1 - 1789 ! L'année cruciale, l'année où notre pays s'est trouvé à la croisée des chemins. La grande, l'inévitable réforme, celle que tout le monde attendait, les uns d'un désir ardent, les autres avec une résignation plus ou moins sincère, celle qui devait faire sortir une France nouvelle de l'Ancien Régime vermoulu et irrémédiablement condamné, cette réforme se ferait-elle dans le calme et dans la paix grâce à la bonne volonté de tous, ou serait-elle arrachée aux uns et imposée par les autres au moyen d'une Révolution violente ? Telle est bien la question qui se posait au début de ce mois de mai fameux entre tous, en ce printemps historique tout gonflé de sève et d'espérance. La réponse donnée par le Destin au cours des mois qui ont suivi la réunion des Etats-généraux pouvait-elle être différente de ce qu'elle a été ? Nous en sommes, pour notre part, intimement convaincu, et nous avons essayé dans ce volume d'en faire la démonstration. Nous croyons avoir réussi à réfuter l'opinion trop courante suivant laquelle la série d'événements ouverte par la réunion des Etats le 5 mai 1789 devait nécessairement, comme cela est arrivé, se dérouler crescendo pendant les années suivantes. Il y avait parfaitement, quoi qu'on en puisse dire, moyen de faire autrement, c'est-à-dire de faire une Révolution qui ne fût pas révolutionnaire, au sens généralement donné à ce mot et qui implique les idées de révolte, de désordres et de luttes intestines. Pas plus que la guerre étrangère, la guerre civile n'est fatale si l'on consent à agir suivant la raison. Assurément une solution du problème comme celle qui sera donnée par la Convention nationale : République, suffrage universel, laïcisation de l'Etat, etc. — sans vouloir poser ici la question de savoir si cette solution était vraiment la meilleure : la meilleure en soi, ou la meilleure pour des Français, ou la meilleure pour les Français de ce temps — une telle solution ne pouvait intervenir qu'à la suite d'un conflit brutal ; mais l'essentiel des institutions qui seront consacrées par la Charte de 1814 aurait pu être adopté dès la dernière décade du XVIIIe siècle à la suite d'un accord transactionnel entre les divers groupes d'intérêts en présence. On peut concevoir sans absurdité la Restauration faisant suite à un ministère Necker ou à une succession de ministères de ce genre. Ces ministères auraient dû couvrir une période assez longue, de cinq ou six années au bas mot, car il aurait bien fallu ce temps pour tout réorganiser sans rien détruire de ce qu'il pouvait, dans l'ancien ordre de choses, y avoir encore d'utile. Mais qu'est-ce qu'un lustre ou même deux dans la vie d'une nation ? Et ne vaut-il pas mieux s'armer d'un peu de patience plutôt que d'acheter d'immédiates et radicales transformations au prix d'une catastrophe ? Les deux méthodes s'offraient à nous en 1789, comme elles s'offrent à toute époque aux peuples qui veulent opérer un grand changement[1]. Mais, pour assurer, durant de longues années d'attente, la marche constante du progrès vers le bien commun, en dépit de l'emprise de la routine et de la sollicitation des intérêts particuliers, comme pour se garantir soi-même pendant ce temps contre la tentation, bien naturelle, de tout jeter bas pour aller plus vite, il faut quelque chose qui puisse servir à la fois de stimulant et de frein et permettre d'imposer à chacun les sacrifices nécessaires au nom d'un but supérieur voulu énergiquement par tous. C'est le rôle qu'aurait pu jouer, chez nous à la fin du XVIIIe siècle, ainsi que nous avons cherché à le faire voir, le grand but national du redressement des finances publiques. Rien d'ailleurs de plus logique. Puisque l'état déplorable des finances publiques était le résultat des vices inhérents à l'Ancien Régime, le rétablissement définitif des premières ne pouvait se faire qu'en remédiant sérieusement aux seconds. Et ce rétablissement des finances n'était pas seulement susceptible de fournir un programme complet de réformes, il pouvait encore procurer les éléments de l'ordre d'urgence à observer : d'abord, les mesures conservatoires, celles destinées à empêcher le déficit de continuer à grandir ; ensuite, les améliorations, à la fois progressives et profondes, qui devaient amener, par un long et persévérant effort, le retour complet et définitif à la santé du corps social, depuis des siècles miné par la maladie. Pour les premières, on ne pouvait pas aller assez vite, ni marcher assez résolument ; pour les secondes, il fallait agir avec circonspection, et, cependant, ne pas cesser d'aller de l'avant en dépit de toutes les critiques, celles des impatients pressés de voir instaurer un ordre nouveau, comme celles des détracteurs systématiques intéressés au maintien de l'ordre existant. Enfin, et comme récompense, on pouvait être assuré de voir se lever, dans un avenir relativement prochain, le jour où tous finiraient par reconnaître que l'on avait décidément suivi la bonne route, et où l'arbre serait jugé d'après ses fruits. Une telle solution du problème capital posé à la