ESSAI SUR TALLEYRAND

 

DEUXIÈME PARTIE. — DE LA FÊTE DU 14 JUILLET À LA FERMETURE DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE.

 

 

M. de Talleyrand bénit l'étendard de la France à la réjouissance du 14 juillet. — Détresse financière croissante. — Vues de M. de Talleyrand. — Constitution civile du clergé. — Conduite de M. de Talleyrand. — Il refuse l'évêché de Paris. — Lettre aux éditeurs du Moniteur. — Mort de Mirabeau. — Esquisse de sa carrière et de ses relations avec M. de Talleyrand, qui l'assiste à son lit de mort. — Comment il a probablement initié M. de Talleyrand aux intrigues de la cour. — Il laisse à M. de Talleyrand son discours projeté sur la loi de la succession, qui réglait l'état actuel de la loi en France, et que M. de Talleyrand lut à l'Assemblée nationale. — M. de Talleyrand est suspendu de ses fonctions épiscopales et il quitte l'Église. — Fierté du roi. — Conduite et vues de M. de Talleyrand. — Il désire venir au secours du roi. — Folle conduite du parti de la cour. — Décret fatal de l'Assemblée nationale, défendant la réélection de ses membres. — Projet d'éducation de M. de Talleyrand. — L'Assemblée se sépare le 15 septembre 1791. — M. de Talleyrand va en Angleterre, en janvier 1791.

 

I

 

Nous voici arrivés à la fête du 14 juillet, instituée pour célébrer la destruction de la Bastille et pour rendre honneur au gouvernement nouveau qui s'était élevé sur ses ruines : arrêtons-nous un instant pour parler de ce jour de réjouissance.

Un immense et magnifique amphithéâtre a été élevé dans le champ de Mars : le souverain héréditaire de la 'France et le président temporaire d'une assemblée élective, — symboles de rapprochement entre deux idées et deux époques, — y sont assis sur deux trônes de même niveau, décorés des armes que la nation a prises à ses anciens rois ; et voilà le prince enfant qu'un peuple joyeux, triomphant, considère avec bienveillance comme l'héritier des engagements de son père, comme celui qui aura à perpétuer la race de saint Louis ; puis la reine, embellissant et égayant la sphère dans laquelle elle se meut, brillante comme l'étoile du matin, pleine de vie, de splendeur et de joie ; et voilà aussi cette royale jeune fille, parée de tous les charmes de la cour et douée de toutes les vertus du cloître, — une princesse, une sainte, — une future martyre. Voici le vain, niais honnête la Fayette, appuyé sur son épée de citoyen ; et à côté le terrible Mirabeau, ses longs cheveux flottant au vent ; et là cette assemblée bien connue et encore digne de mémoire, trop tôt fière de l'œuvre dont elle se glorifie, de cette œuvre qui, hélas ! ainsi que la représentation à laquelle nous assistons, n'est destinée qu'au triomphe éphémère d'un jour. Et voyez, sur ce balcon, la cour la plus gracieuse et la plus splendide de l'Europe, car telle était encore, même à cette époque, la cour de France ; et là-bas, dans ce vaste champ, les bandes confédérées avec leurs musiciens, portant leurs bannières respectives et représentant chaque portion de cette grande famille qui se réjouit en ce moment du triomphe qu'elle a remporté.

Tout d'un coup, le ciel, dont l'éclat est si bien fait pour se confondre avec la joie des hommes, mais qui jusque alois avait été sombre et menaçant, — tout é coup le ciel s'éclaircit, le soleil vient mêler sa pompe à celle de cette noble cérémonie ! Et alors, revêtu de ses habits pontificaux et debout sur un autel où se pressent trois cents prêtres, en longues robes blanches et avec des ceintures tricolores, l'évêque d'Autun bénit le grand étendard, l'oriflamme de France, qui n'est plus le symbole de la guerre, niais le signe et le gage de la paix entre le passé et l'avenir, entre les vieux souvenirs et les nouvelles aspirations du peuple français.

Qui, présent ce jour-lé à Paris, aurait pu croire que ceux qui pleuraient tendrement, avec les enfants du Béarnais, aux pieds de la statue de Henri IV, riraient bientôt d'une façon si horrible autour de l'échafaud de son descendant ?... que la multitude joyeuse, errant dans les Champs-Élysées, au milieu des guirlandes de lumière, et faisant entendre de douces paroles de reconnaissance et de joie, se transformerait si vite en une populace féroce, massacrant dans les prisons, dressant l'échafaud dans les rues et dansant autour de la guillotine, d'où le sang innocent coulerait goutte à goutte ?... que le monarque, la cour, les députés, toutes les images populaires et princières de cette auguste cérémonie, que les formes même de la religion qui la consacra devaient, au bout de deux ou trois courtes animées, être mises de côté avec dérision : et que lui-même, le pontife qui avait présidé à cette pompeuse solennité, obligé de renoncer à sa sainte vocation, errerait comme un misérable exilé sur des rivages étrangers, banni comme traître à cette liberté pour laquelle il avait sacrifié les préjugés de sa caste, les prédilections de sa famille, les honneurs et les richesses de sa profession ?

 

II

 

Du 14 juillet 1789 au 14 juillet 1790, les scènes comprises dans ce tableau, qui peut être appelé le premier acte du grand drame, étaient, en somme, de nature à exciter les espérances, plutôt que les craintes de l'humanité ; mais, à dater de cette dernière période, l'aspect des choses changea grandement, et presque chaque jour fut marqué par quelque désappointement, par l'avortement de quelque projet longtemps caressé, par le naufrage de la réputation et de la fortune de quelque homme d'État populaire.

Le 4 septembre 1790, M. Necker quitta, presque sans qu'on rit attention à son départ et certainement sans qu'on le regrettât, ce Paris on seulement une année auparavant il était revenu au milieu d'acclamations unanimes. Environ au même moment, Mirabeau commença à être soupçonné ; et les cris de : Vive la Fayette ! se changèrent souvent en : A bas la Fayette ![1] de la part de la multitude toujours inconstante. Alors aussi l'on commença à s'apercevoir que la vente des biens de l'Église, qui, convenablement dirigée, aurait pu rétablir l'ordre dans les finances, allait probablement, au contraire, rendre plus complète la banqueroute nationale.

Il est nécessaire, afin de donner une juste idée de la conduite de M. de Talleyrand, que j'explique rapidement comment se présenta cette calamité. L'Assemblée, désirant assurer l'irrévocabilité de ses décrets en disposant aussitôt que possible des vastes propriétés dont elle avait décidé la vente, et désirant augmenter sans délai ses ressources financières, se mit à chercher quelque moyen d'obtenir ce double résultat. Après deux ou trois projets, adoptés pour un moment et abandonnés ensuite, l'idée à laquelle on s'arrêta finalement fut celle de fabriquer des billets d'État, représentant une certaine valeur en biens nationaux, et de leur donner un cours forcé, de telle sorte qu'ils eussent une valeur immédiate indépendante de celle qu'ils devaient acquérir en tant que représentant la propriété. En un mot, ces billets ou obligations devenaient ainsi de l'argent ; et ils avaient cet avantage sur le papier-monnaie ordinaire, qu'ils représentaient quelque chose qui avait une valeur positive ; et comme la première émission de 400 millions de francs eut lieu à une époque où l'on entait réellement le besoin de remplacer d'une manière quelconque l'argent que tout le monde, par peur et par manque de confiance, avait commencé à entasser et à cacher, ces effets produisirent du bien plutôt que du mal. L'Assemblée crut alors immédiatement qu'elle avait à sa disposition un fonds inépuisable ; en conséquence, une nouvelle émission de 800 millions d'obligations suivit de près la première émission de 400 millions comme fine chose toute naturelle ; et il devint évident que ce moyen de faire face aux besoins courants de l'État allait être adopté sur une plus large échelle, augmentant ainsi la somme des valeurs en circulation d'une manière qui n'était nullement provoquée par la richesse ou les affaires croissantes de la communauté, et altérant la valeur de l'argent dans toutes les transactions de la vie. M. de Talleyrand prévit de suite les calamités auxquelles ce système devait naturellement conduire ; et en disant : Je serais inconsolable si, de la rigueur de nos décrets sur le clergé, il ne résultait pas le salut de la chose publique ; il démontra, avec une clarté et une sagacité singulières, que la ligne de conduite adoptée par l'Assemblée devait inévitablement produire la disparition totale de l'or et de l'argent, la cherté énorme des vivres, une déprécia-ion journalière du papier de l'État et — le la terre de papier-monnaie représentant la terre —, une variation rapide dans le taux des échanges, et l'impossibilité de tout commerce régulier.

Mais les hommes, en temps de révolution, s'inquiètent peu des résultats définitifs. L'Assemblée aval t alors besoin de fonds : les assignats avec cours forcé créaient ces fonds. Mirabeau remarqua avec sagacité que, multiplier les assignats, était, en tout cas, multiplier les adhérents de la Révolution, puisque aucun homme possédant un assignat ne pouvait désirer que la propriété dont dépendait la valeur de cet assignat fût rendue à ses anciens possesseurs, et cet arrangement politique dispensa de répondre à l'objection des financiers.

Le trait caractéristique des constitutions modernes est le principe de la représentation, la délégation du pouvoir par voie d'élection. Ç'a été sans doute une précieuse découverte que de faire dépendre une partie du gouvernement d'un principe particulier ; il ne s'ensuit pas, toutefois, que toutes les parties du gouvernement doivent être déduites de ce même principe. Au contraire, la mobilité donnée à un gouvernement par tout système qui y fait pénétrer les passions populaires et les divergences d'opinion, exige un élément contradictoire de fixité et de stabilité qui fasse contrepoids, qui donne à la durée de ce pouvoir un caractère de permanence, et un caractère de fermeté à son action.

