Quand on recherche dans les écrits des anciens, et particulièrement dans César et dans Tacite, les traces des institutions politiques de la Gaule et de la Germanie, l’expression qu’on y rencontre le plus souvent est celle de cité, civitas. On est naturellement tenté d’admettre qu’elle s’appliquait à une ferme d’organisation qui présentait de certaines analogies avec la cité romaine. Mais ce serait aussi e exposer à de graves erreurs que de prendre cette traduction trop à la lettre et de conclure de l’équivalence des termes à la parfaite identité du sens. — Cette observation est fondamentale. Les Celtes du temps de César, les Germains du temps de Tacite, ne ressemblaient pas plus aux Romains que les Arabes de nos jours ressemblent aux Français. Ce n’est qu’à défaut de dénominations plus précises, et par une sorte de compromis entre la différence radicale des choses et leurs analogies plus ou moins apparentes, que les institutions d’un peuple barbare passent dans l’idiome d’un peuple civilisé. Le Romain se mettait peu en peine de ces nationalités destinées à périr. Il se plaisait d’ailleurs dans des assimilations qui lui renvoyaient l’image même imparfaite du monde où il vivait. Il décorait ainsi du nom de sénat la réunion tumultueuse de quelques chefs de clans, et de l’association de quelques tribus il formait une cité. Pour ces usages lointains qui s’évanouissaient chaque jour au contact de Rome, il n’avait ni curiosité ni sympathie. Sa langue elle-même, inflexible comme son génie, dédaignait, nous l’avons dit, d’en consacrer les noms ; elle ne sa prêtait ni aux formes ni aux sens des locutions étrangères. Elle ne les admettait qu’en les défigurant. Et d’abord, cette expression de cité n’avait pas, pour les Romains eux-mêmes, le sens matériel que lui prêtent volontiers nos idées modernes. La cité, ce n’était pas la ville que l’on habitait, où l’on était né ; c’était, avant tout, la patrie. L’idée de cité ne se séparait pas de celle de nationalité. Elle avait un sens abstrait, juridique. Elle était le lien politique entre les enfants du même pays, comme la famille était le lien entre les enfants du même père. Il s’y rattachait tout un ensemble de droits et de devoirs ; le titre de citoyen était indélébile et suivait la personne en quelque lieu qu’elle fût. Tout le monde sait que la qualité de citoyen romain, restreinte dans l’origine aux seuls descendants des compagnons de Romulus, fut étendue plus tard aux habitants de l’Italie. Puis, sous Caracalla, à toua les sujets de l’empire. Ce nom devait donc se présenter à l’esprit des Romains en parlant des peuplades distinctes qui composaient la Gaule, et Tacite emploie la même expression pour désigner les diverses tribus de la Germaine. Il est certain que chez ces peuples la cité formait un corps politique ayant son individualité morale, ses droits, sa juridiction, son autonomie. Tacite nous apprend, entre autres choses, que la cité seule conférait aux jeunes gens le droit de porter les armes. Sous ce rapport, la cité barbare présentait de véritables analogies avec la cité romaine ; mais elle en différait profondément, comme nous le verrons plus tard, par les éléments qui la composaient. Elle en différait surtout chez les Gaulois et les Germains, en ce qu’il n’existait chez ces peuples rien de semblable à ces grandes agglomérations fixes connues dans le monde antique sous le nom de villes (πόλεις, urbes), et dans le monde romain sous te nom de municipes. Il importe donc, quand on se sert de cette expression appliquée à un état social si peu semblable au nôtre, d’en dégager cette image trompeuse qui ne peut que fausser l’histoire. Ajoutons, pour compléter ces observations, que l’état dans lequel césar avait trouvé la Gaule exclut absolument l’hypothèse des populations réunies en corps de villes, à demeure, et dans les conditions des villes antiques ou des villes modernes. Le monde, en effet, n’a connu jusqu’à présent que deux formes générales d’organisation pour les sociétés humaines ; le type municipal, et le type familial ou féodal. Le premier fondé sur le principe de l’égalité démocratique, de la division de la propriété, de l’indépendance des citoyens ; le second calqué sur la famille, conférant au père ou au chef un pouvoir absolu sur tous les membres de la communauté, et la propriété exclusive du sol ; de telle sorte qu’il est maître et souverain. La Grèce antique nous montre, dans ses républiques fort souvent monarchiques, le plus complet épanouissement de la vie municipale, des villes opulentes et guerrières illustrées par les arts et qui ont répandu dans le monde l’éclat de leur civilisation. Là, il ne saurait être question de clans, ni de tribus, ni de petites souverainetés en dehors de l’association. Les hommes adonnés à des professions sédentaires, à l’agriculture, au