LA CITÉ GAULOISE SELON L'HISTOIRE ET LES TRADITIONS

 

CHAPITRE NEUVIÈME. — Régime intérieur de la Cité. - La Coutume. - Le Sénat. - Le Chef de guerre. - Le Vergobret. - Les Finances.

 

 

Les exigences de ce travail nous obligent à revenir un instant sur nos pas. Après avoir étudié la cité dans ses principaux éléments, le clan, l’oppidum, le dunum, il nous reste à rechercher quel lien les unissait à elle, et, pour préciser la question, si la cité gauloise avait un gouvernement.

Au premier abord on est tenté de rejeter cette hypothèse comme incompatible avec l’état social que nous essayons de décrire. Des pouvoirs définis, limités, ayant une compétence et des attributions distinctes, ayant surtout une responsabilité. Il est fort douteux que l’antiquité même civilisée, si l’on excepte Rome, en ait eu la notion bien nette. Il nous parait certain que rien de pareil n’existait dans la Gaule. Cette vaste anarchie dont elle offrait le spectacle au temps de César, et qui se traduisait par des luttes de peuple à peuple, — chacune de ces anarchies particulières qui s’appelaient la cité, où les clans et les factions s’entre-déchiraient perpétuellement[1], ne peuvent s’expliquer qua par l’absence complète d’institutions politiques. La Gaule en était au régime de la tribu ; les tribus se groupaient par clans sous la domination d’un chef absolu, qu’il fût héréditaire ou électif. Dans une telle organisation le clan était tout, la cité rien ou peu de chose. C’est cette idée qu’il importe d’approfondir.

 

Les documents si rares qui nous restent sur l’état des personnes et sur la constitution des cités gauloises ont laissé les questions qui sont l’objet de ce chapitre dans une obscurité à peu près complète. Nous savons très sommairement que la Gaule était, au moment de l’arrivée de César, dominée par une oligarchie qui se composait des druides et des equites, c’est-à-dire de ces chefs ou brenns dont nous avons retracé la physionomie et les mœurs. Aux premiers appartenait le privilège de rendre la justice[2], aux seconds, la puissance militaire[3]. De nombreux passages des Commentaires nous parlent d’un sénat, d’un chef, des magistrats de la cité. Mais quelles étaient la nature et l’étendue de ces pouvoirs ; quel rang chacun d’eux occupait-il dans la hiérarchie, c’est ce que nous demanderions en vain à César et aux écrivains des temps postérieurs. Le seul renseignement que nous aient fourni les Commentaires sur ce problème historique concerne le vergobret des Éduens, qui avait le droit de vie et de mort sur les hommes soumis à sa juridiction, in suos, et dont les fonctions ne duraient qu’une année[4]. Pour le surplus César se borne à de simples indications qui n’apportent aucun éclaircissement sur les points que nous cherchons à résoudre. Quant aux écrivains qui, comme Posidonius et comme Diodore, sont entrés dans de si curieux détails ethnographiques sur un pays où tout était pour eux un sujet d’étonnement, on dirait, tant leur silence est complet, qu’ils n’y ont pas aperçu la moindre trace d’une organisation politique.

Lors donc que César mentionne les cités gauloises, les sénats gaulois, les chefs des cités, les magistrats, nous avons à nous tenir en garde contre ce perpétuel malentendu qui consiste à voir la Gaule à travers les idées, ou plutôt à travers les expressions romaines. Rien n’est plus trompeur que cette identité des termes appliqués à des choses si profondément disparates. C’est ce qui explique le préjugé, datant du dix-septième siècle, en vertu duquel les cités gauloises sont devenues des capitales qu’on a dotées d’une constitution politique faite à l’image de Rome, ayant leurs collèges de prêtres, des sénats, des corps judiciaires, espèces de parlements où des magistrats régulièrement installés appliquaient les lois et les coutumes, des universités où des professeurs grecs enseignaient la rhétorique, des armées commandées par des généraux instruits, des finances bien contrôlées, tout ce qui compose le gouvernement et l’administration d’un État. On ne s’arrêtait pas en si beau chemin. Les savants de cette époque se plaisaient à décorer la cité de monuments dignes de ses institutions, de palais, d’édifices, où s’étalaient les splendeurs de la civilisation gauloise, témoins le père Lempereur, l’abbé Germain, qui ne se font aucun scrupule de loger les chefs gaulois dans des palais construits pour des fonctionnaires de Constantin. On ne saurait fausser l’histoire avec une bonhomie plus plaisante ; citons seulement quelques passages :

Il est facile de voir, dit l’abbé Germain, que longtemps avant l’arrivée de César dans les Gaules, la ville d’Autun étoit au comble de sa splendeur, puisqu’elle étoit ornée de plusieurs temples dédiés aux divinités qu’on y révèroit ; César en parle avec éloge. Elle avait un théâtre et un amphithéâtre, des cirques, des bains publics, etc., tout cela d’une magnificence achevée, à la manière des Grecs ; des palais d’une beauté surprenante, et des maisons particulières qui pouvoient égaler celles d’Athènes. Enfin, les druides y enseignoient la religion et y administroient la justice, etc.

Ces relations des Autunois avec les Grecs ont continué longtemps après, puisque le célèbre orateur Eumenius, recteur de l’université d’Autun, étoit de cette ville et petit-fils d’un Athénien... Je ne finirois point si je voulois rapporter tout ce qui peut prouver l’antiquité, la magnificence et la richesse de la fameuse Bibracte avant la venue des Romains dans les Gaules. Il ne faut que faire attention aux restes des anciens monuments qui sont encore sur pied, à la quantité surprenante des marbres qu’on y trouve, des colonnes entières, des bases, des chapiteaux corinthiens[5] .....

Et ainsi de suite, une seule difficulté, pour le dire en passant, inquiète l’aimable abbé Germain : C’est que lorsque César vint dans les Gaules, les Éduens ayant eu à soutenir de cruelles guerres intestines, peut-être depuis plus d’un siècle, ne pouvoient songer à l’embellissement de leur ville. Le temps de guerre n’étoit pas celui d’entreprendre des édifices d’une si grande dépense. Mais comme il la résout agréablement : — J’ay raison de dire que tous ces beaux monuments qui faisoient autrefois l’ornement de Bibracte étoient sur pied depuis longtemps avant que César passât dans les Gaules. — Et il a pour lui — le père Monet, jésuite, Duchesne, le père Labbe, Perret d’Ablancourt, le célèbre Sanson, et une infinité d’autres personnes non suspectes d’entêtement ny de l’amour de la patrie.

Le père Lempereur pousse la gaîté plus loin. Il reconnaît dans les murs actuels de Bibracte le système de construction employé à Avaricum et décrit par César. Les pièces de bois n’y sont plus, dit-il, mais les trous qu’elles ont laissés se voient encore.

Cet idéal de la civilisation gauloise, de la beauté de ses villes, de la grandeur de son gouvernement, — où cependant un vergobret avait sur ses concitoyens le droit du vie et de mort, — cette érudition de collège qui prend des opinions de savants pour des faits, des mots pour des réalités, qui aboutir à faire des Lingons, des Arvernes, de ces féroces Sénons, que Diodore accusait d’anthropophagie, les rivaux en élégance de Corinthe et d’Athènes ; cette école, en un mot, qui semble plutôt s’être inspirée des romans de Mme de Scudéry que du sérieux de l’histoire, est tellement au-dessous de la critique, qu’il suffit de rappeler ses aberrations pour répondre à ceux qui tentent aujourd’hui de la ressusciter. Le patriotisme est un sentiment très louable, mais à la condition d’être à sa place. Dans tous les cas, la vérité doit être respectée.

