LA CITÉ GAULOISE SELON L'HISTOIRE ET LES TRADITIONS

 

CHAPITRE CINQUIÈME. — Le clan (suite). - Aspect du pays celtique. - Le pâtre. - Le colon. - La forêt. - Le culture.

 

 

Les immenses friches de la Gaule, où la culture n’occupait que des terrains isolés, ouvraient à la dépaissance des espaces sans limites. La terre n’employant qu’un petit nombre de colons, quelques pâtres suffisant à la garde des troupeaux, presque toute la population, les hommes jeunes et valides, restaient libres pour la guerre, le seul passe temps qui satisfit leurs instincts. Ce régime était donc approprié au caractère d’une race indolente et belliqueuse. Le fond de à vie rurale, lorsque les émotions des querelles et des combats n’y faisaient pas diversion, était la torpeur et l’ennui. Les chasseurs se jetaient dans la forêt, mais le colon, qui n’était point admis à ce noble exercice, sa confinait dans sa cabane, et le pays était triste et désert. Peu ou point de communications d’ailleurs d’un vicus, d’un ædificium à l’autre, si ce n’est ces chemins creux, ces charrières défoncées qui se retrouvent encore dans les pays celtiques, et sur lesquels les passants étaient aussi rares qu’aujourd’hui. La campagne ne s’animait que lorsque les hommes du clan se réunissaient pour quelque expédition, ou que les gens du pagus se mettaient en marche pour se rendre à l’Emporium ou à l’assemblée. Hors de là, les chemins qui aboutissaient aux villages étaient plus souvent pétris par le pied des bestiaux que par celui des voyageurs. La culture ne pouvait prospérer avec un état de choses continuellement troublé, et qui ne laissait aux populations d’autre alternative que l’oisiveté ou l’inquiétude.

Le travail de l’homme manquant à la nature, l’arbre envahissait toujours, et le souvenir des grandes forêts conserva son prestige bien des siècles encore après leur disparition. La plus vaste partie du territoire en était couverte ; elles imprimaient au paysage un caractère de grandeur qui frappait l’étranger. Aux yeux du Romain politique et sceptique, elles ne pouvaient titre que le repaire du brigandage au le refuge plus redoutable encore de l’indépendance d’un peuple, et la hache en faisait bientôt justice[1] ; mais, pour le voyageur, le philosophe, le poète, pour ces hommes complets qui, après avoir conquis le monde, s’intéressaient, par la science ou la sentiment, à la beauté de ses spectacles, elles renfermaient des mer veillas inconnues de l’Italie. Ce qui la rend si belle, disait Pomponius Mela, ce sont ses immenses bois sacrés[2].

Pline y admirait les bouleaux, dont les indigènes tiraient une résine, et parlait en artiste de cet arbre gaulois admirable par sa blancheur et sa ténuité[3]. Il cite encore le chêne, le hêtre, l’orme, le saule, le buis, peut-être le châtaignier[4].

Mais, mieux que les naturalistes et les savants, le Gaulois comprenait ses forêts. Nourri de l’enseignement spiritualiste du druidisme, elles lui offraient plus qu’un spectacle et qu’une richesse, étant pour lui un temple, presque un être vivant. Leurs moindres brises devenaient à son oreille le souffle des dieux ou l’esprit des ancêtres ; son imagination, formée aux doctrines de l’Orient, les peuplait d’êtres surhumains. Lucain, dans sa description de la forêt de Marseille, semble avoir emprunté à quelque barde oublié la peinture de ces intérieurs où la nature ajoutait ses mystères à ceux de la religion. Les fontaines que n’avait jamais atteintes un rayon du soleil, les dieux informes et moussus, débrutis à peine dans des troncs d’arbres, les chênes enlacés dans les replis de wivres monstrueuses, étaient des créations du génie gaulois, entrevues pour la première fois par la poésie romaine[5]. La forêt de Belen, les oracles de Baranton, ne lui étaient pas inconnus ; c’est le même souffle qui inspire encore, quelques siècles plus tard, les chanteurs de la Table-Ronde, derniers interprètes des sentiments de la race celtique. Le peuple, qui grandit tout ce qu’il regrette, conserva aux futaies le prestige des âges héroïques. Les personnages de ses légendes traversent des déserts entrecoupés de marécages et de clairières, image de l’ancienne Gaule, pour gagner quelque hall perdu dans les bois, où l’attendent les combats singuliers, si fréquents dans la vie aventureuse des anciens chefs. Ils en affrontent les dangers, les monstres, les enchantements, les géants velus et cruels, les dragons gardiens de trésors, les sources dont l’eau remuée produit la grêle et les orages, tous ces souvenirs des sacrifices, des trésors, des superstitions d’autrefois. Lorsqu’au cinquième siècle les premiers monastères reprirent l’œuvre de défrichement, interrompue par les invasions des barbares, lorsque saint Patrice portait le fer dans le Champ des Chênes[6] (Dearmach), et desséchait, après les avoir exorcisés, les lucus dédiés aux dieux païens, les derniers bardes pleuraient en même temps sur la destruction de ces forêts, et Merlin, à moitié converti, maudissait à son tour les loups romains et les moines voraces, dont la hache avait anéanti les bois.