commerce, aux arts utiles, vivant du travail de leur intelligence ou de leurs mains, se réunissant par groupes, bâtissent des villes, deviennent les citoyens d’Athènes, de Syracuse, de Sparte, de Corinthe, vivent sous des lois qui favorisent également l’autorité collective et la liberté individuelle, qui protégent le droit de chacun par le droit de tous. C’est le régime des peuples civilisés. Telle n’est pas la société barbare. L’homme qui n’a point encore perfectionné une culture suffisante s’y abandonne à toute la violence de ses instincts. Ne vivant que de chasse et de combats, il cherche sa sécurité non dans le voisinage de ses semblables, mais dans la solitude. Il construit sa demeure à l’écart, dans des lieux cachés ou inaccessibles. Il lui faut de grands espaces ouverts pour chasser les bêtes fauves et tenir l’ennemi à distance. L’absence de tout pouvoir régulier le livre à la merci de ses propres passions et de celles d’autrui. Il opprime, il est opprimé, c’est la loi de la force. Ses relations ne s’étendent pas au-delà de sa famille, de son clan, de sa tribu. Il protége les inférieurs, comme il est protégé lui-même par son chef, sous la condition que l’inférieur sera son homme lige, comme il est lui-même le vassal du chef. Les garanties réciproques de sécurité personnelle ne s’obtiennent qu’à ce prix ; de là cet enchaînement de subordinations et d’inégalités qui s’étend de l’homme à la terre et qui a été le régime féodal. Chez un peuple ainsi constitué la vie municipale ne peut naître ; elle ne peut se développer si elle est déjà née. La société n’est possible qu’entre égaux ; dans les rapports de serf à maître, de vassal à seigneur, l’isolement est la loi. On bâtit des forteresses, des châteaux, des villages tout au plus, mais pas de villes. Ne perdons pas de vue les mœurs celtiques ; que feraient dans des villes ces populations encore primitives de pâtres ou de chasseurs ? Le pâtre, comme le chasseur, a besoin du vaste parcours, de l’air libre, des grandes solitudes ; il leur suffit d’un abri passager, au milieu des terres incultes, dans la forêt mystérieuse où l’un parque son troupeau, où l’autre poursuit le gibier dans ses retraites. De tels peuples ne construisent pas de villes ; ils vivent sous la hutte ou sous la tente, selon le climat. Cette hypothèse des villes barbares a contre elle un argument terrible, ces émigrations en masse, ces guerres d’extermination, où les femmes et les enfants attendent l’issue de la bataille derrière leurs chariots. Voila le dernier, le seul rempart de la tribu. Elle n’en a pas d’autre, et elle y est inévitablement égorgée par le vainqueur. — Même en pleine civilisation, le seigneur féodal n’avait pas moins horreur des villes que le chef barbare. Dans les villes, il avait à compter avec une loi, une police, avec des voisins, avec des égaux. Chez lui, dans l’enceinte de ses domaines, sous les murs de sa forteresse, il était maître absolu. Pendant tout le moyen-âge l’idée de propriété se confondait avec celle de souveraineté. Tout seigneur était roi. En France, en Italie, la féodalité tenait les villes en échec, mettait la main sur leurs franchises, établissait des péages à leurs portes, les étouffait dans un réseau de forteresses. Les grandes villes en France ne datent guère que de Richelieu. Ainsi, partout où l’idée féodale domine, où les sociétés conservent l’organisation barbare, partout où les instincts belliqueux, la passion de la chasse et des combats, l’emportent sur les goûts et les habitudes des travaux sédentaires, on peut être assuré qu’un tel état social, si perfectionné qu’il soit, ne comportera pas cette agglomération fixe d’hommes de conditions et d’aptitudes diverses, artisans, bourgeois, commerçants, lettrés, industriels, qui composent la ville, dans le sens tout moderne que nous attachons à ce mot. Il était bon de rappeler ces notions élémentaires avant d’entrer dans le détail de la question. Les Gaulois n’avaient pas de villes. Ces grands centres de population fixe n’existaient pas plus chez eux que chez les Bretons et les Germains. Ils ne connaissaient que trois sortes da constructions : la forteresse, le village, la maison, — l’oppidum, le vicus, l’ædificium. Telle est notre thèse, et nous espérons la mettre en pleine évidence. Il y a d’abord ce fait que César ni Tacite ne signalent l’existence d’une seule ville dans la Bretagne ou dans la Germanie. Nous prétendons que le premier de ces auteurs n’en cite pas davantage dans la Gaule ; que les villages plus au moins considérables qu’il a désignés comme étant enfermés dans les oppidum ne sont pas des villes dans le sens actuel de ce mot, et nous discuterons plus loin les quatre passages dans lesquels il a employé l’expression de urbs. Il suffit de lire dans César la description de l’oppidum de