 

C’est qu’à vrai dire la Gaule n’était pas un état policé, et qu’elle vivait sous la forme la plus rudimentaire qu’aient connue les sociétés humaines. Antérieure à toute convention politique, la tribu subsiste, comme la famille elle même dont elle n’est  que l’extension, en vertu des conditions qui lui sont propres. La nature lui a tracé sa hiérarchie et ses lois, l’hérédité les lui transmet et les lui imposa. son gouvernement se résume dans l’autorité du chef de famille ; ses lois sont des coutumes, des usages consacrés par le temps, — Ne lui demandez pas un droit savamment étudié ; observez ses mœurs, vous connaissez ses lois[6]. — N’insistons pas sur ces notions qui se rencontrent à toutes les origines. Rome avait commencé par la tribu qui devint promptement la centurie. En Gaule, le clan formait tout l’organisme avec son groupe de cent villages. La tribu gauloise disséminée au milieu de ses forêts et de ses campagnes n’avait pas rencontré, sur le sol où ses ancêtres avaient établi leurs tentes, le foyer non éteint d’une civilisation antérieure ; et pendant que Rome se transformait rapidement au contact des Étrusques, l’émigration gaëlique avait conservé l’empreinte des vieilles mœurs. — Reléguée aux extrémités du monde connu, entre le mur infranchissable des Alpes et les tempêtes de l’Océan, elle était restée stationnaire dans l’immobilité de ses traditions, lorsque les races du Midi, pénétrées des influences helléniques, étaient devenues des nations puissantes et polies. Ce qui frappait les rares visiteurs qui osaient pénétrer dans ces régions mystérieuses de la Gaule, ce far west de l’antiquité, c’était la physionomie étrange de ses populations, la rudesse et la singularité de leurs usages. Ils consignaient ces observations dans leurs écrits, notaient en passant ces curieux aspects de la vie sauvage, pour reproduire une expression de Pomponius[7], mais ils n’y rencontraient ni des institutions ni des lois. Tout, en effet, y était régi par la coutume, — more patrio, more majorum. Ces expressions se retrouvent à chaque ligne dans César, dans Strabon, dans Diodore, dans Tacite, C’est que la loi, proprement dite, est une création et un besoin des peuples civilisés, qu’elle est inconnue de ceux qui vivent à l’état de tribu ; et cela par une raison aussi simple que profonde, qui n’a peut-être pas été assez remarquée. La loi implique la notion des perfectionnements qu’elle a en vue, la conscience des droits qu’elle veut consacrer ; elle règle des relations, des intérêts, des devoirs, que la nature ne crée pas toute seule, qui ne dérivent ont pas uniquement du lien familial ; elle suppose une culture d’esprit et des rapports sociaux qui n’existent pas dans une tribu. L’homme qui vit, comme le Celte, confiné dans la solitude, suivant sa coutume, qui est la loi de sa race et celle de ses instincts, n’a rient à demander à un état social meilleur. Il n’en connaît, il n’en désire pas d’autre ; sa condition est celle qu’il préfère, fût-elle exposée à mille dangers, à des misères continuelles. Le chasseur des déserts s’endurcit à des privations, à des souffrances, qui étonnent notre imagination ; mais il aime ces forêts où il endure la faim et la soif, où il risque à chaque instant sa vie. Il y trouve un attrait profond, des charmes infinis. Il ne changerait pas son sort pour le bien-être et la sécurité que procure le séjour des villes, mais au pris de mille entraves. On connaît l’invincible attachement des races barbares aux mœurs de leurs ancêtres. Depuis la découverte du nouveau monde, les tribus indigènes ont résisté jusqu’à l’extermination aux efforts des européens pour les gagner à la civilisation. Encore aujourd’hui, les voit-on aspirer à un état meilleur, accepter les bienfaits que leur apportent les civilisés ? Nullement. Ces bienfaits se présentent à elles sous la forme d’une servitude mille fois plus odieuse que la mort. Elles reculent aux extrémités du désert, et quand le désert leur manque, elles périssent comme des fauves plutôt que d’accepter ce joug et ces contraintes. Non seulement le barbare n’a pas l’idée d’améliorer sa condition, mais quand l’homme façonné par une loi supérieure lui en apporte les lumières, il fuit ses approches, il le repousse avec horreur. En Afrique, le barbare tue le civilisé, en Amérique il est tué par lui. Si le Celte ne dressait pas des embûches au voyageur isolé qui venait du fond de la Grèce ou de l’Asie pour trafiquer avec lui, s’il l’accueillait dans sa maison de bois, c’est qu’il était plus intelligent que le Nègre et le Peau-Rouge, et que dans cet étranger il pouvait encore reconnaître un frère. Mais il n’était guère au-dessus du sauvage, comme le qualifiait Pomponius. L’immobilité de l’état social, l’absence de toute police, la toute-puissance de la coutume, c’est l’essence même de la barbarie. Voilà où en était la Gaule avant César, ou elle est restée longtemps après lui.

Il est toutefois incontestable qu’à l’époque où nous nous plaçons, l’établissement défi ancien des colonies phocéennes, le voisinage de la Province romaine, la contact des nombreux marchands qui visitaient les emporium, introduisaient dans la Gaule des germes qui ne pouvaient manquer d’éclore tôt ou tard. La barbarie n’y était plus à cette première phase d’ignorance et de rudesse que la civilisation surprend dans certains peuples chez lesquels elle pénètre pour la première fois. Si ces influences étaient loin d’atteindre jusqu’aux couches inférieures des populations, elles gagnaient peu à peu l’esprit de certains chefs, et ne fût-ce qu’en stimulant leur passion pour le faste, elles leur inspiraient comme un vague désir d’appeler à eux ces jouissances du bien-être et du luxe que pouvaient leur procurer leurs richesses et qui sont les amorces de la civilisation. C’est en flattant ce goût national pour les beaux vêtements, les parures, les belles armes, que le commerce commençait avant la conquête l’œuvre qu’il devait achever après elle. Mais ces transformations ne touchaient ni aux coutumes ni aux mœurs. Elles n’intéressaient que la surface, que l’écorce de l’homme, chez quelques personnages seulement. Pour être revêtu d’armures brillantes le chef n’en était pas moins un barbare. Ces réflexions combattent l’erreur de quelques écrivains qui se sont obstinés à voir dans la Gaule un peuple civilisé, quand il n’y avait pas même un peuple ; elles nous ramènent sur le terrain de l’histoire auquel nous avons bute de revenir.

Ce qu’il y a de vrai, c’est que l’unité, la cohésion, n’existaient nulle part dans la Gaule, et que jamais, les races qui l’habitaient ne sont parvenues à la constituer à l’état de nation. Les cités formaient bien des sortes d’agglomérations politiques, de petites ligues isolées, mais sans lien entre elles, sans ce véritable esprit national qui fait la vie des grands peuples. Ce vice radical se trahit misérablement à chacune des péripéties de la conquête. Les cités ne peuvent ni réunir leurs forces, ni concerter une action commune. Les Éduens restent seuls aux prises avec Arioviste, et leurs compatriotes les laissent écraser sans venir à leur secours. Eux-mêmes ne s’entendent plus au moment des grandes crises ; deux frères, Divitiac et Dumnorix sont à la tête de deux factions opposées. Ces divisions font avorter, après l’échec de Gergovie, l’insurrection de Litavic qui devait fermer à César le passage de la Loire et l’arrêter tout au moins au pied d’une forteresse bien autrement formidable que Gergovie et Alise. Et enfin, au moment suprême, Vercingétorix est abandonné par les contingents qui bloquaient l’armée de César au pied de l’oppidum assiégé. D’où venaient ces irrésolutions, ces faiblesses, ces revirements soudains lui ont à jamais perdu la nationalité celtique ? D’une seule cause, d’une seule, qu’il importe, une fois pour toutes, de dégager nettement.

 

Un écrivain, que nous avons déjà cité plusieurs fois, a fait, à propos de l’Irlande, une observation qui peut s’appliquer à toute la race. Cette histoire déplorable, dit-il, peut se résumer en deux mots : impuissance à se défendre contre un ennemi étranger, impuissance à rester un jour en paix avec son voisin[8]. C’est qu’en effet les Celtes, qui étaient une grande race, n’ont jamais été un peuple ; qu’ils sept restés à l’état de clan, à cet individualisme patriarcal qui circonscrivait la nation dama la tribu. Le clan seul avait son organisation, son autonomie, son chef, ses coutumes, et encore, — nous avons eu occasion d’en faire la remarque, — l’autorité du chef, bien qu’elle fût absolue, ne trouvait-elle un point d’appui solide ni dans l’hérédité, ni dans l’élection. A la mort du brenn, les chefs de tribus pouvaient encore armer les factions et se disputer le pouvoir suprême, ut quisque est genere copiisque amplissimus. Mais quant à la cité, d’où lui serait venue l’autorité, la force ? Elle n’était pas un État, mais une ligue, une ligue permanente il est vrai, entre des clans de même famille ; en dehors du pacte fédéral, elle n’était rien, elle n’avait en propre ni un territoire, ni une juridiction, ni des citoyens. Les grands oppidum eux-mêmes, ceux qui se sont illustrés par leur résistance aux Romains, ne lui appartenaient pas ; ils étaient la propriété du clan sur le territoire duquel ils étaient places, comme nous l’avons vu par l’exemple d’Uxellodunum qui dépendait du clan de Lutérius. La cité ne possédait rien, elle n’était pas une individualité politique, elle n’avait pied nulle part. Qu’était-elle donc alors ? une fédération, un lien de droit, qui souvent se relâchait en fait ; en un mot un être abstrait, une personne morale, représentée par des chefs électifs, ordinairement temporaires, qui usurpaient quelquefois la royauté, quand ils trouvaient dans leurs propres richesses, dans la puissance de leur clan, des ressources suffisantes pour asseoir cette usurpation. On se rend compte ainsi de la faiblesse de la cité, et des conflits qui s’y élevaient perpétuellement sans qu’elle eût le pouvoir de les réprimer[9].