Mais l'Assemblée nationale — semblable à ces malades qui ayant trouvé un remède à leur maladie, s'imaginent que si un peu de ce remède produit quelque soulagement, une haute dose doit en amener un beaucoup plus marqué, — l'Assemblée nationale faisait reposer toutes ses institutions, à une seule exception près, sur la même base ; et comme la chambre était élective, les municipalités électives, ainsi les juges devaient être nominés par élection, et de même les curés et les évêques.

Ici commence la première scission sérieuse qui se produisit au sein de la nation ; car celle qui existait auparavant n'était qu'entre la nation et la cour. J'ai dit que le clergé, et surtout le clergé supérieur, n'avait pas volontiers abandonné la propriété qu'il avait été habitué à considérer comme sienne. Cette perte, toutefois, ne lui fournissait qu'une cause temporelle d'inimitié ; elle n'atteignait ni la conscience de ses membres, ni celle du troupeau. Mais les ordonnances nouvelles, quels que pussent en être les mérites intrinsèques, changeaient entièrement la condition normale de l'Église romaine et s'attaquaient au principe de su discipline. Ces ordonnances, par conséquent, furent dénoncées par le pape, et ne purent être solennellement acceptées par les membres les plus zélés du clergé. Dans de telles circonstances, il eût été bien plus sage de ne pas toucher à la condition spirituelle du clergé. Obliger tous les ecclésiastiques, soit à abandonner leurs bénéfices, soit à jurer de soutenir la Constitution civile du clergé — c'était là le titre donné an nouveau système —, c'était provoquer beaucoup d'entre eux qui, sans cela, se seraient tenus tranquilles, à déclarer la guerre à la Révolution, et, en même temps, c'était engager la Révolution dans cette voie de persécution qui finit par la déshonorer et la perdre. En outre, une telle mesure divisait le clergé en deux classes — dont l'une excitait la vénération du peuple par ses sacrifices, et l'indignation du gouvernement par ses plaintes : et l'autre donnait satisfaction au gouvernement par son obéissance, mais perdait le respect du peuple à cause de sa servilité.

Un clergé catholique désavoué par le pape était inutile à ceux qui professaient la religion catholique ; et tout clergé quel qu'il fût était superflu pour ceux qui ne professaient aucune religion. La conduite observée par M. de Talleyrand dans cette affaire fut prudente et circonspecte jusqu'au moment où elle fut hardie et ferme. L'Assemblée avait décidé la Constitution civile du clergé, avant le 14 juillet. Le roi, toutefois, avait demandé un délai avec l'intention d'en référer à Rome, et la loi ne fut définitivement adoptée qu'après le 27 novembre.

Pendant cette période la lutte existait d'une part entre le souverain et le pape qui faisaient cause commune, et de l'autre entre les philosophes et ceux qui prétendaient réformer l'Église, car ces deux classes de personnages se mêlèrent de cette entreprise.

Il était désagréable pour un évêque qui aspirait encore aux plus hautes fonctions ecclésiastiques de se hasarder à se quereller avec le premier de ces partis, et également désagréable pour un homme d'État recherchant l'autorité populaire de se séparer du dernier. D'ailleurs, le résultat du différend était encore incertain, et comme il n'y avait pas nécessité absolue pour l'évêque d'Autun de se prononcer, il demeura silencieux. Mais quand l'Assemblée eut rendu son décret final, et que ce décret eut reçu le consentement formel, quoique contraint, du roi, le cas fut différent. Une loi avait été régulièrement votée, et la question était de savoir, non si cette loi était bonne, mais si, étant la loi du pays, elle devait être observée. Une bataille avait été livrée, et la question était, non si les vainqueurs avaient raison, mais s'il valait mieux s'unir à eux qu'aux vaincus.

Dans un tel état de choses, M. de Talleyrand hésitait rarement. Il prit le parti de la loi contre l'Église, et se rangea avec ceux qui de jour en jour devenaient plus forts, coutre ceux dont les forces déclinaient journellement ; et, lorsqu'il avait une fois adopté une telle ligne de conduite, ce n'était pas son habitude de s'y engager timidement. Il prêta tout de suite le serment demandé, serinent que tous ses collègues dans l'épiscopat refusèrent de prêter. Les seules exceptions, qui ne firent pas grand honneur au clergé constitutionnel, ce furent les évêques de Babylone et de Lydie, dont les titres étaient purement honoraires.

Il justifia aussi cette conduite par une lettre adressée au clergé de son diocèse, et finalement il se chargea de consacrer les nouveaux évêques élus pour remplacer ceux que l'Assemblée avait privés de leurs diocèses. Nous verrons bientôt les résultats de cette conduite.

M. de Talleyrand accepta donc pour lui-même et sou Église, ces nouveaux règlements que l'État, en dépit du chef de l'Église, avait consacrés ; il prêta serinent de s'y conformer de bonite volonté, et même, il maintint que l'État, considérant les membres du clergé comme des fonctionnaires publics, qui recevaient un salaire en échange de l'accomplissement de certains devoirs publics, avait la faculté de retrancher ce salaire à ceux des membres de ce clergé qui refusaient de se soumettre aux lois du gouvernement qui les payait el les cm-ployait ; cependant, établissons-le tout d'abord, il soutint avec fermeté et en tout temps que tous les ecclésiastiques ainsi dépossédés auraient droit à la pension qui, au moment de la confiscation des biens de l'Église, avait été allouée à tout ecclésiastique que la suppression d'établissements religieux ou de bénéfices inutiles laissait sans revenu ou sans emploi ; principe accepté d'abord comme juste, niais bientôt condamné comme inopportun ; car il n'y a pas de compromis possible entre deux partis dont l'un est consciencieuse-meut disposé à résister à ce qu'il juge être un acte d'injustice, et l'autre résolument déterminé à fouler aux pieds ce qu'il appelle une résistance égoïste.

 

III

 

Parmi les nombreux singes que rendit vacants le refus des hauts dignitaires de l'Église de prêter le serment que la constitution leur imposait alors, se trouva l'évêché de' Paris ; et comme ou savait bien que M. de Talleyrand pourrait être élu à ce poste s'il le désirait, le public crut qu'il avait l'intention de profiter de sa popularité pour obtenir cette position, qui, jusqu'alors, avait été si honorable et si importante. Par suite de cette supposition, une partie de la presse exalta ses vertus ; tandis qu'une autre s'empressa de peindre, et, ainsi que cela se pratique dans de telles circonstances, d'exagérer ses vices.

Jusqu'aux derniers moments de sa vie, M. de Talleyrand fut presque indifférent à la louange, mais par une originalité singulière — surtout si l'on considère sa carrière longue et variée —, il fut toujours extrêmement sensible è la censure ; et sa susceptibilité dans cette occasion l'emporta tellement sur sa prudence, qu'elle le poussa à écrire et à publier une lettre où il désavouait de la manière la plus formelle tout projet de candidature au siège vacant. Voici cette lettre, curieuse à plus d'un titre[2].

Je viens de lire dans le Journal de Paris, que l'on me désignait pour l'évêché de Paris. En voyant mon nom près de celui de M. l'abbé Sieyès, j'ai dû m'enorgueillir de la seule idée d'une telle concurrence. Quelques électeurs m'ont laissé effectivement pressentir leur vœu, et je crois devoir publier ma réponse. Non, je n'accepterais point l'honneur que ires concitoyens daigneraient me décerner. Depuis l'existence de l'Assemblée nationale, j'ai pu être insensible aux calomnies sans nombre que les différents partis se sont permises à Fion égard. Jamais je n'ai fait ni ne ferai à nies détracteurs le sacrifice d'aucune opinion ni d'aucune action utile à la chose publique ; mais je puis et je veux leur offrir celui de mon intérêt personnel, et, dans cette circonstance seulement, mes ennemis auront influé sur ma conduite. Je ne leur laisserai pas le moyen d'affaiblir le bien que j'ai essayé de faire. Cette publicité que je donne aujourd'hui à ma détermination, je l'ai donnée à mes désirs, lorsque j'ai témoigné combien je serais flatté d'être un des administrateurs du département de Paris. Je crois que, dans un État libre, lorsque le peuple s'est ressaisi du droit d'élection, véritable exercice de sa souveraineté, avouer hautement la fonction publique à laquelle on aspire, c'est appeler ses concitoyens à vous examiner d'avance, c'est se rendre à soi-même toute intrigue impossible. On s'offre aux observations de l'impartialité ; on ne prend pas même la haine au dépourvu. J'avertis donc ici ceux qui, craignant ce qu'ils appellent mou ambition, ne se lassent point de me calomnier, que je ne dissimulerai jamais à quelles places j'aurai l'orgueil de prétendre. C'est par une suite de ces fausses alarmes qu'on a répandu, aux approches de la nomination de l'évêque de Paris, que j'avais gagné six à sept cent mille francs dans les maisons de jeu. Maintenant que la crainte de me voir élever à la dignité d'évêque de Paris est dissipée, on me croira sans doute. Voici l'exacte vérité : j'ai gagné, dans l'espace de deux mois, non dans des maisons de jeu, mais dans la société, el au club des échecs, regardé presque en tout temps, par la nature même de son institution, comme une maison particulière, environ trente mille francs. Je rétablis ici l'exactitude des faits, sans avoir l'intention de les justifier. Le goût du jeu s'est répandu d'une manière même importune dans la société. Je ne l'aimai jamais, et je m'en reproche d'autant plus de n'avoir pas assez résisté à cette séduction ; je me blâme comme particulier et encore plus comme législateur, qui croit que les vertus de la liberté sont aussi sévères que ses principes ; qu'un peuple régénéré doit reconquérir toute la sévérité de la morale et que la surveillance de l'Assemblée nationale doit se porter sut ces excès nuisibles à la Société en contribuant à cette inégalité de fortune que les lois doivent tâcher de prévenir par tous les moyens qui ne blessent pas l'éternel fondement de la justice sociale, le respect de la propriété. Je me condamne donc, et je me fais un devoir de l'avouer ; car depuis que le règne de la vérité est arrivé, en renonçant à l'impossible honneur de n'avoir aucun tort, le moyen le plus honnête de réparer ses erreurs est d'avoir le courage de les reconnaître.