Cassivellaune, plein de bétail, entouré de fossés et d’arbres abattus, pour ne pas se méprendre au point d’y apercevoir une ville[1]. Le texte suivant de Dion Cassius, dans la vie de Sévère, tranche plus vivement la question. La Bretagne comprend deux races principales, les Calédoniens et les Mæates, toutes les autres rentrent dans ces deux branches. Les Mæates habitent jusqu’au mur qui divise la Bretagne en deux parties ; derrière sont les Calédoniens. Les uns et les autres possèdent des montagnes très escarpées et sans eau, et des plaines désertes entrecoupées de lacs. Ils n’ont ni murailles ni villes, Mœnia non habent nec urbes, ne cultivent pas les champs, vivent de rapine, de chasse et de baies d’arbres, sans toucher au poisson dont ils ont une énorme quantité. Ils vivent soue des tentes[2], etc. Tacite est plus formel encore au sujet des Germains, et pour prévenir toute objection nous commencerons par reconnaître qu’il a nommé Asciburgium sur le Rhin, mais sans s’expliquer sur l’importance ni sur la nature de cet établissement. L’origine fabuleuse de cette localité étant attribuée par lui à Ulysse. Il est clair qu’Asciburgium n’était pas plus une fondation germanique que Marseille n’était une fondation gauloise. Cette prétendue ville se réduit donc à n’avoir été qu’un comptoir étranger, ou plutôt une forteresse, un burg, comme l’indique la dernière partie de son nom. Laissons maintenant parler Tacite Tout le monde sait, dit-il, que les peuples germains n’habitent aucunes villes, nullas Garmanorum populis urbes habitari datis notum est. Ils ne peuvent même pas souffrir que leurs demeures se touchent, et ils s’établissent séparés les uns des autres, en divers lieux, selon qu’une source, un site, un bois, les a charmés. Dans la distribution de leurs villages, les bâtiments ne sont pas contigus, comme chez nous. Chacun laisse autour de sa maison un espace vide, soit pour parer au danger des incendies, soit par ignorance de l’art de bâtir. Ils n’ont ni moellons ni tuiles, et se servent dans toutes leurs constructions de bois brut[3]. Ce qui n’empêchait pas les Germains d’avoir des lieux de défense, et Tacite lui-même parle des camps et des grands espaces retranchés dont le circuit, visible encore de son temps, indiquait l’ancienne puissance et les nombreuses armées des Cimbres[4]. Ces peuples étaient divisés en pagus comme les Gaulois ; les Semnones en formaient cent. Quant aux Gaulois, cette avant-garde des Germains, leurs institutions ne différent pas de celles de leurs frères, le régime des municipes leur était tout aussi étranger. D’après la témoignage de Polybe, deux siècles ayant l’ère chrétienne, les Gaulois, même d’Italie, n’avaient pas de villes, pas même de bourgs fermés de murailles[5], bien qu’ils eussent de fréquents contacts avec les Étrusques et les Romains. Les Gaulois de la Transalpine n’étaient certainement pas plus avancés à la même époque, puisque cent cinquante ans plus tard ils n’avaient encore que des terrassements, des murs en pierres sèches et en bois. César place-t-il la demeure de leurs chefs dans des villes ? Non. Il les établit au bord des rivières et des bois[6]. Dans un clan il n’y a pas de ville ; l’oppidum lui-même, y compris son vicus, n’est qu’une forteresse construite pour des besoins momentanés, un lien de refuge contre l’ennemi, mais sans existence juridique dans la cité. Aussi quand César parle d’Uxellodunum, de cet oppidum qui le dernier avait défié les Romains, et qui n’avait succombé qu’après une défense acharnée, sous le poids de toutes leurs forces réunies, croit-on qu’il le désignera comme ayant été la demeure ou le siège de la puissance de Lutérius ? Il se contente de dire que cet oppidum avait fait partie de son clan, quod in clientela fuerat ejus, et qu’il réunit ses troupes aux gens qui l’occupaient[7]. Avant de décrire la cité et l’oppidum gaulois, toutes questions réservées, nous donnerons un texte de Strabon digne d’être médité par ceux qui cherchent des villes dans la Gaule. Ce texte fut écrit sous Auguste, au moment même où s’opérait la transformation de la société gauloise ; il applique à l’une des provinces les plus riches et les plus puissantes, voisine de la Narbonnaise et de l’Italie, et réunie depuis un siècle à la Province romaine. Voici la description de sa capitale : Autrefois, dit Strabon, les Allobroges ont fait des expéditions avec des armées excessivement nombreuses, mais aujourd’hui ils s’occupent à cultiver les plaines et les vallées des Alpes. Ils vivent généralement dans des villages, excepté les plus riches qui habitent Vienne dont ils ont fait une ville, car ce n’était autrefois qu’un village, quoiqu’elle fût dès lors regardée comme leur métropole[8]. Walckenaer a accompagné cette citation d’une réflexion concluante : Strabon nous donna dans ce passage