ESSAI SUR TALLEYRAND

 

CINQUIÈME PARTIE. — DE LA CHUTE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON, EN 1814, À LA FIN DE L'ADMINISTRATION DE M. DE TALLEYRAND, EN SEPTEMBRE 1815.

 

 

Le comte d'Artois, lieutenant général de France. — Traité du 23 avril pour l'évacuation de la France. — Louis XVIII, contrairement à l'avis de M. de Talleyrand, refuse d'accepter la couronne avec une constitution comme le don de la nation ; mais regardant la couronne comme lui appartenant de droit, il consent à accorder la constitution. — Il forme son gouvernement d'éléments divers, nommant M. de Talleyrand ministre des affaires étrangères. — Il semble bientôt se méfier de ce dernier, et en est jaloux. — Esprit réactionnaire du parti des émigrés et du comte d'Artois. — Traité de Paris. — M. de Talleyrand se rend à Vienne, et dans le cours des négociations, s'arrange pour faire un traité séparé avec l'Autriche et la Grande-Bretagne, et rompre ainsi la solidarité des puissances qui s'étaient coalisées contre la France. — Bonaparte s'échappe de l'île d'Elbe — Nouveau traité contre Napoléon, traité qui a quelque ambiguïté dans les termes, mais qui semble un renouvellement du traité de Paris. — Les Bourbons vont à Gand. — Bonaparte installé aux Tuileries. — M. de Talleyrand se rend à Carlsbad. — Le prince de Metternich et Fouché font des démarches pour la déposition de Napoléon en faveur de la régence de sa femme ; ils ne réussissent pas. — Les alliés adoptent de nouveau Louis XVIII. — M. de Talleyrand se rend à Gand. — Il est d'abord reçu. — Il fait la leçon aux Bourbons. — Il est de nouveau créé ministre. — Il rencontre de l'opposition de la part du parti royaliste et de l'empereur de Russie ; il est faiblement soutenu par l'Angleterre et abandonné par Louis XVIII. — Il donne sa démission.

 

I

 

Telle fut pour le moment l'issue de la longue lutte que M. de Talleyrand avait soutenue contre un homme supérieur à tous les autres par la puissance de ses facultés ; mais qui, à cause de certains défauts inséparables peut-être fie la nature de ces facultés mène, à cause de l'infatuation de son orgueil et de l'excessive puissance de son imagination, fut à la fin vaincu par la patience, la modération et le tact d'un adversaire d'un génie bien inférieur ; cet adversaire, par un singulier pressentiment, il en avait redouté l'hostilité, tout en la provoquant cependant avec une inexplicable insouciance.

J'ai dit que, lorsque M. de Talleyrand s'attacha aux destinées de Napoléon, il attendait de lui, d'abord, son propre avancement, secondement une amélioration de la situation de la France.

Il suivit donc Napoléon avec soumission jusqu'à l'époque où il entrevit clairement que la politique de cc personnage commençait à devenir telle qu'elle ne pourrait ni profiter à un partisan intelligent, ni fonder un empire durable.

Toutefois on ne peut pas dire qu'en se séparant de cette politique, après le traité de Tilsit, il ait abandonné son souverain dans un moment d'adversité.

Jamais la France n'avait paru si grande, ni son souverain aussi bien établi.

Ce ne fut donc pas dans un moment de déclin évident pour la France ou l'empereur, mais dans un moment où, pour un observateur perspicace, il était possible de discerner dans la politique dur monarque une tendance qui, si elle était-favorisée, arriverait, un peu plus tôt ou un peu plus tard, à plonger le pays et son souverain dans d'inextricables calamités, que le prince de Bénévent se détacha tranquillement du char qui portait l'illustre soldat et sa fortuné.

Même alors il ne fit guère autre chose qu'exprimer avec modération les convictions qu'il s'était formées ; et il est vrai de dire que son opposition, au moment même où elle fut le plus accentuée, ne s'adressa jamais au personnage qu'il avait servi, mais au système que ce personnage suivait en aveugle.

À mesure que l'horizon devint plus sombre, il ne refusa jamais des avis auxquels les événements donnèrent invariablement raison, et il ne recula jamais devant les services à rendre, lorsqu'on lui permit d'employer les moyens nécessaires pour réussir.

Jusqu'au dernier moment, son infidélité se borna à dominer des conseils qui furent rejetés, et à prendre avec beaucoup de réserve les mesures nécessaires pour préserver jusqu'à un certain point lui-même et son pays de la catastrophe qui se préparait pour son chef. Et ce ne fut que lorsque Napoléon et la nation devinrent deux choses distinctes, et qu'il parut nécessaire de perdre l'un afin de sauver l'autre, que M. de Talleyrand conspira contre l'homme qui, il faut le dire, ne demandait jamais le dévouement du cœur en exigeant une obéissance aveugle.

Il n'y avait rien sur la terre que Napoléon n'aurait sacrifié, et, en effet, il sacrifia tout sans scrupule, pour servir ses vues personnelles. Il disait et se persuadait, je crois, que ces vues allaient au bonheur et à la gloire de la France. Il faut admettre que, derrière son égoïsme, il y avait une grande et noble idée ; mais ceux qui avaient la certitude qu'il se trompait n'étaient pas obligés de subordonner aux siennes leurs notions de patriotisme. M. de Talleyrand n'avait jamais été, sa créature, il n'avait pas été tiré par lui de la poussière. Avant que la carrière du général Bonaparte commençât, il était déjà un homme distingué et éminent, et il est à peine juste de dire qu'il a trahi un homme qui pendant les dernières années l'avait abreuvé d'affronts, alors que le plus intime des favoris de cet homme — le maréchal Berthier — dit lui-même à Louis XVIII, au commencement de la Restauration, que la France avait gémi pendant vingt-cinq ans sous le poids de malheurs qui n'avaient disparu qu'en présence de son souverain légitime.

La principale, sinon la seule question douteuse, concernant M. de Talleyrand dans ces affaires, est de savoir si l'avis de placer Louis XVIII sur le trône de France était bon ou mauvais ? quels autres candidats y avait ? Il ne pouvait plus être question de Bonaparte vaincu, Il n'était pas seulement devenu odieux à M. de Talleyrand ; il l'était également à toute l'Europe et à toute la France, si on en excepte les débris épars de son armée.

Il y avait quelque chose à dire en faveur d'une régence avec Marie-Louise ; mais son mari lui-même déclara à Fontainebleau qu'elle était incapable d'agir par elle-même. Si Napoléon était en position de la diriger, le gouvernement était évidemment encore celui de Napoléon. Si elle était dirigée par les maréchaux, on échangeait un empire militaire avec l'ordre et un chef redoutable contre un empire militaire avec le désordre et sans chef ; de plus, Marie-Louise était hors de Paris.

Si elle était restée à Paris, si Napoléon eût péri sur le champ de bataille ou eût été placé quelque part où il fût gardé sûrement, la fille de l'empereur d'Autriche, aidée et dirigée par quatre ou cinq hommes éminents modérés et capables, que les alliés auraient pu lui adjoindre, eût peut-être été plus en rapport avec l'époque que l'héritier à demi oublié de la couronne de Louis XVI ; mais au moment où il fallut faire son choix, cette combinaison avait été mise de côté.

Il y'avait ensuite la maison d'Orléans. Mais cette branche cadette de la famille de Bourbon était personnellement presque aussi inconnue à la France que la branche ainée. D'un autre côté, le nom qui la rattachait à la Révolution n'était pas populaire, même auprès des révolutionnaires. Quant à Bernadotte, un soldat médiocre placé par des étrangers sur le trône de Napoléon eût été une humiliation évidente pour le peuple français. Par conséquent, Louis XVIII était le seul personnage de l'époque qui pût occuper avec quelque dignité le trône vacant, et y servir à représenter un principe, ainsi que le disait M. de Talleyrand.

Dans sa jeunesse, ce prince avait passé pour favorable au gouvernement constitutionnel. Il avait eu pour résidence pendant les dernières années un pays constitutionnel. Il ne s'était jamais fait remarquer pour la force de ses attachements personnels, et en outre, il y avait dans son caractère, ou du moins dans ses manières, une certaine autorité qui permettait de croire qu'il saurait contenir les plus zélés de ses partisans. Ainsi, il semblait probable qu'il accepterait franchement un gouvernement tel que celui de l'Angleterre, gouvernement désiré par la France en 1789, époque dont les idées étaient encore considérées avec respect par les classes intelligentes de la nation française. Il y avait des risques à courir, quelle que fût la résolution que l'on prendrait, mais dans les temps critiques il y a toujours des risques à courir, et tout ce que peut faire un homme d'action, c'est de choisir les moins dangereux.

 

II

 

En tous cas, M. de Talleyrand ayant u.ie fois adopté d'une manière décisive la monarchie légitime avec une constitution, on ne peut mettre en doute qu'il n'ait pou r-suivi cette idée, au milieu de grandes difficultés, avec une grande hardiesse et une grande habileté. Toutefois la partie de la tache qui dépendait de son savoir-faire, de son tact, et de son activité, était alors presque finie ; et le succès ultérieur allait être confié à ceux qui devaient moissonner les fruits de ses efforts. On aura vu, d'après ce que j'ai dit de la constitution votée par le sénat, que Louis XVIII était nommé roi sous la condition qu'il accepterait une constitution, clause contre laquelle les royalistes s'étaient révoltés. Le comte d'Artois, alors hors de Paris et sans position reconnue, insistait pour paraître dans la capitale ; et Napoléon ayant abdiqué le 11, il mit son projet à exécution le 12, prenant le titre de lieutenant général du royaume, titre qu'il prétendait avoir reçu de son frère, mais que son frère, parait-il, ne lui avait jamais donné. Rien n'était plus étrange que la position ainsi créée ; Louis XVIII n'était encore souverain d'après aucun acte national ; et cependant le comte d'Artois prétendait être investi par Louis XVIII de l'autorité royale.

II n'était nullement dans l'intention de ceux qui avaient rappelé la famille de Bourbon de reconnaître en la proclamant un droit antérieur et supérieur devant lequel le pays n'aurait qu'à s'incliner, et cependant ils s'étaient tellement compromis pour la cause des Bourbons, qu'il n'était pas facile de reculer. La résolution à prendre devait être immédiate. Les autorités alors existantes devaient-elles assister, oui ou non, à l'entrée du comte d'Artois ? M. de Talleyrand et le gouvernement provisoire y assistèrent, car leur absence aurait été un scandale ; le sénat n'y assista pas, car sa présence aurait affaibli ses décisions antérieures.

Je me laisse entraîner à insérer un récit animé de cette entrée, non-seulement parce que l'on y sent la franche et vive impression qu'un témoin oculaire a conservée de cette scène, mais parce qu'il donne une description amusante du chemin fait par un mot célèbre qui eut une grande influence sur la popularité première du prince auquel il fut attribué.

Le lendemain, 12 avril, on se mit en marche pour aller au-devant de Monsieur. Le temps était admirable ; c'était un de ces premiers jours du printemps, ravissants sous la température de Paris, où le soleil brille de tout son éclat, et ne distribue qu'une chaleur douce aux germes encore tendres qui sourdent de toutes parts. Quelques fleurs déjà entr'ouvertes, un vert tendre qui commençait à poindre sur les arbres, le chant des oiseaux printaniers, l'air de joie répandu sur les figures, et le vieux refrain du Bon Henri qui marquait la marche, avaient signalé cette entrée comme la fête de l'Espérance. Il y régnait peu d'ordre, mais on y répandait des larmes. Dès qu'on vit paraître le prince, M. de Talleyrand alla à sa rencontre, et en s'appuyant sur le cheval du prince, avec la grâce nonchalante qu'autorise la faiblesse de ses jambes, il lui débita un compliment en quatre lignes, frappé au coin d'une sensibilité exquise. Le prince, qui, de toutes parts se sentait pressé par des Français, était trop ému pour pouvoir répondre ; il dit, d'une voix étouffée par les sanglots : Monsieur de Talleyrand, messieurs, je vous remercie ; je suis trop heureux. Marchons, marchons, je suis trop heureux !

Nous avons entendu depuis, le même prince répondre avec de la présence d'esprit et du bonheur aux harangues qu'on lui faisait, mais pour ceux qui l'ont vu et qui l'ont entendu à son entrée à Paris, il ne fut jamais aussi éloquent que ce jour-là. Le cortège se mit en marche pour Notre-Dame, suivant l'antique usage d'aller porter à Dieu, dans la première église de Paris, les hommages solennels des Français pour chaque événement heureux. La garde nationale formait le fond du cortège, mais il se composait aussi d'officiers russes, prussiens, autrichiens, espagnols, portugais, à la tête desquels le prince apparaissait comme un ange de paix descendu au milieu de la grande famille européenne. Depuis la barrière de Bondy jusqu'au parvis Notre-Dame, il n'y avait pas une fenêtre qui ne fût garnie de figures rayonnantes de joie. Le peuple, répandu dans les rues, poursuivait le prince de ses applaudissements et de ses cris. A peine pouvait-il avancer au milieu de l'ivresse générale, et il répondit à quelqu'un qui voulait écarter de si douces entraves : Laissez, monsieur, laissez, j'arriverai toujours trop tôt.