Au milieu de ces solitudes habitées alors par l’aurochs et l’élan, paissaient les immenses troupeaux des Éduens et des Séquanes. Ces peuples étaient renommés parmi tous ceux de la Gaule pour ce genre de richesse. Ils engraissaient en plein air des bandes de porcs qui surpassaient ceux des autres pays en taille, en force, en vitesse, et devenaient aussi redoutables que des loups pour ceux qui n’avaient pas l’habitude de les approcher[7]. Dans la Vie de saint Patrice, le fils d’un chef, Ellell, est dévoré par les porcs de son père[8]. Au moment de la vente, on les enfermait dans l’enclos de bois d’une porcherie[9], d’une villa porcaria[10], où l’on comptait ceux qui étaient destinés à l’Emporium, et dont la chair salée, transportée par les bateaux de la Saône jusqu’en Italie, devait figurer à la foire aux jambons, lard et saucissons gaulois, tenue dans la métropole. Il était d’usage à Rome de les conserver dans des fosses contenant jusqu’à trois et quatre mille pièces de lard gaulois[11] ; mais les censeurs interdisaient de manger la tête de ces animaux. Les troupeaux de moutons et de cochons étaient si nombreux, ajoute Strabon, qu’ils fournissaient l’Italie entière de saies et de porc salé[12]. Le plus estimé provenait de la Séquanie. Les Morins, au temps rie Pline, conduisaient à pied des troupeaux d’oies jusqu’à Rome.

Avec les futaies qui entouraient l’ædificium ou le dunum des chefs, des landes couvertes de genêts et de bruyères, parsemées de touffes de houx et de genévriers, complétaient le parcours du porcaire. Elles étaient entourées de clôtures en branches entrelacées, comme on le voit encore dans le Morvan, et telles que César et Strabon les mentionnent dans l’Ardenne et chez les Morins. Suivi de ses chiens celtes, féroces comme le troupeau et non moins terribles[13], — quoique leur aboiement faible et plaintif imitait la voix gémissante des mendiants[14], — bravant la pluie et le soleil un cachant sa tête chevelue sous le capuchon d’une saie en laine rousse, dont la forme et l’étoffe se sont perpétuées dans le pays Éduen, le porcher gaulois n’était pas l’habitant le moins farouche de ces solitudes. Armé d’une gæse dont le bois durci au feu se terminait par un croc de fer et une pointe ondulée, comme la pique en usager encore aujourd’hui chez les gardes forestiers du Morvan, il s’en servait pour écarter la dent des animaux qui l’entouraient, et pour les diriger à la glandée. Si le troupeau se dispersait dans les bois, il le rappelait au son sa trompe ; chaque animal discernait avec une finesse d’ouïe incroyable le son particulier de celle de son gardien[15]. Observant les présages et les nuages orageux, conduits par le druide, tremblant à la pensée des génies qui hantent les carrefours et qu’il entend courir sur les feuilles[16], il craint de rencontrer l’Homme noir sur le dolmen[17], et évite le bois sacré, où les oiseaux eux-mêmes craignent de se poser, où brille dans les ténèbres la lueur de l’incendie[18] ; il habitait jour et nuit dans les bois.