une idée de ce qu’étaient les capitales gauloises[9]. Au moment où les Romains l’envahirent, la Gaule était divisée en un nombre assez considérable de peuplades, les unes indépendantes et se suffisant à elles-mêmes ; les autres plus faibles, ayant besoin de se rallier, par le lien de la clientèle, à une nation plus puissante. C’est dans cette position que se trouvaient les Brannoves, les Ambarres, les Ségusiaves, vis-à-vis des Éduens leurs voisins. La nation suzeraine les prenait sous sa protection, et en cas de guerre, ses clans devaient s’armer pour sa cause. Cette association formait ce que, faute d’une dénomination plus précise, mais juste toutefois dans son sens légal, les Romains appelaient une Cité. Dans une telle organisation, l’expression de cité correspond à l’idée d’une province plus ou moins étendue, non à celle d’une ville. La cité, c’est le lien politique de la fédération ; c’est une nationalité, c’est un peuple avec ses habitations, ses bourgades, ses places fortes, lieux de refuge ou oppidum, et tout ce que comprend son territoire, voilà l’idée vraie de la cité. De toutes les formes d’État modernes le canton suisse est peut-être, avec la tribu arabe, ce qui s’en rapproche le plus[10]. Ces observations ne s’appliquent pas, nous le répétons, à la Gaule méridionale nommée plus tard Gaule Narbonnaise. Là s’étaient formés à l’ombre de la domination romains des contres importants de population, de véritables cités. Toulouse, par exemple, Carcassonne et Narbonne, constituées en municipe, comme les villes d’Italie, et que César désigne comme frontières de la Province[11]. Nais un pareil état de choses n’avait rien de commun avec le régime intérieur de la Gaule centrale. Nous voyons ici que le nom de cité s’applique non à un lieu particulier, mais à tout l’ensemble du pays. L’oppidum, la place forte, n’impose pas son nom à la cité. César ne dit pas la cité de Bibracte, comme il dit la cité de Toulouse ou de Narbonne ; il dit : la cité des Éduens. Il envoie des courriers dans toute la cité des Éduens[12]. Il s’agit évidemment de toute la nation. Veut-on un texte plus péremptoire encore ? Nous citerons celui où César rend compte du motif qui le détermine à mettre le siège devant Avaricum, cette vaste et puissante forteresse des Bituriges ; c’est parce qu’il espère, dit-il, que la reddition de cet oppidum entraînera la soumission de la cité entière des Bituriges. L’oppidum et la cité sont mis en opposition dans la même phrase : Quod, eo oppido recepto, civitatem Biturigum se in potestatem redacturum, confidebat. Lib. VII, c. XIII[13]. Les Commentaires ne disent pas davantage la cité de Genabum, la cité de Gergovie, la cité d’Alise ; ils ajoutent invariablement aux noms de ces localités celui du peuple auquel elles appartiennent : Genabum des Carnutes, Gergovie des Arvernes, Alise des Mandubes. Ces différents lieux ne sont pas la cité ; ils en font seulement partie. Nous sommes donc complètement de l’avis de M. Walckenaer. Il faut une grande force d’imagination ou de parti pris pour transformer en villes les oppidum, les vicus de la Gaule, pour en faire ces capitales fantastiques, ces centres florissants de population qui flattent l’amour-propre local. De pareilles évocations sont tout à fait en dehors des réalités de l’histoire ; on ne peut les soutenir à l’encontre de tous les textes, à l’encontre de Strabon, de Tacite, de Polybe, de Dion Cassius et de César lui-même. Il est vrai que ce dernier a employé quatre fois, dans les huit livres de ses Commentaires, l’expression de urbs, au grand enthousiasme des partisans des villes gauloises, ces passages ne prouvent absolument rien contre notre thèse, puisque Strabon nous avertissait tout à l’heure que ces villes n’étaient que des villages. Mais il vaut mieux opposer à César, César lui-même, comme dans l’exemple suivant. Pour les nécessités de son héroïque défense, Vercingétorix avait ordonné de détruire par le feu toutes les habitations comprises entre le Cher et la Loire, d’Avaricum à Gergovie des Boïens ; et César en rendant compte des résolutions de son ennemi nous dit : Viginti amplius urbes Biturigum incenduatur. Plus de vingt villes sont brûlées. Qu’était-ce donc que ces villes ? Rien autre chose que des bourgs et des maisons isolées, vicos atque ædificia incendi oportere ; nous tenons cette explication de Vercingétorix lui-même, dont César reproduit quelques lignes plus haut les exhortations adressées aux cités, et qui furent comme le mot d’ordre de cette guerre à outrance, vicos atque ædificia incendi. Bien n’échappa aux flammes ; les oppidum eux-mêmes, qui ne présentaient pas une sûreté suffisante, furent brûlés par l’ordre du chef arverne ; et les autres cités suivirent cet exemple, brûlèrent leurs oppidum, leurs villages, leurs maisons. Le récit de