C'est ainsi que le prince fut, s'il est permis de le dire, porté jusqu'à Notre-Dame sur les cœurs des Français ; et à son entrée dans le sanctuaire, lorsqu'il se prosterna aux pieds de l'autel qui avait, durant tant de siècles, reçu les prières de ses pères, un rayon de lumière très-vive vint frapper sur sa figure et lui imprima je ne sais quoi de céleste. Il priait avec ardeur ; tous priaient avec lui. Des larmes mouillaient nos yeux ; il eu échappait aux étrangers eux-mêmes. Oh ! avec quelle vérité, avec quelle ardeur, chaque strophe de l'hymne de la reconnaissance était poussée vers les cieux ! A la fin de la cérémonie, de vieux serviteurs du prince qui avaient pleuré trente ans son absence embrassaient ses genoux, et il les relevait avec cette grâce du cœur si touchante et qui lui est si naturelle. Le retour de Notre-Dame aux Tuileries ne fut pas moins animé, moins heureux, et, parvenu dans la cour du palais, le prince descendit de cheval et adressa à la garde nationale une allocution parfaitement appliquée à la situation. Il prit la main à plusieurs officiers et soldats, les pria de se souvenir de ce beau jour, et leur protesta que lui-même ne l'oublierait jamais. Je fis ouvrir devant le prince les portes du palais et j'eus l'honneur de l'introduire dans l'aile qu'il devait habiter.

Je lui demandai ses ordres pour le reste de la journée, et l'heure à laquelle je devais me présenter le lendemain pour le travail. Le prince paraissait hésiter s'il me laisserait partir ou me retiendrait. Je crus m'apercevoir que c'était indulgence de sa part, et je lui dis que je craindrais de l'occuper une minute de plus, parce que je le supposais fatigué, et c'est à moi qu'il répondit : Comment voulez-vous que je sois fatigué ? C'est le seul jour de bonheur que j'ai goûté depuis trente ans. Ah ! monsieur, quelle belle journée ! Dites que je suis heureux et satisfait de tout le monde. Voilà mes ordres pour aujourd'huià demain ; à neuf heures du matin.

En quittant le prince, je repris mon travail ordinaire et je le quittai sur les onze heures du soir pour la censure. Ce n'est pas cela, dit M. de Talleyrand, Monsieur ne fait pas d'antithèses et pas la plus petite fleur de rhétorique. Soyez court, soyez simple, et dites ce qui convient davantage à celui qui parle et à ceux qui écoutent ; voilà tout !Il me semble, reprit M. Pasquier, que ce qui agite bon nombre d'esprits est la crainte des changements que doit occasionner le retour des princes de la maison de Bourbon ; il faudrait peut-être toucher à ce point, mais avec délicatesse. — Bien ! et je le recommande, dit M. de Talleyrand. J'essaye une nouvelle version et je suis renvoyé une seconde fois, parce que j'ai été trop long et que le style est apprêté. Enfin j'accouche de celle qui est au Moniteur, et où je fais dire au prince : Plus de divisions : la paix et la France ; je la revois enfin ! rien n'y est changé, si ce n'est qu'il s'y trouve un Français de plus. — Pour cette fois, je me rends ! reprit enfin le grand censeur, c'est bien là le discours de Monsieur, et je vous réponds que c'est lui qui l'a fait ; vous pouvez être tranquille à présent. Et en effet le mot fit fortune : les journaux s'en emparèrent comme d'un à-propos heureux ; on le reproduisit aussi comme un engagement pris par le prince, et le mot : un Français de plus ! devint le passeport obligé des harangues qui vinrent pleuvoir de toutes parts. Le prince ne dédaigna pas de le commenter dans ses réponses, et la prophétie de M. de Talleyrand fut complètement réalisée.

 

III

 

Le spectacle qui vient d'être décrit était gai, mais la gaieté n'était qu'à la surface des choses.

Le danger auquel j'ai fait allusion était là, voilé par cette gaieté, mais non moins menaçant.

Le sénat n'était pas allé à la rencontre du duc d'Artois, et il n'avait pas assisté au Te Deum. On pouvait dire que les membres du gouvernement provisoire l'avaient fait ; mais néanmoins, l'absence du sénat avait été remarquée.

On se décida à ne pas laisser les choses dans l'incertitude ; on voulut arriver à savoir clairement si le comte d'Artois avait l'intention de mépriser les autorités nationales ou de s'y soumettre.

Il était important que cette question fût résolue dans le plus court délai possible.

Le 15 et le 14 avril se passèrent en négociations. Napoléon était encore en France. Deux corps d'armée n'avaient pas encore consenti à donner leur adhésion au nouvel ordre de choses.

Les alliés avaient solennellement déclaré que le gouvernement français serait celui que choisirait le sénat et non celui que choisirait Louis XVIII.

Néanmoins, tout le tact et toute la patience de M. de Talleyrand furent nécessaires pour décider le comte d'Artois et les zélés de son parti à agir avec une prudence ordinaire.

A la fin, on en vint à arranger les choses de cette manière : Le sénat, croyant savoir que des principes constitutionnels animaient le cœur du comte d'Artois, lui offrit la lieutenance générale de France.

Le comte d'Artois accepta lé poste, disant qu'il ne pouvait prendre sur lui de sanctionner la constitution du sénat dont il avait pris connaissance, mais qui devrait être examinée par le roi, mais qu'il pouvait néanmoins affirmer d'une manière certaine que Sa Majesté en accepterait les traits principaux.

A huit heures du soir, le sénat se présenta aux Tuileries, ayant en tête son président, M. de Talleyrand. Ce personnage, si bien fait pour les représentations où il fallait tempérer la fermeté par une exquise politesse, s'approcha du prince, et, selon sa coutume, s'appuyant sin' une canne, la tête penchée sur l'épaule, lut un discours à la fois fier et adroit, dans lequel il expliquait la conduite du sénat sans l'excuser, car elle n'avait pas besoin d'excuse.

Le sénat, disait-il, a provoqué le retour de votre auguste maison au trône de France. Trop instruit par le présent et le passé, il désire avec la nation affermir pour jamais l'autorité royale sur une juste division des pouvoirs, et sur la liberté publique, seules garanties du bonheur et des intérêts de tous.

Le sénat, persuadé que les principes de la constitution nouvelle sont dans votre cœur, vous défère, par le décret que j'ai l'honneur de vous présenter le titre de lieutenant général du royaume jusqu'à l'arrivée du roi votre auguste frère. Notre respectueuse confiance ne peut mieux honorer l'antique loyauté qui vous fut transmise par vos ancêtres.

Monseigneur, le sénat, en ces moments d'allégresse publique, obligé de rester en apparence plus calme sur la limite de ses devoirs, n'en est pas moins pénétré des sentiments universels. Votre Altesse Royale lira dans nos cœurs à travers la retenue même de notre langage.

 

M. de Talleyrand joignit à ces paroles fermes et respectueuses les protestations de dévouement qui étaient alors dans toutes les bouches ; il y mit de moins la banalité et la bassesse qui se rencontraient dans presque toutes.

Le prince répondit par le texte de la déclaration convenue. Messieurs, dit-il, j'ai pris connaissance de l'acte constitutionnel qui rappelle au trône de France le roi mon auguste frère. de n'ai point reçu de lui le pouvoir d'accepter la constitution, mais je connais ses sentiments et ses principes, et je ne crains pas d'être désavoué en assurant en son nom qu'il en admettra les bases.

Après cet engagement explicite, la déclaration énumérait les bases elles-mêmes, c'est-à-dire la division des pouvoirs, le partage du gouvernement entre le roi et les chambres, la responsabilité des ministres, le vote de l'impôt par la nation, la liberté de la presse, la liberté individuelle, la liberté des cultes, l'inamovibilité des juges, le maintien de la dette publique, des ventes dites nationales, de la Légion d'honneur, des grades et dotations de l'armée, l'oubli des votes et actes antérieurs, etc. J'espère, ajouta le prince, que l'énumération de ces conditions vous suffit, et comprend toutes les garanties qui peuvent assurer la liberté et le repos de la France[1].

Le gouvernement fut ainsi installé jusqu'à l'arrivée de Louis XVIII ; et le 23, M. de Talleyrand, avec l'autorisation de Son Altesse royale, signa le traité qui obligeait les années étrangères à quitter la France, et les troupes françaises à évacuer les forteresses qu'elles occupaient encore hors de France.

 

IV

 

La question étrangère, la plus tirette, fut ainsi réglée ; mais la condition permanente des affaires intérieures dépendait encore des arrangements qui seraient finalement conclus avec Louis XVIII, quoique l'arrangement, dont je viens de parler, établit quelque chose comme un principe en faveur d'une constitution.

M. de Talleyrand, excessivement inquiet à ce sujet, avait envoyé M. de Liancourt au roi, dans l'espoir que Sa Majesté recevrait confidentiellement son messager. Il est vrai que M. de Talleyrand fut averti que le duc de Liancourt, qui avait appartenu à la révolution, ne serait pas bien reçu par le monarque de la restauration si, un certain noble, M. de Blacas, était à ses côtés.

Mais le prince de Bénévent traita cette idée du haut de sa grandeur. Quoi ! le souverain qui lui devait son trône à lui, M. de Talleyrand, ce souverain qui était à la fois indolent et ambitieux, qui ne savait rien du pays dans lequel il allait paraitre, pays dans lequel il n'avait pas de partisans qui pussent le diriger de leurs conseils ou l'aider de leur influence, et dans lequel étaient encore les souverains dont M. de Talleyrand avait été l'allié — ce souverain refuserait de recevoir un homme de première notabilité et de haute naissance, et universellement aimé, parce qu'il aurait pris la même part, joué le même rôle que M. de Talleyrand lui-même dans les affaires publiques des temps passés, et cela alors que la nouvelle souveraineté devrait s'appuyer sur tous les partis et sur toutes les opinions, et de plus avoir à sa base une constitution : la chose était impossible ! M. de Talleyrand répondit à la personne qui lui donnait cet avis :

Je sais tout cela mieux que vous, mais il ne faut pas qu'il en reste de trace dans l'esprit du roi, et c'est pour que l'oubli soit patent que j'ai choisi le duc de Liancourt ; c'est l'homme du pays ; il y fait du bien à tout le monde, il est placé pour en faire au roi, et je vous proteste qu'il sera bien reçu. Ce qui est passé est passé : la nature n'a pas donné aux hommes d'yeux par derrière ; c'est de ce qui est devant qu'il faut s'occuper, et il nous restera encore assez à faire. Mais cependant, si M. de Liancourt trouvait de la difficulté à approcher du roi ? car on s'accorde à dire qu'il est sous le joug d'un M. de Blacas, qui ne laisse aborder que ceux qui lui conviennent. Qu'est-ce que ce Blacas ? Je ne sais pas d'où il vient et me soucie assez peu de le savoir. Nous allons entrer dans un régime constitutionnel, où le crédit se mesurera sur la capacité. C'est par la tribune et les affaires que les hommes prendront désormais leur place,  et se chargera qui voudra d'épier le moment du lever et de vider les poches du roi à son coucher.

M. de Liancourt était en effet parti, et partageant l'illusion de M. de Talleyrand, il croyait aller reprendre sans difficulté auprès du roi l'exercice de son ancienne charge de maitre de la garde-robe. Tous deux avaient notablement compté sans leur hôte. M. de Liancourt ne vit point le roi, mais seulement M. de Blacas, qui le congédia avec la politesse froide qui ne lui manqua jamais. Le hasard me fit rencontrer M. de Liancourt au retour, et avant qu'il eût pu voir M. de Talleyrand, je lui demandai comment il avait été reçu. Il me répondit : Mal, très-mal, ou, pour mieux dire, pas du tout. Il y a là un certain M. de Blacas, qui garde les avenues et vous croyez bien que je ne me suis pas abaissé à lutter contre lui ; au reste, je crains fort que M. de Talleyrand n'ait donné dans un piège : les princes vont nous revenir les mêmes que lorsqu'ils nous ont quittés.

Le roi nous fut bientôt annoncé ; les affaires se pressaient les unes sur les autres de telle sorte qu'à peine l'insuccès de M. de Liancourt put effleurer l'attention. Il fallait, toutefois, qu'il eût donné beaucoup à penser à M. de Talleyrand, car il n'en parlait à personne[2].

 

En envoyant à Louis XVIII le personnage qu'il avait choisi, M. de Talleyrand avait l'idée de compromettre le roi, de l'engager tout de suite 'dans le parti auquel appartenait ce personnage, dans le parti que formaient les hommes modérés du commencement de la révolution : hommes qui, par opinion, étaient en faveur de la monarchie constitutionnelle, mais qui avaient été tellement en rapport avec des personnes de tous les partis et de toutes les opinions, qu'ils étaient au courant de tout et avaient partout des amis. Dans ce parti il voyait un centre qui pouvait rapprocher les lignes divergentes, une colonne vertébrale, si l'on peut ainsi parler, à laquelle pourraient venir se rattacher les membres épars de cette société si grande et si complexe du sein de laquelle il fallait tirer un nouveau gouvernement. Le projet n'était pas mauvais, et il est probable qu'il aurait réussi pendant les premiers jours d'un triomphe incertain.

Mais la popularité inespérée de sa famille, l'acceptation générale de la cocarde blanche, les rapports de ses frères et des royalistes ardents, rapports qui ne manquaient pas de lui parvenir avec des exagérations, et enfin l'abdication définitive de Napoléon, créaient une nouvelle phase dans les affaires de Louis, et, indécis sur ce qu'il devait faire, il se décida à ne rien faire avant son arrivée en France.

Ceci suffit pour montrer à M. de Talleyrand, qui dans la suite n'oublia pas M. de Blacas, qu'il y aurait auprès du nouveau roi un petit cercle d'où il serait banni ; que le roi n'avait l'intention, ni de se confier à lui, ni de l'offenser ; qu'il n'y avait pas à former de système, que, s'il ne rompait pas avec le souverain, sur la tête duquel quelques jours auparavant il avait placé une couronne, il aurait à s'accommoder aux préjugés et à s'arranger avec les favoris de ce souverain. Il n'y avait pas encore de motifs suffisants pour une rupture.

