On est obligé, pour se rendre compte d’une manière satisfaisante de l’état social de la Gaule, de chercher quelque lumière dans l’étude des peuples de même origine. Les comparaisons sont en effet le seul moyen qui permette de combler les lacunes des textes et de retrouver par fragments l’ensemble du type commun. Il n’entre pas dans notre sujet de traiter la question des races, mais nous devons signaler les nombreuses analogies que les écrivains de l’antiquité ont constatées entre les Bretons insulaires, les Germains et les Gaulois. Partie de l’Asie centrale en gagnant l’occident par la vallée du Danube, la branche indo-germanique, à laquelle appartiennent ces trois peuples, a laissé partout sur son passage des traces qui ne peuvent être confondues avec celles des Finnois au nord, des Grecs et des Romains au midi. Elle forma en Europe une zone intermédiaire entre la barbarie et la civilisation, également distante des instincts sauvages de la race du Nord et de l’épanouissement intellectuel des races du Midi, avec lesquelles la guerre la mit de bonne heure en contact. L’irrécusable ressemblance du type physique, des mœurs communes, une religion dont les dogmes, le culte et le sacerdoce conservent l’empreinte asiatique, un rital agricole confinant à celui des pasteurs, des institutions civiles basées sur la famille et la solidarité gentilique, sont autant de caractères de parenté qu’il est impossible de méconnaître. Ces affinités se perpétuèrent jusqu’au moment on la fusion da ces peuples avec des nations plus avancées produisit les sociétés modernes et les mit à la tête de la civilisation. Elles existaient encore fortement accentuées au premier siècle de notre ère, de l’Euxin aux îles de l’Occident ; et lorsque, au quatrième siècle, l’empire romain fut assailli par les Germains, les Bretons et les anciens Gaulois purent reconnaître en eux des frères attardés. Tacite, on peignant les premiers, sembla faire le portrait des seconds. Les Germains, dit-il, sont partout les mêmes. Leurs yeux sont farouches et bleus, leurs cheveux blonds, leurs corps développés et vigoureux, mais seulement par fougue, car ils n’ont pas la même force pour la travail et la fatigue[1]. César, Tite-Live, Ammien Marcellin n’ont pas représenté les gaulois sous d’autres traits. La Germanie passait aux yeux de Tacite, dont les connaissances géographiques n’allaient guère au-delà du Danube, pour appartenir à une race indigène. Traversée successivement par tous les peuples qui, dès l’origine des sociétés, s’avançaient d’orient en occident, elle déversait depuis des siècles ses invasions sur le reste de l’Europe, comme une source intarissable ; aussi l’avait-on nommée la fabrique du genre humain, officina generis humani. Ne prenant racine nulle part avant d’atteindre l’Océan, l’émigration germanique dispersait ou fusionnait ses essaims dans diverses contrées, et souvent l’esprit lui les avait emportés au loin les ramenait, après de nouvelles vicissitudes, au sein de la mère patrie. Des nécessités politiques, le goût des aventures, le besoin de déplacement, l’inévitable encombrement de la population, si clairsemée qu’elle fût, sur un sol que ne renouvelait pas l’agriculture, entraînaient ces peuples à des débordements périodiques. La Gaule n’échappa point à ces fluctuations, et plus d’une fois à son tour elle versa dans la Germanie des bandes d’émigrants. On connaît la grande expédition de Sigovèse[2], environ 400 avant Jésus-Christ. Les Helvètes et les Boïens de race gauloise s’étaient établis entre la forêt Hercynie, le Rhin et le Mein. Le nom de Bohème subsiste encore, dit Tacite, comme un vieux souvenir, quoique les habitants soient changés[3]. Tacite mentionne en Germanie les Gothons qui parlaient la langue Celtique[4]. César nous apprend que les Gaulois y avaient envoyé diverses colonies, entre autres celle des Volces Tectosages qui existait encore de son temps, mais réduite à l’état misérable des Germains avec qui elle s’était complètement assimilée[5]. Les mœurs des Gaulois, dit Strabon, étaient celles qu’ont voit encore aujourd’hui chez les Germains, car ces doux peuples ont une origine