Nous apprenons par ce document que l'évêque d'Autun, malgré ses travaux dans le sein de l'Assemblée, était cependant encore un joyeux mondain que l'on rencontrait fréquemment au club du jeu d'échecs, ainsi que dans les salons particuliers ; et — bien qu'il regrettât ce fait — qu'il avait gagné dans ces divers endroits trente mille francs dans l'espace de deux mois. Nous apprenons aussi qu'il renonça alors à toute idée d'avancement dans sa profession, afin que les motifs de sa conduite dans le sein de l'Assemblée nationale demeurassent à l'abri de tout soupçon, et nous pouvons deviner qu'il aspira pour l'avenir aux hauts emplois politiques plutôt qu'aux fonctions ecclésiastiques les plus élevées.

Toutefois, le côté le plus frappant de ce document est le ton, le style, je pourrais presque dire le pédantisme qui y domine vers la fin. Mais chaque époque a ses prétentions : et celle de la période qui s'écoula entre mai 1789 et août 1792, était de couvrir du pur langage d'un saint ou des austères préceptes d'un philosophe la vie facile d'un homme à la mode, d'un viveur du grand monde.

Le dire, dit le vieux Montaigne, est autre chose que le faire : il faut considérer le prêche à part et le prêcheur à part.

 

IV

 

Alors, ou peut-être un peu après ce moment, on aurait pu voir une multitude agitée, pleurant, s'enquérant et se précipitant dans la direction d'une maison de la rue de la Chaussée-d'Antin. On était aux premiers jours d'avril, et dans l'intérieur de cette maison respirant par les fenêtres ouvertes l'air embaumé qui rafraîchissait pour un moment son front brûlant, et accueillant :avec reconnaissance la voix anxieuse de la multitude qui venait s'informer de lui — dans l'intérieur de cette maison était couché Mirabeau mourant, qui allait emporter avec lui dans la tombe tout ce qui restait au peuple de sagesse et de modération ; et, ainsi qu'il le disait lui-même avec tristesse et fierté, les derniers fragments de cette monarchie qu'il avait eu la puissance d'abattre et qu'il se vantait de pouvoir relever. A côté de ce lit de mort se trouvait l'évêque d'Autun. Une étrange combinaison de circonstances avait réuni ces deux personnages, dont le caractère était essentiellement différent, mais dont la position se ressemblait à certains égards.

L'un était éloquent, passionné, impérieux, imprudent ; l'autre, calme, poli, logique et prudent. Mais tous les deux appartenaient à d'illustres familles, étaient doués de grands talents et avaient été dépossédés de leur place légitime dans la société. Tous les deux aussi avaient une politique libérale, et cela par vengeance et par ambition, aussi bien que par principe et par conviction. Aristocrates alliés à une faction démocratique, royalistes en lutte ouverte contre ceux qui respectaient le plus la monarchie, ils s'étaient engagés, pour faire triompher la modération, dans un combat entre les deux partis extrêmes.

Mirabeau était le cinquième enfant, mais il devint, par la mort d'un frère, le fils ainé du marquis de Mirabeau, riche propriétaire et chef d'une noble maison de Provence ; il avait été marié très-jeune à une riche héritière, et destiné à l'armée. Cependant, abandonnant sa profession, séparé de sa femme, constamment entrainé dans des embarras, tantôt d'argent, tantôt d'amour, il avait mené la vie de garçon, vie remplie d'intrigues, d'indigence et d'aventures, jusqu'à Page de quarante ans, victime, tantôt de sa nature impétueuse, tantôt de l'imprudente et absurde sévérité de sou père, dont les deux occupations favorites étaient de persécuter sa famille et de publier des pamphlets destinés à améliorer le sort de l'humanité. Ainsi, souvent enfermé, toujours dans les difficultés — le premier et le dernier moyen de correction du vieux marquis étant de se procurer une lettre de cachet et d'arrêter la pension de son fils —, le comte de Mirabeau avait dû ses moyens d'existence presque entièrement à ses talents, qui pouvaient s'appliquer aux lettres, quoiqu'ils fussent encore plus faits pour l'action.

Pendant un court répit que lui avaient laissé les calamités de tout genre qui le frappaient, répit dont il avait profité pour faire, à Paris même, des efforts désespérés afin d'améliorer sa position, il avait été mis en relation avec M. de Talleyrand, qui, frappé de ses talents et touché de ses malheurs, le recommanda à M. de Calonne, d'après l'avis duquel il fut envoyé par M. de Vergennes, alors ministre des affaires étrangères, remplir une sorte de mission confidentielle en Allemagne, peu de temps avant la mort du grand Frédéric. Il revint de cette mission au moment où la France commençait à être agitée par la convocation des notables suivie promptement de celle des états généraux. Il vit d'un coup d'œil que l'on touchait à une époque où ses talents éminents pourraient trouver leur emploi, et dans laquelle son caractère hautain et flexible à la fois ferait son chemin, soit par la force, soit par la persuasion ; par conséquent, toute sou âme se dirigea vers ce but : devenir membre de cette assemblée qu'il prédit dès le début devoir bientôt commander aux destinées de sou pays.

Certaines dépenses étaient nécessaires pour atteindre ce but, et Mirabeau, comme à l'ordinaire, n'avait pas un liard. Le moyen qu'il choisit pour se procurer la somme requise l'ut le moins honorable de ceux auxquels il aurait pu avoir recours. Il publia un ouvrage qu'il nomma : Histoire privée de la cour de Berlin, ouvrage rempli de scandale public et privé, et où il trahissait la mission qui lui avait été récemment confiée[3].

Naturellement, le gouvernement s'indigna ; une poursuite fut intentée contre lui devant le parlement de Paris ; M. de Montmorin et d'autres, qui l'avaient jusqu'alors protégé, lui dirent clairement qu'ils désiraient rompre avec lui.

Mirabeau se débattit lin milieu de toutes ces difficultés déshonorantes. Il nia que l'ouvrage eût été publié avec son autorisation.

Il fut repoussé par la noblesse de Provence, qui décida que, n'ayant aucun fief à lui, il n'aurait pu siéger que comme délégué de son père ; mais il devint candidat du tiers-état pour Aix et fut élu. Ce fut ainsi qu'il se présenta aux premières séances des états généraux, en face du ministère qui l'avait accusé, et de l'aristocratie qui l'avait répudié ; tous deux allaient trouver en lui un hardi et formidable ennemi.

Mais, quoiqu'il eût été poussé à bout par les circonstances, son inclination et ses idées ne le portaient pas à agir en homme violent et extrême.

Ses projets, quant à la France, se bornaient au désir de lui procurer un gouvernement représentatif ; et ses vues pour lui-même étaient celles qui, sous un tel gouvernement, conduisent souvent les hommes ambitieux à adopter l'opposition comme le chemin du pouvoir. Un contemporain a dit de lui avec beaucoup de raison : Il était tribun par calcul, et aristocrate par goût. Il visa à obtenir une constitution pour son pays, et à être ministre de la couronne sous l'empire de cette constitution.

M. de Talleyrand avait le même désir, et probablement la même ambition. Ces deux hommes d'État, par conséquent, auraient naturellement, dans le sein des états généraux, agi de concert comme deux amis particuliers qui avaient la même manière de voir quant aux affaires  publiques.

Mais la publication de l'Histoire secrète de la cour de Berlin, ayant offensé le ministre qui avait employé Mirabeau, ne pouvait être que pénible et désagréable à M. de Talleyrand, à l'intercession duquel Mirabeau avait dû cet emploi et à qui, outre cela, la correspondance dé Mirabeau avait été en grande partie adressée. Cette circonstance avait donc fait cesser toute intimité privée entre ces deux personnages qui allaient exercer une si grande influence sur les événements dont l'heure avait sonné.

Toutefois, il est très-difficile pour deux hommes de jouer un rôle important dans la même cause pendant un certain temps au sein d'une assemblée populaire, et cela au moment d'une grande crise nationale, sans renouer leurs vieilles relations ou en former de nouvelles. Il est difficile de dire jusqu'à quel point les anciennes relations entre M. de Talleyrand et Mirabeau se renouèrent ; mais ils causaient déjà ensemble d'une manière très-intime le 21 octobre 1789 ; c'est ce qui ressort d'une lettre de Mirabeau au comte de Lamarck, lettre dans laquelle Mirabeau établit que l'histoire d'une intrigue politique secrète lui avait été confiée par l'évêque d'Autun.

On sait aussi maintenant qu'environ à cette époque, Mirabeau projetait la formation d'un ministère auquel j'ai déjà fait allusion, et dans lequel devaient entrer conjointement lui et M. de Talleyrand. Il est très-possible que, si ce ministère s'était formé, l'histoire de la France pendant les soixante années qui suivirent eût été différente.