Cette vie d’isolement disposa, lors de l’établissement du christianisme, le porcher gaulois à la vie érémitique, Saint Patrice avait un pâtre qui, en gardant ses troupeaux, se livrait à la contemplation et à l’étude. Un autre de ses disciples, Mochua, était un jeune porcher qu’il rencontra près de l’oppidum de Brettan, et à qui il enseigna l’alphabet[19]. Lui-même, noble Gallo-Romain, enlevé par des pirates sur la côte d’Armorique, il fut durant six ans porcher d’un chef irlandais nommé Melcho, Il a tracé de sa main le tableau de ce genre de vie. Chaque jour, dit-il, je paissais les animaux... Ma demeure était les bois et la montagne. J’étais levé avant jour, par la neige, la gelée et la pluie ; je logeais dans une cabane[20]... J’ai été humilié par la faim et la nudité[21]. — Il n’avait pour nourriture que des racines d’herbes au des aliments sans substance, et couchait sur la terre[22]. S’étant enfui en Bretagne, et devenu une seconde fois captif des chrétiens de la Gaule le rachetèrent au prix d’une chaudière d’airain.

Après les invasions barbares, une loi réglait la propriété de la glandée. Une clochette servait alors à diriger la bande de porcs, qui en reconnaissait le son comme autrefois celui de la trompe gauloise. Les rois de la première race s’étaient réservé le droit de pâture pour leurs cochons dans les forêts enclavées dans leurs domaines ; Clotaire renonça à ce privilège. Rappelons encore, comme souvenir des usages celtiques, l’impôt que percevaient les rois mérovingiens sous le nom de decima porcorum. Cette dîme des porcs représentait évidemment l’un de ces tributs dont parle César, et qui existaient au profit des chefs de clan. Ou nous pardonnera ces détails, qui étaient vrais au premier comme au cinquième siècle.

Au neuvième et au dixième siècle, les traditions pastorales étaient en pleine vigueur dans le pays Éduen comme sous les Gaulois. En 858, l’évêque Jonas cède à l’abbaye de saint-Andoche d’Autun une vaste forêt pour engraisser les porcs. En 940, l’évêque Hervé donne à son église, sur les montagnes qui dominent la ville, un lieu inculte appelé Porcaria[23], qui n’était propre qu’à la dépaissance de ces animaux. En 537, l’église d’Autun possédait à Tiileuay une autre forêt pouvant nourrir deux mille porcs[24]. En 1269, la nourriture d’un porc à la glandée dans les bois de l’église est réglée à deux deniers[25]. On élevait dans la Gaule, dit Strabon, du bétail de toute sorte, principale richesse du pays[26]. Les prairies de la Saône et de la Loire, les pâturages de l’Aron et de l’Arconce, dans le pagus des Nivernes et des Brannoves, nourrissaient le bœuf ; le Morvan et l’Autunois, le porc ; les montagnes calcaires, couvertes de plantes aromatiques, du pagus Alesiensis et du pagus Arebrignus, des bandes de moutons. La nature même du pays Éduen, comme les traditions, entretenaient les habitudes pastorales que les Gaulois avaient apportées de l’Asie.

Dans les siècles antérieurs à César, la dépaissance était, comme on l’a vu, un obstacle absolu aux progrès de l’agriculture. Le sol, d’après Appien, ne fournissait que du grain, à l’exclusion des autres fruits, et c’est à l’insuffisance de ses produits qu’on attribuait les Migrations et la faiblesse de constitution des Gaulois[27]. Divitiac, dans un de ses entretiens avec César, lui disait que les barbares germains, informés de la nature des champs de la Séquanie, de leur culture et de leur fertilité, y avaient été attirés en grand nombre[28] ; n mais il ne faut pas attacher à ce texte Une portée trop générale ; il indique simplement que l’état actuel des terres de la Séquanie était supérieur à celui des Germains. Or, ces derniers, d’après Pomponius Mela, mangeaient encore à cette époque de la chair crue ; quelques-unes de leurs peuplades, voisines de la Gaule, commençaient seulement à avoir une agriculture qui languissait encore soixante ans plus tard[29]. La suite du passage montre assez clairement  que dans la pensée de Divitiac il ne s’agissait que d’une comparaison et d’une supériorité toute relative : Le sol des Séquanais, dit-il, est le meilleur de toute la Gaule, et leur manière de vivre bien préférable à celle des Germains : Neque enim conferendum esse Gallicum cum Germanorum agro... qui esset optimus totius Galliæ... neque hanc consuetudinem victus cum illa comparandam[30].