commune, soit qu’on considère leur caractère, leur manière de vivre, de se gouverner, soit qu’on examine le pays qu’ils habitent, séparé seulement par le Rhin, et qui est semblable presque partout à celui des Gaulois[6]. Dans la Gaule, les Trévires, les Nerviens, les Vangions, les Triboques, les Ubiens, se disaient Germains ; les Bataves avaient une faction de Cattes. Les druides, dit Ammien Marcellin, racontent qu’une partie de la population de la Gaule est indigène, et que le reste est venu d’îles lointaines et des pays d’outre-Rhin[7]. La Gaule avait donc échangé avec la Germanie une partie de sa population. L’identité des races de l’île de Bretagne avec celles de ces deux pays est attestée de même par tous les historiens. Celle assertion doit se prouver par des lexies. Strabon : Les hommes de l’île de Bretagne, sont moins blonds, moins robustes, mais d’une plus haute taille que les Gaulois..... Ils ressemblent aux Gaulois, quant aux mœurs, si ce n’est qu’ils sans plus barbares et moins intelligents[8]..... Pomponius Méla : Ils sont armés à la manière des Gaulois[9]. Et enfin Tacite : Les cheveux roux des Calédoniens, leur taille élevée, attestent une origine germanique. Les Bretons les plus rapprochés des Gaulais leur ressemblent, soit qu’ils aient conservé l’empreinte d’une origine commune, soit que dans ces deux pays qui s’avancent l’un vers l’autre, un même climat donne au corps une conformation pareille. Cependant il est probable, en pesant toutes les raisons, que les Gaulois sont venus établir dans celle île voisine de leur pays. Leur religion se retrouve dans les superstitions bretonnes ; la langue est presque la même ; c’est la même témérité à rechercher le danger et le même empressement à s’y soustraire ; ils sont plus intrépides que les Gaulois qui ont perdu le courage avec la liberté. La même chose est arrivée aux Bretons vaincus depuis longtemps, les autres sont encore ce qu’étaient les Gaulois[10]. L’Hibernie, par le sol, la climat, la caractère et les mœurs de ses habitants, diffère peu de la Bretagne, te commerce et les marchands ont fait connaître plus spécialement les parts et le littoral[11]. Les liens d’une origine commune entre la Bretagne et les Gaulois s’étaient resserrés par des rapports plus personnels encore. Divitiac, par exemple, prince des Suessions[12] au temps de César, avait exercé le pouvoir souverain dans l’île de Bretagne où l’on rencontrait des colonies d’Éduens, d’Atrébates, de Carnutes, de Vénètes, de Ménapes, dispersées chus ce pays et dans l’Hibernie. Ainsi, dans la pensée de ces auteurs, les peuples de la Germanie, de la Bretagne et de la Gaule, appartenaient bien à une souche commune, et cette circonstance nous explique l’erreur des anciens géographes qui attribuaient à la famille celtique toutes les terres situées à l’ouest de l’Europe, y compris la Germanie ; erreur qui consistait à confondre Sous une dénomination unique les rameaux distincts ;l’une même race et les époques de leurs immigrations successives d’Orient en Occident, mais qui rappelait du groins un fait très important, leur parenté primitive et leur commune origine. César, qui n’avait fait qu’entrevoir la Germanie dans de rapides excusions, a écrit que les Germains n’avaient ni druides ni sacrifices[13]. Rien n’est plus inexact. Le coup d’œil habituel du conquérant est ici en défaut, soit qu’il ait été mal informé ou qu’il ait tiré d’un fait particulier à quelques peuplades une induction trop générale. Ne cherchons donc pas à concilier cette assertion avec celle de Tacite qui la rectifie. César connaissait très peu la Germanie[14], il n’avait pas sondé l’épais rideau de forêts qui la lui dérobait. Tacite, au contraire, lui a consacré un livre spécial, plein d’observations et de renseignements, et qui est resté un des monuments les plus autorisés de l’histoire. La religion des Germains était celle des Gaulois et des Bretons. Les prêtres y jouissaient des mêmes prérogatives que les druides : il n’était permis qu’à eux seuls de réprimander, d’emprisonner, de frapper[15]. La punition y avait le même caractère sacré que dans la Gaule, et était considérée