Mais la mesure la plus fatale adoptée par l'Assemblée fut celle du 9 novembre 1789, qui empêchait tout député de devenir ministre tant que durerait son mandat législatif, et même d'entrer au service de la couronne pendant deux ans après la dissolution de l'Assemblée. Les conséquences de cette résolution, dirigée contre ceux qui, comme Mirabeau et M. de Talleyrand ; espéraient fonder un gouvernement constitutionnel et en prendre la direction, ces conséquences furent incalculables. Les personnages qui avaient alors le plus d'influence dans l'Assemblée et le pays étaient des hommes d'opinions modérées, de grands talents et de grande ambition. De tels hommes, placés à la tête des affaires ; auraient pu contenir le mouvement et établir un gouvernement populaire et sûr à la fois. Mais cette nouvelle règle empêchait ceux qui étaient devenus les favoris de l'Assemblée nationale et de la nation, d'employer leur influence pour soutenir le pouvoir exécutif. De plus, si leurs passions étaient violentes et leur position désespérée ; elle les poussait à rechercher le pouvoir par des moyens hostiles à la constitution qui détruisait leurs espérances.

Cet effet fut produit sur Mirabeau, et ses sentiments venant à être connus de la cour, une sorte d'alliance s'établit entre eux au printemps de 1790 ; — alliance conclue trop tard — puisque la plupart des grandes questions sur lesquelles aurait pu s'exercer utilement l'influence de Mirabeau étaient déjà tranchées — et aussi alliance conduite de la manière la plus absurde ; car tandis que le roi ouvrait à Mirabeau sa bourse, il l'excluait de sa confiance, et pendant longtemps, exigeait, comme condition préliminaire, que le traité qu'il avait fait avec le grand orateur fût tenu secret, même à ses propres ministres[4].

Mirabeau devait conseiller le roi en secret, le secourir indirectement en public ; mais le roi ne devait pas paraître lui être favorable, et il devait être contrarié, contrecarré par les amis du roi.

L'erreur commise par les deux partis que concernait cet arrangement fut le résultat, d'une part, du caractère faible et irrésolu de celui qui ne faisait jamais rien entièrement ni sincèrement, et, de l'autre, du caractère présomptueux et téméraire de celui qui ne doutait jamais du succès de ce qu'il entreprenait, et qui se persuada alors facilement à lui-même qu'ayant une fois triomphé de la difficulté d'entrer en communication avec la cour, il réussirait bientôt à la gouverner.

En effet, le désir qu'avait Mirabeau de servir la couronne étant sincère et sa capacité étant évidente, il crut avec quelque raison que l'on se fierait à sa sincérité, et qu'on donnerait à ses talents l'occasion de se déployer.

Mais il est évident que le roi avait voulu acheter un ennemi dangereux plutôt que conquérir un allié déterminé. Ainsi il continua à fournir aux besoins de Mirabeau, à recevoir les rapports de Mirabeau, à faire peu d'attention aux conseils de Mirabeau, jusqu'à ce que les affaires devinrent si mauvaises que même l'irrésolution de Louis XVI fut vaincue — c'était environ vers la fin de 1790 —, et alors, pour la première fois, on s'occupa sérieusement d'un plan que le téméraire orateur avait conseillé depuis longtemps déjà, mais que, jusqu'à ce moment, la cour n'avait voulu ni sanctionner ni rejeter. Ce plan consistait à éloigner le roi de Paris, à l'entourer de troupes encore fidèles, et, avec le secours d'une nouvelle assemblée à laquelle il faudrait préparer l'opinion publique, à réformer la constitution, — alors sur le point d'être terminée, — constitution qui, tout en prétendant être monarchique, non-seulement empêchait le monarque d'exercer lm réalité aucun pouvoir sans la permission expresse d'une, assemblée populaire, mais établissait, comme théorie fondamentale, que le roi était simplement l'exécuteur de la souveraine volonté de cette assemblée. C'est là une addition qui, à première vue, peut sembler de peu d'importance, mais qui, calculée pour exercer jour après jour son influence sur l'esprit des hommes et pour déterminer ainsi leurs actes, ne pouvait manquer d'avoir un effet très-réel sur le jeu quotidien de leurs institutions. Et ce n'était pas tout. Les mations, comme les individus, ont, s'il est permis de parler ainsi, deux volontés : celle du moment, — résultat du caprice, de la passion et de l'impulsion, et celle du loisir et de la délibération, — résultat de la prévoyance, de la prudence et de la raison. Tous les gouvernements libres possédant quelque solidité — quel que soit leur nom — ont, pour cette raison, établi, sous line forme ou sous une autre, un pouvoir de quelque espèce calculé pour représenter le jugement plus mûr de la nation et pour mettre un frein aux ébullitions spontanées, violentes et changeantes de l'excitation populaire. Toutefois, même cette barrière n'était pas interposée ici entre une chambre qui devait avoir toute l'influence dans l'État et un premier magistrat qui devait n'en avoir aucune.

La constitution qui allait être adoptée était, en un mot, impraticable, et personne ne le voyait plus clairement que Mirabeau ; mais bien que prêt à la détruire, et désireux de le faire, il ne se prêtait en aucune manière aux idées de Marie-Antoinette, quoiqu'il fût quelque peu subjugué par ses charmes.

Je serai ce que j'ai été toujours, dit-il dans une lettre au roi (15 décembre 1790), défenseur du pouvoir monarchique réglé par les lois ; apôtre de la liberté garantie par le pouvoir monarchique. Bref, il tenta l'entreprise difficile et même presque impossible de sauver la liberté des mains d'un monarque dominé par des courtisans enthousiastes du pouvoir absolu et d'une populace influencée par des' clubs qui aspiraient à détruire toute autorité autre que la leur.

Je viens de chercher à expliquer quels avaient sans doute été les projets de Mirabeau ; car nous avons à examiner quelles étaient probablement ses pensées lorsque, au milieu de vives souffrances, mais avec toute sa présence d'esprit et le clair pressentiment de sa fin prochaine, il demanda son ancien ami avec lequel, dit-on, il ne s'était jamais complètement réconcilié jusqu'alors, et désira sa présence auprès de cette couche d'où il ne devait plus se relever.

N'est-il pas permis de supposer que Mirabeau, dans ce dernier entretien avec M. de Talleyrand, parla des projets dont son esprit était alors occupé ? et ne semble-t-il pas probable qu'à cette heure suprême il comprit que l'évêque d'Autun était la personne la mieux faite pour occuper la position difficile qu'il allait laisser vacante, position qui demandait tant d'adresse à qui voudrait se mouvoir au milieu des intrigues et des combinaisons variées qu'elle supposait ? Plusieurs raisons viennent appuyer cette supposition. M. de Talleyrand, comme Mirabeau, était aristocrate de naissance, libéral par position et par opinion ; il était aussi l'un des membres de l'Assemblée qui possédaient le plus d'autorité sur la partie de ce corps que Mirabeau lui-même dirigeait, et en même temps l'un des membres très-peu nombreux en qui M. de Montmorin — ministre avec lequel Louis XVI avait enfin consenti que Mirabeau communiquât d'une manière confidentielle — avait dit à Mirabeau qu'il plaçait le plus de confiance. Enfin, il était en relation avec toutes les classes et presque tous les individus cherchant alors à troubler ou espérant calmer et réunir les éléments troublés de la société. Il connaissait la cour, le clergé, les Orléanistes. Il avait été l'un des fondateurs des Jacobins ; il était membre du club rival et modéré, les Feuillants ; et quoique, sans aucun doute, il manquât du feu et de l'éloquence nécessaires pour commander aux grandes assemblées, il possédait au plus haut degré le tact et l'adresse qui permettent à un homme de gouverner ceux qui conduisent de telles assemblées. En un mot, quoiqu'il ne restât pas de Mirabeau après Mirabeau, M. de Talleyrand était peut-être l'homme le mieux qualifié pour remplir d'une certaine manière la place qui restait vide, et celui que Mirabeau lui-même devait probablement désigner comme son successeur. Toutefois, je n'ai rien, excepté des conjectures, pour nie guider à ce sujet ; à moins que le dépôt public que Mirabeau, à sa dernière heure, confia à M. de Talleyrand rie puisse être invoqué comme un témoignage de ses plus secrètes intentions. Nous pouvons apprendre la nature de ce dépôt par M. de Talleyrand lui-même, qui, le jour suivant, au milieu du silence et de la douleur qui avaient envahi tous les partis — car un homme de génie supérieur, quels que soient ses débuts, disparait rarement sans qu'on le pleure —, montant à la tribune de l'Assemblée nationale, dit d'une voix qui paraissait réellement émue

Je suis allé hier chez M. de Mirabeau. Une foule immense remplissait cette maison dont je franchis le seuil avec une tristesse plus vive encore que ne pouvait l'être la douleur du public. Le triste spectacle qui m'attendait remplissait l'imagination de l'image de la mort ; elle était partout, excepté dans l'esprit de celui que menaçait le danger le plus humilient. Il avait demandé à nie voir : Il est inutile de parler de l'émotion produite sur moi par beaucoup de choses qu'il me dit. Mais chez M. de Mirabeau ce qui dominait alors c'était l'homme public ; et, sous ce rapport, nous pouvons considérer comme une précieuse relique les derniers mots qui purent être arrachés à cette proie immense que la mort était sur le point de saisir. Concentrant tout son intérêt sur les travaux que cette assemblée a encore devant elle, il se rappela que la loi de la succession était à l'ordre du jour, et se désola de ne pouvoir assister à la discussion de la question, regrettant de mourir, puisque la mort le privait de remplir un devoir public. Mais, comme il avait écrit sa manière de voir, il me confia le manuscrit, afin que je pusse vous le communiquer en son nom. Je vais m'acquitter de ce devoir. L'auteur de ce manuscrit n'est plus ; mais ses pensées et ses désirs étaient tellement liés au bien public, qu'en écoutant l'expression des sentiments que je vais vous retracer, vous pourrez croire que vous recevez son dernier soupir.