La conquête romaine et l’accroissement de la population ammonéen seuls les Gaulois à se livrer aux travaux de l’agriculture jusqu’alors antipathiques à leurs mœurs. Les hommes de ce pays, dit Strabon, sont plus ports aux exercices de la guerre qu’à ceux des champs. Aujourd’hui cependant, forcés de mettre bas les armes, ils s’occupent de la culture. Ce changement de mœurs, ajoute-t-il, a nui beaucoup au commerce de Marseille, qui s’enrichissait en fabriquant une grande quantité de machines de guerre[31]. Mais à mesure que les barbares ses voisins, soumis aux Romains, se civilisent, ils quittent les armes pour l’agriculture[32]. Ce renseignement sur lequel Strabon revient à trois reprises est assez précis en lui-même et dans la circonstance rapportée par cet auteur pour établir la certitude qu’avant César la Gaule n’était pas une nation agricole, qu’elle ne l’est devenue qu’après la pacification. Parmi les peuples du Midi que concerne le dernier passage de Strabon, les Allobroges étaient en première ligne ; ils cultivent, ajoute le géographe, depuis qu’ils ne peuvent plus se battre[33]. Aussi la Gaule narbonnaise était-elle, sous le rapport de la fertilité et de la culture, bien supérieure à la Gaule celtique. Elle est mieux cultivée que l’autre, plus productive ou plus riche en végétaux, dit P. Mela[34]. Le monopole de la vigne lui appartenait, quoique Diodore et Strabon parlent d’essais tentés au Nord, mais où il fallait recourir à des procédés artificiels pour mûrir le vin. La température alors plus rigoureuse en Gaule que dans la Bretagne même, selon le témoignage de César[35], devait refouler la culture de la vigne dans les climats du Midi. Dans les pays du centre, on récoltait le blé, le millet, le gland qui s’y trouvait en très grande abondance[36].

L’agriculture, une fois introduite dans la Gaule, y fit de rapides progrès. Ce changement se manifesta du vivant même de César, et il fut assez complet pour renouveler en peu d’années l’aspect du pays. Ses vastes friches se transformèrent en des champs fertiles ; ses colons, chargés de dettes et réduits à se faire les serfs des grands, revirent des jours meilleurs. Tous ces symptômes d’une agriculture en décadence et qui repartirent quatre siècles après, à la fin de l’empire romain, firent place à une prospérité jusqu’alors inconnue. La Gaule fut cultivée comme l’Italie[37] et lui fournit des approvisionnements de grains. Celle industrie ôtait assez fructueuse pour solliciter les capitaux romains. Cicéron plaida pour Quintius contre un certain Nævius, crieur public à Rome, qui s’était associé pour exploiter une terre considérable dans la Gaule narbonnaise[38]. Sous le règne d’Auguste, on ne voyait presque plus de parties complètement incultes ; on rencontrait des habitants jusque dans les bois et dans le voisinage des marais[39]. Les défrichements avaient du reste commencé aussitôt après la conquête, et la Gaule leur dut trois cents ans de bien-être et de richesse. Par cette opération, les Romains achevaient d’éteindre le culte national en supprimant les forêts, ses derniers asiles, et par là ils excitaient les plaintes des vaincus. On use nos corps et nos bras, disait Galgac aux Bretons, à exploiter au milieu des coups et des injures les bois et les marais[40]. Mais en revanche, ils mettaient en valeur une immense étendue de terres vierges d’un produit exubérant.