Cette situation était la conséquence inévitable de l’imperfection où se trouvait l’organisation de la Gaule lors de l’apparition des Romains. La société civile n’y était qu’ébauchée ; la société politique n’y existait qu’est germe dans la cité ; et encore cette notion de la cité gauloise n’arrive-t-elle à nous qu’à travers une expression latine qui ajoute indubitablement au sens de l’expression celtique, en peuple qui vit sous le régime de la tribu et sous l’empire de la coutume, n’est pas mûr pour former une société politique. Si la famille est le type naturel, la typa, par excellence de l’association, si les rapports qui en dérivant sont le modèle la plus parfait et le plus idéalement irréalisable de ceux qui devraient exister entre les hommes, n’oublions pas qu’elle ne peut, à elle seule, sans l’aide de la loi, former de grandes sociétés civiles, encore moins de grands corps politiques. La raison en est évidente ; c’est que la famille s’affaiblit à mesure qu’elle s’étend, que son autorité se perd comme l’affection et le souvenir, à mesure que les générations s’éloignent dans le temps et se multiplient dans l’espace. C’est le moment où les traditions antiques se dénouant, où la notion de certains droits devient plus nette à côté de celle de certains devoirs, où les coutumes se modifiant, où apparaissent les lois positives, bientôt entourées de certaines garanties. Mais l’état familial où se trouvait la Gaule est l’obstacle de cette expansion, la négation de ce mouvement. Les Celtes ne songeaient pas encore à en briser les liens ; la vie de clan et de tribu était trop enracinée dans leurs habitudes, trop conforme à leurs instincts pour être de si tôt modifiée. L’influence romaine n’y parvint qu’à la longue, jamais complètement. Partout où la race celtique a été maîtresse de ses destinées elle est restée fidèle à cette forme primitive, qui a été le moule où s’est établie plus tard la société féodale.

 

Ces considérations qui se déduisent si naturellement de l’état social de la Gaule et de l’ensemble des faits, peuvent cependant soulever une objection en apparence assez grave. On rencontre fréquemment dans les Commentaires une expression qui semble les contredire, celle de lois leges, appliquée aux institutions des cités gauloises ; et l’on serait tenté de conclure, à s’en tenir à la surface des textes, que les Gaulois possédaient une véritable législation civile et politique ; ce qui amènerait cette autre innovation qu’il existait, soit dans le sénat, soit dans le peuple, un pouvoir régulier chargé de faire, de modifier ou d’abroger les lois. Mais ce n’est là qu’une apparence. Nous disions que la Gaule était régie par des coutumes, héritées des ancêtres, immobiles comme ses mœurs. Trouvons-nous dans César le démenti de cette attestation ? c’est cd qu’il importe d’examiner.

La difficulté nous parait résolue par la plupart de ces textes eux-mêmes, et nous allons établir avec des exemples très concluants que, dans la pensée de l’illustre écrivain, ces deux expressions de loi et de coutume sont exactement synonymes.

César résume au livre VI, la constitution civile et religieuse de la Gaule, la prééminence des druides, le pouvoir des chefs, les pénalités en vigueur, les garanties accordées aux stipulations dotales, le droit absolu du père sur ses enfants, du mari sur ses femmes[10], les précautions prises pour assurer le secret des délibérations de la cité. C’est un tableau tracé en quelques traits rapides, auquel succède la peinture non moins vive et non moins énergique des mœurs de la Germanie. Mais en abordant ce dernier sujet, César qualifie de coutume les institutions qu’il vient d’analyser et qui sont si différentes de celles qu’il va décrire : Germani multum ab hac consuetudine differunt[11]. Il se sert de la même expression pour comparer les peuples du pays de Kent en Bretagne à ceux de la Gaule[12]. Toute cette législation gauloise n’était donc qu’une coutume.

Prenons d’autres exemples. Les chefs éduens se présentent devant César, après la prise d’Avaricum où il est encore, pour l’entretenir des divisions qui troublent leur cité et des désordres qui la mettent en péril. Le conflit est d’autant plus grave, disent-ils, qu’il s’élève entre deux magistrats dont le pouvoir remonte à la plus haute antiquité, que chacun d’eux est institué par les lois de leur pays, se uterque eorum legibus creatum esse dicat, et qu’il peut, en vertu de la même coutume, revendiquer pendant un an l’autorité suprême, atque regiam potestatem annum obtinere consuessent[13] ; et un peu plus loin, au concile de Decize, César fait déposer Cott, en se fondant sue les lois leges, qui interdisent à deux frères, non seulement de se succéder dans la magistrature suprême, mais de faire ensemble partie du sénat, et il maintient au pouvoir Convictolitan qui avait été élu par les prêtres, sans la participation des magistrats, selon la coutume de la cité more civitatis[14]. Ces textes mettent en présence la loi et la coutume, non pour les opposer l’une a l’autre, mais pour les confondre dans la même acception, C’est également en ce sens qu’il faut entendre la seconde phrase des Commentaires, hi omnes (Galli) lingua, institutis, legibus inter se differunt, parfaitement traduite cette fois par Perrot d’Ablancourt : Les Gaules sont divisées en trois parties toutes différentes de mœurs, de langage et de coutume.

Le texte des Commentaires, lorsqu’il est interprété dans un sens exclusivement grammatical, peut multiplier à l’infini les méprises de ce genre ; c’est ce qui fait sans doute qu’elles abondent dans les historiens, et qu’elles égarent parfois les meilleurs esprits. La critique ne doit jamais perdre de vue que des expressions équivalentes selon le vocabulaire de deux langues peuvent s’appliquer à des choses qui n’ont dans la réalité que des rapports sommaires d’analogie. Il y a, selon nous, des sens qui constituent de véritables anachronismes. Que dirait-on, par exemple, d’un auteur qui en traduisant le mot celtique caer par celui d’oppidum, et ce dernier par celui de place forte, se représenterait à lui-même et chercherait à représenter à son lecteur l’image d’une ville de guerre moderne avec sa citadelle à la Vauban ; ou qui verrait dans le magistrat gaulois de César le digne ancêtre du président à mortier. Voilà le danger des arguments de texte et les inconvénients de l’érudition qui ne ramasse des armes de controverse que dans l’arsenal des bibliothèques. Ce sont les choses et non les mots qu’il faut avoir en vue, surtout lorsqu’on étudie le passé. La loi gauloise, dans le gens que doit attacher César à l’expression de lex, n’est pas plus une loi que l’oppidum n’est une ville de guerre selon nos idées actuelles. La coutume est la loi des peuples qui n’en possèdent pas d’autres ; elle est la tradition d’un fait, que l’exemple, la nécessité généralisent, que l’habitude reproduit, que le temps consacre ; mais cette législation tout instinctive et primitive, expression et image des mœurs, n’a guère de commun que le nom avec les institutions analogues des peuples civilisés.

 

Nous n’admettrons que sous les mêmes réserves l’opinion d’un savant jurisconsulte, M. Laferrière, qui, remarquant ces deux expressions jura et leges accouplées l’une à l’autre dans quelques passages des Commentaires, en a conclu que les Gaulois distinguaient le droit pris dans son essence abstraite, de la loi qui n’en est que l’application ; ce qui impliquerait d’après lui des connaissances juridiques, une longue habitude d’observation et de réflexion[15].

En supposant que cette expression jus ait dans les passages indiqués la signification que lui attribue l’éminent auteur, ce serait à notre avis en exagérer singulièrement la portée que d’en tirer une telle conséquence. La notion du droit, c’est-à-dire de l’équité, du juste et de l’injuste, existe à tous les degrés de civilisation, parce qu’elle est inhérente à la conscience humaine, et l’on peut dire qu’elle dérive tout aussi bien de la coutume que de la loi, car la coutume consacre aussi des droits et des devoirs dont l’interprétation n’a cessé d’être entre les hommes une source de perpétuels conflits. Quel que soit l’état social, les intérêts privés suscitent des litiges déférés à des juges. Chez les Gaulois ces juges étaient les druides. On ne saurait induire de cette seule expression que les Gaulois aient connu et pratiqué la science du droit et la manière des peuples civilisés, qu’ils en aient fait un corps de doctrine ou la matière d’un enseignement.