non comme un châtiment des chefs, mais comme l’expression de la volonté des cieux[16]. Leurs divinités étaient, à quelques exceptions près, les mêmes : ils adoraient, d’après César, le Soleil, Vulcain, la Lune, c’est-à-dire le Belen, le Feu, la Fée blanche des Gaulois ; leurs traditions mythologiques sont identiques à celles de la Gaule. Mercure, en plutôt la divinité que les Romains désignaient sous ce dont, était adoré chez tes uns et chez les autres. Le texte de Tacite semble copié sur celui de César[17]. Ils lui sacrifiaient de même des victimes humaines : Cui certis diebus humanis quoque hostiis litare fas est[18]. Les Semnones, peuple suève, immolaient un homme publiquement dans la forêt sacrée où ils célébraient chaque année leurs rites[19]. Comme les Gaulois, ils auraient cru offenser la majorité des dieux en les enfermant dans un temple et en les représentant sous une forme humaine ; ils leur consacraient des bois et donnaient à ces solitudes le nom des esprits invisibles avec lesquels ils ne communiquaient que par l’adoration[20] ; comme eux encore ils avaient une foi aveugle dans les auspices et la divination, interrogeant le chant et le vol des oiseaux ; cette pratique, dit Cicéron, était née chez les nomades[21]. Des chevaux blancs élevés dans les bois sacrés[22], rappelaient la vache à l’étoile blanche de la Gaule. Des deux côtés de Rhin on comptait par nuits et non par jours. Quant à la Bretagne, César la regardait comme le berceau du druidisme, glue visitaient les Gaulois du continent désireux d’acquérir une connaissance plus approfondie de ses doctrines[23] ; la religion des Gaulois se trouve, selon Tacite, dans les superstitions bretonnes[24]. Tous ces cultes dérivent en effet des notions religieuses apportées par la race aryenne qui adorait, comme en le sait, les forces élémentaires de la nature dans leurs principales manifestations : la lumière, le feu[25], que les mythologies postérieures ont personnifiés sous le nom de Hellen et d’Apollon. Les institutions civiles ne présentaient pas moins d’analogie. Les Germains, les Gaulois et les Bretons formaient des clans. Les passages de César relatifs aux familles et aux clientèles de la Gaule le prouvent surabondamment. Ces textes seront cités plus loin. Les mêmes rapports de subordination, la même vie à la guerre et dans les champs, la division en races, gens, cognatio, qui cultivaient ou combattaient ensembles confirment ces assertions. Les factions, agrégations solidaires, mentionnées par César dans la Gaule, existaient aussi chez les Bretons. Aujourd’hui divisés en factions rivales, ils sont partagés entre différents chefs ; il est rare que deux ou trois cités se réunissent contre un danger commun[26]. Cependant ils avaient comme les Gaulois des assemblées générales, et dans la Vie d’Agricola les Calédoniens scellent par des assemblées et des sacrifices une ligue entre toutes les cités[27], comme la Gaule avant le siége d’Alise. Les chefs y paraissent fiers de leurs insignes, sua decora gestantes. Chez les trois peuples on choisissait, dans les temps de dangers, un chef de guerre, sorte de dictateur chargé temporairement du pouvoir suprême. Les Germains prennent les rois parmi les plus nobles, les chefs parmi les plus braves[28]. Les Gaulois, dit Strabon, élisaient autrefois chaque apode un prince et un chef pour la guerre[29]. Le Sénat gaulois, composé des equites et des druides, n’était pas différent de l’assemblée des chefs germains. Ceux-ci se réunissent au nouveau ou au plein de la lune, délibèrent armés ; les prêtres qui conservent le droit de punir commandent le silence ; chaque chef prend la parole suivant son rang. On poursuit durant le conseil les crimes qui entraînent la mort. Dans les affaires importantes la multitude délibéré[30]. Dans la Gaule, à l’assemblée de Durocortorum des Rèmes, Accon est accusé et puni de mort, more majorum[31]. L’élection de Vercingétorix comme chef de guerre est enlevée par les suffrages de la multitude, multitudinis suffragiis res permittitur[32]. Comme les Gaulois, les Germains portent des boucliers bariolés des couleurs les plus brillantes[33]. Les