France de 1789, le problème du passage de l'Ancien au Nouveau Régime, n'est pas une simple vue de l'esprit, une de ces vagues et superficielles conceptions, bonnes tout au plus à fournir le thème d'un boniment électoral. Comme il a été soutenu par les esprits les plus sérieux que les mesures adoptées, en fait, par la Constituante en matière de restauration financière étaient les seules possibles et que, par conséquent, à cause des résistances rencontrées, on ne pouvait pas éviter la Révolution violente, nous avons tenu à examiner le problème, chiffres en mains, avec le soin le plus minutieux, et nous avons pu montrer qu'au contraire, le redressement financier complet, à condition de lui subordonner la politique au lieu de donner à celle-ci le pas, était techniquement, non seulement possible, mais encore, en somme, relativement aisé, et qu'il pouvait ainsi fournir la clef de toutes les autres réformes. Mais, nous dira-t-on ici, à quoi bon toutes ces suppositions ? L'historien n'a pas à se demander si telles ou telles choses, qui ne se sont pas produites, auraient pu ou non arriver. Il n'a qu'à raconter les faits qui se sont réellement passés. — Ce raisonnement est sans doute plausible. Nous ferons toutefois observer que ceux qui le tiennent sont précisément aussi ceux qui prétendent que les choses ne pouvaient pas aller autrement qu'elles ne l'ont fait. Et ceci parce que, pour des esprits de ce genre, le facteur humain a moins d'importance que le facteur matériel. Nous sommes, pour notre part, d'un avis diamétralement opposé, et nous pensons que la question de savoir si les événements, en 1789, n'auraient pas pu prendre une autre tournure est loin d'être indifférente. Cette démonstration — après tout aussi légitime que la démonstration du contraire dont nos contradicteurs ne se privent pas — présente une utilité certaine, du point de vue même de la connaissance historique. En prouvant que les décisions capitales n'ont pas été imposées par la dure nécessité, mais qu'elles ont été librement arrêtées, en faisant voir que le facteur essentiel de l'évolution étudiée réside, non pas tant dans le poids des causes matérielles que dans le caractère des hommes, on reste dans le rôle de l'historien, lequel ne doit pas se contenter de la simple énumération des faits, mais doit aussi se préoccuper de la recherche des causes et des effets. Et si, du point de vue de l'histoire, nous passons à celui de la spéculation pure, nous trouvons au problème que nous avons cherché à résoudre un intérêt capital. L'évolution s'étant produite, non pas tant sous la pression impérieuse de l'inexorable nécessité, que par suite des libres décisions des acteurs responsables, quelle instructive leçon ne nous est pas donnée par l'attitude de ces derniers ! Est-il possible d'opposer un exemple plus illustre que celui de la Révolution française aux philosophes de la fin du XVIIe siècle, qui s'étaient fait de l'homme une image chimérique et purement artificielle ? Si nous n'étions vraiment que raison, et que la raison fût partout la même, comment nos ancêtres auraient-ils pu ne pas s'accorder sur un programme que tous semblaient vouloir réaliser à la veille de la réunion des Etats ? Hélas ! La solution transactionnelle que nous avons essayé de chiffrer n'avait que peu de chance de prévaloir chez nous en 1789, parce que, précisément, la raison n'est pas tout dans l'homme, ni même, à ce qu'il paraît d'après cette terrible expérience, le principal. Ainsi, tout problème humain serait bien, comme on l'a soutenu, avant tout un problème moral. Dès le début, avec les questions d'étiquette et les blessures d'amour-propre, les impondérables sont entrés en jeu. C'était probablement trop demander, aux grands, aux privilégiés et aux représentants du Tiers que de faire sur eux-mêmes l'effort nécessaire pour obtenir, sans rupture violente, le résultat souhaité. Techniquement possible, le compromis était sans doute psychologiquement peu vraisemblable parce qu'il exigeait vraiment par trop de renoncement et de sagesse et de trop de personnes différentes. Aussi, le libre concours des bonnes volontés venant à manquer en bas, il fallait absolument en haut un homme ou un groupe d'hommes capable de départager les intérêts affrontés, c'est-à-dire qui possédât, avec l'intelligence de la situation et la volonté d'aboutir à un compromis, assez d'énergie pour imposer celui-ci aux insensés comme aux malveillants. Malheureusement, pour les raisons que nous avons exposées, les deux pouvoirs suprêmes qui auraient dû successivement jouer le rôle d'arbitre souverain ont successivement failli à cette noble tâche. 