Mais nous ajoutons que dans les textes auxquels fait particulièrement allusion le savant auteur dont nous nous permettons de discuter la théorie sur ce point, les mots jura et leges signifient l’État, la condition, la constitution d’un peuple indépendant régi par ses propres coutumes. Au livre II, César rapporte que les Suessions ont le même droit et les mêmes lois que les Germains, leurs parents et leurs frères : eodem jure et iisdem legibus utuntur. Cependant il n’est douteux pour personne qu’il n’y avait pas en Germanie de lois proprement dites, mais des coutumes[16]. Les Suessions avaient apporté dans la Gaule les mœurs de leurs ancêtres ; chez eux la tribu, la famille, la propriété, le pouvoir, tout ce qui est l’objet du droit et des lois, étaient constitués comme chez les Germains. Voilà, tout ce qu’on peut inférer de ce texte.

César place ces mêmes expressions dans la bouche d’un chef arverne, mais dans une circonstance qui n’admet guère cette distinction subtile, purement scientifique, entre le droit et les lois. Critognat s’adresse aux affamés d’Alise, dont quelques-uns ont parlé de se rendre : il les excite à résister jusqu’à la mort, dussent-ils, à l’exemple de leurs ancêtres pendant les guerres des Cimbres et des Teutons, dévorer ceux que leur âge rend inutiles au combat. Les Cimbres, dit-il, après avoir dévasté la Gaule, nous avaient laissé notre droit, nos lois, notre liberté ; voyez ce qu’est devenue la Province romaine sous la hache des consuls ; elle a perdu son droit et ses lois, elle est vouée à une servitude éternelle[17]. Dans ce discours que César cite comme un modèle d’étrange et détestable cruauté, propter ejus singularem ac nefariam crudalitatem, où nous sommes disposé a ne voir que l’exaltation héroïque d’un barbare, il nous est difficile de trouver un argument en faveur de la civilisation gauloise. La proposition est en réalité d’un sauvage et ne pouvait s’adresser à des civilisés, à quelque extrémité qu’ils fussent réduits. Nous répondrons à M. Laferrière qu’un guerrier qui conseille de manger des enfants et des vieillards, appartient à un état social où la haute et savante conception du droit qu’il lui suppose n’existe pas.

 

La cite gauloise n’en constituait pas moins un édifice politique, si mal cimenté qu’il fût, ayant pour base une ligue traditionnelle et permanente entre des groupes de tribus de mime origine, ayant à son sommet un ou plusieurs rois ou princes, élus par l’assemblée des chefs, et dont le pouvoir, ordinairement temporaire, était absolu comme tout pouvoir l’est, par essence, dans une société barbare. Cette assemblée, César l’appelle le sénat.

Certes il était loin de la pensée du conquérant de comparer, par cette expression, les réunions tumultueuses des nobles gaulois à l’auguste assemblée qui gouvernait la monda du haut du Capitole. Mais, sans prendre la peine de donner à ses contemporains une explication bien inutile d’ailleurs, il traduisait dans leur langue le radical celtique sena, qui signifiait également assemblée, quelle que fait d’ailleurs la différence des choses. Le sénat de la cité était pris dans le corps des druides et des equites[18]. Tout ce qui appartenait à l’ordre des chefs faisait sans doute partie de ce conseil, et bien que quelques exemples donnés par les Commentaires semblent en limiter le nombre à six cents, dans la cité des Nerviens[19] entre autres, on voit cependant tous les magistrats et tous les chefs des cités provinciales convoqués par César au sénat de Cordoue[20], Celle question rosie donc incertaine, et nous Inclinons à penser que les sénats gaulois se composaient de tous les hommes libres possédant des terres et des vassaux. Marseille comptait également six cents sénateurs[21] ; mais les institutions de celle colonie n’avaient tien de commun avec l’organisation celtique. Le sénat de la cité éduenne, en tenant compte de l’étendue de son territoire, et en y comprenant les peuplades qui s’étaient placées sous son patronage, pouvait, sans exagération, être évalué à mille personnes à qui leur qualité conférait le droit de participer au conseil. Par une réserve singulière, la coutume de cette cité ne permettait pas, ainsi que nous l’avons vu plus haut, que deux frères fissent ensemble partie du sénat[22]. Malgré cette particularité, que nous mentionnons en passant, nous voyons si souvent intervenir la multitude dans les assemblées de la cité, emporter les délibérations par ses votes ou ses clameurs, que nous sommes disposé à croire que la coutume ne traçait pas à cet égard de règle fixe, et que le sénat n’était pas autre chose qu’une réunion générale des clans, une espèce de mallum publicum, une assemblée populaire. Les druides et les chefs y exerçaient assurément une grande influence, mais ils y avaient souvent à compter avec les entraînements de la foule, bien qu’elle n’eût pas légalement le droit de suffrage[23]. Dans les grandes circonstances surtout, lorsque les esprits étaient fortement tendus, les passions vivement excitées, et qu’un puissant intérêt national était en jeu, la multitude devenait souveraine. C’est elle qui acclame Vercingétorix en frappant sur ses armes, selon sa coutume, conclamat omnis multitudo et suo more armis concrepat[24]. C’est encore elle qui, à l’assemblée générale des Gaules, tenue sur le mont Bibracte, confère au chef arverne le commandement de l’armée confédérée multitudinis suffragiis res permittitur[25].

Ainsi le sénat n’était pas un corps politique délimité, circonscrit, constitué spécialement en vue de gouverner ou d’administrer la cité. Il était en quelque sorte la cité tout entière, munie le plus souvent en armes, ayant à sa tête sa noblesse, ses chefs, ses druides, ses hommes libres, délibérant au milieu des guerriers, et subissant à leur tour l’influence +des passions qu’ils avaient déchaînées. Les résolutions s’exécutaient sans délai ; et si la guerre était décidée, on entrait de suite en campagne. Le sénat quittait le lieu de la délibération pour se rendre à la bataille, et quelquefois il y périssait tout entier, en donnant l’exemple de la bravoure et du dévouement, comme le fit plus tard, à son exemple, la chevalerie féodale. Ce fut la destinée du sénat des Éduens dans la guerre d’Arioviste. La cité y perdit toute la noblesse, tous les chevaliers, tout ce qui composait son sénat[26]. Le sénat des Nerviens[27], celui des Vénètes[28] eurent le même sort dans la guerre contre César. Une pareille organisation ne ressembla guère, en le voir, au sénat romain, ni aux assemblées souveraines qui sont instituées pour gouverner et faire les lois. La cité n’étant pas un État, le sénat n’était pas un gouvernement, mais il était toute la confédération, tout ce que la cité comptait d’hommes ayant une volonté et une puissance, décidant de leurs propres intérêts et de leur propre conduite sans délégation ni intermédiaire. Aussi en portaient-ils directement la responsabilité, et, en cas d’insuccès, c’était à eux que s’en prenait le vainqueur. César, en faisant mettre à mort tout le sénat des Ventes, décapitait cette ligue.

Mais par cela même que la cité pouvait mettre sur pied des forces plus ou moins considérables, aucune de ses résolutions ne pouvait être indifférente pour ses voisins, ses alliés ni ses ennemis. Les mesures prises par le sénat avaient, par cela même, une extrême gravité. Cette assemblée statuait sur les plus grands intérêts de la ligue, sur le premier de tous, la paix ou la guerre : les expéditions à entreprendre, les alliances à contracter étaient naturellement l’objet de ses délibérations. Elle réglait les contingents à fournir, la portion de tributs à la charge de chacun des confédérés dont la réunion devait être affectée à l’entretien des routes et aux divers services qui se rapportaient à la coopération commune. Nous n’avons rencontré chez les auteurs de l’antiquité aucun lambeau de charte celtique déterminant les attributions du sénat, mais celles-ci nous paraissent résulter de la nature même des rapports qui existaient entre les clans et la cité, et elles sont inhérentes à toute fédération. Il est évident que la cité ne pouvait s’engager dans une entreprise quelconque sans s’être assuré du consentement ou de l’obéissance de chacun de ceux dont le concours lui était nécessaire. Devant cette assemblée seule on pouvait s’entretenir des affaires publiques[29].