Tous les autres renseignements que nous possédons sur l’agriculture de la Gaule sont postérieurs à la conquête et ne donnent par conséquent qu’une base d’appréciation très inexacte, si on les applique aux époques précédentes. Au milieu du premier siècle de l’ère chrétienne, la Gaule était riche en grains et en pâturages, selon Mela : Terra est frumenti ac pabuli ferax[41]. Pline donne de précieuses notions sur l’industrie et l’agriculture, mais contemporain de Vespasien et de Titus, son témoignage reporte trop loin de César. Tous les auteurs de systèmes préconçus l’ont invoqué pour soutenir leurs théories et ont propagé sous son nom une multitude d’erreurs, en forçant les conséquences et brouillant les époques. Ils affirment, d’après le savant naturaliste, que les Gaulois devaient être très civilisés : ne leur doit-on pas, disent-ils, le savon, les cribles en crin, les tonnes de bois, les matelas ? Ces inventions, en effet, la dernière surtout, nous paraissent très remarquables chez un peuple qui persistait, au temps de Strabon, à coucher sur la dure[42] ; mais cette conclusion va beaucoup plus loin que les faits, plus loin surtout que la pensée de Pline dont le champ d’observation, en ce qui concerne la Gaule, ne s’étend guère plus loin que la narbonnaise ; ajoutons que les inventions qu’il attribue aux Gaulois lui sont en  grande partie contemporaines ou de fort peu antérieures, qu’il n’en fixe pas la date et qu’il écrivait plus d’un siècle après César. Les agriculteurs gaulois, durant ce siècle, avaient été en communication constante avec le monde romain ; ils étaient donc en possession des découvertes faites par les agronomes de l’Italie et de la Grèce. Il est impossible de préciser où commencent et finissent l’influence qu’ils ont subie, les enseignements qu’ils ont reçus. Les Gaulois, dit-on encore, inventèrent la charrue à roues et l’introduisirent dans la haute Italie[43]. Cette charrue, originaire des Alpes, avait été inventée dans la Rhétie, et les Gaulois cisalpins qui ajoutèrent simplement des roues[44]. Virgile, né à Mantoue, en prit chez eux le modèle et le décrivit dans ses Géorgiques. Il est bien à croire au contraire qu’on ne connaissait alors dans la Gaule que le simple araire composé d’un timon et d’une pointe en fer, que le laboureur dirigeait de la main gauche, comme la charrue égyptienne et étrusque. On le retrouve encore aujourd’hui dans plusieurs départements, et notamment dans la Creuse et dans l’Allier, tel qu’il était sans doute il y a deux mille ans. Les Phéniciens avaient fait diverses importations, celle entre autres des chevaux d’Afrique en Espagne et dans la Gaule ; les Carthaginois avaient propagé, pour battre le blé, un traîneau composé d’une réunion de soliveaux garnis de dents et de roulettes, tris en mouvement par des animaux de trait[45]. On s’en sert encore dans l’Anatolie[46]. Dans l’impossibilité de préciser la date des procédés mentionnés par Pline chez les Gaulois, nous nous contenterons de les enregistrer sans commentaires. L’illustre naturaliste romain glatis apprend que les Pictons et les Éduens ont rendu leurs champs très fertiles par l’emploi de la chaux[47] ; et que les Gaulois et les Bretons ont trouvé moyen d’amender la terre par elle-même avec la marne[48]. Ils cultivaient alors une certaine espèce de blé qui produisait plus de pain que toute autre[49]. Il est peu probable qua ces résultats fussent antérieurs aux Gaulois de Strabon, qui ne cultivaient qu’avec répugnance et par nécessité, et encore moins aux Celtes du temps de Polybe, dont Annibal connaissait la mollesse et le dégoût pour le travail[50]. L’état agricole, mentionné par Pline, correspondait donc à celui de la civilisation générale du pays à ce moment. La Gaule alors ne le cédait en rien à l’Italie, déjà épuisée et nourrie par les provinces ; l’écoulement facile des produits était un stimulant naturel pour les Gaulois. Cette prospérité avait encore une autre source, comme on l’a vu ; le défrichement des forêts mit entre les mains des colons une immense quantité de terrains neufs ; la chaux et la marne créaient des merveilles ; mais comme toutes les cultures qui ne reposent pas sur une base rationnelle ou scientifique, elles ne donnèrent que des résultats momentanés. Le sol s’épuisa, comme s’étaient épuisés ceux de la Grèce et de l’Italie centrale. Au commencement du quatrième siècle, le colon libre, la force des nations, disparaissait de nouveau dans l’empire romain[51], comme autrefois avant César ; et tandis que l’historien cherche la raison de ce déclin des populations dans les causes extérieures, l’économiste l’aperçoit dans ces causes cachées qui agissent dans l’ombre avec la force de la fatalité en minant la substance des générations dans le sol même qui les porte. Aussi quand nous arrivons à Constantin, quelques années après Dioclétien, l’agriculteur éduen ne fait plus entendre que des lamentations.

