ou défendre une telle versatilité ; mais aucune sympathie généreuse ne nous pousse à y applaudir ou à en faire l'éloge. Le talent particulier, saillant de M. de Talleyrand, ainsi que je l'ai montré plus d'une fois, était son tact ; l'art de saisir tout d'abord le point important d'une affaire, le trait particulier du caractère d'un individu, le génie et la tendance d'une époque ! Ses autres qualités venaient s'ajouter à cette qualité dominante, mais elles étaient d'un ordre et d'un degré inférieurs. Sa grande chance fut d'avoir été absent de France pendant les horreurs du comité de salut public ; son grand mérite, d'avoir servi les gouvernements au moment où, en les servant, il servait les intérêts généraux. Son grand défaut, ce fut un amour effréné de l'argent, ou plutôt une absence complète de scrupule quant à la manière dont il l'obtenait. Je n'ai jamais entendu de justification bien claire de sa grande fortune, quoique l'explication que, dit-on, il en donna à Bonaparte : J'ai acheté des fonds publics la veille du 18 brumaire et je les ai revendus le lendemain ne manque ni d'esprit ni d'à propos. Son grand malheur fut d'avoir été ministre des affaires étrangères au moment de l'exécution du duc d'Enghien ; et la partie la plus inexplicable de sa conduite, la déclaration qu'il fit en Angleterre qu'il n'avait rien à voir avec le gouvernement provisoire de Danton, et la déclaration de M. de Chénier à Paris, déclaration confirmée plus tard par M. de Talleyrand lui-même, qu'il était allé en Angleterre en qualité d'agent de Danton. Un extrait du Moniteur du 27 mai 1858, page 1412, citant un extrait de la Gazette des tribunaux, vaut la peine d'être inséré ici : Nous avons dit qu'à la suite du testament du prince de Talleyrand se trouvait une sorte de manifeste, dans lequel le célèbre diplomate exposait les principes qui l'avaient guidé dans sa vie politique, et exprimait sa manière de voir à l'égard de certains événements. Voici, d'après les renseignements que nous avons recueillis, ce que contient en substance cette déclaration, qui porte la date de 1836, et qui, conformément au vœu du testateur, a été lue à la famille et à ses amis assemblés. Le prince déclare qu'avant tout et à tout, il a préféré les vrais intérêts de la France. S'expliquant sur la part qu'il a prise à la rentrée des Bourbons en 1814, il dit que, dans son opinion, les Bourbons ne remontaient pas sur le trône en vertu d'un droit héréditaire et préexistant, et il donne même à entendre que ses conseils et ses avis ne leur manquèrent pas pour les éclairer sur leur vraie position, et sur la conduite qu'ils devaient tenir en conséquence. Il repousse le reproche d'avoir trahi Napoléon : s'il l'a abandonné, c'est lorsqu'il reconnut qu'il ne pouvait plus confondre, comme il l'avait fait jusqu'alors, la France et l'Empereur dans une même affection ; ce ne fut pas sans un vif sentiment de douleur, car il lui devait à peu près toute sa fortune ; il engage ses héritiers à ne jamais l'oublier, à le répéter à leurs enfants, et ceux-ci à ceux qui naîtront d'eux, afin, dit-il, que si quelque jour un homme du nom de Bonaparte se trouvait dans le besoin, ils s'empressassent de lui donner aide, secours et assistance. Répondant à ceux qui lui reprochent d'avoir servi successivement tous les gouvernements, il déclare qu'il ne s'en est fait aucun scrupule, et qu'il a agi ainsi, guidé par cette pensée que, dans quelque situation que fût un pays, il y avait toujours moyen de lui faire du bien, et que c'était à opérer ce bien que devait s'appliquer un homme d'État. A supposer que le testament, dont il est parlé ici, existe, c'est un fait très-curieux ; et le témoignage de reconnaissance offert à la famille de Bonaparte est d'autant plus honorable que Talleyrand ne pouvait alors avoir en vue aucune idée de récompense. Quant à l'apologie qu'il présente pour avoir servi toutes les dynasties et toutes les causes, elle ne peut pas s'appliquer à un pays où les hommes publics ont le pouvoir, n'étant plus au gouvernement, de renverser un mauvais gouvernement, comme ils ont, étant au pouvoir, les moyens de faire prospérer un bon gouvernement. Je terminerai par l'appréciation d'un de nies amis de France, qui a ainsi résumé plusieurs de mes propres observations : Enfin, chez M. de Talleyrand, l'aménité et la raison remplaçaient le cœur et la conscience. Avec bien des défauts qui ont terni sa réputation, il avait toutes les qualités qui devaient faire prospérer son ambition. Ses talents, qu'il a employés constamment pour son propre avantage, il les a employés presque aussi constamment pour le bien public. Beaucoup attaqué et peu défendu par ses contemporains, il n'en restera pas moins pour la postérité un des hommes les plus aimables de son temps et un des citoyens les plus illustres de son pays. FIN DE L'OUVRAGE |