chefs reçoivent volontiers en présent des colliers, des armes, des harnais[34]. Ils chantent comme eux, pour exalter leur courage en marchant au combat, des vers qu’ils nomment bardits. Les comites qui les entourent dans la paix comme à la guerre ont les mêmes attributions que les ambactes et les soldures de la Gaule ; ils portent aux batailles des images et des espèces d’étendards qu’ils retirent des bois sacrés ; ils combattent par familles et par proches (Tacite, VII) ; on sait qua les Gaulois combattaient de même, et que chaque gens campait séparément. L’enfant, comme dans la Gaule, est élevé demi-nu pour l’endurcir ; il reçoit de même solennellement ses armes, et il entre ainsi dans la cité. L’hospitalité était encore un trait de caractère commun aux trois nations. Aucun peuple, dit Tacite, ne donne avec plus d’effusion des festins et l’hospitalité. Repousser du foyer un homme quel qu’il soit est regardé comme un crime ; chacun offre des repas suivant sa fortune, et quand ses provisions sont à bout, il conduit non hôte chez un voisin. Chez les Gaulois la porte n’est jamais fermée, l’intempérance est égale : le Gaulois vend sa vie pour du vin, le germain sa liberté. Ils fabriquent les uns et les autres une boisson fermentée avec l’orge et le blé. Les Germains qui habitent dans le voisinage du Rhin achètent du vin[35] ; ils offraient à leurs hôtes, plus d’un siècle avant Tacite, au rapport de Posidonius, des quartiers de chair rôtie, de lait et de vin pur[36]. Chez les uns et chez les autres les festins se terminaient par des querelles, et souvent par des combats et des blessures[37]. Un autre trait frappant de ressemblance entre les trois peuples, c’est l’habitude de la vie nomade qui a laissé dans leurs institutions des traces si profondes. Ils ont la même horreur de la vie sédentaire ; ils délaissent l’agriculture, recherchent l’isolement ; ils ont le goût des aventures, de la paresse et des combats. Ce caractère et ces instincts si tranchée expliquent, selon la remarque de Strabon, la répugnance des Gaulois à se fixer au sol et la facilité de leurs transmigrations. Au moindre prétexte un clan équipait ses chariots et se mettait on marche vers des terres inconnues. Dans leurs expéditions, dit Strabon, ils marchaient tous ensemble, ou plutôt ils sa transportaient ailleurs avec leurs familles, toutes les fois qu’ils étaient chassés par un ennemi supérieur en force[38]. Ainsi faisaient les Germains, ainsi firent tes Helvètes au temps de César. Nous continuons ici à rapprocher les textes : dans leurs expéditions, dit Tacite, ils sont suivis de leurs femmes et de leurs enfants. Le repos est insupportable à cette nation. Quand une cité est en paix, la plupart des jeunes gens nobles se rendent dans les cités qui sont en guerre. Le brigandage même, pourvu qu’on s’y livrât en dehors de la cité, était considéré comme un exercice utile à la jeunesse et un passe-temps[39]. César dit que dans la Gaule les cités étaient en guerre tous les ans[40]. Les Bretons, d’après P. Méla, se faisaient des prétextes de guerre par l’unique ambition de commander aux vaincus. Les Germains aiment mieux chercher l’ennemi et les blessures que de labourer et d’attendre la récolte. C’est à leurs yeux inertie et lâcheté que de demander aux sueurs ce qu’on peut gagner par le sang[41]. Lorsqu’ils ne sont pas à la guerre ils chassent quelquefois, mais le plus souvent restent oisifs, car ils aiment à dormir et à manger. Les plus braves et les plus belliqueux ne font rien, laissant la conduite de leur famille, de leurs maisons et de leurs champs aux femmes et aux vieillards, aimant la paresse, haïssant le repos[42]. Dans la Gaule, les femmes cultivent de même la terre, l’homme ne consent à travailler que depuis qu’il a été désarmé par les Romains[43]. Ce que nos pères nous ont enseigné, dit Baodicée aux Bretons, ce n’est point la science de l’agriculture, mais la façon de faire la guerre. L’herbe suffit à notre nourriture, l’eau à notre boisson, l’arbre à notre toit. Ils ignoraient l’art du jardinage et ne vivaient que de chair et de lait. Nous n’avons, dit Galgac, ni champs, ni