Les événements allaient bientôt se prononcer, et fournir les éléments d'une ligne de conduite décisive. En attendant, il fallait sacrifier la politique de principe à la politique d'habileté.

S'il avait été consulté, il n'aurait certainement pas conseillé à Louis XVIII, qui fit le 20 une espèce d'entrée triomphale à Londres, de dire qu'il devait sa couronne au prince régent ; c'était en effet mettre de côté l'empereur Alexandre, qui était encore à Paris, et le sénat et le corps législatif, qui étaient alors les seuls organes constitués des désirs de la nation, et la seule autorité à laquelle obéissaient si facilement l'armée française et le peuple français. Mais il alla à la rencontre de Sa Majesté à Compiègne, où Louis avait décidé de séjourner trois ou quatre jours avant d'entrer à Paris et de prendre ses résolutions ultérieures. Il eût été curieux d'assister à cette rencontre.

Chacun de ces deux personnages était à sa manière un acteur consommé, et chacun d'eux, prétendant à la supériorité, était décidé à ne pas se laisser dominer par l'autre. Depuis quelques années, Louis s'était exercé au rôle de roi avec d'autant plus de soin et une attention d'autant plus minutieuse qu'il n'était roi que de nom. Talleyrand avait été accoutumé dès sa jeunesse aux plus hautes positions de la société ; pendant les dernières années il avait été admis dans l'intimité des souverains, avait été traité par eux avec.les phis grands égards, sinon sur un pied d'égalité ; et il venait de disposer du sort de la France. Le descendant des rois avait l'intention de produire tout de suite sur son puissant sujet l'impression d'un roi, en prenant ces airs de royauté pour lesquels il était célèbre.

L'ancien évêque, noble et diplomate, était préparé à tenir tête à ces airs de royauté avec la nonchalance respectueuse et bien élevée d'un homme du inonde, qui avait le sentiment de sa propre valeur, et la déférence naturelle mais non obséquieuse d'un grand ministre vis-à-vis d'un monarque constitutionnel. Il est probable que ni l'un ni l'autre ne dit ce qu'il avait l'intention de dire, ou ce que lui prêtent les contemporains ; mais l'on raconte que Louis donna à entendre à M. de Talleyrand, qu'en restant tranquille et satisfait jusqu'à ce que la Providence lui eût placé la couronne sur la tête, il avait rempli le rôle qui convient au prince et au philosophe, agissant avec bien plus de dignité et de sagesse que les hommes d'action affairés qui, pendant ce temps, s'étaient occupés de leur avancement personnel.

D'un autre côté, lorsque Sa Majesté, désirant peut-être effacer l'impression d'observations qui, en somme, n'étaient pas flatteuses, parla avec admiration des talents de M. de Talleyrand, et lui demanda, comment il s'était arrangé pour renverser le directoire d'abord, puis enfin Bonaparte, on raconte que M. de Talleyrand répondit avec une sorte de naïveté qu'il pouvait affecter, quand cela lui convenait :

Mon Dieu, Sire, je n'ai rien fait pour cela. C'est quelque chose d'inexplicable que j'ai en moi et qui porte malheur aux gouvernements qui me négligent. Enfin, quant aux choses essentielles, le roi, sans entrer dans beaucoup de détails, paraît avoir donné à entendre à M. de Talleyrand que la France aurait une constitution, et lui, M. de Talleyrand, l'administration des affaires étrangères.

C'était tout ce que M. de Talleyrand pouvait alors espérer. Il essaya néanmoins, dans une autre occasion, de persuader au monarque légitime que son trône ne pourrait qu'acquérir une solidité plus grande s'il était accepté comme le don spontané de la nation. Un homme réellement grand se trouvant à la place de Louis aurait probablement provoqué un vote par le suffrage universel ; le simple fait de l'appel à un vote de ce genre aurait obtenu 'un assentiment universel produit par un enthousiasme universel ; et par le fait un tel vote en faveur d'un roi qui avait pour lui la légitimité aurait en même temps raffermi la force du principe légitimiste.

Un homme très-prudent n'aurait pas couru ce risque ; il aurait beaucoup appuyé sur le vote du sénat, puisqu'il avait été donné, et il aurait eu l'air de croire que c'était moins encore un hommage à sa personne qu'une reconnaissance des droits de sa race.

Mais un homme orgueilleux et vain ne pouvait pas se dépouiller si aisément d'un titre particulier qu'il était seul à posséder. Un homme, quel qu'il soit, pouvait être nommé roi des Français ; mais Louis XVIII seul pouvait être le légitime roi de France. Ce droit héréditaire au trône était une propriété personnelle. Il s'en était prévalu dans l'exil : il était résolu à l'affirmer en arrivant au pouvoir ; et comme M. de Talleyrand se disposait à continuer la discussion, il l'interrompit tout court, suivant des témoignages contemporains, en disant avec un sourire poli, mais quelque peu cynique :

Vous me demandez d'accepter de vous une constitution, et vous ne voulez pas en accepter une de ma part. C'est très-naturel ; mais, mon cher monsieur de Talleyrand, alors, moi, je serai debout, et vous assis.

 

V

 

L'observation qui vient d'être rapportée n'admettait aucune réplique. Cependant Louis eut le bon sens de comprendre qu'il ne pouvait entrer à Paris sans quelques explications, et sans la promesse donnée plus ou moins explicitement, d'un gouvernement représentatif. Différent en cela du comte d'Artois, il n'éprouvait aucune espèce de difficulté à donner sa promesse, et était même disposé à se concerter avec son ministre, pour savoir quelle serait la manière la plus heureuse et la plus populaire d'accorder les garanties qu'il voulait offrir sans abandonner le point sur lequel il était résolu à insister.

Cependant la première chose à arranger était une entrevue entre le souverain qui avait pris possession de la couronne comme d'une chose sur laquelle il avait des droits, et le sénat qui la lui avait offerte à certaines conditions.

Cette entrevue eut lieu le 1er mai à Saint-Ouen, petit village près Paris, où le roi invita le sénat à venir sa rencontre. M. de Talleyrand, en présentant ce corps, prononça un discours composé avec beaucoup d'art, et parla pour les deux parties à la fois. Il dit que la nation, instruite par l'expérience, se précipitai t, pour le saluer, au-devant de son souverain qui revenait prendre possession du trône de ses ancêtres ; que le sénat, participant aux sentiments de la nation, faisait la même chose ; que, d'un autre côté, le monarque, guidé par sa sagesse, allait donner à la France des institutions en rapport avec son génie et avec l'esprit de l'époque : qu'une Charte constitutionnelle — c'était le titre que le roi avait choisi — unirait tous les intérêts à celui du trône, et fortifierait la volonté royale du concours de toutes les volontés ; que personne mieux que Sa Majesté ne connaissait la valeur d'institutions mises si heureusement à l'épreuve par un peuple voisin, d'institutions qui étaient un appui, et non un obstacle, pour tous les rois qui aimaient les lois et étaient les pères de leur peuple.

Quelques mots du roi, confirmant ce qu'avait dit M. de Talleyrand, ne laissèrent rien à désirer ; et le 5 mai, on publia la fameuse Déclaration de Saint-Ouen, qui, après avoir établi qu'il y avait beaucoup de bonnes choses dans la constitution proposée par le sénat le 6 avril, et que ces bonnes choses seraient maintenues, ajoutait que, cependant, quelques-uns des articles de cette constitution portaient l'empreinte de la précipitation avec laquelle ils avaient été composés, et devraient en conséquence être réformés ; mais que Sa Majesté avait l'intention bien arrêtée de donner à la France une constitution qui renfermerait toutes les libertés que pouvaient désirer les Français, et que le projet d'une telle constitution serait sous peu présenté aux chambres. Louis XVIII, ainsi précédé, entra à Paris, où ou lui lit un accueil passable, et, s'établissant dans le palais de ses ancêtres, commença à s'y installer en prince qui compte y finir ses jours.

Sa première pensée fut de reconstituer sa maison, et en le faisant, il nomma grand aumônier M. de Talleyrand-Périgord. Il y avait aussi à former le nouveau ministère, et M. de Talleyrand y figura comme ministre des affaires étrangères, et fut honoré du titre de prince, quoiqu'il ne pût plus y ajouter : de Bénévent.

Les autres personnes nommées dans le nouveau ministère, et qui plus tard attirèrent l'attention, furent l'abbé de Montesquiou, ministre de l'intérieur, gentilhomme instruit et qui ne manquait pas de talent, mais qui n'avait point l'habitude des affaires, et royaliste par préjugé autant que par principe — M. Guizot, soit dit en passant, commença sa carrière sous M. de Montesquiou —, et l'abbé Louis, ministre des finances, dont les capacités financières étaient universellement reconnues.

Mais le plus important ministre du temps était le ministre de la maison du roi, ce certain M. de Blacas dont M. de Talleyrand avait appris de bonne heure à connaitre l'influence sur Louis XVIII. M. de Blacas était un de ces gentilshommes de la noblesse de second ordre, qui souvent produisent plutôt sur le vulgaire l'effet de grands seigneurs, que les nobles de la première classe, parce qu'ils ajoutent une dignité feinte à la dignité naturelle qui est ordinairement l'apanage de ceux qui depuis leur enfance ont été traités avec distinction.

Il était d'un âge moyen, bel homme, affable, instruit, grand amateur de médailles, très-vain de sa faveur de cour, qui avait pour point de départ toutes.les faiblesses morales et physiques de son maitre, et il avait une confiance absolue dans l'indestructibilité d'un édifice qu'il avait vu cependant sortir de ses ruines et de ses cendres.

Il avait de plus une telle confiance dans sa propre capacité, qu'il croyait impossible que quelqu'un vint à la mettre en doute, si ce n'est un fou insigne ou un ennemi personnel rempli de mauvais vouloir.

C'était par son canal que passaient les résolutions du roi sur toutes les affaires ; il n'y avait d'exception que pour les affaires étrangères ; celles-ci, M. de Talleyrand les traitait directement avec Sa Majesté.

Un gouvernement se trouva ainsi formé, et le premier devoir de ce gouvernement fut de faire un traité de paix avec les puissances victorieuses. M. de Talleyrand eut, nécessairement, la conduite de cette négociation. U y avait deux questions à résoudre : l'une, les arrangements entre les potentats européens qui avaient à donner des possesseurs aux territoires qu'ils avaient repris à la France ; et l'autre, les arrangements qui devaient être faits entre la France et ces potentats.

Quelques personnes pensaient qu'il serait possible de traiter les deux questions à la fois, et que la France devrait être admise à un congrès où les questions particulières entre la France et l'Europe, et celles qui avaient à être décidées par les souverains européens entre eux, pourraient être réglées de concert[3]. Mais un peu de réflexion suffira, je pense, pour montrer que les questions qui étaient pendantes entre la France et l'Europe, et celles qu'il s'agissait de régler entre les différents États de l'Europe hier encore coalisés contre la France, étaient parfaitement distinctes.

De plus, il aurait été absurde, et en conséquence, impossible pour la France d'exiger que toutes les affaires qui avaient à être arrangées comme résultant de la dernière guerre avec la France, fussent traitées en France.

La capitale de la France était l'endroit qu'il convenait le mieux de choisir pour traiter des intérêts français.

La capitale d'un des alliés était l'endroit où il était naturel de discuter les affaires entre les alliés. Paris fut donc choisi dans le premier cas, et Vienne dans le second.

Toutefois, les alliés s'étaient sans aucun doute placés dans une fausse position à l'égard de la nation française, et cela se fit sentir quand il fut question de conclure la paix.

Ils avaient déclaré qu'ils séparaient Napoléon de la France, qu'ils ne faisaient la guerre que contre le despote français, et qu'ils feraient au pays de meilleures conditions qu'ils ne pouvaient en faire à l'empereur.

M. de Talleyrand, par conséquent, s'avança en disant : Eh bien, vous consentiez à donner à Napoléon les anciennes limites de la monarchie française ; que donnerez-vous à la France ?

Les alliés répondirent, comme l'on pouvait s'y attendre, que les promesses auxquelles on se reportait étaient vagues, qu'ils ne pouvaient disposer de la propriété des autres ; que la France n'avait rien de légitime si ce n'est ce qu'elle possédait avant une succession de conquêtes ressemblant à un pillage ; que les alliés avaient en main, il est vrai, les territoires conquis repris aux Français, mais qu'ils ne pouvaient les rendre à des maures qui n'avaient aucun droit de les posséder ;que l'avis général était que la France devait reprendre ses anciennes limites, et que, lorsque le 23 avril les alliés s'étaient engagés à retirer leurs troupes du territoire français, ils entendaient par là le territoire de l'ancienne France. Il ne pouvait être question d'autre chose. Toutefois, M. de Talleyrand obtint les frontières de 1792, et non celles de 1790, et, en arrondissant ces frontières, il ajouta quelques forteresses et quelques habitants au royaume de Louis XVI.

De plus, Paris resta maître, et on lui permit de s'en vanter, de toutes les œuvres d'art ravies aux autres nations ; c'était en faire en quelque sorte la capitale artistique du inonde.

Mais un résultat si borné, les horreurs de la guerre une fois finies, n'arriva pas à faire que cette paix satisfit le peuple français, et nous trouvons dans divers ouvrages des réflexions sur l'inconcevable légèreté de M. de Talleyrand, qui ne sut pas se procurer des conditions plus avantageuses.