L’un des actes les plus importants du sénat était la nomination du chef de la cité, qui, sous le nom de Roi ou de Vergobret, exerçait une autorité temporaire mais absolue. Ces rois étaient de véritables souverains si l’on prend à la lettre l’étendue de leur pouvoir ; mais en fait ils restaient sous la dépendance du sénat qui souvent les révoquait, comme nous le voyons par l’exemple d’Accon[30]. Ce chef, après avoir tenté un soulèvement chez les Sénons et les Trévires, fut déposé et mis à mort par les siens, more majorum, sur l’ordre de César. Les chefs des cités avaient le commandement des contingents, et ils n’exerçaient guère, en somme, que ce que nous appellerions la puissance exécutive. Dans quelques cités, notamment dans celle des Éduens, cette souveraine magistrature était conférée à deux chefs également absolus, également temporaires, ce qui constituait, comme nous l’avons vu[31], l’anarchie en permanence, et une cause de faiblesse ajoutée à beaucoup d’autres.

Les réunions du sénat se tenaient généralement trois fois par an, au printemps, vers le milieu de l’été, à la fin de décembre, suivant une coutume qui a survécu de longs siècles à la nationalité celtique et dans certaines foires, conservées jusqu’à nos jours, sans aucune utilité réelle, sur l’emplacement de quelque vieil oppidum, sont un dernier souvenir. De grands feux allumés sur les montagnes à l’époque des solstices, donnaient le signal des convocations et indiquaient le lieu des rendez-vous. Mais indépendamment de ces assemblées périodiques, fixées par les coutumes, les chefs de la cité se réunissaient toutes les fois qu’une circonstance imprévue exigeait une entente immédiate, et qu’il fallait aviser à des mesures promptes et énergiques.

Les luttes de l’invasion donnèrent certainement une vire impulsion à l’esprit public et tendirent ces communications très fréquentes. La nationalité celtique ne tenta de se constituer que sous l’étreinte de l’ennemi, au moment de s’éteindre pour jamais, on vit alors se multiplier les assemblées des chefs, non seulement des cités, mais de toute la Gaule, tantôt pour apporter au vainqueur leurs soumissions et leurs doléances, tantôt pour organiser au fond des impénétrables forêts et dans les endroits les plus cachés, des conciliabules d’où partait la signal des insurrections. Les Commentaires en citent de nombreux exemples. Ainsi, après la guerre des Helvètes, les princes des cités de toute la Gaule, principes civitatum totius Galliæ, sont députés pour féliciter César[32], qui se présentait en libérateur et en allié. Ils le prient de fixer un jour pour une nouvelle réunion, afin de s’entretenir avec lui de leurs affaires intérieures. Là ils échangent la serment de ne rien révéler au dehors de ce qu’ils auront mis en délibération. Après la clôture des pourparlers, les principaux chefs reviennent trouver César, lui exposant par l’organe de Divitiac les luttes des Éduens contre les Séquanes et les Arvernes, qui ont amené l’invasion des Germains dans la Séquanie, et ils lui demandent son appui contre Arioviste. César lui-même, qui affectait un grand respect pour les coutumes de la Gaule lorsqu’elles n’entravaient pas sa politique, et qui profitait de l’activité remuante des chefs pour s’assurer de leurs dispositions et s’en faire au besoin des instruments, réunissait chaque année le conseil de toutes les cités au printemps, primo vere[33]. Les peuples étaient tenus de s’y faire représenter, et l’abstention des Trévires fut un de ses griefs contre eux. Après sa victoire sur Cassivellaun et la Bretagne domptée, César se hâte de repasser le détroit, et afin sans doute que personne dans la Gaule ne puisse ignorer son retour, il convoque à Samarobrive, Amiens, les chefs de toutes les cités[34]. — Plus lard il les rassemble encore dans l’oppidum des Rèmes, et les intimide par le supplice d’Accon[35]. — Mais pendant qu’il court en Italie où l’appellent de graves événements, la Gaule s’ébranle de nouveau, ses chefs se donnent des rendez-vous secrets dans les bois, et jurent par le serment le plus solennel, sur les enseignes militaires, de venger la mort de leur compatriote et les humiliations de leur pays[36]. 4

Une autre coutume chez les Gaulois était de tenir une sorte de conseil militaire avant d’entrer en campagne, hoc more Gallorum est initium belli. C’est ce que César appelle le conseil armé. Tous les hommes en état de combattre étaient tenus de s’y présenter avec leurs armes. Le dernier venu était torturé et mis à mort sous les yeux de la multitude[37]. C’est dans un de ces conseils qu’Indutiomar, l’un des chefs des Trévires, fait déclarer ennemi de la patrie son propre gendre Cingétorix, chef de la faction opposée, parce qu’il est l’ami de César, et lui confisque ses biens[38].

Les savants du dix-septième siècle, imbus de réminiscences classiques, voyaient dans les sénats gaulois une institution qui tenait à la fois du sénat romain et des parlements provinciaux tels qui ils existaient de leur temps. Tout dans cette fausse appréciation repose, nous l’avons vu, sur des analogies de mots qui ont égaré les esprits et leur ont présenté la barbarie celtique sous la forme d’une civilisation portant la double empreinte du siècle d’Auguste et du siècle de Louis XIV. Pour eux les chefs de clan qui se rendaient au signal des feux dans l’enceinte sauvage de Cromlech étaient les sénateurs, les pères conscrits de la Gaule, comme les druides en étaient le clergé ; et dans ces magistrats si souvent nommés dans César, ils reconnaissaient volontiers les graves et sages collègues de leurs maleurs, vergobrets ou premiers présidents. Cette idée est tellement dans les esprits qu’on la retrouve dans les moindres détails, au détour d’une tortillon. Les portes du sénat, dit Berlier, ou du conseil général ne pouvaient âtre sans des causes spéciales fermées à aucun de ceux qu’y plaçaient leur naissance ou leur rang[39]. Le sens est grammaticalement exact, mais la métaphore s’ouvre à deux battants sur l’erreur historique.

 

Les Gaulois n’avaient pas plus d’édifices pour loger leurs sénats que de temples pour loger leurs dieux. Leur architecture à pierres sèches, — quand elle employait la pierre, — eût construit difficilement des voûtes assez spacieuses en des toits assez vastes pour abriter des sénats dont le moindre ne se composait pas de moins de six cents chefs, sans comprendre les serviteurs qui escortaient chacun d’eux et qui prenaient rang derrière lui. L’affluence y était considérable ; l’intérêt de la circonstance, l’occasion, la curiosité, la concordance de l’époque des foires avec celle des assemblées, attiraient toujours la foule au lieu où un si grand nombre de personnages importants se trouvaient réunis. Les Celtes n’ont jamais songé à construire des édifices assez grands pour contenir de telles multitudes.

C’est dans un lieu sauvage, entouré des terrassements de l’oppidum, sur des plateaux fortifiés par leur escarpement, dans les clairières de leurs vastes forêts, que se réunissaient les chefs de la cité, ou ceux de la Gaule. Tantôt ils s’y montraient avec le luxe et l’appareil de chevaux et de cavaliers qu’ils aimaient à déployer dans les occasions solennelles, tantôt, s’il s’agissait de quelque conciliabule secret, de ces complots qui furent si fréquents pendant les guerres de la conquête, ils dissimulaient leurs projets par des marches nocturnes, des haltes dans les bois, entourés d’un petit nombre de serviteurs dévoués. Arrivés au lieu du rendez-vous, lorsque l’assemblée était complète, que les chefs avaient pris place dans l’enceinte circulaire des menhirs, les druides aux vêtements blancs observaient le vol des oiseaux, et immolaient les victimes[40]. Puis la délibération commençait. Lu plus ancien des chefs prenait la parole le premier[41]. Debout sur le rocher qui dominait l’assemblée, et d’où il pouvait dire vu et entendu au loin, l’orateur prenait ses attitudes en s’appuyant sur son bouclier aux couleurs éclatantes. Sa voix menaçante et fière, comme il convient à un chef, se prêtait cependant aux artifices d’une éloquence tantôt subtile, insinuante et sobre comme celle d’un sauvage, tantôt enflée, impétueuse, violente, et capable, dit Diodore, de l’emporter aux mouvements les plus tragiques. Ensuite, l’ironie étaient leurs armes familières, ils en accablaient leurs ennemis, tout en s’exaltant eux-mêmes[42], naturellement habiles aux ruses et aux souplesses oratoires[43]. César et Tacite nous ont conservé dans les discours de Vercingétorix, de Critognat, de Galgac de Karadoc des monuments qui ne sont pas dignes de la postérité. Si un membre de l’assemblée troublait ou interrompait l’orateur, dit Strabon, un héraut armé l’avertissait deux fois, à la troisième il lui coupait un pan de son vêtement[44]. Mais cette police ne comprimait pas toujours les ressentiments et les passions. Les colères de la multitude s’y échauffaient jusqu’à la fureur, et l’on vit les Sénons, dans un conseil public, se jeter sur Cavarill, placé par César à la tête de la cité. Ils l`eussent mis en pièces s’il ne fût parvenu à se soustraire à leur rage. Poursuivi jusqu’à la frontière, il ne dut son salut qu’à la rapidité de sa fuite[45]. La musique seule avait le pouvoir de calmer ces emportements, selon le témoignage de Scymnus de Chio qui écrivait un siècle avant notre ère. Cet auteur fait évidemment allusion à l’intervention des bardes, qui dans les assemblées comme au milieu des combats laissaient tomber l’exaltation des partis en jouant de la harpe.