cette catastrophe embrasse toute l’organisation de la Gaule. Il n’y a de villes que dans le texte de César, mais rectifié et expliqué par Vercingétorix. Et si l’on prétend que César a confondu ici l’urbs avec l’oppidum, nous prétendrons avec autant de raison qu’il l’a confondue avec le vicus. L’urbs n’était pour lui qu’un lieu habité. Aussi d’Anville qui, dans sa dissertation sur Bibracte, a voulu tirer un argument de ce texte, a-t-il fourni une arme contre lui. César, dit-il, donne même la qualification d’urbs aux villages d’un ordre inférieur à celui d’Avaricum. De l’aveu donc du savant géographe, l’urbs dans les Commentaires est tout autre chose qu’une ville. Nous renvoyons à la description de l’oppidum la discussion des autres passages de César où se rencontre le mot urbs. Notre preuve nous parait dès à présent complète. Comprendrait-on d’ailleurs que César ait pu compter vingt villes dans une seule cité, lorsque Strabon, qui écrivait sous Auguste, n’en mentionne qu’une seule dans tout le pays Éduen ? La cité se composait de toutes les agglomérations éparses sur son territoire. Ses principales subdivisions correspondaient sans doute aux configurations naturelles du sol, à l’étendue des vallées, aux cours des rivières, à la disposition des forêts qui séparaient les membres de la même tribu. C’étaient le pagus, le pays ou canton, c’est-à-dire une collection de villages, une gens en grand clan. — Le vicus ou village, qui n’était que la réunion de quelques huttes ou chaumières, — et l’ædificium ou la maison isolée, qu’elle fût la demeure du chef ou celle du serf ou colon. Dans cette énumération ne doivent être compris ni l’oppidum, qui était l’armure de la cité, la cuirasse où elle s’enfermait au besoin pour parer les coups de l’ennemi, ni ces postes militaires appelés dunum, qui couronnaient les hauteurs voisines de l’oppidum et l’entouraient de petites forteresses. Ces dunum étaient assez nombreux dans les cités celtiques ; ils complétaient la défense des grands oppidum. Tout cet ensemble formait la cité. Celle des Helvètes, la seule dont César ait exactement donné le dénombrement, possédait quatre pagus, douze oppidum et quatre cents vicus ; c’est-à-dire, autant qu’on puisse établir une relation entre ces divers éléments, cent villages et trois forteresses par pagus[14]. Le nombre des dunum variait probablement selon les accidents topographiques et la richesse du pays ; et la question de savoir s’il était régulièrement déterminé par l’importance de la cité, du pagus ou de l’oppidum qu’il s’agissait de protéger, n’est pas encore éclaircie. La division de la cité en quatre pagus se rencontre chez les Gaëls de l’Armorique et chez les Gaulais même de l’Asie[15]. Elle se retrouve en Italie chez les Insubriens. La cité des Suessions, au nord de la Gaule, compte, au dire de César, douze oppidum, comme celle des Helvètes[16]. Par une coïncidence assez remarquable, les Étrusques, selon le récit de Tite-Live, après avoir étendu leurs conquêtes dans la Gaule transpadane, n’augmentent pas le nombre de leurs cités, mais chacune d’elles fonde une colonie dans le pays conquis[17]. Les Gallois conservent très longtemps ce même nombre de forteresses dans chacun de leurs clans[18]. Plutarque, dans la Vie de César, nous ramène à peu prés à cette proportion, lorsqu’il évalue à trois cents nations les peuples soumis par lui dans la Gaule, et à plus de huit cents les places prises d’assaut[19]. Ces nations ne sont évidemment que des pagus, puisque le nombre des cités sous Augusta ne dépassait pas soixante. Si l’on suppose trois oppidum par pagus, on arrive, pour toute la Gaule, au chiffre de neuf cents qui s’éloigne peu de l’approximation donnée par Plutarque. Le faible nombre des oppidum achève de démontrer qu’ils ne pouvaient être autre chose que des lieux de refuge et des places de guerre. L’immense majorité des groupes d’habitations épars dans la cité consistait eu hameaux. D’un bout à l’autre des Commentaires, César ne désigne les lieux habités que sous les noms d’oppidum, de vicus, d’ædifecium, la forteresse, le hameau, la case. Ici les Belges brûlent les bourgs et les maisons isolées des Rèmes[20], plus loin, Vercingétorix met le feu aux bourgs et aux maisons des Bituriges[21] ; ailleurs, les Ménapes occupent des bourgs et des maisons isolées[22]. Les seules dénominations qu’il emploie sont celles de cités, de bourgs, de cantons ou pagus, de maisons[23] ; au livre IV, les Ménapes retournent dans leurs bourgs[24] ; leurs maisons sont occupées par l’ennemi. Nulle part il n’est question de villes ouvertes ni dans la Gaule, ni dans la Bretagne[25]. C’est seulement après. la conquête romaine que l’expression de ville, urbs, πόλις, se rencontre dans les auteurs. On la trouve pour la première fois dans Strabon appliquée au pays Éduen, mais