Je confesse que l'Europe n'aurait jamais dû faire de promesses compromettantes, et qu'elle aurait dû accomplir généreusement ses promesses quelles qu'elles fussent, du moment qu'elle les avait faites ; mais, en somme, la France qui dans ses conquêtes avait dépouillé toutes les puissances, aurait dû are satisfaite quand, la saison des victoires ayant passé pour elle, ces puissances consentaient à lui laisser ce qu'elle avait possédé dans l'origine.

Pauvre M. de Talleyrand ! il supporta avec une indifférence pleine de dignité tous les reproches absurdes qui lui furent adressés, même l'accusation qu'on porta alors contre lui d'avoir signé le traité d'avril, par lequel le gouvernement provisoire, ne se sentant pas la force de conserver les forteresses occupées encore hors de France par des troupes françaises, quand l'évacuation en était réclamée par une armée ennemie campée au cœur de Paris, y renonça à condition que la France elle-même serait évacuée. Monsieur de Talleyrand, vous semblez avoir été bien pressé de signer ce malheureux traité, dit le duc de Berry. — Hélas ! oui, monseigneur ; j'étais très-pressé. Il y a des sénateurs qui disent que j'étais très-pressé qu'on offrit la couronne à votre royale maison ; couronne que sans cela elle n'aurait peut-être pas eue.

Vous faites observer, monseigneur, que j'étais très-pressé d'abandonner des forteresses qu'il ne nous était pas possible de garder. Hélas ! oui, monseigneur, j'étais très-pressé. Mais savez-vous, monseigneur, ce qui serait arrivé si j'avais tardé à proposer Louis XVIII aux alliés, et si j'avais refusé de signer avec eux le traité du 23 avril ? Non, vous ne savez pas ce qui serait arrivé ! ni moi non plus. Mais en tous cas vous pouvez être bien sûr que nous ne discuterions pas à l'heure qu'il est un acte du prince votre père.

Dans une autre circonstance très-rapprochée de celle-là, comme le fils de Charles X parlait d'une manière triomphante de ce' que la France pourrait faire lorsqu'elle aurait à sa disposition les trois cent mille hommes qui avaient été renfermés en Allemagne, Talleyrand, qui était assis à peu de distance et qui n'avait pas eu l'air d'écouter, se leva, et s'approchant lentement du duc de Berry, lui dit, les yeux à demi fermés et d'un air de doute inquisiteur : Et pensez-vous réellement, monseigneur, que ces trois cent mille hommes puissent nous être de quelque utilité ?De quelque utilité ? certainement. — Hem ! dit M. de Talleyrand en regardant fixement le duc, vous le pensez réellement, monseigneur ; je ne savais pas ; car vous les aurez, grâce à ce malheureux traité du 25 avril !

Le plus curieux, c'est que Charles X avait regardé ce traité comme le grand acte de sa vie, jusqu'au moment où son fils lui dit que ç'avait été une grande bévue ; et il ne sut pas alors s'il devait le défendre pour sa propre gloire, ou en rejeter tout le blâme sur M. de Talleyrand.

 

VI

 

Un traité de paix ayant été finalement conclu entre France et l'Europe le 50 mai 1814, l'anneau suivant dans la chaine des événements fut la promulgation de la constitution promise depuis longtemps ; car les souverains qui étaient encore â Paris et avec qui la restauration avait commencé, désiraient vivement quitter cette ville ; et ils disaient qu'ils ne pourraient le faire que lorsque les promesses qu'ils avaient faites à la nation française auraient été exécutées.

Le 4 juin fut donc fixé pour cet acte national, Le roi avait promis, ainsi qu'on l'a vu, que le cadre d'une constitution serait soumis au sénat et au corps législatif, Il désigna l'abbé de Montesquiou, que nous avons déjà nommé, et un M. Ferrand, personnage ayant une certaine importance dans le parti royaliste, pour esquisser les contours de ce grand travail, leur adjoignant M. Beugnot, homme du monde, homme d'esprit, dont les principes n'avaient rien d'austère, mais qui écrivait d'une plume facile et souple ; ce travail fait, il fut soumis au roi qui l'approuva, et déféré à deux commissions, l'une choisie dans le sein du sénat et l'autre dans le sein du corps législatif, le roi se réservant le droit de décider des points en litige.

Le résultat fut en général satisfaisant : la constitution avait bien été faite de manière à avoir l'air d'être un don, une faveur de l'autorité royale, mais elle n'en contenait pas moins les conditions essentielles d'un gouvernement représentatif. L'égalité devant la loi et devant l'impôt, l'admissibilité de tous aux emplois publics, l'inviolabilité du monarque, la responsabilité des ministres, la liberté des cultes, la nécessité du vote annuel des budgets annuels ; et, enfin, les Français avaient la permission d'imprimer et de publier leurs opinions, sous l'empire de lois qui ne se proposeraient que de réprimer l'abus d'une telle liberté.

Il devait y avoir une chambre basse, le cens serait pour les électeurs de trois cents francs d'impôts directs, et de mille francs pour les éligibles.

La première chambre ne fut pas alors rendue héréditaire, quoique le roi pût créer des titres de pairie héréditaire. Une grande partie du sénat, les ducs et les pairs d'avant la révolution, et d'autres personnages de distinction, formèrent la chambre des pairs. Le corps législatif impérial devait jouer le rôle de chambre basse ou chambre des députés, jusqu'à ce qu'expirât le temps pour lequel les membres avaient été choisis. Ceux des sénateurs, qui n'avaient pas été inscrits sur la liste de la pairie, avaient droit à leur ancien traitement comme à une pension.

Le roi tint à ce que la nouvelle constitution fût appelée charte constitutionnelle, charte étant un vieux mot employé autrefois par les rois, et qu'elle fût datée de la dix-neuvième aimée de son règne.

Le préambule contenait aussi ces paroles : Le roi, dans l'entière possession de ses pleins droits sur ce beau royaume, désire seulement exercer l'autorité qu'il tient de Dieu et de ses ancêtres, en fixant lui-même les bornes de son propre pouvoir. Phrase qui ressemble quelque peu à cette phrase de Bolingbroke : La puissance infinie de Dieu est limitée par sa sagesse infinie. On ne peut affirmer que M. de Talleyrand ait eu quelque chose à faire avec la confection de la charte, puisque l'instruction de Louis XVIII à la commission était de tenir tout secret à M. de Talleyrand ; mais c'était le genre de constitution qu'il avait fortement réclamé, et ainsi la restauration s'accomplit d'après le plan qu'il avait entrepris de lui tracer, lorsqu'il obtint les décrets qui déposaient les Bonaparte et rappelaient les Bourbons.

 

VII

 

J'ai dit que M. de Talleyrand, en créant le gouvernement de Louis XVIII, voulait lui donner comme soutien principal, comme colonne vertébrale, si on peut risquer le mot, un parti d'hommes capables, pratiques et populaires, d'opinions modérées. Mais Louis XVIII, par principe, se méfiait de tous les hommes en proportion de leur popularité et de leurs talents, et particulièrement de ses ministres. M. de Talleyrand, par conséquent, était à ses yeux un personnage qui devait être constamment surveillé et constamment soupçonné. Louis XVIII avait aussi en horreur l'idée que sou cabinet fût un ministère, un corps compacte formé d'hommes réunis par une mutuelle entente sur les questions politiques. Son principe était que des chevaux qui se donnent toujours des coups de pied l'un à l'autre, ont moins de chance de s'attaquer à la voiture ; de plus, il trouvait réellement mauvais tout ce qui n'était pas comme trente ans auparavant, quoiqu'il ne voulût pas prendre la peine de le changer, et il soutenait que toute cette nouvelle espèce de personnages à qui il avait affaire étaient des coquins — qu'il n'y avait pas parmi eux un galant homme.

Il trouvait convenable, puisqu'ils étaient là, de les traiter avec courtoisie, avec égards, et politique de temporiser avec eux puisqu'ils avaient en main un certain pouvoir ; mais, à part lui, il les regardait comme des bêtes sauvages, comme des Yahoos de Swift, qui se seraient introduits et installés dans l'écurie, et qu'on en chasserait à coups de pied aussitôt que les chevaux, fortifiés par d'abondantes rations de blé, seraient à la hauteur de l'entreprise.

En attendant, il ne fallait rien risquer, de telle sorte qu'il s'établissait aussi à son aise que possible dans son fauteuil, recevait les visiteurs d'un air qu'un acteur, prêt à jouer le rôle de Louis XIV, aurait bien fait d'étudier ; il écrivait de jolis billets, disait des choses fines et piquantes, et avait l'avantage de se sentir roi jusqu'au bout des ongles.

Tel était le roi de France ; mais il y avait à côté de lui un demi-souverain, le comte d'Artois, qui habitait le pavillon Marsan.

Ce prince, qu'il a été de mode de décrier, je l'estime a quelques égards, plus que son frère ; car s'il n'avait pas une intelligence supérieure, il avait du cœur. Il voulait réellement du bien à son pays : il aurait donné sa vie pour lui, ou du moins il pensait qu'il l'aurait fait : ses intentions étaient excellentes ; mais il comptait, pour lui fournir les moyens de les faire triompher, sur ses idées vieillies et son éducation à la vieille mode. Louis XVIII était plus cultivé, plus cynique, plus faux : il n'aimait la France que vaguement et seulement parce qu'elle était liée à son orgueil et à l'orgueil de sa race : il avait mauvaise opinion du monde en général, mais était disposé à en tirer le plus qu'il pouvait au profit de son propre bien-être, de sa dignité et de sa prospérité. Ce caractère n'était pas aimable, mais sa froideur et sa dureté mettaient le roi à l'abri de la duperie, sinon de la flatterie.

Le comte d'Artois était tout à la fois flatté et trompé ; mais c'était en faisant appel à ses meilleures qualités que ses flatteurs le trompaient. Ils dépeignaient le peuple français comme éminemment et naturellement loyal, et plein de sympathie et de respect pour les descendants de Henri IV et de Louis XIV. Pauvres enfants ! ils avaient été égarés par ceux qui avaient placé à leur tête dans toutes les fonctions de l'État des hommes corrompus : ce qu'il fallait, c'était confier les charges publiques à des hommes de bien, à des hommes loyaux qui eussent servi la famille royale dans l'exil, et sur qui, en un mot, l'on pût compter.

L'Église aussi ce grand moyen de gouvernement et cette source intarissable de paix et de consolation pour les individus — cette gardienne de l'intelligence qui empêche le sentiment de s'égarer dans les régions des fausses théories et des fausses espérances — l'Église avait été traitée avec mépris et indifférence.

L'Église et le trône avaient à se secourir mutuellement, et c'était aux Bourbons à les mettre d'accord. De ces conditions seulement, conditions si claires, si simples, si pieuses et si justes, dépendaient la sécurité et la prospérité de la monarchie. C'était là ce que disaient tous ceux que le comte d'Artois consultait.

L'erreur consistait à prendre le peuple français pour ce qu'il n'était pas, et à ignorer ce qu'il était, à s'imaginer que quelques préfets et quelques prêtres pourraient faire passer tout d'un coup une génération tout entière d'un ordre d'idées à un autre. Mais les doctrines du comte d'Artois plaisaient à Louis XVIII, quoiqu'il ne partageât pas tout à fait la confiance de son frère, et elles plaisaient encore davantage à tous les amis ou favoris qui étaient dans son intimité.

De cette manière, quoiqu'il n'en tilt pas tout à fait convaincu, elles influençaient sa conduite ; conduite qui, toutefois, n'étant pas toujours exactement telle que l'auraient désiré Monsieur et son parti, était toujours surveillée par eux avec défiance et souvent contrecarrée avec obstination. De quel côté pouvait donc se tourner M. de Talleyrand pour trouver un secours qui l'aidât à maintenir dans la bonne voie le gouvernement à la tête duquel il figurait ? Du côté du roi ? Il n'avait pas sa confiance.

Vers ses collègues ? Il n'y avait entre les ministres aucune confiance mutuelle. Du côté du comte d'Artois ? Il était en opposition avec son frère.

Vers les royalistes ? Ils visaient à une possession absolue du pouvoir. Des impérialistes et des républicains il ne pouvait être question. De plus, il n'était pas homme à créer, à stimuler, à commander. Comprendre une situation, recueillir les influences éparses autour de lui et les diriger vers un point auquel il était de leur intérêt d'arriver, c'était là son talent particulier. Mais soutenir une lutte longue et prolongée, intimider et dominer les partis en lutte, cela dépassait la mesure de ses facultés, ou plutôt de son tempérament calme et froid.

Son seul effort parlementaire fut donc une exposition à la chambre des pairs de l'état des finances, exposition qui fut aussi claire et aussi habile que l'étaient toujours ses exposés financiers. Pour le reste, il s'en remit en partie au hasard, en partie à la marche ordinaire et naturelle d'un système constitutionnel, qui arrive toujours avec le temps à produire des partis avec des opinions, et qui pousse même les ministres, pour leur commune défense, à adopter une commune politique et une même ligne de conduite. Ainsi, haussant les épaules en présence de la déclaration de M. de Fontanes qu'il ne pourrait pas se sentir libre dans un pays où l'on aurait la liberté de la presse, et souriant des idées de madame de Simiane sur les ministres, qui, suivant elle et les dames du faubourg Saint-Germain, devaient être de grands seigneurs, avec des manières accomplies et un grand nom, ayant à leurs ordres de bons travailleurs qui feraient les affaires[4], il fit à la hâte ses préparatifs pour se rendre au congrès de Vienne, qui aurait dû commencer ses séances deux mois après le traité de Paris, c'est-à-dire le 30 juillet, mais qui ne s'était pas encore réuni à la mi-septembre.