Telle était au vrai la physionomie de ces assemblées où l’on a cru retrouver l’image des sénats antiques ou même des corps délibérants de nos législations modernes. Il n’y a là que des chefs qui traitent de leurs intérêts communs, mais rien qui ressembla à un gouvernement. Ces réunions au plein air, leur courte durée, les intervalles qui les séparaient, leur composition et leur forme, suffisent pour démontrer qu’elles ne touchaient à rien de vital dans la constitution et les coutumes ; qu’elles ne s’occupaient pas de ces améliorations intérieures qui sont le besoin permanent des peuples civilisés.

 

Les cités étaient gouvernées par un ou deux chefs qui paraissent avoir concentré entre leurs mains tous les attributs de l’autorité souveraine. Tous deux étaient électifs, tous deux temporaires. Mais on n’aperçoit nulle part de règle fixe. Chez les Arvernes, du temps de Posidonius, le roi Luern, le Renard, avait succédé à son père Bituit. Du temps de César, Celtill, père de Vercingétorix, était assassiné, parce qu’ayant été la chef de la cité et de toute la Gaule, on le soupçonnait de vouloir se faire roi[46]. Les Éduens avaient un vergobret qui était investi, en principe du moins, du droit de vie et de mort, et un chef de guerre qui exerçait aussi, pendant un an, les prérogatives de la royauté[47]. Rien n’est plus difficile que de déterminer la limite de chacune de ces magistratures dans des attributions aussi absolues. Le vergobret toutefois, nommé par les druides, sans la participation des magistrats, intermissis magistratibus[48], semble avoir été plus spécialement le dépositaire de l’autorité civile et religieuse, et le grand justicier, l’homme du jugement, selon les étymologistes. Il avait en cette qualité un caractère sacerdotal et sacré, et appartenait, selon toute apparence, à l’ordre qui lui avait conféré le pouvoir. Nous traiterons au surplus ce point avec plus de détails dans la seconde partie de cet ouvrage, qui sera spécialement consacrée à la cité éduenne. Le chef militaire était une sorte de dictateur dont la mission était de commander les divers contingents employés aux guerres annuelles de la cité. Il avait sous ses ordres les chefs de clan, car la cité n’avait pas d’armée à elle, mais, par le fait de son élection, il devenait le chef de ses égaux, le chef des chefs, comme disent les chants bardiques, pendant la durée de son commandement. C’était le brenn des anciens Celtes, dont le nom s’est perpétué pendant plusieurs siècles chez les Gallois. Strabon et César le nomment chef de guerre, les paumes gaëliques, chef des nobles, conducteur de la guerre. C’était un point d’honneur, chez les Gaulois, de ne pas décliner cette dignité. Vertiscus, prince de la cité des Rèmes, voulut, malgré son grand âge, — comme plus tard l’héroïque aveugle, Jean de Bohème, à la bataille de Crécy, — combattre au premier rang à la tête de sa cavalerie, bien qu’il pût à peine se tenir à cheval, et il périt généreusement dans la mêlée plutôt que de s’excuser sur sa vieillesse[49]. Les coutumes variaient beaucoup selon les lieux, plus encore selon les temps. Lorsqu’un chef trouvait dans les circonstances un prétexte pour se faire attribuer le commandement, et dans sa position personnelle les moyens de s’y maintenir, mon usurpation était suffisamment justifiée. Les factions qui divisaient la Gaule entretenaient des compétitions sans fin. On se disputait le pouvoir avec une extrême ardeur ; l’intrigue et l’intimidation, l’appel séditieux aux passions de la multitude la faisaient tomber entre les mains non du plus digne, mais du plus entreprenant et du plus habile. L’élection reposait moins sur les qualités et le mérite du candidat que sur la situation que lui donnaient sa naissance, ses richesses, le nombre de sas vassaux et des cavaliers à ses ordres, ut quisque est genere copiisque amplissimus[50]. La dualité du pouvoir, partout où elle existait, était une nouvelle cause d’affaiblissement et d’anarchie. C’est en effet le spectacle que nous donne la Gaule, presque à chaque page, dans les récits de césar.

Cette singulière et funeste organisation remontait certainement à des temps tris reculés. Anciennement, dit Strabon, la multitude élisait, chaque année, un prince pour la guerre[51]. La multitude, il faut bien noter cette expression ; car, bien que César ait pris soin de nous avertir que la plèbe ne jouissait d’aucun droit politique[52], il lui arrive fort souvent de nous donner, en fait, des exemples du contraire. La plèbe, dans le sens que César pouvait attacher à ce mot, était certainement dans la Gaule le point d’appui des agitateurs et des ambitieux. Elle résistait aux magistrats et paralysait leurs volontés en n’exécutant pas leurs ordres. De simples particuliers pouvaient tenir en échec un vergobret, malgré le droit terrible dont il était armé. Lisc, interpellé par César sur son manque de parole au sujet des approvisionnements qu’il avait dû livrer à l’armée romaine, lui donne pour excuse que des factieux ont plus d’autorité que lui sur la multitude ; puis laissant échapper un secret longtemps contenu, le chef éduen se plaint avec amertume des menées de ces hommes qui excitent les passions de la foule, qui dénoncent à l’ennemi tout ce qui se fait dans leur camp, tout ce qui se dit dans leur conseil, et il ajoute qu’il n’ignore pas les dangers auxquels celte révélation l’expose, bien qu’il ne l’ait faite qu’à la dernière extrémité[53]. Cet orateur timoré, ce chef qui risque sa vie pour une confidence, est cependant l’homme le plus puissant de sa cité ; il a le pouvoir de mettre à mort qui bon lui semble. La soumission des Bellovaques nous montre, dans des circonstances analogues, un autre exemple de l’impuissance des chefs contre les entraînements de la multitude. C’est au moins le prétexte que donnent les députés qu’ils envoient à césar pour excuser leur insurrection. Corréus était l’instigateur de cette guerre il avait, à lui seul, plus de pouvoir sur la populace que tout le sénat[54]. Nous avons rappelé plus haut la double élection de Cott et de Convictolitan, l’arbitrage déféré à César, le tableau du sénat divisé, des clans divisés, des factions prêtes à en venir aux mains[55]. Le triste état de la Gaule se résume dans ces quelques traits.

 

Les cités n’ayant ni capitales, ni centres de gouvernement, leurs chefs continuaient, selon toute apparence, à résider dans leurs dunum ou leurs ædificium, entourés d’un petit nombre de fonctionnaires chargés d’exécuter leurs ordres. De là, ils se rendaient aux assemblées où leur présence était nécessaire. La vergobret chez les Éduens ne pouvait sortir des limites de la cité, et c’est pour respecter la coutume que César convoque leur sénat à Decixe-sur-Loire afin de statuer sur l’élection de Cott. Les institutions germaniques jettent du reste quelque lumière sur les coutumes gauloises. Le chef germain convoquait la plaid deus ou trois rois par an et y réglait les affaires soumises à sa juridiction. Plus tard, les rois mérovingiens, héritiers de ces traditions, se transportaient successivement dans les cantons de leurs cités et y tenaient leurs assises, soit en personne, soit par leurs délégués, ordinairement en plein air. Au moyen-âge, le roi saint Louis rendait encore la justice sous un chêne. Il n’en pouvait être autrement dans la Gaule où les affaires des chefs de cités étaient certainement moins nombreuses que celles des rois franks, à raison de ce que les chefs de clan étaient souverains dans leurs domaines, et que les druides seuls exerçaient le pouvoir judiciaire, ce qui diminuait d’autant leurs attributions. De son ædificium, le chef gaulois pouvait administrer la cité, veiller à l’entretien des oppidum et des routes, à la perception des impôts, prendre en un mot toutes les mesures qui relevaient de son autorité. Il s’y tenait informé de tous les évènements qui se produisaient au dehors ou qui touchaient à quelque titre que ce fût à l’intérêt public, et cela d’autant plus facilement que c’était un devoir pour tout individu qui en était requis de les lui transmettre. Ce système de communication est rapporté dans César, qui pouvait en apprécier l’importance et qui l’élève à la hauteur d’une institution tout à fait digne de remarque et particulière à la Gaule. La loi prescrivait à toute personne qui apprenait une nouvelle importante, de la déférer en secret au magistrat à qui elle était destinée. Il était même défendu de s’entretenir des affaires publiques ailleurs que dans les conseils de la cité. Il semble que par cella précaution singulière les Gaulois aient voulu se tenir en garde contre leur propre curiosité et contre cette disposition de leurs esprits mobiles et inquiets a répandre de fausses nouvelles et à s’en effrayer.