Telles furent les paroles par lesquelles M. de Talleyrand introduisit le mémorable discours qui, en établissant les principes sur lesquels a depuis été posée la loi de succession, jeta les fondements d'une nouvelle société française sur des bases qu'aucune circonstance ne parait devoir modifier.

Il y a autant de différence, dit Mirabeau, entre ce qu'un homme fait pendant sa vie et ce qu'il fait après sa mort, qu'entre la mort et la vie. Qu'est-ce qu'un testament ? C'est l'expression de la volonté d'un homme qui n'a plus aucune volonté, par rapport à une propriété qui n'est plus sa propriété ; c'est l'action d'un homme qui n'est plus responsable de ses actions envers l'humanité ; c'est une absurdité, et une absurdité ne devrait pas avoir force de loi.

Tel est l'argument mis en avant dans ce discours célèbre et singulier. Ingénieux plutôt que profond, maintenant que nous l'examinons avec calme, il ne nous Semble pas digne de la réputation qu'il obtint, ni de l'effet qu'il produisit sans aucun doute. Mais, In avec la voix grave de M. de Talleyrand, et considéré comme les dernières pensées sur les dispositions testamentaires qu'ait formées un homme qui faisait son propre testament quand il composa ce discours, et qui, depuis lors, était entré avec son intelligence lumineuse et sa merveilleuse éloquence dans l'obscur silence de la tombe, il ne pouvait manquer de produire une profonde impression. C'était, de plus, le manteau du prophète qui avait quitté Cette terre ; et le monde, qu'il se trompât ou non dans cette supposition, crut voir dans ce legs politique l'intention de désigner un successeur politique.

 

V

 

De cette manière, M. de Talleyrand déjà, ainsi que nous l'avons vu, membre du département de Paris. fut immédiatement choisi pour occuper la place dans la direction de ce département laissée vacante par la mort de Mirabeau.

Ce conseil municipal disposait encore d'une influence considérable, et il ne manquait pas de moyens variés d'exercer cette influence sur les classes moyennes de la capitale ; de telle sorte qu'un homme de résolution et de tact aurait pu eu faire l'un des instruments les plus utiles pour rétablir l'autorité royale et la consolider sur de nouvelles bases.

Il paraît, en vérité, que M. de Talleyrand avait le projet de le rendre populaire en s'en servant comme d'un moyen de donner de lions conseils au roi, et aussi de rendre le roi populaire en l'engageant à suivre ces conseils, puisque lions découvrons qu'environ une quinzaine après la mort de Mirabeau, le 18 avril, ce corps présenta vine adresse au roi, le pressant d'éloigner de ses conseils ceux dont la nation se méfiait, et de se confier franchement aux hommes qui étaient encore populaires : tandis qu'il y a toute raison de croire, ainsi que j'aurai tout à l'heure occasion de le montrer, que vers ce moment même M. de Talleyrand entra en négociations secrètes avec le roi, ou, du moins, par l'entremise de M. de Lapone, lui offrit son concours le plus efficace.

Mais Louis XVI devait se lier plus volontiers à un homme hardi et passionné comme Mirabeau, que, malgré sa naissance — et en considérant la situation dans laquelle la révolution l'avait trouvé —, il regardait comme un aventurier qui avait été presque naturellement son adversaire, jusqu'à ce qu'il eût acheté son concours, qu'il ne devait se fier à un homme comme M. de Talleyrand, philosophe, homme d'esprit, et de qui l'on pouvait dire qu'il avait été élevé pour le métier de courtisan ; et, d'un autre côté, M. de Talleyrand lui-même était trop prudent pour s'aventurer hardiment et entièrement dans les plans téméraires et douteux que Mirabeau avait préparés ; du moins il ne devait s'y engager que lorsqu'il commencerait à croire d'une manière certaine à leurs chances de succès.

De plus, d'autres circonstances se présentèrent alors qui ne pouvaient manquer d'avoir une influence défavorable sur l'établissement d'une entente sérieuse entre le monarque scrupuleux et méfiant, et l'évêque constitutionnel, grand joueur d'échecs.

 

VI

 

Lorsque M. de Talleyrand refusa l'archevêché de Paris, il est clair qu'il n'attendait plus rien de l'Église ; et à partir de ce Moment il conçut sans aucun doute l'idée de se libérer de ses entraves à la première occasion convenable : cette occasion ne se fit pas longtemps attendre, car le 26 avril, le lendemain du jour où il avait consacré le curé Expelles, évêque nouvellement élu du Finistère, parut un bref ainsi annoncé dans le Moniteur du 1er mai 1791 :

Le bref du Pape est arrivé jeudi dernier. De Talleyrand Périgord, ancien érigne d'Autun, y est suspendu de toutes fonctions, et excommunié après quarante jours s'il ne vient pas d résipiscence.

Le moment était alors venu de prendre cette mesure décisive devant laquelle l'ecclésiastique avait reculé, quoiqu'il sût qu'il faudrait en venir là ; car il avait trop de tact pour penser à rester ecclésiastique quand pesait sur lui une interdiction prononcée par le chef suprême de son Église, et il n'était nullement prêt à abandonner sa carrière politique, et à se réconcilier avec Rome, du moment que cette réconciliation entrainerait avec elle le renoncement à la richesse et à l'ambition. Il ne lui restait donc d'autre alternative que d'abandonner la profession qu'il avait été forcé d'embrasser. C'est ce qu'il fit immédiatement, et sans hésiter ; paraissant désormais dans le monde — quoique désigné quelquefois dans les documents publics comme l'abbé de Périgord, ou l'ancien évêque d'Autun — sous le simple titre de M. de Talleyrand, titre que je lui ai déjà souvent donné, et sous lequel, d'un consentement universel, il a passé à la postérité, bien qu'il fût destiné à obtenir des titres bien plus élevés.

L'acte était téméraire ; mais, ainsi que la plupart des actes téméraires accomplis dans des circonstances difficiles, il n'était pas imprudent — j'en parle comme d'une affaire de calcul mondain — ; il arracha un prêtre indifférent à une position qu'il ne pouvait occuper avec décence qu'au moyen d'une constante hypocrisie ; et il permit à un habile homme d'État de se livrer tout entier à une carrière à laquelle s'adaptaient merveilleusement ses talents. Le renoncement de M. de Talleyrand à l'Église ne fut d'ailleurs pas alors un événement aussi remarquable qu'il l'eût été dans tout autre temps ; car la France, et même l'Europe, étaient alors semées d'ex-ecclésiastiques de tous grades, auxquels il n'était plus permis de se revêtir de leur costume, ni de remplir leurs devoirs, et qui, dans beaucoup de cas, étaient obligés de déguiser leur vocation réelle sous celle qui leur procurait leur subsistance journalière. Néanmoins, le cas particulier de l'évêque d'Autun excita l'attention et la méritait. C'était comme organe et représentant de l'Église de France que ce prélat avait contribué dans une mesure considérable à en aliéner la propriété et à en changer la constitution ; et maintenant, ses frères du clergé étant ce qu'il les avait faits, il secouait volontairement leur habit de dessus ses épaules et renonçait à participer en aucune manière à leur sort.

On pouvait, il est vrai, alléguer que personne n'avait perdu davantage que lui à la destruction de l'ancienne Église et de ses institutions, que dans l'origine il s'était fait prêtre contre son gré, et qu'il était forcé de choisir entre ses convictions comme citoyen, et ses obligations comme ecclésiastique. Cependant, cet abandon de son ordre par quelqu'un qui en avait été l'un des membres les plus éminents, était sans nul doute un scandale. Le monde, il est vrai, pardonne habituellement à ceux qu'il est de son intérêt d'excuser, et M. de Talleyrand, s'il fut coupable, eut la consolation de vivre assez longtemps pour voir ses erreurs pardonnées ou excusées par beaucoup de catholiques rigides, qui se plaisaient dans sa société, par plusieurs princes très-pieux, qui avaient besoin de ses services, et par le pape lui-même, lorsque Sa Sainteté se trouva dans une situation où elle avait à craindre son mauvais vouloir et à désirer sa bienveillance ; cependant, pour lui, il ne se sentit jamais entièrement à l'aise quant à sa première profession, et il était si susceptible à ce sujet que le plus sûr moyen de l'offenser était d'y faire allusion. Une dame, longtemps liée avec M. de Talleyrand, m'a raconté qu'il n'aimait pas entendre prononcer le mot d'étole.

Quant à Louis XVI, quoiqu'il fit de perpétuels compromis avec sa conscience, il devait naturellement, plus que tout autre, être scandalisé de voir ainsi un évêque redevenir laïque avec le plus grand calme, et il faut ajouter que M. de Talleyrand était de toutes les personnes la moins faite pour respecter les scrupules de Louis XVI.

Il est donc permis de supposer avec. toute apparence de raison que, quels que fussent les rapports qui existassent indirectement entre eux à cette époque, ces rapports n'étaient ni intimes ni marqués de cordialité, mais plutôt tels que ceux que les hommes entretiennent quelquefois avec des personnes qu'ils n'aiment pas et en qui ils, n'ont aucune confiance, mais qu'ils sont prêts à servir sous main ou dont ils sont disposés à recevoir les services, si les circonstances devaient rendre une intimité plus grande avantageuse aux deux partis.

Le roi, cependant, s'était trouvé de plus en plus embarrassé par les avis opposés de ses conseillers, qui étaient nombreux et en qui il n'avait jamais confiance, et il s'était montré de plus en plus mécontent de la perspective d'avoir à donner sous peu son assentiment à une constitution qu'il envisageait, en réalité, comme une abdication. On ne tut donc pas surpris de découvrir, le 21 juin au matin, qu'il avait quitté Paris avec sa famille ; et l'on eut bientôt après la certitude que les fugitifs s'étaient dirigés vers le nord de la France et le camp de M. de Bouillé.