 

VIII

 

J'ai dit que le congrès devait commencer le 30 juillet, mais ce ne fut que le 27 septembre que l'empereur de Russie, le roi de Prusse, et les autres rois et ministres de cours différentes qui y étaient attendus, commencèrent à s'assembler. M. de Metternich, lord Castlereagh, remplacé ensuite par le duc de Wellington, le prince d'Hardenberg, le comte de Nesselrode, qui n'était là que pour seconder l'empereur Alexandre négociant pour lui-même, furent les principaux personnages que M. de Talleyrand eut à 'rencontrer.

Sa tache n'était pas très-facile. Son souverain devait sa couronne à ceux dont les intérêts allaient alors se décider ; on pouvait le considérer lui-même comme leur ayant des obligations. Il fallait avoir au plus haut degré conscience de sa position élevée pour ne pas descendre à une position subordonnée. M. de Talleyrand avait conscience de sa dignité, et il siégea à Vienne comme s'il était l'ambassadeur du plus grand roi du monde.

Il avait avec lui des personnages de noms plus ou moins distingués, le duc Dalberg, le comte Alexis de Noailles, M. de la Bernadière, et M. de Latour du Pin.

M. de Talleyrand disait que le premier laisserait échapper les secrets dont il désirait qu'on eût connaissance ; que le second rapporterait au comte d'Artois tout ce qu'il aurait vu, et épargnerait ainsi à ce prince la peine de se le faire raconter par d'autres. Quant à M. de la Bernadière, il ferait marcher la chancellerie, et M. de Latour du Pin signerait les passeports. Lui-même, dans ces circonstances, allait à Vienne avec l'idée de faire admettre la France dans le congrès sur le même pied que les autres puissances, de rompre en quelque mesure le faisceau de la coalition récemment formée contre elle, et de lui trouver des amis au sein de ce corps où elle n'avait alors que des ennemis unis contre elle ; d'obtenir l'expulsion de Murat du trône de Naples, et enfin, de transporter l'empereur de l'ile Elbe à une localité plus éloignée. Il était question des Açores ou des Bermudes.

La dissolution de l'alliance des grandes puissances, de quelque manière qu'elle fût obtenue, était l'indépendance de la France. Quant à l'expulsion de Murat de Naples, ou à l'éloignement de Napoléon, c'étaient, sans aucun doute, des choses très-désirables à obtenir pour les Bourbons en France ; mais M. de Talleyrand avait peut-être encore d'autres motifs pour poursuivre ces deux objets.

Si Murat n'était plus à Naples, que Napoléon fût en lieu sûr, et que la branche aînée des Bourbons vint à se perdre en France, deux autres gouvernements, suivant les circonstances, étaient encore possibles. La régence avec le duc de Reichstadt, ou une monarchie limitée avec le duc d'Orléans. M. de Talleyrand en avait vu assez avant d'aller à Vienne, et probablement en avait entendu assez depuis qu'il y était arrivé, pour concevoir des doutes quant au succès de sa première expérience ; mais il occupait en France une position telle que, dans toute combinaison n'ayant pas à sa tête l'empereur Napoléon, ce serait toujours vers lui que se tournerait un parti considérable à l'intérieur et à l'extérieur, pour résoudre les difficultés que provoquerait la chute de Louis XVIII. Le congrès de Vienne eut nécessairement pour base les engagements contractés entre les alliés à Breslau, Töplitz, Chaumont et Paris ; ces engagements stipulaient la reconstruction de la Prusse d'après ses proportions de 1806, la dissolution de la confédération rhénane, le rétablissement de la maison de Brunswick dans le Hanovre, et faisaient aussi mention d'arrangements concernant la position future du grand-duché de Varsovie. de reviendrai tout à l'heure sur ces arrangements.

Comme tout ce que l'on avait à partager était un butin commun entre les mains des alliés, ils proposèrent, qu'un comité de quatre personnes, représentant l'Angleterre, l'Autriche, la Prusse et la Russie, délibérât d'abord quant à la répartition ; et qu'une entente ayant ainsi été établie entre ces puissances — les principales entre toutes —, les termes de cette détermination fussent communiqués aux autres puissances, à la France et à l'Espagne en particulier, — dont on entendrait les objections.

Un tel arrangement excluait la France d'une part active dans les premières décisions, qui seraient évidemment maintenues une fois que les quatre puissances alliées seraient tombées d'accord.

M. de Talleyrand mit en jeu tout son tact et tout son talent pour empêcher que les choses se passassent ainsi. Se prévalant du traité de paix que la France avait déjà signé, il soutint qu'il n'y avait plus d'alliés, mais seulement des puissances, qui, à la suite d'une guerre ayant créé un nouvel ordre de choses en Europe, étaient appelées à examiner et à décider de quelle manière ce nouvel ordre de choses pourrait le mieux profiter au bien de tous et s'établir en ayant égard aux droits anciens existant avant 1792, et aux nouveaux droits acquis légitimement par certains États dans la longue lutte qui, d'une manière plus ou moins continue, avait duré depuis cette époque. Il parvint enfin après quelque difficulté à faire prévaloir ces idées, et le comité de quatre fut changé en un comité de huit, comprenant toutes les puissances signataires du traité de Paris : l'Autriche, l'Angleterre, la Russie, la Prusse, la France, l'Espagne, le Portugal et la Suède.

Ce premier point gagné, restait à obtenir le second résultat qu'il avait en vue, je veux dire à diviser les alliés. Tout effort précipité dans ce sens aurait empêché le succès de l'entreprise. M. de Talleyrand sut attendre que des intérêts rivaux vinssent travailler dans le même sens que lui.

A cette époque, la grande préoccupation de l'Autriche était de reprendre son ancienne position en Italie, sans diminuer celle à laquelle elle prétendait en Allemagne.

Les vues de la Russie, ou plutôt de l'empereur Alexandre, étaient plus compliquées, et conçues avec une certaine grandeur d'esprit et une certaine générosité de sentiment, quoique toujours avec ce mélange de ruse que n'excluaient point les prétentions chevaleresques de l'empereur.

Je viens de dire que j'aurais à parler des arrangements concernant le duché de Varsovie, arrangements dont il avait déjà été question pendant la guerre, au cas où les alliés auraient le dessus. Il avait été convenu que ce duché, une fois soustrait aux prétentions de Napoléon, serait divisé entre les trois puissances militaires, l'Autriche, la Prusse et la Russie.

Mais l'empereur de Russie prit alors un ton plus haut. La destruction de la Pologne, dit-il, avait été une disgrâce pour l'Europe : il se donnait la tâche de rassembler ses membres dispersés, et de la reconstituer avec ses lois, sa religion, et sa constitution à elle. Ce serait pour lui un plaisir d'ajouter à ce qu'il pourrait rassembler d'autre part, les anciennes provinces polonaises sous sa domination. La Pologne aurait une nouvelle existence avec le czar de Russie pour son roi. Je me demande si l'empereur Alexandre ne s'exagérait pas la valeur de la reconnaissance à laquelle il s'attendait, et n'estimait. pas au-dessous de sa valeur l'amour des Polonais pour leur nationalité et leur indépendance.

Mais son idée était très-certainement qu'il arriverait ainsi à créer comme avant-garde en Europe un puissant royaume, capable de progrès rapides, et unissant à un complet dévouement à sa famille tout l'enthousiasme d'un peuple qu'il aurait ressuscité â la vue de toutes les nations du monde.

De plus, il lui semblait, non sans raison, qu'un royaume de Pologne existant ainsi attirerait inévitablement à lui avant longtemps toutes les portions de territoire aliéné ou étranger qui étaient dans les mains des autres puissances, et qu'ainsi avant longtemps la Russie dominerait sur toute l'étendue de ce royaume qu'elle avait en un certain temps consenti à partager. La Prusse et l'Autriche discernèrent naturellement bien vite ce qu'il y avait sous ce projet ; mais la Russie présuma que l'Autriche se contenterait de ses acquisitions italiennes. Elle vit, toutefois, que la Prusse demanderait un présent peu ordinaire pour se laisser séduire. Le présent proposé fut la Saxe, et ainsi les deux cours du Nord conclurent un engagement secret, la Russie promettant de soutenir les droits de la Prusse sur la Saxe, et la Prusse s'engageant à appuyer les projets de la Russie quant à la Pologne.

Pour l'Angleterre, elle semblait plus spécialement .occupée de l'idée de former un royaume uni de Hollande et de Belgique, et, séduite par l'illusion qui cherche à persuader que l'on peut arriver à unir par des traités des populations qui n'ont entre elles aucune sympathie, elle s'imaginait qu'elle pouvait créer une barrière contre l'ambition française en ce qui concernait surtout l'Angleterre, et de cette manière épargner pour l'avenir à ce pays les dangers qu'il eut à craindre quand le Scheldt était au pouvoir de Napoléon, et que la côte anglaise était menacée d'arsenaux maritimes qui lui faisaient face de Brest à Anvers.

Le conflit qui commença aussitôt eut pour cause les prétentions 'ambitieuses de la Prusse et de la Russie. Quoique cc fût surtout à la personne de Napoléon qu'il était attaché, le roi de Saxe avait été fidèle à la France, et la nation française était bien disposée à son égard. Pour ce qui était de la Pologne, la France, qui a toujours pris un vif intérêt à l'indépendance polonaise en tant que servant de barrière à l'Europe contre l'agrandissement de la Russie, la France ne pouvait envisager avec satisfaction un arrangement qui aurait fait de la Pologne un instrument de la puissance russe.

Les dispositions de l'Angleterre au sujet de la Prusse étaient d'abord quelque peu indécises. Elle n'approuvait pas la destruction de la Saxe, mais cependant cela ne lui aurait pas déplu de voir un État puissant s'établir dans le nord de l'Allemagne, à la condition que cet État fût indépendant, et l'Angleterre se serait donc à première vue prêtée à l'annexion de la Saxe aux États prussiens, si la Prusse avait voulu s'unir à la Grande-Bretagne et à l'Autriche contre' les projets russes en Pologne.

L'Autriche, d'un autre côté, était tout à fait aussi opposée au projet prussien qu'au projet russe ; mais le prince de Metternich, étant parfaitement sûr que la Prusse ne se séparerait pas de la Russie, lit semblant de partager la manière de voir de lord Castlereagh, et promit de sacrifier la Saxe si la Prusse consentait à insister avec l'Angleterre en faveur de l'indépendance polonaise.

La Prusse refusa, ainsi que l'avait prévu le prince de Metternich, et elle n'en prit pas moins possession de la Saxe, en même temps que la Russie s'appropriait le grand-duché de Varsovie, prenant ainsi une attitude d'hostilité à l'égard des autres puissances.

Pendant ce temps, la question de la Saxe préoccupait vivement le parlement anglais et la cour d'Angleterre : le parlement, parce qu'il est toujours contre les oppresseurs ; la cour, parce qu'elle commençait à entrevoir que la Prusse, une fois en possession de la Saxe, pourrait se laisser aller à convoiter aussi le Hanovre. L'Autriche remarqua avec joie ce changement, et il fut convenu que l'Angleterre et l'Autriche s'opposeraient de concert et d'une manière formelle aux intentions manifestées d'une manière si hautaine par les deux cours du Nord.

Ainsi l'Angleterre, l'Autriche et la France se trouvaient rapprochées par des opinions communes, par une même manière de voir.

Cependant il y avait certaines raisons qui portaient les deux premières puissances à hésiter à s'unir avec la troisième.

Premièrement, une telle union était ce que désirait M. de Talleyrand — une rupture de cette ligue qui avait amené la paix de l'Europe ; secondement, il n'était pas certain que la France pût venir en aide à l'Autriche et à l'Angleterre d'une manière actuelle et pratique ; et enfin, on se demandait si, au cas où elle pourrait leur venir en aide, elle ne demanderait pas en échange de ce secours plus qu'il ne vaudrait, et ne saisirait pas cette occasion pour chercher à renouer tous les projets ambitieux que le renversement de Napoléon et le traité de Paris avaient fait évanouir.

La première objection fut écartée quand il devint de plus en plus évident que la Prusse et la Russie avaient déjà contracté ensemble des engagements particuliers et séparés, qui, non-seulement autorisaient, mais même forçaient l'Angleterre et l'Autriche à se défendre contre ces engagements par des engagements de même genre pris entre elles dans le but de ne pas accepter servilement les résultats de ces traités secrets.

Quant à la puissance de la France comme auxiliaire, M. de Talleyrand, au moyen d'un habile exposé de l'état des affaires à Vienne, décida le gouvernement français à donner une juste idée de sa puissance militaire en élevant l'armée française de 130.000 à 200.000 hommes et en créant la facilité de l'augmenter d'une manière bien plus considérable encore — mesure rendue facile par les recouvrements extraordinaires des finances sous l'habile administration de M. Louis, et qui produisit un effet moral considérable, à la fois en France et hors de France. En même temps, l'ambassadeur de France, dans ses nombreuses conversations avec lord Castlereagh et M. de Metternich, tenait ce langage :

Un gouvernement, s'il veut durer, doit rester fidèle à son origine. Celui de Bonaparte, fondé par la conquête, devait nécessairement se continuer par la conquête ; celui le Louis XVIII est fondé sur un principe. Il faut qu'il reste fidèle à ce principe, celui de la légitimité, droit que la conquête ne peut produire jusqu'à ce qu'elle ait été confirmée par les traités. Nous soutenons le roi de Saxe. D'après ce principe, nous ne nous attendons pas à être récompensés de cet appui que nous lui prêtons. En sou tenant son trône, nous garantissons, nous affermissons le nôtre. Doutez-vous de ma sincérité ? Je suis prêt à signer toute pièce quelle qu'elle soit ayant pour but de vous tranquilliser quant à l'ambition de Louis XVIII.