 

Les documents que nous ont laissés les anciens sur les finances des cités gauloises sont tellement rares qu’il faut une certaine attention pour les découvrir, et tellement incomplets que l’analyse la plus exacte ne peut en tirer que de simples inductions. Mais en cette matière la nature des choses vient en aide à l’insuffisance des textes. Dans tous les temps, chez tous les peuples, l’argent a été le nerf de l’administration et l’instrument de la politique. Les cités gauloises ne pouvaient pas plus que les autres États se passer de revenus publics. Ces revenus consistaient en tributs en argent, en diverses prestations de denrées ou de travail, auxquelles s’ajoutaient éventuellement le produit d’expéditions entreprises principalement en vue du pillage et les contributions de guerre frappées sur l’ennemi.

L’un des impôts les plus usités chez les anciens était le portorium, terme générique sous lequel on désignait les péages établis sur les rivières et les droits perçus à l’importation des marchandises. Son existence est mentionnée dans la Gaule, sur les côtes de l’Armorike et sur celles de la Bretagne insulaire. La cité de Marseille tirait un revenu très important du trafic des bateaux sur le canal creusé par Marius pour déblayer les bouches du Rhône et dont il lui avait abandonné la jouissance en récompense de ses services. L’exploitation des satines du Doubs, et surtout les contestations qui s’étaient engagées au sujet des péages de la Saine, avaient allumé la guerre entre les Éduens et les Séquanes. Ceux-ci ayant appels Arioviste à leur secours, la querelle aboutit à l’intervention romaine et à la conquête. — Nous avons rappelé au chapitre de l’Emporium les tributs imposés au transit des marchandises par les Véragres dans les Alpes pennines. Cet usage était certainement général dans toute la Gaule ; les cités, comme les clans, ne se faisaient pas faute de prélever de fortes contributions sur les marchandises qui se rendaient aux emporium, et les nombreuses guettes, dont on reconnaît l’emplacement à l’entrée des vallées et au pied des dunum, nous ont fourni l’occasion d’établir un rapprochement entre le mode de perception de cet impôt chez les Gaulois, et celui qui est encore en vigueur chez les tribus arabes. Ce régime économique est d’autant moins une hypothèse qu’il a subsisté sous la domination romaine et pendant tout le moyen-âge.

L’impôt des cités devait avoir principalement pour objet l’entretien et le ravitaillement des oppidum. Domino elles étaient toujours sur le pied de guerre, les forteresses étaient en tout temps pourvues de grains et de fourrages et en étal de soutenir un siège. Bibracte est signalée dans les Commentaires comme l’oppidum de la Gaule le plus largement approvisionné, longe copiosissimum[56], et César comptait bien y refaire ses légions si Dumnorix, chef de la faction hostile aux Romains, n’eût empêché les populations d’y transporter leurs blés, multitudinem deterrere ne frumentum conferant quod præstare debeant[57]. Ces prestations étaient donc véritablement un impôt ; elles furent maintenues sous l’administration romaine sous le nom de blé gratuit. La quantité dans les pays conquis en était fixée arbitrairement, et le gouverneur de la province s’en attribuait une partie pour l’entretien de sa maison, qu’il évaluait à sa guise et qu’on lui payait en argent. Las Romains s’en faisaient parfois un moyen de vexation à l’égard des vaincus dont ils voulaient châtier la résistance obstinée. C’est ainsi qu’en Bretagne ils s’emparaient des récoltes de toute une contrée et obligeaient les habitants à vendre leur grain à un prix taxé, à la porte même des magasins où ces malheureux attendaient leur bon plaisir[58]. Pour obliger les cités à racheter ces contributions, en les leur rendait aussi lourdes que possible ; au lieu de les charger de l’approvisionnement des postes placés dans leur voisinage, en leur assignait des cantonnements éloignés, à l’extrémité du pays, ou situés sur des points d’un abord très difficile[59]. Les cités consentaient à tous les sacrifices pour s’affranchir de pareilles corvées. L’impôt en nature était le plus usité chez les peuples gaëliques, ainsi que nous en avons donné d’assez nombreux exemples. Mais souvent il se convertissait en argent, et ce dernier mode de perception finit certainement par prévaloir pour plusieurs redevances qui primitivement se payaient en nature.

Les cités trouvaient facilement à affermer leurs impôts, et il ne faudrait pas se hâter de voir, dans ce système, l’indice d’une éducation financière quelque peu avancée. Au fond cette pratique était très peu éclairée, très élémentaire, pleine d’inconvénients et d’abus. Son premier résultat brait de mal fonctionner, de ruiner la cité et le peuple au profit de quelques ambitieux. Dumnorix devait en grande partie son influence à sa position de fermier général des impôts de la cité et aux richesses qu’il avait acquises en affermant à vil prix les péages des rivières et les autres revenus, nul n’ayant osé enchérir sur un personnage de cette importance[60]. Tout pliait devant cet audacieux qui ajoutait à la puissance de l’argent celle de l’intrigue, devant ce brouillon qui achetait la popularité par des largesses faites au détriment de la fortune publique. En traçant, d’après Lisc, ce portrait d’un ambitieux barbare, il semble que César ait un peu pensé a Catilina et à Clodius, tant la corruption et les vices de la nature humaine se ressemblent à tous les degrés de la civilisation ou de la barbarie.

Nous ignorons d’ailleurs si ce mode de perception des impôts était depuis longtemps en vigueur dans la fédération éduenne, — ou s’il faut voir en lui un emprunt récemment fait à l’administration romaine qui le pratiquait avec la plus grande dureté dans le midi de la Gaule. Dumnorix, financier par circonstance, mais guerrier de haut lignage, chef de faction, aventureux, esprit turbulent et avide de choses nouvelles, pouvait avoir introduit cette innovation qu’il avait exploitée à son profit. Il n’avait pas négligé sans doute les coercitions rigoureuses que les fermiers publics de Rome appliquaient aux débiteurs en retard. Ceux-ci avaient pour auxiliaires la prison et les chaînes. Ils avaient des esclaves pour commis et pour percepteurs[61]. L’évaluation des impôts en nature était complètement arbitraire, et Cicéron reproche à Calpurnius Pison, beau-père de César, d’avoir ruiné les fermiers et les peuples, les uns en estimant le blé à un taux exagéré, les autres par des contributions excessives, fréquemment il mentionne dans ses plaidoyers ces chevaliers romains qui portaient dans des contrées lointaines leurs capitaux et leurs espérances, et qui, sous le nom de publicains, se faisaient adjuger les revenus et les impôts des provinces[62]. Tel fut sans doute dans la cité éduenne le rôle de Dumnorix, que ses grandes relations avaient dû mettre en contact avec les financiers du Midi.

Cette imitation du système romain dans quelques cités ne peut donc fournir un argument bien sérieux en faveur de la civilisation gauloise. De toutes les branches de l’administration romaine, celle des finances fut, de l’aveu des historiens et des jurisconsultes, la plus arriérée, la moins conforme aux saines notions de la science économique. C’était, dit l’un d’eux, un système non de richesse publique, mais de ruine et d’exaction. La société romaine, si forte, si grande et si belle sous plusieurs rapports, avait des parties marquées d’une déplorable misère[63]. Aussi ce faut-il pas s’étonner que des peuples qui ne eurent pas imiter la civilisation romaine dans ce qu’elle avait de fécond et de grand, dans ses institutions et sas lois, dans son organisation militaire, dans son architecture, sa littérature et ses arts, se soient approprié un régime financier qui, à raison de sa barbarie même, se trouvait  leur niveau.