à une époque où Chalon est devenue une station commerciale d’une très grande importance : Les Éduens, dit-il, ont une ville, Chalon sur la Saône, et une forteresse, Bibracte[26]. Pomponius Mela, vers l’an 43 de l’ère chrétienne, nomme Augustodunum[27] ; Ptolémée, au second siècle, Augustodunum et Cabillonum[28]. Le petit nombre de bourgs devenus des villes, mentionné par les historiens ou par les géographes du premier siècle, montre bien, même à celte époque, leur rôle restreint dans la cité. César, qui a nommé un si grand nombre d’oppidum, n’emploie pas une seule fois le terme de caput gentis ou de metropolis, dans la Gaule celtique, et ne cite pas une seule capitale. Ces désignations n’apparaissent que sous Auguste et ses successeurs. Le texte le plus ancien qui fasse mention d’Augustodunum comme capitale est celui de Tacite qui se rapporte à la révolte de Sacrovir, l’an 24 de Jésus-Christ, et qui donne à cette ville le titre de caput gentis[29]. Si ces dénominations n’existaient pas sous César, il est naturel de conclure que la chose qu’elles expriment n’existait pas davantage ; autrement le terme eût été créé. Même à une époque postérieure de quatre ou cinq siècles, par exemple, lorsque l’influence romaine eut développé dans la Gaule tous ses germes de prospérité, multiplié la population et organisé les premiers municipes, les villes étaient encore très rares. En s’éloignant du littoral de la Saône et de la voie de Lutèce, les stations perdent toute importance. Plusieurs ont disparu sans laisser la moindre trace ; à huit lieues gauloises d’Autun (16 kil. environ), on cherche en vain la situation de BOXVM. On n’a pas découvert à Toulon, Teionum, une seule ruine de quelque valeur ; Pœrinium, Perrigny-sur-Loire, passage d’un bac, n’était qu’un hameau ; Aquis Nisinœi, à moins de le placer à Saint-Honoré, est incertain comme Alisincum. Entre la Saône et la Loire, de Mâcon à Roanne, de Tournus à Digoin, de Saulieu à Bourbon-Lancy, les itinéraires n’indiquent aucun centre habité. Le Morvan, de Boxum à Decize, n’a de lieu notable que les thermes de Saint-Honoré. Sans doute les guides n’ont pas donné de nomenclature complète ; ils se sont bornés au parcours des grandes voies ; mais comme ils mentionnent des localités d’une très faible importance, on doit supposer que celles qu’ils omettent n’en avaient guère plus. Les explorations archéologiques n’ont signalé en effet aucun point remarquable. La plupart des petites villes ou des bourgs actuels du pays Éduen annoncent peu de traces de ruines romaines. Les tuiles à rebords, l’indice le plus certain de ces constructions, sont au contraire très fréquentes, mais toujours disséminées ; ces débris marquant encore l’emplacement de quelques belles villas, d’un grand nombre de mansus ou de cases, mais ils ne peuvent se rattacher à aucune agglomération urbaine. L’infériorité de la population expliquerait seule, à défaut des causes générales que nous avons indiquées au début de ce chapitre, comment il ne pouvait exister de villes dans la Gaule. Non seulement les villes ne se forment que quand l’état de la civilisation est assez avancé pour faire sentir aux hommes le besoin de se rapprocher, d’unir leurs intelligences et leurs efforts dans des entreprises et pour des buts que la barbarie ne conçoit pas encore ; mais il faut que les populations elles-mêmes puissent alimenter les grands réservoirs humains. Or, des statistiques établies sur des bases aussi solides que le permet ce long intervalle de siècles, n’élèvent pas à plus de huit millions d’habitants la population des Gaules du temps de César, y compris la Narbonnaise[30]. Il faut, de plus, déduire les pertes énormes causées par la guerre de la conquête et que d’après les Commentaires on ne peut évaluer à moins du quart des habitants. Les chiffres donnés par Plutarque sont plus significatifs encore ; cet historien raconte que sur trois millions d’ennemis que César eut à combattre dans la Gaule, il en tua un million et fit autant de prisonniers[31]. Ce n’est donc qu’à partir de la pacification définitive que la création des routes, d’établissements financiers, et l’exploitation d’une immense richesse agricole jusqu’alors négligée, imprimèrent à la population un essor vraiment prodigieux. Les arts, le commerce se développèrent avec une rapidité tellement surprenante que l’histoire la constate sans pouvoir l’expliquer : César lui-même avait préparé ces résultats avant son départ pour l’Italie. Ses largesses, les privilèges accordés aux cités, ses prévenances pour les chefs, motivées ou non par la politique, montraient son intention d’améliorer promptement la situation des Gaules[32]. Cette tâche fut réalisée par son successeur. La transformation de la Gaule fut l’œuvre d’Auguste. Il n’est qu’à suivre en cela les errements de la