Eumène. dans son Discours d’actions de grâces[52], se plaint du peu de valeur des terres, et de la perfidie du sol bien inférieur, dit-il, à celui des Rhèmes, des Nerviens ou des Tricasses, nos voisins. Un champ dont les revenus ne sont pas en rapport avec les dépenses est nécessairement abandonné, quand il n’y aurait d’autre cause que l’indigence des habitants de la campagne qui, pliant sous le poids des dettes, n’ont pu ni détourner les eaux ni abattre les forêts[53]. Ce passage reporte naturellement l’esprit à celui des Mémoires de César que nous citions tout à l’heure[54] sur le même sujet. Et même, continue Eumène, c’est à regret qu’on ensemence le pagus Arenigrius[55], seule localité où se fasse sur une très petite échelle la culture de la vigne, car au-delà où ne rencontre que des rochers inaccessibles, où les bêtes sauvages ont une retraite assurée. Quant à la prairie adjacente et qui s’étend jusqu’à la Saône, elle était, dit-on, autrefois d’une délicieuse fécondité, entretenue par une culture non interrompue, dont le travail dirigeait la cours des eaux à travers les vallées ouvertes, et dans les terres de chaque particulier. Mais aujourd’hui la dévastation a fermé ses canaux, et tous les lieux bas, que cette position même rendait fertiles, sont changés en fondrières et ensevelis sous les eaux dormantes. Les vignes elles-mêmes, qu’admirent ceux qui n’en jugent que sur l’apparence, ont tellement vieilli que la culture leur est presque inutile, car les racines des ceps, dont nous ignorons l’âge, réunies en mille replis, ne permettent pas de creuser suffisamment les fosses, et le provin, trop a découvert, subit l’action corrosive des eaux et les ardeurs brûlantes du soleil : nous ne pouvons, selon l’usage de l’Aquitaine et des autres provinces, planter partout de nouvelles vignes ; car dans les régions supérieures on ne trouve qu’un sol toujours pierreux, et, ailleurs, des bas-fonds exposés à la gelée blanche... La physionomie de ces contrées est telle que nous regardons comme un très grand bienfait qu’elle ne sous en ait pas inspiré l’horreur... Connaissant la difficulté de nos routes et l’aspect âpre et hideux de notre pays, vous avez daigné y détourner votre marche illustre[56]. Ce portrait du pays éduen par Eumène n’est sans doute pas flatté, mais on doit reconnaître que les traits en sont exacts. La température s’était déjà noblement adoucie à la suite des défrichements des trois siècles précédents, et des travaux d’assainissement des Gallo-romains. Mais après une période de fertilité factice, le sol s’était appauvri, ainsi que ses colons. Les conditions sociales et agricoles des Éduens avant César ne peuvent pas, en l’absence de preuves, laisser supposer une agriculture plus forte ni plus avancée que celle dont parle Eumène ; leur pays, à celle époque, ne devait pas offrir un aspect plus séduisant.