Dans l’Armorike, où se conservèrent les usages et les mœurs celtiques pendant la première moitié de moyen-âge, ce système fonctionnait encore au dixième siècle. Les taxes et certaines perceptions en nature, vinages, bladages, gerbages, étaient affermées à des collecteurs qui cédaient eux-mêmes à des sous-traitants. Ceux-ci pressuraient les contribuables avec une rapacité qui excitait de fréquentes émeutes et rappelait l’état de choses caractérisé par César, la grandeur des tributs et l’injustice qui écrasaient les peuples de la Gaule. Quand, au bout de huit siècles, les mêmes conditions reproduisent les mêmes misères, on est autorisé, ce semble, à récuser les éloges que certains écrivains ont accordés à un système financier qui n’est pas, à tout prendre, une invention gauloise, mais une importation romaine.

Le Code Théodosien mentionne sous le nom de xenia un impôt qui était payé entre les mains des gouverneurs de provinces et qui n’était, probablement, que la continuation d’un vieil usage celtique. Noua savons, par les textes de Tacite, que la plus grande partie des revenus des princes de la Germanie consistait en dons volontaires à leur avènement ou au renouvellement de l’année. Cette coutume, si universelle dans les sociétés humaines, et dont l’origine est à la fois si ancienne et si inconnue, existait sans nul doute chez les celtes comme chez les Germains avant d’être signalée dans les lois romaines. Les gouverneurs impériaux, héritiers politiques des droits des cités, la trouvant enracinée dans les mœurs, se gardèrent bien, tout naturellement, de l’abolir. A l’époque celtique, ce don volontaire était une des formes régulières de l’impôt. Les chefs, qui le recevaient directement, en réservaient une part à la cité ou se l’attribuaient à la charge de subvenir à certains services qui les concernaient ; chez les Gallois, le chef de clan percevait un droit par chaque mariage, un autre par famille ; mais il payait au brenn une quotité de ces redevances. Cet état de choses, mentionné dans Tacite, retrouvé dans la Gaule au quatrième siècle et chez les Gallois, existait donc évidemment du temps de César. Il se perpétua longtemps encore sous le régime féodal. La meilleure prouve qu’on puisse donner de la réalité d’un fait historique, après le témoignage direct, est celle qui s’appuie tout à la fois sur son antiquité, son universalité et sa persistance.

 

Dans le cours de ce chapitre, comme dans toutes les autres parties de ce travail, les rapprochements entre la société gauloise et l’organisation féodale sont si fréquents, qu’il devient inutile de les signaler sans cesse à l’attention du lecteur. La féodalité, e’est le morcellement des souverainetés territoriales, l’absolutisme des pouvoirs locaux, I’anarchie celtique, an un mot, avec moins de dureté. Le christianisme y avait introduit un élément de modération et d’humanité que le régime des clans avait ignoré, et l’on peut dire que la condition des peuples tut considérablement adoucie sous des institutions dont l’intervention continuelle de l’Église tempérait la rigueur. Les grands feudataires avaient remplacé les cités ; les ducs et comtes, les chefs de clan ; mais l’autorité des évêques avait succédé à celle des druides. Qu’on juge cependant par ce tableau du monde féodal, que nous empruntons à un écrivain qui en a fait une étude approfondie, de ce que pouvait être ce monde celtique dont nous cherchons à percer les ténèbres.

Ouvrons l’histoire, dit M. Beugnot, nous y verrons que, sous les règnes de Hugues Capet, de Henri et de Philippe, la France ne respira pas un instant entre les guerres que les seigneurs ne cessaient de se faire les unes aux autres, guerres qui, presque toutes, prenaient leur origine dans des droits ou des prétentions qui, dans une société mieux ordonnée, auraient été du ressort des tribunaux. Les vassaux inférieurs n'étaient pas animés d'intentions plus pacifiques. Lorsque les querelles de leur suzerain les laissaient un instant respirer, ils employaient cet instant de liberté à vider leurs propres querelles ; car le droit de guerroyer ses voisins était placé au rang des plus nobles prérogatives des seigneurs. Il faut donc reconnaître que, dans cette société à peine constituée, tout était régi par la force, et que c'est poursuivre une illusion que d'y chercher des principes de droit, et plus encore des règles précises de juridiction[64].

Nous recommandons cette conclusion à ceux qui veulent retrouver dans la Gaule, à une époque de mille ans antérieure, les éléments d’une civilisation en plein développement.

 

 

 



[1] Cæsar, Bell. Gall. VI, 15. Bellum.... (quod ante Cæsaris adventum fere quotannis accidere solebat.)

[2] Cæsar, Bell. Gall., VI, 13.

[3] Cæsar, Bell. Gall., VI, 15.

[4] Cæsar, Bell. Gall., I, 16.

[5] Les Antiquités d’Autun, par l’abbé Germain, Ann. de la Société Éduenne, 1860-1862.

[6] De Marnas, De l’origine du droit coutumier, Lyon, 1850.

[7] Pomponius Mela, liv. II, ch. V.

[8] Cæsar, Bell. Gall., VI, 16.

[9] Cæsar, Bell. Gall., I, 17. Esse nonnullos, quorum auctoritas apud plebem plurimum valent, qui privati plus possint quam magistratus. Un autre exemple de ces discordes au liv. VII, c. 32.

[10] Bell. Gall., VI, 19. Quum paterfamiliae decessit... ejus propinqui... — de uxoribus... — quæstionem habent. La polygamie était donc dans les mœurs de la Gaule et en usage au moins chez les chefs.

[11] Bell. Gall., VI, 21.

[12] Bell. Gall., V, 14.

[13] Bell. Gall., VII, 22, 23.

[14] Concilium armatum quo lege communi omnes puberes armati concenire consuerunt. V, 56.

[15] Laferrière, Hist. du droit fr., t. II, p. 60.

[16] D’après César lui-même, Bell. Gall., VI, 21.

[17] Cæsar, Bell. Gall., VII, 77.

[18] Cæsar, Bell. Gall., VI, 13.

[19] Cæsar, Bell. Gall., II, 28.

[20] Cæsar, Bell. Gall., II, 19.

[21] Strabon, IV.

[22] Cæsar, Bell. Gall., VII, 24.

[23] Cæsar, Bell. Gall., VI. Nulli adhibetur concilio.

[24] Cæsar, Bell. Gall., lib. VII, 21.

[25] Cæsar, Bell. Gall., lib. VII, 43.

[26] Cæsar, Bell. Gall., I, 31.

[27] Cæsar, Bell. Gall., II, 28.

[28] Cæsar, Bell. Gall., III, 16.

[29] Cæsar, Bell. Gall., VI, 20.

[30] Cæsar, Bell. Gall., VI, 44.

[31] Cæsar, Bell. Gall., VII, 32.

[32] Cæsar, Bell. Gall., liv. I, 30, 31.

[33] Cæsar, Bell. Gall., V, 3.

[34] Cæsar, Bell. Gall., V, 21.

[35] Cæsar, Bell. Gall., VI, 44.

[36] Cæsar, Bell. Gall., VII, 1-2.

[37] Cæsar, Bell. Gall., V, 58.

[38] Cæsar, Bell. Gall., V, 68.

[39] Précis historique sur les Gaules, Bruxelles, 1822, p. 221.

[40] Les Bretons scellaient par des sacrifices la ligue des cités. Tacite, Agricola, 27.

[41] Tacite, Germanie, XI.

[42] Diodore, lib. V, 31.

[43] Pomponius Mea, lib. III, ch. II.

[44] Strabon, lib. IV.

[45] Cæsar, Bell. Gall., V, 54.

[46] Cæsar, Bell. Gall., VII, 4.

[47] Cæsar, Bell. Gall., VII, 22.

[48] Cæsar, Bell. Gall., VII, 23.

[49] Hirtius, Bell. Gall., VIII, 12.

[50] Cæsar, Bell. Gall., VI, 14.

[51] Strabon, l. IV, p. 197.

[52] Cæsar, Bell. Gall., VI, 13.

[53] Cæsar, Bell. Gall., I, 17.

[54] Hirtius, VIII, 21.

[55] Cæsar, Bell. Gall., VII, 32.

[56] Cæsar, Bell. Gall., I, 23.

[57] Cæsar, Bell. Gall., I, 17.

[58] Tacite, Agricola, XIX.

[59] Eumène.

[60] Bell. Gall., I, 18.

[61] Cicéron, Pro Balbo.

[62] Cicéron, Pro lege Manilia. — Pro Rabirio.

[63] Éléments de droit romain, par Heineccius. Introd. par Ch. Giraud, p. 133.

[64] Le comte Beugnot, Introduction à son travail sur les Olim.