politique séculaire de Rome, qui consistait à établir des colonies au cœur des pays nouvellement conquis. La fondation d’une colonie était la prise de possession du sol, l’acte définitif de la conquête. Rome s’emparait des terres, expulsait ou vendait comme esclaves les habitants dépossédés et créait un établissement militaire composé presque toujours de vétérans, dans tous les cas d’un élément exclusivement romain, qui maintenait au milieu des vaincus la discipline d’une garnison et l’hostilité menaçante des vainqueurs. Le nouveau municipe s’entourait de murailles, frappait des contributions sur les vicus de sa circonscription et leur imposait des corvées. Il était administré par des triumviis ou des quinquevirs et conservait tous les droits afférents à la cité romaine. Sa religion, son culte, ses magistrats, sa curie, ses tribuns, sa division par ordres, son régime municipal, ses spectacles, reproduisaient l’image de la mère-patrie. Les colonies prenaient ordinairement le nom de la légion d’où sortaient leurs fondateurs : Arles s’appelait Colonnia Sextanorum. orange, Colonia Secundanorum. C’est ainsi que s’étalent formées les villes de la Province romaine qui devinrent par la suite de puissantes cités. L’an 629 de Rome, Sextius, vainqueur des saliens, avait fondé la colonie d’Aquæ Sextiæ (Aix), celle de Narbonne le fut en 638. Toulouse datait de l’an 651, un siècle avant Jésus-Christ. Nous ne parlons pas de Marseille, colonie phocéenne, qui formait un petit État isolé, et dont les institutions grecques, n’avaient rien de commun avec celles de la Gaule. Les colonies rattachées entre elles par les liens de la cité romaine formèrent autant de points solides pour l’occupation. Chefs-lieux administratifs et militaires, elles jouissaient de droits politiques étendus, d’une police régulière et uniforme, d’une protection fortement organisée. Grâce à ces avantages, elles ne tardèrent pas à devenir des centres populeux. Par elles le régime municipal étendit ses ramifications sur la Gaule et constitua la prépondérance définitive des villes sur les vicus. Elles développèrent leur population et leur commerce à proportion des avantages qu’elles assuraient à leurs citoyens, et finirent par commander à tout le pays, Strabon nous en donne un exemple dans la colonie de Nîmes récemment fondée et augmentée par Auguste. Cette ville, dit-il, située sur la route de l’Ibérie, surpassa de beaucoup Narbonne par le nombre de ses citoyens. Elle possède vingt-quatre bourgs, tous bien peuplés et habités par la même nation. Ils lui paient des contributions et jouissent d’ailleurs du droit des villes latines. De telle sorte que ceux des habitants de Nîmes qui parviennent à la questure et à l’édilité sont Romains. C’est pourquoi ce peuple n’est pas soumis aux envoyés de Rome[33]. On comprend dés lors ce grand épanouissement de la prospérité de la Gaule, sous l’impulsion intelligente et forte de l’administration romaine ; cette transformation inouïe lui s’opéré sous le règne d’Auguste, et ces dénominations nouvelles répondant à un ordre de choses nouveau, qui abolissent avec la langue des vaincus jusqu’aux souvenirs du vieux monde celtique. Nous avons essayé de dire ce qu’était la cité dans la Gaule ; c’était, on l’a vu, un élément politique de premier ordre, puisqu’il constituait non un corps de ville, comme on l’a cru longtemps sur la foi d’une expression inexacte, mais un corps de nation. La Gaule était donc une vaste confédération de cités, c’est-à-dire de nationalités indépendantes, soutient en guerre les unes centre les autres, et qui ne s’unissaient que sous la pression d’un danger imminent. Malheureusement pour la commune partie, les cités étaient sans lien entre elles et déchirées souvent, comme nous le dit César, par leurs propres factions. Dépourvues de villes et de capitales, elles manquaient de ce puissant moyen d’entente et d’action qui constitue la vie des sociétés modernes. Toutes les forces vives de la nation se trouvaient disséminées sur l’étendue de son territoire et ne pouvaient s`organiser pour la résistance que lentement et mal. Il n’y avait d’initiative et d’impulsion nulle pari, si quelques clans se soulevaient à la voix d’un chef, à l’instant même leur action se trouvait paralysée par des influences rivales. Les Cités étaient donc à vrai dire un corps sans tête. Ce fut une des grandes causes qui préparèrent leur ruine. L’habite politique du général romain profita largement de leurs dissensions intestines pour se ménager des allias et isoler ses ennemis[34] ; et lorsqu’au moment suprême une partie de la Gaule répondit à l’appel de Vercingétorix, bien des cités manquèrent à ce dernier rendez-vous de l’indépendance. Nous allons maintenant pénétrer plus avant dans l’intérieur de la cité barbare. |
[1] Cæsar, De bello Gall., lib. V.