Polybe, dans le passage que nous avons cité, reprochait aux Gaulois leur peu de goût pour le travail. Ce même trait de caractère, signalés après lui par Appien, qui les accuse d’être lents, de suer, de perdre haleine au moindre effort, l’est aussi par Eumène[57]. Parmi les causes qui ont amené la détresse de l’agriculture cet orateur dénonce, à côté de la perfidie du sol, la lenteur, l’apathie des colons. hominum segnitia. Ceux qui ont pratiqué le Morvan et les contrées adjacentes reconnaîtront la vérité de ce grief et se diront qu’un défaut datant de vingt siècles est un défaut de race. L’habitude de conduire leurs bœufs, de passer leur vie autour de leurs chars, dans les bois, dans les solitudes, de suivre les pas traînant de leurs attelages dans les chemins défoncés et déserts, et aussi peut-être une nourriture peu substantielle, ont certainement aggravé l’indolence naturelle du Celte de nos campagnes et éteint sa vivacité. Il n’en est pas moins curieux de constater avant et après l’ère chrétienne une disposition contre laquelle on lutte encore aujourd’hui. Cette tendance à l’inertie, nous n’hésitons pas à l’attribuer à la persistance des habitudes pastorales. Seul durant de longues journées à errer sans but sur la lisière des forêts ou dans les herbages, le pâtre tombe peu à peu dans cet état d’esprit qui n’est la réflexion ni le rêve, sorte d’engourdissement qu’on observe généralement chez les pasteurs, et dont ils ne sont tirés que par de fortes excitations. Tel a toujours été le caractère de cette race celtique qu’on a si justement comparée au caillou dont un choc violent peut seul faire jaillir l’étincelle[58]. Aussi, par un usage qui leur était commun avec beaucoup d’autres peuples barbares, dit Strabon, — on pourrait même ajouter avec tous les peuples peu civilisés, — les gaulois abandonnaient-ils aux femmes toutes les occupations pénibles[59]. Le souvenir de cet état d’infériorité est resté dans les mœurs du Morvan, dans la plupart des familles, les femmes ne se mettent jamais à la table de leurs maris, surtout en présence des étrangers. Les hommes se croyaient libres de tout devoir, celui de la guerre excepté, et encore dans le péril de leurs époux, les femmes gauloises les égalaient-elles en force et en courage[60] : de leurs grands bras blancs, dit Ammien Marcellin, elles lançaient de grosses pierres avec la roideur d’une catapulte[61].

Avec ces colons lents et mous, ennemis du travail de la serre, et quand le rude labeur des champs était laissé aux femmes, l’agriculture gauloise pouvait-elle présenter cet aspect florissant où se comptait l’imagination de certains érudits ? Nous regrettons, quant à nous, de ne pouvoir souscrire à leurs descriptions trop flattées. L’agriculture, pour prospérer, a besoin d’autres éléments ; il lui faut, entre autres choses, des centres populeux qui stimulent ses efforts et assurent un débouché à ses produits. Ces conditions économiques ne se réalisèrent que sous Auguste. Les villes, les routes, les constructions dont il couvrit la Gaule occupèrent une multitude de bras, dont l’agriculture dut être le premier et le plus indispensable moteur. Ce double courant constitua la richesse et eut pour conséquence une de ces crises bienfaisantes qui se comptent à travers les siècles, et qui consolent trop rarement l’histoire des sévères réalités dont elle forme la trame de ses récits.

 

 

 



[1] De Bello Gall., III, 29. Reliquis deinceps diebus Cæsar silvas cædere instituit.

[2] Pomponius Mela, lib. III, 2. Amœna lucis immanibus.

[3] Pline. Hist. nat., XVI, 30. Hæc arbor Gallica mirabilis candore atque tenuitate. Éd. Lemaire.

[4] Alfred Maury, Forêts de la Gaule.

[5] Lucain, Pharsale, lib. III

[6] Bolland., Vita S. Patricii, p. 183 E.

[7] Strabon, liv. IV, p. 197.

[8] Bolland., Vita S. Patricii, XVII mart. : Fillus ejus a porcis conculcatus, et in parte magna imminuitur et devoratur.

[9] Ce nom est resté à la Porcheresse, près d’Autun, sur le plateau d’Auxy.

[10] Villepourçon, au pied de la forêt de la Gravelle, près du Beuvray.

[11] Varron, De re rustica, liv. II, ch. IV.

[12] Strabon, lib. IV, p. 197.

[13] A Innbher-slan, les païens, lapidum cultores, lancent contre saint Patrice un chien féroce pour le dévorer. Vita S. Patricii, apud Bolland.

[14] Arrien, De Venatione.

[15] Polybe, lib. XII.

[16] Bolland., Vita S. Germani, c. III, p. 81, XXVIII maii.

[17] La Villemarqué, Contes des anciens Bretons, p. 94.

[18] Lucain, Pharsale, liv. III.

[19] Bolland., Vita S. Patricii, p. 569, 4 et passim, XVII mart.

[20] Bolland., Confessio S. Patricii, c. II, XVII mart.