Il faut se rappeler que se retirer de la capitale au camp de cet officier, dans le jugement, la capacité et la fidélité duquel Louis XVI avait la plus entière confiance, c'était une partie de l'ancien plan de Mirabeau.

Mais ce n'était pas tout : le roi, dans une pièce qu'il laissait derrière lui, annonçait que c'était son intention de se retirer dans quelque partie de son royaume où il pourrait librement exercer son jugement ; là il ferait à la constitution proposée — elle était sur le point d'être achevée — les changements qui lui paraitraient nécessaires pour maintenir la sainteté de la religion, pour fortifier l'autorité royale, et pour consolider un système de vraie liberté. Une déclaration de cette sorte était aussi comprise dans le plan de Mirabeau : seulement les termes en auraient peut-être eu plus de précision que ceux que je viens de citer, M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères — signataire du passeport avec lequel le roi venait de s'enfuir comme domestique d'une madame de Korff — avait été initié, comme nous le savons, aux secrets de Mirabeau, et M. de Talleyrand était l'un des amis de M. de Montmorin, et s'était assis, ainsi que nous venons de le voir, au chevet de Mirabeau pendant ses dernières heures. D'où il est permis d'inférer, nonobstant les causes qui empêchaient une sympathie réelle et une entente cordiale entre le roi et l'ex-évêque d'Autun, que ce dernier était dans le secret de la fuite du premier, et qu'il se préparait à jouer un rôle dans les plans qui devaient commencer à s'exécuter aussitôt que cette fuite en aurait donné le signal.

En effet, des bruits de ce genre, concernant M. de Montmorin et M. de Talleyrand, circulèrent à Paris pendant un moment.

Mais M. de Montmorin donna satisfaction à l'Assemblée, en prouvant qu'il n'avait participé en aucune manière à l'évasion du roi ; et les rapports sur le compte de M. de Talleyrand ne furent jamais reproduits que par un ou deux de ces journaux qui, à cette époque, déshonoraient la liberté de la presse en se montrant prêts à publier avec une égale indifférence, soit la vérité, soit le mensonge.

Il faut aussi remarquer que M. de Lafayette, dont l'autorité petit être acceptée en pareille matière, accuse formellement le roi d'avoir laissé ignorer ses intentions à M. de Montmorin et à ses plus intimes amis. Il était ignoré, dit M. de Lafayette, de ses ministres, des royalistes de l'Assemblée, tous laissés exposés à un grand péril. Telle était la situation, non-seulement des gardes nationaux de service, de leurs officiers, mais des amis les plus dévoués du roi, du duc de Brissac, commandant des cent-Suisses, et de M. de Montmorin, qui avait très-innocemment donné un passeport sous le nom de baronne de Korff.

Il serait difficile d'expliquer ce qu'a d'inconséquent. la conduite de Louis XVI, si l'on ne se reportait à l'inconséquence de son caractère : je suis, toutefois, disposé à croire qu'après la mort de Mirabeau, il comprit qu'il serait impossible d'unir une portion considérable de l'Assemblée et de l'armée dans un plan commun, et qu'il commença alors à poursuivre deux plans en même temps : l'un, relatif à la politique qu'il aurait à poursuivre s'il restait dans la capitale, projet qu'il étudia probablement avec le secours de M. de Montmorin, qui était lié avec les membres les plus influents du parti constitutionnel de l'Assemblée ; l'autre, relatif à sa fuite, qu'il confia seulement au général dans le camp duquel il allait se réfugier, et aux amis et partisans particuliers qui prenaient peu de part aux affaires publiques. On peut aussi présumer que, par suite de son indolence et de son indécision habituelles, ne s'arrêtant jamais longtemps ni avec fermeté au même projet, il se laissait épouvanter en songeant aux colères de la populace au moment on il aurait été lé plus disposé à rester tranquillement dans son palais, et qu'il se laissait alarmer par le danger et les difficultés de la fuite, alois même qu'il pressait le plus activement les préparatifs de sou voyage. C'est ainsi que l'on peut le mieux s'expliquer comment il écrivait à M. de Bouillé de l'attendre à Montmédy, quand huit jours auparavant (23 avril) il avait déclaré aux souverains de l'Europe qu'il était satisfait de sa position à Paris : c'est aussi de cette manière que l'on peut arriver à comprendre comment, deux ou trois jours avant son évasion des Tuileries, il assurait solennellement le général de la garde nationale qu'il ne tenterait pas de quitter ce palais[5].

Il faisait rarement ce qu'il avait l'intention de faire, et se démentait plus souvent pour avoir changé d'intentions, que pour avoir eu l'intention de manquer de sincérité.

 

VII

 

En tout cas — pour en revenir au fait qui nous intéresse le plus en ce moment —, il semble probable que le départ de Louis XVI eut lieu sans le concours actif de M. de Talleyrand ; mais je ne puis admettre que ce fût à son insu.

L'ex-évêque avait des relations si variées et si étendues, qu'il était à peu près certain de savoir ce qu'il désirait savoir ; et c'était agir selon son habitude que de s'arranger de manière à n'être pas compromis si les projets du roi venaient à échouer, et cependant, si ces projets réussissaient, à se trouver dans une situation-qui lui permît de montrer que le roi lui devait son succès. Du reste, il est inutile de spéculer sur ce qui aurait pu arriver si l'infortuné monarque avait atteint le lieu de sa destination ; car, voyageant dans une voiture très-lourde et faite pour attirer les yeux, au train de trois milles à l'heure, descendant lorsqu'il y avait des côtes à monter, mettant sa tête hors de la portière aux relais, Louis XVI arriva à l'endroit où il devait rencontrer son escorte, vingt heures après le temps fixé, et à la fin fut arrêté au pont de Varennes par une poignée d'hommes résolus, et reconduit lentement à la capitale, au milieu des insultes de la province et du silence de Paris. Alors se posa cette question importante : Qu'allait-on faire de lui ?

Allait-on le déposer pour le remplacer par une république ? Tous les écrivains contemporains s'accordent à dire qu'à ce moment l'idée d'une république n'existait que dans quelques esprits que l'on aurait volontiers traités de visionnaires. Fallait-il le déposer en faveur d'un nouveau monarque ; substitution qui, vu l'émigration des frères du roi et l'enfance de son- fils, n'aurait pu se faire qu'au profit d'une nouvelle dynastie ? Ou bien fallait-il le réintégrer dans le poste qu'il avait quitté ?

 

VIII

 

Il est intéressant de considérer les vues et la conduite de M. de Talleyrand dans ce moment critique. Des contemporains nous ont dit que lui et Sieyès croyaient que la révolution aurait meilleure chance de réussir avec une monarchie limitée sous un nouveau chef, élu par la nation, que sous l'ancien monarque, qui réclamait son trône en vertu du droit héréditaire, et il est facile de comprendre cette manière de raisonner.

Un roi qui avait succédé à un trône du haut duquel ses ancêtres avaient pendant des siècles gouverné leurs peuples d'une manière absolue, ne pouvait être qu'à demi satisfait de posséder par tolérance un débris de l'ancienne autorité de ses ancêtres ; et il était impossible, d'un autre côté, que le peuple eût jamais une entière confiance en un prince qui avait à oublier les idées qui lui avaient été transmises avec le sceptre avant de pouvoir respecter celles qui en restreignaient l'usage. Louis XVI, de plus, avait essayé de s'échapper de son palais, comme un prisonnier s'échappe de sa prison, et, c'était commue un captif qui tente de s'évader qu'il avait été pris et ramené à son lieu de réclusion.

D'un roi réduit à cette condition, il était difficile de faire autre chose qu'une poupée, destinée à être pendant quelque temps l'instrument, et bientôt la victime des partis en lutte.

M. de Talleyrand avait toujours eu un penchant pour la branche d'Orléans de la maison de Bourbon et, d'ailleurs, il ne pensait pas autant de mal du personnage important qui était alors le représentant de la famille d'Orléans, que les contemporains d'après lesquels la postérité a tracé son portrait.

Il dit un jour de ce prince, avec une de ces expressions énergiques qui lui étaient familières : Le duc d'Orléans est le vase dans lequel on a jeté toutes les ordures de la Révolution ; et ce n'était pas inexact. Philippe d'Orléans, en effet, qui a été connu dans l'histoire sous le sobriquet d'Égalité, n'était propre ni pour le rôle d'un grand souverain en des temps agités, ni pour celui d'un tranquille et obscur citoyen dans une époque plus calme. Néanmoins, il n'était pas aussi mauvais qu'on a bien voulu le dire ; car tons, les légitimistes comme les républicains, ont été obligés de noircir sou caractère afin d'excuser leur conduite envers lui.

Son caractère a, de plus, été mal jugé et exagéré, parce que nous l'avons envisagé à la clarté lugubre de ce vote monstrueux qui ramène toujours la dernière période de sa vie d'une manière horrible devant nous. Cependant, en réalité, c'était un homme faible, conduit aux mauvaises actions par manque de principes, plutôt qu'un homme d'une nature violente et dépravée qui ne recule pas devant les crimes quand ils semblent devoir servir son ambition. Sa seule passion violente était le désir qu'on parlât de lui.

Le roi, en s'y prenant habilement, aurait peut-être pu faire. servir au profit de sa monarchie cette passion dominante de son plus puissant sujet, car le jeune duc de Chartres désira à une certaine époque briller comme aspirant à la célébrité militaire. Mais le gouvernement repoussa sa requête d'être employé comme il convenait à son rang ; et lorsque, en dépit-de ce refus, il figura comme volontaire dans un combat naval, la cour, d'une manière injuste et impolitique, fit courir des bruits mettant en doute son courage. Risquer sa vie dans un ballon, se plonger dans toutes les extravagances de la débauche, professer les opinions républicaines tout en étant le premier' prince du sang royal, c'étaient autant de révélations du caractère qui aurait pu faire de lui un vaillant soldat, un bigot exalté, un royaliste zélé, même un assez bon monarque constitutionnel.