 

Ce fut de cette manière qu'il prépara par degrés la signature du traité secret du 3 janvier 1815, traité par lequel l'Autriche, l'Angleterre et la France s'engageaient à fournir chacune 150.000 hommes pour soutenir celle des trois puissances qui viendrait à être attaquée par d'autres puissances essayant évidemment de troubler l'équilibre de l'Europe en vue de leur profit personnel.

Les noms des puissances soupçonnées ne furent pas mentionnés, et l'alliance que l'on conclut était essentiellement d'un caractère défensif ; mais elle était sympathique aux sentiments français ; elle rompait l'alliance antifrançaise, et donnait à la France les deux alliés les plus importants qu'elle pût espérer gagner ; car c'était l'Angleterre seule qui avait formé la dernière coalition, et une nouvelle coalition ne pourrait se former sans elle.

M. Thiers, qui est trop disposé à croire que toute la politique d'un homme d'État doit consister à acquérir des extensions de territoire, critique tout ce qui fut alors fait par M. de Talleyrand, et fait remarquer que ce diplomate aurait dû attendre tranquillement, et se montrer plutôt favorable à la Prusse et à la Russie, et qu'alors ces puissances auraient offert à la France la Belgique ou les frontières du Rhin, étant ainsi pour la France des alliés plus profitables que l'Angleterre et l'Autriche.

S'il est une idée qui me parait des plus extravagantes, c'est celle-ci que la Prusse, ou même la Russie, aurait consenti à réinstaller la France sur le Rhin, ou à la ramener d'une manière quelconque dans le proche voisinage ou sur le territoire de l'Allemagne.

J'ai la certitude que ce cas ne se serait présenté dans aucune circonstance. Mais l'on admettra toujours avec moi que ce n'aurait été qu'à la dernière extrémité, que la Prusse et la Russie se seraient décidées à faire l'étrange proposition sur laquelle compte M. Thiers.

Elles auraient d'abord conduit jusqu'aux dernières limites leurs négociations avec leurs alliés des derniers jours, et comme l'Angleterre était prête à faire beaucoup de concessions et finit en effet par abandonner à la Prusse un tiers de la Saxe, et à la Russie une partie aussi considérable de la Pologne qu'elle put le faire sans trop compromettre ses intérêts, il ne nous semble pas y avoir la moindre probabilité que, pour les différends encore pendants, la Prusse et la Russie auraient consenti à acheter l'appui de la France, en lui donnant une grande augmentation de frontières et à s'attirer ainsi la mortelle inimitié de la Grande-Bretagne et de l'Autriche.

M. de Talleyrand donc, s'il avait suivi la politique de M. Thiers, aurait, en premier lieu, perdu l'occasion de séparer les grandes puissances, occasion qu'il sut saisir avec tant d'habileté ; il aurait aussi lâchement abandonné la Saxe, et du même coup tellement dégoûté l'Angleterre, qu'il aurait ensuite été impossible d'obtenir d'un parlement anglais quelques sous pour le soutien de la cause des Bourbons. Waterloo n'aurait jamais eu lieu ; la Russie et la Prusse n'auraient fait que peu sans les subsides anglais ; et la France aurait été de nouveau livrée entre les mains de Napoléon, dont le triomphe aurait été tout à la fois la ruine de M. de Talleyrand et celle du maitre qu'il servait alors.

Comme ce n'est pas mon intention d'entrer dans un examen général du traité de Vienne, que j'ai toujours considéré comme défectueux et sous le rapport des principes, et au point de vue purement politique, je ne suivrai pas plus loin les négociations auxquelles j'ai fait allusion, mais, puisque j'ai parlé de Naples, il ne sera pas inutile de faire observer que M. de Talleyrand ne parvint jamais à attirer l'attention du' prince de Metternich sur la déposition de Murat, avant que la question prussienne et la question russe eussent été réglées d'une manière convenable ; car le prince de Metternich était trop prudent pour se mettre à dos l'Allemagne et l'Italie à la fois ; cependant quand ces arrangements furent terminés, et que le beau-frère de Napoléon se fut compromis par des intrigues qu'on avait laissées se développer tout en les surveillant, l'homme d'État autrichien donna à l'ambassadeur de France une assurance privée, mais positive, que le royaume de Naples serait dans un bref délai rendu à ses anciens possesseurs.

Quant à la question du changeaient de résidence de Napoléon, elle fut tranchée par Napoléon lui-même au moment où le congrès allait se clore. Napoléon, n'ignorant pas les plans que l'on formait pour l'éloigner d'un lieu de résidence où il avait été absurde de le placer, se décida à tenter l'audacieuse entreprise du retour de l'île d'Elbe, entreprise qui fut la-plus glorieuse, quoique la plus fatale, de sa carrière semblable à celle d'un météore.

 

IX

 

Ce fut au milieu de la gaieté d'un bal, le 5 mars[5], et au moment même où le congrès allait se séparer, que d'un petit groupe de souverains réunis dans nu coin du salon, et trahissant le sérieux de leur conversation par le sombre aspect de leur physionomie, sortirent ces paroles comme un sourd murmure : Bonaparte s'est échappé de l'île d'Elbe. Le prince de Metternich fut le seul qui devina de suite l'intention de l'ex-empereur de marcher aussitôt sur Paris. Le succès d'un plan si téméraire était certainement douteux ; mais dans l'espoir qu'on avait encore le temps d'influencer l'opinion publique, une proclamation proposée par l'Autriche, à l'instigation du duc de Wellington, et signée le 13 mars par la France et les quatre grandes puissances, dénonça l'ex-empereur d'Elbe en des termes qui ne pouvaient s'appliquer qu'à un pirate ou à un maraudeur. Ce langage, Louis XVIII s'en était servi à Paris, le 6 mars, et il pouvait, lui, l'employer avec quelque convenance ; mais de pareilles expressions avaient beaucoup moins de sens et devaient paraitre moins justifiées lorsqu'elles sortaient de la bouche de princes qui, peu de temps encore auparavant, traitaient ce pirate et ce maraudeur de roi des rois ; elles étaient tout à fait inconvenantes de la part d'un souverain traitant ainsi le mari de sa fille de prédilection.

Mais il arrive souvent que l'on cherche à cacher l'hésitation de ses décisions par l'extravagance de son attitude. Personne ne désirait une nouvelle guerre ; de plus, les différentes puissances représentées à Vienne n'étaient plus dans les nièmes termes de fraternité cordiale qui avaient caractérisé leurs relations à Paris ; elles comprenaient cependant qu'en face d'un danger commun, elles devaient s'entendre, et, surmontant leurs petites animosités ainsi que leurs rivalités mesquines, se montrer décidées à une bitte désespérée, lutte qui, si la victoire se prononçait pondes alliés, serait l'unique moyen de réparer les effets de leur imprudence et de sauver l'honneur de leurs armes.

Bientôt après arriva la nouvelle de cette marche triomphale et émouvante à travers des légions qui, après avoir reçu l'ordre de viser avec leurs baïonnettes la poitrine de leur ancien chef, comme l'on ferait pour un traître, se jetèrent à ses genoux en pleurant et les embrassant, comme ceux d'un père ; mais ce grand roman historique fortifia plutôt qu'il n'affaiblit les résolutions prises antérieurement ; et la proclamation du 15 mars fut bientôt suivie du traité du 25.

Ce traité, contracté par les quatre puissances alliées, était une répétition du traité de Chaumont et de celui de Paris. La position des Bourbons n'y était pas clairement définie ; car, bien que Louis XVIII fût invité à y participer, les puissances alliées, et en particulier l'Angleterre, déclarèrent formellement que leur intention n'était pas d'imposer un gouvernement à la France, ni de s'engager à soutenir les droits du monarque fugitif. Je dis le monarque fugitif, parce que Louis XVIII avait alors appris ce que valaient ses partisans et s'établissait tranquillement à Gand, Napoléon s'étant de son côté réinstallé tranquillement aux Tuileries.

Le secret de tout ce qui venait de se passer peut s'expliquer en quelques mots. Louis XVIII n'avait pas su conquérir l'affection du peuple français ; son prédécesseur avait conservé l'affection de l'armée française. Il y avait peu de mystère dans les intrigues des Bonaparte. La reine Hortense — comtesse de Saint-Leu — habitait Paris, et la conversation de son salon était une constante conspiration, tandis que la moitié de la capitale était mise au courant de la correspondance qu'elle recevait. Barras et Fouché firent tous deux part à M. de Blacas d'une partie de ce qui se passait, et offrirent de lui donner des renseignements plus détaillés ; mais l'horizon de ce gentilhomme était borné, et il ne croyait que ce qu'il voyait. D'ailleurs, les royalistes étaient persuadés que le roi très-chrétien avait conquis la conscience des militaires en nommant dans chaque régiment un aumônier, avec le rang de capitaine ; et que les provinces lui appartenaient, parce qu'il les avait remises aux mains de fonctionnaires qui faisaient hautement profession de détester l'usurpateur. Qu'y avait-il donc à craindre ? Ainsi le pays, après avoir été fatigué du soldat et des tambours, était tracassé par la messe et l'émigré. Et, eu même temps, les vétérans de la grande armée, qui se voyaient remplacés par une garde de jeunes gentilshommes avec de beaux noms et. de splendides uniformes, et les beautés de l'empire qui ne se sentaient pas à leur place au milieu des grandes dames de la cour légitime, tenaient les deux bouts du fil électrique que le petit homme à la redingote grise n'avait qu'à toucher légèrement pour qu'il allât vibrer dans le cœur de tout soldat qui avait suivi une fois les aigles impériales, et qui conservait encore religieusement la cocarde tricolore dans son pupitre ou son havresac.

 

X

 

M. de Talleyrand à Vienne avait suivi la ligne de conduite qui avait toujours été la sienne vis-à-vis des gouvernements qu'il avait servis et qui s'étaient pleinement reposés sur lui — il avait été zélé et fidèle. En un mot, il s'était montré un agent actif et habile, suivant et servant la politique que Louis XVIII, avec qui il entretenait une correspondance privée, croyait la meilleure pour sa dynastie et pour la France ; et il avait réussi à donner à la fois de la dignité et de l'influence à un gouvernement qui, en réalité, manquait des deux.

Pendant sa mission à l'étranger, il ne s'était pas mêlé de la politique intérieure de la cour, et cependant ne s'était pas ralenti dans ses efforts pour la servir, sous prétexte des fautes qu'elle commettait ; mais il n'avait pas caché à ses amis intimes la persuasion qu'il avait que cette politique prenait un chemin qui aboutirait probablement à la ruine. Quand les choses en furent arrivées à ce terme, le cas fut différent. Il ne se sépara pas de la cause de Louis XVIII, mais il ne s'y rattacha pas d'une manière indissoluble. Toutefois, il n'hésita pas un moment à se déclarer contre son adversaire. Concentrant toutes les forces de son intelligence et de sa volonté sur l'idée unique d'arriver à débarrasser la France de Napoléon, il répétait constamment à ceux qui parlaient longuement des défauts, des lacunes de la Restauration : Je ne sais pas quel est le gouvernement qui convient le mieux à la France ; mais je sais d'une manière certaine que celui de Napoléon est pour elle le pire.

Son ancien maître aurait désiré calmer cette animosité ; et Fouché, qui intriguait auprès de tous les partis, avec tous les partis, se réservant de se décider ensuite pour le plus puissant, envoya M. de Montrond à Vienne pour chercher à se rendre compte des réelles intentions de l'alliance, et plus particulièrement des intentions de M. de Talleyrand, dont M. de Montrond devait chercher à obtenir les services, au moyen des assurances et des promesses qu'il pourrait juger nécessaires.

Ce M. de Montrond était une spécialité de son époque : un type de ce roué Français produit par Faublas, et plus particulièrement par les Liaisons dangereuses. Il avait régné sur le monde fashionable depuis près de quarante ans, par ses amours, ses duels, et son esprit, plus brillant que celui d'aucun contemporain. C'était un des favoris de M. de Talleyrand, comme M. de Talleyrand était un de ses enthousiasmes. Chacun d'eux disait du mal de l'autre, prétendant l'aimer à cause de ses vices. Mais personne n'aurait pu parler à M. de Talleyrand d'une manière aussi intime que M. de Montrond, ni en obtenir une réponse aussi claire. Ils avaient l'un en l'autre une mutuelle confiance, et pourtant M. de Talleyrand n'aurait jamais dit à personne de se fier à M. de Montrond, pas plus que M. de Montrond n'aurait dit à quelqu'un de croire M. de Talleyrand.

M. de Montrond, l'âme du cercle de la reine Hortense, et en même temps l'ami du duc d'Orléans, qu'il avait connu en Sicile pendant un exil auquel il s'était condamné lui-même, non sans avoir ses raisons, disait-on, dans un moment où il avait provoqué la mauvaise humeur de Napoléon, M. de Montrond, dis-je, essaya d'abord de voir si une considération quelconque pourrait ramener le diplomate, autrefois connu sous le nom de prince de Bénévent, à se souvenir de ses vieux serments de fidélité ; et, voyant qu'il ne fallait pas y songer, il le sonda, dit-on, sur ses sentiments à l'égard du fils de ce prince, dont il n'avait pas dû oublier le célèbre salon, le cercle du Palais-Royal. La réponse qu'il obtint fut celle-ci : Que la porte n'était pas ouverte alors, mais que, si elle venait jamais à s'ouvrir, il n'y avait pas nécessité de la fermer avec violence.