[21] Bolland., Confessio S. Patricii, c. III, p. 335.

[22] Bolland., Vita s. Patricii, c. II, P. 313.

[23] La Porcheresse, commune d’Auxy.

[24] A. de Charmasse, Cart. de l’Église d’Autun, passim.

[25] A. de Charmasse, Cart. de l’Église d’Autun, p 202.

[26] Strabon, liv. IV

[27] Galli vino celerisque rebus affatim se replebant, quippe natura intemperantes, ac terram incolenles, præterquam frumento, cæteris fructibus inhabilem atque infœcundam. Quare corpora illorum natura magna ac delicata, et molli carne distent, prænimia ubi et potus copia in tumidam molem et iners pondus effusa erant ; ut cursus ac labores neutiquam ferre possent, sed sudore atque onhelitu, ubi molestia quædam exanthauda erat cito duffluerent (Appien, apud Suidam, Voce ADHN, l. I, p. 81, éd. Schweighæuser.)

Camille tourne en dérision la mollesse physique corpus molle des Gaulois. Ibid., p. 82.

[28] De bell. Gall., lib. I, c. XXXI.

[29] Nam ne sua quidem enixe colunt, P. Mela, lib. III, c. III.

[30] De Bello Gall., lib. I, c. XXXI.

[31] La possession de ces engins par les Gaulois du centre n’est donc pas, pour le dire en passant, et comme on l’a prétendu, un argument en faveur de la civilisation de ces peuples. Ils les achetaient à Marseille.

[32] Strabon, lib. IV, p. 180.

[33] Strabon, lib. IV, p. 186.

[34] Pomponius Mela, De Situ Orbis, liv. II, c. V. Est magis culta, magis consita, ideoque lætior. Édit. Didot, trad. Nisard.

[35] Bell. Gall., liv. V, c. XII.

[36] Strabon, liv. IV, p. 178.

[37] Dion Cassius, lib. XLIV, p. 312, éd. Didot.

[38] Cicero, Pro Quintio.

[39] Strabon, lib. IV, p. 178.

[40] Tacite, Agricola, XXXI.

[41] Pomponius Mela, lib. V, c. XXXII.

[42] Strabon, lib. IV, p. 197.

[43] Collection de Dissertations sur l’histoire de France, Leber, XVI, p. 9.

[44] Vomeris genus non pridem inventum in Rhætia. Galliæ duas tali addiderunt rotulas. Pline, Hist. nat., lib. XVIII, c. XLVIII.

[45] Varron, lib. I, c. LII.

[46] Voyage autour du monde, Charton.

[47] Pline, Hist. nat., liv. XVIII, c. VIII, Hedui et Pictones calce aberrimos fecere agros.

[48] Pline, Hist. nat., ch. VI. Alia est ratio quam Britania et Gallia invenere alendi terram terra, quod genus vocant margam.

[49] Pline, liv. XVIII, c. VII. Quorum fere quaternis libris plus reddit panis quam far aliud.

[50] Polybe, liv. III. Quorum mollitien et laboris impatientiam norat.

[51] Liébig, trad. de l’allemand par Scheler. — Les lois naturelles de l’agriculture, t. I, p. 120.

[52] Eumène, Panégyriques, Ad Const. Aug., c. VI. Édition publiée par la Société Éduenne, 1854.

[53] Eumène, ibid.

[54] Bell. Gall., liv. VI, 13.

[55] Tout porte à croire qu’il désigne la plaine comprise entre la chaîne du mont Afrique ou de la côte d’Or, de Chagny à Dijon, et la rive droite de la Saône. Au-delà sont les montagnes de l’Auxois et bu bassin de la Seine, pays de rochers et de forêts. On sait que la pleine de Cîteaux n’était qu’un marécage au moment où les premiers moines en prirent possession.

[56] Eumène, Discours d’Actions de Grâces, trad. par MM. les abbés Landriot et Rochet, Société Éduenne, 1854, Autun.

[57] Appien, lib. II.

[58] La Villemarqué, Myrdhinn ou l’enchanteur Merlin, ch. I.

[59] Strabon, lib. IV, cap. 4, p. 197.

[60] Diodore, lib. V, ch. III.

[61] Ammien Marcellin, liv. XV, ch. XII.