Quant aux histoires variées de ses conspirations incessantes et de ses manœuvres compliquées pour exciter la populace, débaucher les soldats, et s'emparer de la couronne, elles sont, à mon avis, aussi peu dignes de crédit que les histoires ayant cours à la même époque sur l'ivrognerie de Louis XVI et les désordres de Marie-Antoinette. Il appartenait à cette classe d'hommes décrite par Tacite comme aimant l'oisivetétout en détestant la tranquillité ; il était de ceux qui cherchent la popularité plutôt que le pouvoir, et dont le caractère est aisément façonné et modifié par les circonstances. Si M. de Talleyrand pensa à lui donner ce qui fut appelé dans la suite une couronne de citoyen, ce plan, était peut-être encore le meilleur qui pût être adopté. Il faut se rappeler que Philippe d'Orléans n'avait pas encore été déshonoré et souillé par les folies ou les crimes auxquels il se-laissa entrainer dans la suite. Mais à ce projet il y avait un grand et insurmontable obstacle :

Le général la Fayette commandait la garde nationale de Paris, et quoique sa popularité fût déjà sur le déclin, il était encore, Mirabeau mort, le plus puissant citoyen qu'eût suscité la révolution. Il ne désirait ni courir de nouveaux risques, ni acquérir plus de puissance, ni voir sur le trône un souverain qui possédât plus de popularité ou d'autorité que le roi qui s'était sauvé.

Courageux plutôt qu'audacieux, plus avide de popularité que de pouvoir, chevalier errant, aimable enthousiaste plutôt que grand capitaine ou politique pratique, le rôle qui lui convenait était de se faire passer aux yeux du peuple comme le gardien de la constitution, et aux yeux du souverain comme l'idole de la nation. C'était là le rôle auquel il voulait se borner ; et Louis XVI était le monarque sous lequel il' pouvait jouer le plus facilement ce rôle. Mais ce 'n'était pas tout. Les hommes ambitieux consentent quelquefois à partager les attributs du pouvoir ; les hommes vains ne consentent jamais à partager, le plaisir des applaudissements : et l'on dit que la Fayette n'oublia jamais que ; dans la journée mémorable qui suivit la destruction de la Bastille, un autre buste, celui du duc d'Orléans, fut porté en triomphe avec le sien dans les rues de Paris. Par conséquent, il était décidément opposé à l'idée de faire le duc d'Orléans roi de France.

 

IX

 

Ainsi, après avoir fait, en faveur de la branche cadette des Bourbons, un effort de nature à le laisser libre de soutenir la branche aînée, si cet effort venait à échouer, M. de Talleyrand finit par se déclarer pour Louis XVI, comme le seul qui pût être souverain, si la monarchie était maintenue ; et il était aussi d'avis qu'on donnât à ce prince une position qu'il pût honorablement accepter et des fonctions qui lui conférassent une part réelle de pouvoir.

Il faut ajouter que le roi lui-même était alors dans de meilleures dispositions qu'auparavant pour accepter franchement les conditions de la nouvelle existence qui devait lui être proposée.

Héros, ou plutôt saint, quand sa force d'âme avait à affronter le danger ou à supporter la souffrance, sa nature était une de celles qui reculent devant l'effort, et aiment mieux beaucoup endurer que lutter pour la victoire pu la délivrance.

Il s'était décidé avec peine tenter sa récente expédition ; il avait été dégoûté par ses difficultés et plus qu'effrayé de ses périls. La mort elle-même lui semblait préférable à un autre effort de ce genre.

Il avait compris aussi, d'après le sentiment des provinces et même d'après l'infidélité des troupes, qui, envoyées pour l'escorter, auraient pu essayer de le sauver ; mais qui, lorsqu'on leur avait dit de crier : Vire le roi ! avaient crié : Vive la nation ! que, même s'il avait atteint le camp de M. de Bouillé, ce général, malgré sa fermeté de caractère et ses talents militaires, n'aurait pu qu'avec la plus grande difficulté placer le roi de France sur le territoire français dans une position où il lui eût été possible de dicter des lois au peuple français, ou même seulement de traiter avec ce peuple. Par conséquent, quitter Paris une seconde fois était évidemment s'unir, en s'y subordonnant, à ce parti des émigrés qui avaient toujours préféré son frère cadet, dont la présomption était devenue une insulte à son autorité et une offense à la fierté de Marie-Antoinette. D'un autre côté, beaucoup de personnes influentes de l'Assemblée, qui avaient jusqu'alors employé leurs talents et leur autorité à affaiblir le pouvoir monarchique, étaient dans ces circonstances disposées à le fortifier.

Parmi les commissaires envoyés pour ramener Louis XVI de Varennes à Paris était Barnave, jeune et éloquent jurisconsulte, qui, poussé par le désir de se distinguer dans une glorieuse rivalité avec-Mirabeau, avait adopté au sein de l'Assemblée ce parti qui, tout en se déclarant contre une république, plaidait dans toutes les discussions, et en particulier dans la fameuse discussion sur le veto, pour la diminution et même la destruction de l'autorité royale. Touché des malheurs de Marie-Antoinette, — la beauté ne paraissant jamais aussi charmante à un cœur généreux qu'à l'heure de la détresse, — et convaincu, peut-être, par ses propres observations que Louis XVI avait, sous beaucoup de rapports, été grossièrement calomnié, Barnave avait enfin adopté les vues conçues autrefois par son grand rival, dont les cendres reposaient alors au Panthéon.

Les deux Lameth aussi, officiers de noble origine, possédant quelque talent et encore plus d'énergie, s'apercevant que, parla ligne de conduite qu'ils avaient jusqu'alors suivie, ils s'étaient donné à chaque pas dans les plus, basses classes de la société des rivaux plus formidables que ceux -qu'ils auraient autrement eu à rencontrer parmi les chefs de la noblesse ou les favoris de la cour, étaient alors aussi désireux de mettre Un frein à la démocratie qu'ils détestaient, que Barnave l'était de venir en aide à la reine qu'il aimait ; tandis que des personnes de tous les rangs, désirant consciencieusement la liberté, mais en même temps justement alarmées de l'anarchie, commençant à regarder comme plus important de réprimer la licence de la populace et des clubs que de combattre les projets du roi et du gouvernement, étaient d'avis de se rallier autour du trône chancelant et d'essayer de lui donner quelque sûr fondement.

 

X

 

Pour toutes ces raisons, il y avait donc une réunion de désirs, d'intérêts et de talents qui conspiraient pour faire à Louis XVI une place honorable dans une constitution qui, tout en n'étant pas la meilleure possible, aurait été la meilleure possible alors ; il ne pouvait alors être question d'aucun autre projet qu'avouât la raison ; M. de Talleyrand entra donc, ainsi que je l'ai dit, dans celui-là, quoiqu'il crût moins au succès que la plupart de ses auxiliaires. En ce moment, toutefois, certaines circonstances le favorisèrent. Un attroupement, formé sous l'influence et d'après les exhortations du plus violent des jacobins, dans le but de signer une pétition à l'Assemblée contre la continuation de la monarchie, ayant donné, par son caractère tumultueux et ses excès, un prétexte suffisant pour justifier l'acte, fut dispersé par la Fayette â la tête de la garde nationale, et avec l'autorité de Bailly, maire de Paris ; c'est-à-dire avec la force et l'autorité de la masse entière de la bourgeoisie, ou classe moyenne.

Les républicains furent intimidés. De plus, une révision de la constitution fut demandée ; car la manière inconséquente et décousue dont beaucoup des mesures de l'Assemblée avaient été votées, rendait nécessaire de distinguer entre celles qui étaient d'un caractère temporaire et celles qui devaient rester des lois fondamentales de l'État. Cette révision offrait l'occasion d'introduire d'importants changements dans la constitution elle-même, et parmi ces changements la création d'une seconde chambre, d'une chambre haute ou sénat. La Fayette lui-même consentit à cette addition, quoique son opinion fût qu'une seconde chambre de cette espèce devait être élective comme aux États-Unis — son modèle constant —, et non héréditaire comme en Angleterre, ce que voulait une autre catégorie d'hommes publics désireux de maintenir une aristocratie aussi bien qu'une monarchie.

Le parti modéré, encore puissant dans les départements, à Paris, et dans la garde nationale, aussi bien que dans l'armée, n'avait pas néanmoins, par lui-même, une majorité dans l'Assemblée ; et une simple majorité n'aurait pu entreprendre d'exécuter un plan aussi vaste que celui que l'on avait en vue. Avec l'aide des royalistes, cependant, l'exécution de ce plan était facile. Mais les royalistes, au nombre de deux cent quatre-vingt-dix membres, l'abbé Maury à leur tête — Cazalès, l'autre chef du parti royaliste, ayant émigré vers ce moment —, qui conservaient leurs sièges dans l'Assemblée, refusèrent de prendre aucune part à ses actes ; et de cette manière le seul espoir de sécurité qui restât au roi fut détruit par les personnes même qui s'arrogeaient le titre d'amis du roi : il faut dire d'ailleurs que cette conduite, quoique sotte et peu patriotique, était assez naturelle.