mines, pour l’exploitation desquels on veuille nous garder[44]. De là cette indécision de la propriété qui se retrouve chez les mêmes peuples, comme une conséquence dolent état primitif, longtemps après qu’ils eurent renoncé à la vie nomade et fondé des établissements fixes. Les communaux jouaient le plus grand rôle dans l’agriculture pastorale de la Gaule et de la Bretagne, où l’élève du bétail prédominait complètement : Britannis pecoris magnus numerus, interiores frumenta non serunt. (Cæsar, lib. V.) Strabon et Diodore parlent de même des immenses troupeaux de moutons, de porcs, de bœufs, chez les Gaulois. Les Germains, malgré la fertilité de leur pays, étaient riches surtout en troupeaux, quoique chétifs, au rapport de Tacite. Les habitants sont heureux par le nombre des troupeaux, leurs seules richesses, celles qui leur plaisent le mieux[45]. La terre chez eux changeait chaque année de maîtres. Quoique cette permutation obligatoire n’ait pas existé d’une manière absolue dans la Gaule ni dans la Bretagne, nous verrons plus loin que le système des communautés rurales qui en dérivait, y était en usage comme chez les Germains. La communauté de la terre ou de ses produits, fondement de l’état pastoral, était une tradition qu’on peut suivre, de l’orient de l’Europe jusqu’à l’occident, à travers la Germanie. Chez les Mosynœci, à l’orient, les récoltes étaient partagées chaque année, d’après Nicolas de Damas[46]. En Germanie, la terre était commune ; en Gaule et en Bretagne, les clans avaient d’immenses communaux ; le sol était labouré par des associations de gentes, sujet à changer de mains, et jusque dans certains cantons de l’Ibérie on retrouvait la communauté absolue. Sur leur frontière, dit Diodore, la nation des Vaccéens, une des plus avancées, cultive des champs partagés chaque année et met en commun toutes les récoltes, ils font la pari de chacun. Le colon qui détourne quelque chose est puni de mort[47]. Cette mobilité du sol et de ses habitants fut sans doute la grande cause qui empêcha l’architecture de pénétrer chez les peuples d’origine germanique avant leur contact avec les Romains. Du fond de l’Europe jusqu’aux extrémités de la Bretagne et de la Gaule on n’a pas reconnu, antérieurement à l’ère chrétienne, une seule construction en maçonnerie qu’on puisse affirmer être l’œuvre des races indigènes. Le chariot couvert, la tente, la hutte en branchages et la maison de bois, y furent les seuls abris que connurent ces peuples jusqu’à l’époque de leur transformation définitive ; et encore la maison de bois constituait-elle un si énorme progrès qu’elle caractérisait les races en voie de civilisation. Tacite dit en parlant des Vénètes : Ils doivent être classés parmi les Germains, parce qu’ils bâtissent des maisons et portent des boucliers. Scymnus de Chio, quatre-vingt-dix ans avant notre ère, mentionnait les tours de bois habitées par les Mosynœci[48]. Strabon et Vitruve citent les maisons de bois couvertes en chaume, de toute la Gaule, de l’Aquitaine et de l’Ibérie, comme nous le verrons ; César dit que les nombreuses maisons isolées des Aretans ressemblaient à celles des Gaulois, creberrima ædificia fere Gallicis consimilia, (liv. V). Diodore et la Vie de saint Patrice répètent après lui que leurs habitations étaient en bois. Quant aux Germains, ils ne connaissaient pas non plus, dit Tacite, l’usage du moellon ni des tuiles ; ils se servaient de poutres brutes dans leurs constructions, ne cæmentorum aut tegularum usus ; materia ad omnia utuntur informi. Cependant ils enduisaient quelques parties avec plus de soin d’une terre si pure et si brillante, qu’elle imitait la peinture et les lignes de couleurs. Ils y ajoutaient aussi l’usage de creuser des cavernes recouvertes de fumier, pour s’abriter eux et leurs grains durant l’hiver[49]. La Gaule cependant accusait non un degré de civilisation supérieur, mais un état de barbarie moindre. Elle n’avait pas comme la Germanie cet aspect âpre et sauvage qui repoussait l’étranger[50]. Elle devait à sa position sur la Méditerranée, à ses communications maritimes, une facilité d’échanges, et par suite une aisance et