Cette tiède fidélité n'était pas précisément en rapport avec le bruyant dévouement dont on faisait parade à Gand, où quelques personnes pensaient qu'il n'aurait pas été difficile de décider les alliés à se prononcer d'une manière plus positive et plus explicite en faveur du monarque légitime, si seulement son représentant avait eu plus de zèle véritable pour ses droits, et un sentiment moins vif de ses erreurs.

Quant au parti du comte d'Artois, au lieu de se repentir des excès auxquels il s'était porté pour faire triompher ses principes, au lieu de reconnaître que ces excès avaient amené le renversement du roi, il pensait, ou du moins, disait, comme c'est l'habitude en pareil cas, que ce renversement avait été amené, non par la politique du gouvernement, mais par les obstacles qu'avait rencontrés, les échecs qu'avait subis cette politique.

 

XI

 

M. de Talleyrand était plus ou moins en disgrâce auprès des hommes politiques qui étaient déjà occupés à se disputer à propos de la nouvelle distribution des places que leurs bévues leur avaient fait perdre ; et supportant cette disgrâce, ainsi qu'à son ordinaire, avec une insouciance hautaine, il ne se pressa pas de paraître au milieu d'eux, mais, comme si tout le monde devait comprendre que l'état de sa santé exigeait qu'il prit les eaux de Carlsbad, il se rendit dans cette ville, faisant remarquer que le premier devoir d'un diplomate après un congrès était de soigner son foie.

Pendant ce temps, les Cent jours, cette période oit les actes du passé arrivèrent à leurs conséquences suprêmes, et qui exercèrent une si longue et si triste influence sur les destinées de la France, se précipitaient rapidement vers leur terme. Je ne connais pas d'exemple qui nous enseigne plus clairement que la conduite de Napoléon pendant ces cent jours, jusqu'à quel point notre intelligence est dominée par notre caractère. Personne mieux que lui ne comprit qu'il n'avait alors à choisir qu'entre deux rôles.

L'un était de se présenter aux Français comme le grand capitaine qui venait les délivrer d'un joug imposé par l'étranger, et de refuser tout autre titre que celui de général jusqu'à ce qu'une paix fût établie ou une victoire remportée, et alors même de laisser à la nation le soin de lui accorder la place et le titre qu'elle jugerait les meilleurs pour le bien public ; l'autre de saisir les pleins pouvoirs du dictateur et de se soutenir dans cette situation par son prestige sur l'armée et sur les masses, — d'armer et de révolutionner la France, en étant lui-même le représentant de cette révolution armée. Mais il aimait le titre et les honneurs de la souveraineté, et ne put se décider à descendre du rang d'empereur à celui de soldat.

Il ne sut pas non plus prendre le parti de faire un appel à ces forces qui étaient pour lui les forces du désordre, ni s'abaisser jusqu'à être le chef de la canaille, même en prenant le titre de Majesté. En conséquence, il temporisa pour le moment avec ceux pour lesquels il avait le moins de sympathie, ou qui en avaient très-peu pour lui, et dont il ne pouvait espérer que très-peu de secours ; je veux parler des constitutionnels, qui, représentant la classe moyenne et la partie pensante de la nation française, formaient un parti qui, avec un gouvernement régulier, en temps ordinaire, et sous un souverain en qui ils auraient eu confiance, aurait possédé une influence considérable ; mais un parti de ce genre, sous un gouvernement créé par l'épée, à un moment critique, sous un chef qui lui était suspect, ne pouvait qu'embarrasser l'action de Napoléon, et ne pouvait nullement ajouter à son autorité.

Les conditions dans lesquelles cet être extraordinaire combattit pour reconquérir l'empire, étaient donc détestables.

Son caractère n'était pas celui d'un chef révolutionnaire, et l'occasion ne se présenta pas pour lui de se servir de ses qualités de grand capitaine et de chef despotique, qualités qu'il avait reçues de la nature.

Son cerveau calme, son énergie incomparable, donnaient comme un système et un caractère déterminé à ses manœuvres militaires ; mais au delà tout était confusion.

Une grande bataille devait aboutir au salut ou à la ruine. Il la livra, et fut vaincu ; mais il l'avait livrée avec habileté et courage contre des envahisseurs étrangers ; et je suis obligé de reconnaître que mon cœur, quoique Anglais, se sent ému de sympathie pour lui, lorsque, quittant le champ de bataille où il laissait tant de ses partisans les plus dévoués, il se réfugia dans une ville qui ne pardonne jamais aux malheureux.

Plût à Dieu pour l'honneur de l'Angleterre que sa destinée eût été close après cette mémorable journée, et que nous n'eussions pas à inscrire sur la même page de notre histoire la captivité de Sainte-Hélène, et la bataille de Waterloo !

 

XII

 

Pour en revenir à Gand, l'ex-roi, irrité et embarrassé par l'absence prolongée de son ministre, non satisfait de celle du duc d'Orléans, qui s'était retiré. en Angleterre, et harassé par le zèle de Monsieur, s'était cependant conduit avec dignité et habileté ; et, par une sorte de représentation entretenue autour de sa personne, par une correspondance constante avec la France, et un attachement confiant de la part de ses adhérents, il était parvenu à conserver un certain prestige.

Toutefois, rien n'avait d'abord été décidé à son sujet d'une manière positive, car M. de Metternich, pendant un certain temps, entama avec Fouché une négociation secrète dans laquelle il offrait — si cet homme faux et rusé pouvait obtenir l'abdication ou la déposition de Napoléon — de soutenir les droits du duc d'Orléans ou ceux de Marie-Louise : proposition qui, aussi longtemps que son succès demeurait incertain, ne pouvait manquer d'avoir une influence considérable sur l'état du foie de M. de Talleyrand.

Cette négociation une fois rompue, les droits de Louis gagnèrent beaucoup de terrain, puisque les souverains alliés. avaient la conviction bien arrêtée qu'en entrant en France il était nécessaire qu'ils eussent pour eux un parti national.

Il y avait aussi en France même certains indices servant à montrer aux habiles, à ceux qui observaient les girouettes, que le vent soufflait du côté de la vieille monarchie ; et quand Louis XVIII vit que la liste des sénateurs de Bonaparte ne contenait pas le nom de M. de Sémonville, il considéra son retour comme assez certain.

La même conviction s'imposa à Carlsbad environ au même moment, et le noble malade commença à penser qu'il aurait tort de différer plus longtemps le soin d'aller en personne exposer au roi les services qu'il avait rendus à Vienne.

Son arrivée à Gand ne fut cependant pas très-agréable dans cette ville, car il y venait comme l'ennemi décidé du célèbre M. de Mans, auquel il était résolu à attribuer à peu près toutes les fautes commises par le roi.

Par le fait, la disgrâce de M. de Talleyrand avait été décidée ; et, comme il était rarement le dernier à savoir ce qui le concernait, quand il demanda une audience à Louis XVIII le lendemain de la bataille de Waterloo, ce fut pour demander sa gracieuse permission de continuer sa cure à Carlsbad, et sa Majesté ne fut pas assez méchante pour répondre autrement que par ces paroles : Certainement, monsieur de Talleyrand ; j'ai entendu dire que ces eaux sont excellentes.

Rien ne pourrait surpasser l'air aimable et satisfait avec lequel M. de Talleyrand quitta Louis XVIII après cette réponse circonspecte ; et comme il faisait ce soir-là même un excellent dîner chez le maire de Mons, il fut plus gai, plus aimable, et plus spirituel que jamais, nous raconte un des convives, et fit observer à un ou deux de ses amis intimes quel plaisir il éprouvait à sentir qu'il n'avait plus à se tourmenter des affaires d'une clique qu'il était impossible de servir, et à laquelle il était impossible de plaire.

Mais il se trouva que le comte d'Artois, qui détestait M. de Talleyrand en sa qualité de libéral, détestait encore plus M. de Blacas en sa qualité de favori ; et Louis XVIII, s'apercevant qu'il ne pourrait garder M. de Blacas quand même il sacrifierait M. de Talleyrand, et qu'il faudrait, ou qu'il fût le jouet, rinstrument.de son frère, ou qu'il trouvât un protecteur dans son ministre, se décida pour la dernière de ces alternatives.

De plus, le duc de Wellington qui, depuis le traité secret de Vienne, considérait le négociateur français comme lié à la politique de l'Angleterre, fit entendre à Louis que s'il désirait le concours du gouvernement anglais, il fallait qu'il sût mettre û la tête du sien un homme en qui l'on pouvait se confier.

Outre cela, M. Guizot qui, quoique jeune dans les affaires, jouissait déjà de beaucoup de crédit, et qui parlait au nom des légitimistes constitutionnels, avait déjà dit que, si l'on voulait avoir l'appui de ce parti peu nombreux, mais respectable, on devait former un cabinet ayant pour chef M. de Talleyrand ; et ainsi, écoutant ces réflexions qui nous viennent souvent quand nous nous sommes trop hâtés de suivre nos premières impressions, le roi envoya à M. de Talleyrand l'ordre de le rejoindre à Cambrai, et cela le lendemain même du jour où il lui avait donné la permission de retourner à Carlsbad.

Toutefois, non-seulement M. de Talleyrand était mortifié du traitement qu'il avait reçu, mais il prévoyait qu'un traitement de ce genre lui était réservé de temps en temps, et il était décidé à préférer la permission du premier jour à l'ordre survenu depuis lors.

Mais les hommes d'État sont toujours entourés d'hommes qui désirent que celui dont ils espèrent des faveurs ne renonce pas aux charges publiques ; et à la fin, un appel général à son patriotisme ayant flatté son orgueil, l'homme de la première Restauration consentit à paraître encore une fois sur la scène comme le ministre d'une seconde restauration.

Cependant, en se laissant arracher cette décision, M. de Talleyrand en prit une autre.

On dit qu'il s'était fréquemment blâmé d'avoir, en 1814, permis au souverain, qui n'aurait pu se passer de lui, de prendre sur lui une autorité trop absolue. Il ne s'attendait pas cette fois à rester longtemps à la tête du gouvernement français, mais sa seule chance d'y rester, ou y étant d'y faire du bien, était de montrer la conscience qu'il avait de son pouvoir, et le peu de désir qu'il avait de rester aux affaires.

Eu conséquence, quand il fut convoqué dans le conseil du roi, il y parut avec l'esquisse d'une proclamation qu'il somma le roi de signer, et qui, par le fait, était une confession des fautes commises par le gouvernement de Sa Majesté pendant la première Restauration.

Comme la conversation qui eut lieu lors de la lecture de cette proclamation est rapportée par un témoin, je la donne telle qu'elle est racontée, d'autant plus qu'elle montre la position prise par M. de Talleyrand, et l'assurance calme avec laquelle il tint tête à l'indignation de toute la famille de Bourbon.

Le conseil s'assemble : il se composait de MM. de Talleyrand, Dambray, de Feltre, de Jaucourt, Beurnonville, et moi — c'est M. Beugnot qui parle.

Après deux mots de M. de Talleyrand sur ce dont le roi a permis que le conseil s'occupât, je commence la lecture du projet de la proclamation tel que les corrections l'avaient ajusté. Le roi me laisse aller jusqu'au bout ; puis, et non sans quelque émotion que trahit sa figure, m'ordonne de relire. Quand j'ai fini cette seconde lecture, Monsieur prend la parole ; il se plaint avec vivacité des termes dans lesquels cette proclamation est rédigée. On y fait demander pardon au roi des fautes qu'il a commises ; on lui fait dire qu'il s'est laissé entraîner à ses affections, et promettre qu'il aura dans l'avenir une conduite toute différente. De pareilles expressions n'ont qu'un tort, celui d'avilir la royauté ; car du reste elles disent trop ou ne disent rien du tout. M. de Talleyrand répond :

Monsieur pardonnera si je diffère de sentiments avec lui. Je trouve ces expressions nécessaires, et pourtant bien placées ; le roi a fait des fautes ; ses affections l'ont égaré ; il n'y a rien là de trop.

— Est-ce moi, reprend Monsieur, qu'on veut indirectement désigner ?

Oui, puisque Monsieur a placé la discussion sur ce terrain, Monsieur a fait beaucoup de mal.

Le prince de Talleyrand s'oublie !...

Je le crains, mais la vérité m'emporte...

M. le duc de Berry, avec l'accent d'une colère péniblement contrainte : Il ne faut rien moins que la présence du roi pour que je permette à qui que ce soit de traiter ainsi mon pire devant moi, et je voudrais bien savoir...

A ces mots, prononcés d'un ton encore plus élevé que le reste, le roi fait signe à M. le duc de Berry, et dit : Assez, mon neveu : c'est à moi seul à faire justice de ce qui se dit en ma présence et dans mon conseil. Messieurs, je ne peux approuver ni les termes de la proclamation, ni la discussion dont elle a été le sujet. Le rédacteur retouchera son œuvre et ne perdra pas de vue les hautes convenances qu'il faut savoir garder quand on me fait parler.

M. le duc de Berry, en me désignant : Mais ce n'est pas lui qui a enfilé toutes ces sottises-là.

Le roi : Mon neveu, cessez d'interrompre, s'il vous plaît. Messieurs, je répète que j'ai entendu cette discussion avec beaucoup de regrets. Passons à un autre sujet[6]...

 

XIII

 

La proclamation fut publiée après quelques changements, et M. de Talleyrand l'emporta à la fin et forma son ministère. Il est difficile de se placer complètement sur la scène troublée de Paris à cette époque, au milieu de la société confuse composée d'une armée défaite, de républicains désappointés, de royalistes triomphants, les uns et les autres mal à l'aise dans leur position du moment, et sans la possibilité d'un attachement commun à ce qui allait devenir leur gouvernement — il est difficile, dis-je, d'embrasser d'un coup d'œil le désordre et la confusion de la capitale de la France, troublée par mille intrigues qui, à un certain moment, pourraient se concentrer en une seule — et il est, par conséquent, difficile d'apprécier la nécessité d'employer un aventurier capable et adroit, qui avait fait jouer plusieurs des cordes de la machine qu'il fallait maintenant remettre en ordre et faire fonctionner. Cependant, je me hasarde à croire que le duc de Wellington fit une faute en recommandant, et M. de Talleyrand une faute en acceptant M. Fouché comme membre du cabinet qu'on allait former.