Ce qu'un parti peut le moins supporter est le triomphe de ses adversaires ; or la consolidation d'un gouvernement constitutionnel était le triomphe de ce parti qui, depuis le commencement de la révolution, s'était fait l'avocat d'un tel gouvernement et l'avait déclaré possible. Le triomphe du parti opposé, au contraire, était qu'il y eût une monarchie absolue, ou pas de monarchie ; un gouvernement de lettres de cachet, ou pas de gouvernement. Ce parti avait à prouver que diminuer le pouvoir du souverain, c'était le conduire à l'échafaud ; que, donner la liberté au peuple, c'était renverser la société. Ainsi donc, s'ils ne désiraient pas que tout tournât le plus mal possible, ils ne voulaient rien faire pour s'assurer du mieux qui était praticable. Ce sont des conjonctures comme celles-là qui confondent les calculs de ceux qui croient que les hommes agiront suivant leurs intérêts. Laissés à eux-mêmes, les constitutionnels n'eurent pas un pouvoir suffisant pour livrer bataille aux démocrates dans l'Assemblée et aux clubs hors de l'Assemblée. Ils votèrent au roi une garde du corps et une liste civile, mesures mieux calculées pour exciter l'envie que pour arrêter la licence de la populace ; puis, trahis par le même désir de donner une nouvelle preuve de ce désintéressement qui les avait fait s'associer, en novembre 1789, à la stupide déclaration qu'aucun membre de l'Assemblée ne serait ministre du Roi, ils commirent la folie plus grande encore de déclarer qu'aucun membre de l'Assemblée nationale ne siégerait dans la prochaine Assemblée législative, ou ne pourrait occuper aucun emploi de la Couronne pendant sa durée ; décret qui décapita la France, en livrant une constitution non éprouvée aux mains de législateurs sans expérience. Ce décret laissait l'avenir trop obscur pour qu'un homme calme et réfléchi pût se flatter qu'il y eût plus qu'une faible probabilité d'en fixer les destinées avant quelques années mais quelles que pussent être ces destinées, la réputation de l'homme d'État dont les vues formaient l'esprit d'une génération naissante devait survivre aux erreurs et aux passions de celle qui passait.

Ce fut dans cette pensée que M. de Talleyrand, juste au moment où l'Assemblée nationale ou constituante allait se séparer, soumit à son attention un vaste plan d'éducation, sur lequel il était trop tard pour décider alors, mais qui, imprimé et recommandé à l'attention de la législature suivante, et ayant à une extrémité l'école communale et à l'autre l'Institut, existe encore aujourd'hui avec très-peu de modifications[6].

L'Assemblée se sépara alors (le 15 septembre), au milieu de ce déploiement accoutumé de feux d'artifice et de fêtes qui marquent l'histoire de ce peuple animé et changeant qui, jamais satisfait et jamais désespéré, montre la même joie quand il couronne ses héros ou quand il brise ses idoles.-

Telle fut la fin de cette grande Assemblée qui disparut rapidement de cette société agitée, mais qui laissa sur le monde, pour bien des générations, une empreinte qui n'a pas encore été effacée.

Dans cette Assemblée, M. de Talleyrand fut le personnage le plus important après Mirabeau, comme il fut plus tard, sous le régime impérial, le personnage le plus remarquable après Napoléon ; et je me suis appesanti sur cette partie de sa carrière plus que je ne le ferai probablement sur les autres, parce que c'est la moins connue, et par conséquent la moins appréciée.

Toutefois ; la réputation qu'il obtint, qu'il acquit à juste titre dans ces temps violents et agités, ne fut pas d'un caractère violent ni turbulent. Membre des deux clubs fameux de l'époque — les jacobins et les feuillants —, il les fréquentait de temps à autre, non pour prendre part à leurs débats, mais pour faire la connaissance de ceux qui y prenaient part, et pouvoir les influencer. Dans l'Assemblée nationale, il avait toujours été avec les plus modérés qui pouvaient espérer le pouvoir, et. qui ne désavouaient pas la révolution.

Necker, Mounier, Mirabeau, eurent successivement son appui aussi longtemps qu'ils prirent une part active aux affaires publiques. Quand ils disparurent, il agit de la même manière avec Barnave et les deux Lameth, et même avec la Fayette, quoique lui et ce personnage eussent du mépris et de l'aversion l'un pour l'autre. Aucun sentiment personnel ne troubla sa ligne de conduite ; elle ne fut jamais marquée par des préjugés personnels, sans que je puisse dire qu'elle ait non plus jamais resplendi de l'éclat d'une éloquence extraordinaire. Son influence vint de ce qu'il proposa des mesures importantes et raisonnables au' moment opportun, et cela dans un langage singulièrement clair et élégant ; ce qu'avait d'élevé sa situation sociale ajoutait encore à l'effet de sa conduite et de son intervention. Il n'affectait pas de se laisser guider par le sentiment ou l'émotion ; et la haine, le dévouement et la crainte, ne semblaient jamais avoir la moindre influence sur ses actions.

Il avouait qu'il désirait une monarchie constitutionnelle, et qu'il était disposé à faire tout ce qu'il pouvait pour en obtenir une. Mais il ne dit jamais qu'il se sacrifierait à cette idée s'il devenait évident. qu'elle ne pouvait pas triompher.

Beaucoup ont attaqué sou honneur, parce que, étant noble et ecclésiastique, il prit parti contre les deux ordres auxquels il appartenait ; mais eu réalité il désirait faire revivre les choses anciennes au sein des idées nouvelles, plutôt que faire disparaître ces choses anciennes. D'autres ont contesté sa sagacité, parce qu'il a salué et favorisé une révolution qui l'a précipité, du faîte de la richesse et du pouvoir, dans la pauvreté et l'exil. Mais, en dépit de ce qui a été dit dans le sens contraire, je ne crois nullement que la fin de la révolution de 1789 ait été la conséquence naturelle de son commencement. Plus ou examine l'histoire de cette époque, plus on est frappé des folies incessantes' et inexplicables de ceux qui voulurent l'arrêter. Il ne manqua pas d'occasions, puisque le bon sens et le courage le plus ordinaires, de la part du roi et de ses amis, auraient donné à l'un tout le pouvoir qu'il était utile qu'il exerçât, et maintenu les autres dans mie position aussi influente que le comportait l'abolition d'abus intolérables. Aucun homme ne peut prévoir d'une manière exacte toutes les fautes qui peuvent être commises par ses adversaires. Il est probable que M. de Talleyrand n'entrevit pas la possibilité de l'entier renversement de la société qu'il entreprit de réformer ; mais il semble qu'à chaque crise il vit d'avance les dangers qui s'approchaient, et conseilla les mesures qui étaient le mieux faites pour les empêcher de nuire à l'avenir de son pays et à ses propres chances d'avenir. Au moment dont nous parlons, il comprit que la nouvelle législature serait un nouveau monde, qui n'aurait pas les mêmes idées, n'appartiendrait pas à la même société, et ne serait pas sujet aux mêmes influences que le dernier ; et que la chose la meilleure à faire était de disparaître de l'horizon de Paris jusqu'à ce que les nuages qui l'obscurcissaient eussent disparu, poussés de l'un ou de l'autre côté du ciel.

En Angleterre, il était assez près pour ne pas être oublié, et assez loin pour ne pas être compromis. De plus, l'Angleterre était alors le champ naturel d'observation pour un homme d'État français. Il se rendit donc en Angleterre, accompagné de M. de Biron, et arriva à Londres le 25 janvier 1792.

 

 

 



[1] La popularité de M. de la Fayette, qui s'était élevée si haut, commença à décliner de ce jour-là (14 juillet) : un mois plus tard, les cris : A bas la Fayette ! avaient succédé aux cris de : Vive la Fayette ! — (Comte de la Marck.)

[2] Moniteur du 8 février 1791, p. 158.

[3] Il a été dit pour la défense de Mirabeau que l'ouvrage, composé par lui, fut publié à son insu par sa maîtresse, femme d'un libraire. Mais outre l'entière invraisemblance de ce récit, il y a le fait que Mirabeau resta jusqu'à sa mort dans les meilleurs termes avec la personne qui, ayant livré ainsi un dépôt des plus sacrés, n'aurait mérité que sa colère et son plus amer mépris.

[4] Quand M. Mercy, ambassadeur d'Autriche, et, pendant longtemps, agent intermédiaire entre la cour et Mirabeau, quitta Paris, M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères, tut, à l'insu de ses collègues, initié au secret des engagements de la cour, et autorisé à correspondre avec Mirabeau pour ce qui en concernait l'exécution.

[5] Ce prince (Louis XVI) dont on ne peul trop déplorer le manque de bonne foi dans celle occasion, lui donna des assurances si positives, si solennelles, qu'il crut pouvoir répondre sur sa tête que le roi ne partirait pas. (Mémoires de Lafayette.)

[6] Ce rapport fit une grande sensation au moment où il parut. Voici en quels termes en parle le Journal de Paris (12 septembre 1790) : M. de Talleyrand a repris la lecture de son rapport ou plutôt de son livre sur l'instruction publique : elle a duré encore plus de trois heures. Aujourd'hui MM. de [heurtez et Le Chapelier 'ni ont pelé quelquefois le secours de leur voix. Dans le succès que cet ouvrage a obtenu, il y a quelque chose de très-remarquable et de très-flatteur pour l'auteur. Il était impossible que les attentions ne fussent pas fatiguées après avoir entendu pendant plusieurs heures sans relâche un outrage fortement pensé et sur des matières profondes ; et cependant c'est dans les derniers moments et dans les derniers morceaux que les applaudissements ont été les plus répétés et les plus universels. Cet effet ne peut être produit que par les ouvrages qui rendent, par le plaisir qu'ils donnent, les forces qu'ils épuisent par l'attention qu'ils commandent. Le jugement de la nation, de l'Europe et de la postérité, prononcera, nous le croyons, que c'est le plus grand ouvrage qui ait été rait dans l'Assemblée nationale. [Tr.]