un luxe relatifs que ne connaissaient ni la Bretagne ni la Germanie. Le voisinage de Marseille lui procurait beaucoup d’objets de consommation et de commodité ad usus et copiam[51], mais qui c’étaient guère qu’à l’usage des chefs. La longueur et les difficultés du trafic le rendaient impossible avec les germains. Les marchands n’osaient se risquer à travers des contrées sans sécurité, et celles-ci se trouvaient réduites aux seules ressources de leur sol. On rencontre très peu de traces de commerce chez les peuples d’outre-Rhin ; ils ne trafiquaient avec leurs voisins que par vole d’échange. Les plus rapprochés des frontières romaines appréciaient cependant la valeur de l’argent comme moyen de transaction ; ils aimaient les vieilles monnaies connues depuis longtemps, celles qui sont dentelées et qui portent l’image d’un char à deux chevaux[52] ; et même les Hermondures, alliés des Romains, allaient, des bords du Danube, vendre et acheter jusque dans la Rhétie[53]. Les femmes germaines aimaient, comme les femmes de la Gaule, les vêtements bariolés de pourpre[54]. Les hommes portaient la saie comme les Gaulois, attachée par une agrafe, au besoin par une épice. Le goût de la parure était moins répandis chez eux, n’étant pas sollicité par les importations étrangères. En s’éloignant des bords du Rhin, dans l’intérieur du pays, en rencontrait plus de recherche dans les vêtements qui consistaient principalement en fourrures, seul luxe possible dans une région fermée au commerce. On voyait aussi chez les chefs des vases d’argent comme chez les Gaulois, mais en moins grande abondance ; ce signe de richesse était d’ailleurs peu apprécié de ces barbares. Comme les Gaulois, ils connaissaient l’exploitation des mines, et la nation des Gothons y était employée tout entière[55]. Il faut résumer ce qui précède. Peut-être ne s’est-on pas assez préoccupé de ces caractères ethnographiques invariablement décrits par toute l’antiquité, par Posidonius, Pomponius Méla, Strabon, Dion Cassius et Diodore, par César et Tacite. Au fond ces trois peuples n’étaient qu’une famille. Il n’est pas une seule observation faite à propos de l’un d’eux qui ne puisse s’appliquer indistinctement aux deux autres, et tous les traits épars dans ces divers écrivains semblent constituer une seule et même physionomie, une même individualité collective. Le type physique, les formes sociales, les instincts, les croyances, tout ce qui rapproche ou sépare les variétés des races humaines, accuse chez eux la fraternité du sang. Ils conservent intacts, dans le monde barbare, les signes authentiques de leur descendance aryenne. On rencontre chez eux cette forme primitive d’association, ces institutions rudimentaires qui s’appellent, selon les temps et les lieux, le clan, la tribu, et même la cité, dans un sens que nous déterminerons. Mais cette organisation, si l’on veut bien y réfléchir, et nous aurons à revenir sur cette observation, est incompatible avec l’existence des villes proprement dites. Nous arrivons donc forcément à cette conclusion qu’il n’y avait pas plus de villes, au temps de César, dans la Gaule que dans la Germanie. Pour celle-ci, pas de doute, il faut bien plier sous l’autorité de Tacite. Quant à la Gaule, nous devons nous attendre à heurter bien des idées reçues, à blesser peut-être des préjugés archéologiques respectables en ce qu’ils confinent à une sorte de patriotisme. Mais la critique historique ne tient compte ni de ces sentiments, ni de ces ruses. Elle a le droit et le devoir de réviser sans cesse toutes les opinions qui lui paraissent inexactes, elle n’a de scrupules que pour la vérité. En présence donc des attestations si concluantes que nous avons fait passer sous les yeux de nos lecteurs, il nous est impossible d’admettre que la Gaule fût dosée d’un élément de civilisation aussi important, entre la Bretagne et la Germanie où il était complètement inconnu. Aussi maintenons-nous comme une vérité incontestable qu’il n’existait pas de villes dans la Gaule au moment où la conquête de César vint lui apporter les germes de sa civilisation future. |
[1] Tacite, De moribus Germanorum, IV.