L'ancien ministre de la police était certainement alors, de l'avis de tout le monde, cc qu'on appelle un drôle ; il avait gagné la faveur des Anglais en livrant à leur général-les secrets de son maitre ; il s'était acquis les bonnes grâces des royalistes extrêmes en cachant leurs intrigues et mettant en sûreté leurs personnes alors qu'il servait le gouvernement qu'ils essayaient de renverser.

Il avait dénoncé les républicains de France à l'empereur, et ensuite vendu l'empereur aux étrangers ; il avait voté pour la mort du frère du souverain qui allait alors monter sur le trône. Il était impossible pour un homme de cette sorte, quels que fussent ses talents, de ne pas finir par déshonorer le gouvernement qui l'enrôlait ; et, dans le fait, par ses efforts successifs pour gagner, tantôt un parti, tantôt l'autre, par son ambition personnelle, par ses constantes intrigues et par la défiance générale qu'il inspirait, il priva ses collègues de la considération de tous les honnêtes gens et les exposa par conséquent aux attaques de toutes les factions violentes. Mais si l'Angleterre commit une faute en appuyant la nomination du duc d'Otrante, elle en commit une autre encore plus importante.

En désignant M. de Talleyrand comme l'homme le mieux fait pour établir un gouvernement en France, et consolider une alliance entre la France et l'Angleterre, ce dernier pays aurait dû rendre tenable et honorable la position de ce ministre. Soit â tort, soit à raison, de concert avec les quatre autres puissances, nous avions fait la guerre une seconde fois précisément d'après les mêmes principes qu'une première fois ; nous avions en effet encore déclaré que notre conflit était avec un homme, et non avec une nation. Par conséquent, notre seconde paix aurait dû être strictement conforme à la première, ou plutôt, il n'y aurait eu qu'à maintenir notre premier traité de paix. Nous avions affaire au même souverain dans des circonstances analogues ; nous aurions donc dù maintenir les mêmes conditions.

Si de nouvelles circonstances importantes et imprévues étaient venues rendre nécessaire un changement de politique, ce changement aurait dû être un grand changement, fondé sur des considérations élevées, et il aurait fallu en expliquer clairement la nécessité.

Prendre quelques petites parties de territoire, et quelques tableaux et quelques statues, c'était le dépit du pygmée, et non la colère du géant.

La puissance qui se rendit le plus remarquable par son manque de générosité, fut malheureusement de celles qui s'étaient fait le plus remarquer par la valeur de ses soldats. Le descendant des Capétiens fut insulté par le linge sale du soldat prussien accroché pour sécher aux grilles de son palais ; et l'intention prêtée à l'armée prussienne de faire sauter le pont d'Iéna serait devenue une réalité sans les précautions que M. de Talleyrand prit à temps pour l'empêcher. L'histoire est racontée (l'une manière amusante par un auteur que j'ai souvent cité, et elle montre bien le caractère de celui qui fait le sujet de cette étude.

M. de Talleyrand, apprenant ce qu'allaient faire les Prussiens, et sachant qu'en pareil cas il ne fallait pas perdre de temps, donna ordre à M. Beugnot d'aller chercher le maréchal Blücher où qu'il fût, et d'employer, de la part du roi et de son gouvernement, les termes les plus énergiques que lui fournirait son vocabulaire. Je laisse la parole à M. Beugnot :

— Mais, reprend vivement M. de Talleyrand, partez donc ! Tandis que nous perdons le temps en allées et venues, et à disputer sur la compétence, le pont sautera ! Annoncez-vous de la part du roi de France et comme son ministre, dites les choses les plus fortes sur le chagrin qu'il éprouve.

— Voulez-vous que je dise que le roi va se faire porter de sa personne sur le pont, pour sauter de compagnie si le maréchal ne se rend pas ?

— Non, pas précisément : on ne nous croit pas faits pour un tel héroïsme ; mais quelque chose de bon et de fort : vous entendez bien, quelque chose de fort.

Je cours à l'hôtel du maréchal. Il était absent, mais j'y trouve les officiers de son état-major réunis. Je me fais annoncer de la part du roi de France, et je suis reçu avec une politesse respectueuse ; j'explique le sujet de ma mission à celui des officiers que je devais supposer le chef de l'état-major. Il me répond par des regrets sur l'absence de M. le maréchal, et s'excuse sur l'impuissance où il est de donner des ordres sans avoir pris les siens. J'insiste, on prend le parti d'aller chercher le maréchal qu'on était sûr de trouver dans le lieu confident de ses plus chers plaisirs, au Palais-Royal, n° 113. Il arrive avec sa mauvaise humeur naturelle à laquelle se joignait le chagrin d'avoir été dérangé de sa partie de trente-et-un. Il m'écoute impatiemment, et comme il m'avait fort mal compris, il me répond de telle sorte qu'à mon tour je n'y comprends rien du tout. Le chef d'état-major reprend avec lui la conversation en allemand. Elle dure quelque temps, et j'entendais assez la langue pour m'apercevoir que le maréchal rejetait avec violence les observations fort raisonnables que faisait l'officier. Enfin, ce dernier me dit que M. le maréchal n'avait pas donné l'ordre pour la destruction du pont, que je concevais sans peine comment le nom qu'il avait reçu importunait les soldats prussiens ; mais que du moment que le roi de France avait fait justice de ce nom, il ne doutait pas que les entreprises commencées contre ce pont ne cessassent à l'instant même, et que l'ordre allait en être donné. Je lui demandai la permission d'attendre que l'ordre feu parti pour que j'eusse le droit de rassurer complètement Sa Majesté. Il le trouva bon. Le maréchal était retourné bien vite à son cher n°113 ; l'ordre partit en effet. Je suivis l'officier jusque sur la place, et quand je vis que les ouvriers avaient cessé et se retiraient avec leurs outils, je vins rendre compte à M. de Talleyrand de cette triste victoire. Cela lui rendit un peu de bonne humeur. Puisque les choses se sont passées de la sorte, dit le prince, on pourrait tirer parti de votre idée de ce matin, que le roi avait menacé de se faire porter sur le pont pour sauter de compagnie : il y a là matière d'un bon article de journal. Arrangez cela.

Je l'arrangeai en effet ; l'article parut dans les feuilles du surlendemain. Louis XVIII dut être bien effrayé d'un pareil coup de tête de sa part ; mais ensuite il en accepta de bonne grâce la renommée. Je l'ai entendu complimenter de cet admirable trait de courage, et il répondait avec une assurance parfaite...

Mais ce ne fut pas tout. La saisie violente des œuvres d'art que la France avait jusqu'alors conservées, et qui auraient certainement pu être reprises avec justice lors de la première entrée des alliés à Paris, fut cette fois une violence inqualifiable, contre laquelle le roi et ses ministres ne purent protester que d'une manière qui sembla offensante aux conquérants, et faible au peuple français.

Le payement d'une indemnité considérable, le maintien d'une nombreuse armée étrangère, que la France devait payer pendant sept ans pour la surveiller et la priver de son indépendance, voilà des conditions qu'aucun ministre français honorable n'aurait pas dû avoir signé, et tout particulièrement le ministre qui avait joué un rôle si actif dans la coalition.

Puisque l'Angleterre avait aidé à la formation d'un gouvernement désireux d'entretenir avec elle de bonnes relations, et puisque l'intérêt prédominant de l'Angleterre est d'être en bonnes relations avec la France, elle aurait dû s'opposer avec fermeté à ce que ces conditions déshonorantes fussent proposées.

La conséquence naturelle du manque de fermeté de l'Angleterre dans cette conjecture, fut que l'empereur Alexandre, qui n'avait jamais pardonné à M. de Talleyrand sa conduite dans le récent congrès, ne se gêna pas pour laisser voir l'antipathie personnelle qu'il avait pour lui, et dit à Louis XVIII qu'il n'avait rien à espérer du cabinet de Saint-Pétersbourg tant que M. de Talleyrand serait à la tête de celui des Tuileries ; mais que, si Sa Majesté donnait la place de M. de Talleyrand à M. de Richelieu, lui Alexandre, ferait alors ce qu'il pourrait pour adoucir la sévérité des conditions imposées alors par les alliés.

 

XIV

 

Le duc de Richelieu, illustre à cause de son nom, et ayant une réputation qui honorait encore ce nom, était l'un de ces nobles qui, lorsque l'état de la France leur rendit impossible avec leurs convictions de jouer un rôle actif dans leur pays, ne purent pas, cependant, se décider à mener la vie inutile et oisive d'un émigré dans les faubourgs de Londres.

Il chercha alors la fortune en Russie et la trouva avec la faveur de l'empereur Alexandre, d'après le désir duquel il se chargea de gouverner la Crimée, où il marqua son administration en améliorant singulièrement la condition de ce pays.

Le nouvel ordre de choses avait refait de lui un Français, mais, se défiant de lui-même et de ses talents, il était loin de viser aux hautes fonctions et les avait même refusées à la première Restauration. Mais le public a fréquemment une tendance à donner aux gens ce qu'on sait qu'ils ne désirent pas, et c'était un sentiment assez général que M. de Richelieu était destiné à jouer un rôle politique important dans son pays. Sa démarche était noble, ses manières étaient raffinées et courtoises, sa probité et sa droiture proverbiales, ses habitudes régulières, ses talents médiocres ; mais il y avait en lui ce je ne sais quoi qui se sent et ne peut se définir et qui distingue les personnes faites pour occuper les premières places, si elles doivent occuper une place quelconque. Tout le monde se trouva donc d'accord pour reconnaître que, si le duc de Richelieu devait devenir ministre, il fallait qu'il devint premier ministre. Le roi était enchanté de se débarrasser de M. de Talleyrand, dont la présence lui rappelait trop de services rendus, et dont l'air de supériorité aisée gênait son orgueil.

Mais on jugea prudent d'attendre le résultat des élections alors pendantes.

Elles furent décidément défavorables à l'administration qui existait alors. En réalité, un gouvernement ne peut être modéré que lorsqu'il est fort, et le gouvernement de M. de Talleyrand était faible, car le seul soutien efficace qu'il aurait pu avoir contre le parti de la cour était la faveur du roi, et il ne la possédait pas.

Ainsi les royalistes, enhardis par les armées étrangères qui, si on peut parler ainsi, tenaient une verge suspendue au-dessus de la tête de leurs adversaires, agirent avec la violence d'un parti qui a la certitude d'être victorieux.

Pendant un moment M. de Talleyrand sembla disposé à résister à la réaction qui s'approchait, et obtint même la création de quelques pairs, que le roi consentit avec répugnance à nommer à cette fin. Mais, exposé à la violente hostilité de l'empereur de Russie, et n'ayant pas l'active amitié de la Grande-Bretagne, il vit que la lutte ne lui donnerait pas le dessus ; et tout en entrevoyant et prédisant que sa retraite serait l'aurore d'une politique qui, pour un temps, unirait la France aux gouvernements despotiques du continent dans une guerre entreprise contre les opinions libérales, il donna sa démission sous le prétexte patriotique qu'il ne pouvait signer un traité tel que celui proposé alors par les alliés ; et le 24 septembre, il cessa d'être premier ministre de France.

Louis XVIII lui offrit comme retraite une pension annuelle de cent mille francs, et la charge élevée de grand chambellan, charge dont, pour le dire en passant, l'ex-ministre remplit toujours scrupuleusement les fonctions, se tenant d'une manière impassible derrière le fauteuil du roi dans toutes les grandes cérémonies, malgré l'air de froideur que-le souverain gardait à son égard, et les sourires railleurs des courtisans.

Dans leur dernière entrevue officielle, Sa Majesté lui dit :

Vous voyez à quoi les circonstances me forcent ; j'ai à vous remercier de votre zèle, vous êtes sans reproche, et rien ne vous empêche de rester tranquillement à Paris.

Cette phrase fit sortir M. de Talleyrand de son calme ordinaire. Il répondit avec quelque véhémence :

J'ai eu le bonheur de rendre au roi assez de services pour croire qu'ils n'ont pas été oubliés ; je ne comprendrais pas ce qui pourrait me forcer à quitter Paris.

J'y resterai, et je serai trop heureux d'apprendre qu'on ne fera pas suivre au roi une ligne capable de compromettre sa dynastie et la France.

Ces paroles, prononcées de part et d'autre, en présence des membres du cabinet, et par conséquent bientôt répétées, peuvent être considérées comme authentiques.

 

 

 



[1] Thiers, le Consulat et l'Empire, t. XVIII, p. 41.

[2] Mémoires de Beugnot, p. 121.

[3] M. Thiers est de cette opinion.

[4] Madame de Simiane reprit : Il ne s'agit pas de cela ; c'était bon du temps de Bonaparte ; aujourd'hui il faut mettre dans les ministères des gens de qualité et qui ont à leurs ordres de bons travailleurs qui font les affaires, ce qu'on appelle des bouleux ! (Mémoires de Beugnot, p. 142.)

[5] Il a été fait des récits si nombreux et si variés du moment où l'on reçut cette nouvelle, et de la manière dont elle fut transmise, que j'en donne tout simplement le récit populaire, sans assurer qu'il soit réel.

[6] Mémoires du comte Beugnot, t. II, p. 274.