[2] Dionis Nicæl., Rerum Romanorum Epitome, p. 262, Lutetiæ, MDLI, ex Off. Rob. Stephani.
[3] Tacite, De moribus Germanorum, XVI.
[4] Tacite, De moribus Germanorum, XXXVII.
[5] Polybe, lib. II, c. XVII.
[6] Cæsar, De bello Gall., lib. VI.
[7] Hirtius, De bello Gall., lib. VIII.
[8] Strabon, liv. IV.
[9] Walckenaer, t. I, p. 275.
[10] V. Revue des Deux Mondes, 1er avril 1865, p. 270. — La passion d'individualité une fois satisfaite, chaque village kabyle, sentant quelle serait sa faiblesse le jour où un puissant ennemi du dehors le viendrait attaquer, a dû se chercher des alliés, les plus naturels étaient les plus voisins, et une alliance fondée quelquefois sur d’antiques liens de famille, mais commandée toujours par la configuration du sol, a réuni un certain nombre de dechras en un groupe qui est l’arch, c’est-à-dire la tribu. Par une logique extension de ce principe, les tribus les plus voisines se sont respectivement associées pour former les ligues nommées kebila. C’est la réunion de toutes les kebilas qui forme la notion Kabyle. L’étymologie indique que le peuple Kabyle est le peuple de la fédération. - Les Kabyles du Djurdjura, article de M. le prince Bibesco.
Les plus gros villages kabyles ne dépassent pas 3.000 âmes. Ibid.
[11] Cæsar, De bello Gall., lib. III, c. XX. — Tolosa, Carcasone et Narbone, quæ sunt ciuitates Galliæ provinciæ... — Et encore est-il visible que César fait allusion au territoire plus qu’aux villes elles-mêmes.
[12] Nuntios tota civitate Æduorum dimittit. Cæsar, De bello Gall., lib. VII.
[13] Ce que Perrot d’Ablancourt traduit ainsi : César alla ensuite mettre le siège devant Bourges, sur l’espérance qu’après la prise de cette place il serait maître de tout le Berry, dont elle est la capitale. — Inutile d’ajouter que cette dernière réflexion n’appartient qu’au traducteur.
[14] Cæsar, De bell. Gall., lib. I, c. V.
[15] A. de Courson, Histoire des origines et des institutions des peuples armoricains, p. 103.
[16] Cæsar, De bell. Gall., lib. II, c. IV.
[17] Tite-Live, V, XXXIII.
[18] Leges Wallicæ, lib. II, c. XIX.
[19] Plutarque, Vie de César, XV.
[20] Cæsar, De bell. Gall., lib. II, c. VII.
[21] Cæsar, De bell. Gall., lib. VII, c. II.
[22] Cæsar, De bell. Gall., lib. IV, c. IV.
[23] Cæsar, Bello Gall., VI, II.
[24] Cæsar, Bello Gall., IV, IV.
[25] Dion Cassius, in Sev., lib. XXVI.
[26] Strabon, lib. IV.
[27] Pomponius Mela, De Situ Orbis, lib. III, p. 166, 167, Basilæn.
[28] Geograph. Ptolemæi, lib. II, c. VIII, Venetiis, 1562, in-4°.
[29] Tacite, Annales, lib. III, c. XLIII.
[30] Valentin Smith, Notice sur l’origine des peuples de la Gaule transalpine et sur leurs institutions politiques, Mémoires lus à la Sorbonne, 1884. Histoire, p. 512 et suiv. Moreau de Jonnès, Statistique de la Gaule.
[31] Plutarque, Vie de César.
[32] Hirtius, De bello Gall., lib. VIII
[33] Strabon, lib. IV, p. 188.
[34] Cette politique se révèle dans une lettre de Cicéron à Atticus, au début de la guerre des Gaules. Après avoir annoncé l’inquiétude que donnait à Rome l’émigration des Helvètes et les dangers qu’elle pourrait créer si l’entente s’établissait entre eux et les Gaulois, il ajoute : Nos frères les Éduens sont en guerre, les Séquanes se sont laissé battre ; des députés sont envoyés dans les cités de la Gaule pour les empêcher de se concerter avec les Helvètes — Legati cum auctoritate mitterentur, qui adirent Galliæ civitates, daventque operam ne eæ cum Helvettis se jungerent. Cicéron, ad Atticum, lib. 1, epist. 19, Lemaire.