[2] Tite-Live, Hist. Rom., lib. V, c. XXXIV.
[3] Tacite, De moribus Germanorum, c. XXVIII.
[4] Tacite, De moribus Germanorum, XLIII.
[5] Cæsar, De bello Gall., VI, 21.
[6] Strabon, liv. IV, p. 196.
[7] Ammien Marcellin, XV.
[8] Strabon, liv. IV, c. III.
[9] Pomponius Mela, lib. III, c. VI.
[10] Tacite, Vie d’Agricola, XI.
[11] Tacite, Vie d’Agricola, XXIV.
[12] Qu’il ne faut pas confondre avec le Divitiac des Éduens.
[13] De bello Gall., liv. VI, ch. XXI.
[14] Exemple : il place le confluent de l'Escaut dans la Meuse, ch. XXXIII, liv. VI. Flumen Scaldem, quod influit in Mosam.
[15] Tacite, De moribus Germanorum, VII.
[16] Tacite, De moribus Germanorum, VII.
[17] Deorum maxime Mercurlum colunt. Tacite, De moribus Germanorum, XI. — Deum maxime Mercurium colunt. Cæsar, lib. VI, c. XVII, Bell. Gall.
[18] Tacite, De moribus Germanorum, IX.
[19] Tacite, De moribus Germanorum, XXXVII.
[20] Tacite, De moribus Germanorum, IX.
[21] Cicéron, De Divinatione.
[22] Tacite, De moribus Germanorum, X.
[23] Cæsar, lib. VI.
[24] Tacite, Agricola, XI.
[25] Alfred Maury, Croyances et légendes de l’antiquité, p. 8, 2e édition.
[26] Tacite, De moribus Germanorum, XII.
[27] Tacite, Agricola, VXVII.
[28] Tacite, De moribus Germanorum, VII.
[29] Strabon, liv. IV, p. 197.
[30] Tacite, De moribus Germanorum, XI.
[31] De bello Gall., lib. VI, c. dernier.
[32] De bello Gall., lib. VI, c. dernier.
[33] Tacite, De moribus Germanorum, IV.
[34] Tacite, De moribus Germanorum, XV.
[35] Tacite, De moribus Germanorum, XXIII.
[36] Posidonius, lib. XXX, apud Athenæum, p. 159, E.
[37] Tacite, De moribus Germanorum, XXII.
[38] Strabon, liv. IV, p. 109.
[39] Tacite, De moribus Germanorum, XIV.
[40] Cæsar, De bell. Gall., lib. VI.
[41] De moribus Germanorum, XIV.
[42] De moribus Germanorum, XV.
[43] Strabon, liv. IV, passim.
[44] Tacite, Agricola, XXXI.
[45] Tacite, De moribus Germanorum, V.
[46] Nicolas de Damas, Excerpta apud Vales, p. 516.
[47] Diodore de Sicile, lib. V, c. XXXIV.
[48] Scymnus de Chio, Geographi minores. — Μόσσυν ou Μόσυν, cabane, hutte, maison de bois, tour de bois. Μοσσύνοικοι d’où Mosynœci, peuple qui habite des maisons de bois.
[49] Tacite, De moribus Germanorum, XVI.
[50] Tacite, De moribus Germanorum, I.
[51] Cæsar, lib. VI.
[52] Tacite, De moribus Germanorum, I.
[53] Tacite, De moribus Germanorum, XLI.
[54] Strabon, liv. IV. Tacite, XVII.
[55] Tacite, De moribus Germanorum, XLII.