2 - LE ROI d'abord. Il pouvait beaucoup : par son influence sur la Noblesse et sur le haut Clergé, comme par la vénération dont l'entourait généralement le peuple. S'il avait été l'homme qu'il aurait fallu en ces moments si difficiles, s'il avait, comme tant d'autres souverains du temps, compris son rôle et son époque, il aurait singulièrement facilité à son royaume la modernisation inévitable des anciennes institutions. Malheureusement il était incapable de réaliser suffisamment, par lui-même, à la façon d'un Frédéric II par exemple, que, dans l'intérêt même de sa propre puissance, il fallait entrer franchement dans les vues des novateurs. Il a cru de son devoir de monarque de se mettre du côté de sa Noblesse et de son Clergé — c'est-à-dire, en fait, de sa Cour, militaire ou ecclésiastique. Prisonnier de Versailles ou de Marly, son horizon était borné à son peuple de courtisans, et il ne voyait guère plus loin que ces bois proches où il consacrait à la chasse la meilleure partie de son temps. Les affaires, elles, l'ennuyaient : Encore une ordonnance ! déclarait-il avec humeur à Turgot deux heures avant de congédier celui-ci. Aussi se serait-il laissé encore assez facilement dépouiller de cet absolutisme qui lui pesait dès qu'il devait l'exercer par lui-même. A condition qu'on y mît les formes, comme le fit Necker au Conseil royal du 27 décembre 1788, il aurait volontiers admis, avec son ministre, que la satisfaction attachée à un pouvoir sans limites est toute d'imagination. Mais, s'il était accommodant pour lui-même, il devenait intransigeant dès qu'il croyait menacés les intérêts de ceux qu'il considérait comme les soutiens indispensables de la monarchie. Il aurait encore abandonné plus facilement peut-être le Despotisme ministériel que le Despotisme féodal. Or, c'est là exactement l'inverse de l'attitude de tous les autres souverains de l'Europe à cette époque. Partout ailleurs les monarques avaient abattu jusqu'aux derniers vestiges de la féodalité pour renforcer leur absolutisme. Et il est vraiment curieux de constater que cette abolition du régime féodal, qui s'est faite dans presque toute l'Europe par la seule volonté du prince, qui, chez nous également, aurait pu être accomplie même sans le concours des Etats-généraux, a précisément constitué la pierre d'achoppement pour la collaboration du souverain avec les représentants du pays. Cependant, si Louis XVI était personnellement inférieur à sa tâche, il aurait au moins pu laisser agir, et soutenir, envers et contre tous, ceux qu'il avait choisis pour agir à sa place. Il n'était pas dépourvu de bon sens et avait, au moins par accès, de bonnes intentions. Mais sa faiblesse l'empêchait d'y persister. On l'avait bien vu avec Turgot. On le vit de même avec Necker. Necker, s'il n'était pas un génie, avait du moins la pratique des affaires et possédait assez d'intelligence pour comprendre les exigences essentielles de la situation. Son discours à la séance d'ouverture des Etats-généraux est à cet égard significatif. Ceux qui le taxent de réactionnaire ne le jugent pas en historiens, mais avec leurs yeux d'aujourd'hui. En réalité, comme nous l'avons fait voir[2], il est assez hardi pour l'époque et les circonstances. Mais surtout il est clairvoyant et même singulièrement prophétique. Necker y pressent les dangers qui menacent ; il y annonce les malheurs qui guettent. Que n'a-t-il été suivi, par le Roi d'abord, et ensuite par l'Assemblée ! Mais le Roi, après avoir adopté l'avis de Necker en décembre sur la question du doublement du Tiers par crainte de l'opinion déchaînée, s'est mis, en mai et surtout en juin, à la remorque de Barentin pour soutenir les privilégiés — par peur du désordre grandissant, jusqu'au moment où la menace d'une expédition punitive, venue de la capitale, l'a déterminé brusquement, le 27 juin, à tout céder d'un seul coup — quitte à préparer secrètement sa revanche, à laquelle la Révolution du 14 juillet devait le faire renoncer définitivement. Une conduite aussi incohérente, faite de lâches concessions et d'inopportunes résistances, est tout le contraire d'une politique intelligente et suivie. Aussi, celui qui était naturellement désigné pour jouer le rôle d'arbitre entre les partis opposés ayant complètement manqué à sa tâche, c'est finalement par l'intervention brutale du peuple que la question a été tranchée. 3 - Après le Roi, L'ASSEMBLÉE NATIONALE, elle aussi, a failli à sa grande mission. Pour jouer le rôle infiniment délicat d'arbitre dont elle héritait par suite de la carence royale, elle devait, avant tout, se garder de faire de la politique, de paraître, à la fois, juge et partie. Il lui fallait adopter un guide, se donner une règle qui lui permît, en fondant solidement ses décisions sur quelque chose de supérieur à son bon plaisir, de les faire accepter par tous. La volonté de ses électeurs librement exprimée dans les fameux Cahiers de 1789, d'une part, et, de l'autre, les conditions exigées par le rétablissement complet et définitif des finances de l'Etat, voilà ce qui aurait pu jouer ce rôle. Or la Constituante n'y a pas songé un instant. Elle a bien, avant de poser les bases de la future Constitution, commencé par consulter les Cahiers de ses commettants. Mais elle n'a pas tardé à les mettre de côté et à décider de tout souverainement, sans grandement se soucier des désirs de ses mandants. D'autre part, le redressement financier ne semble jamais avoir été sa préoccupation dominante : dès le premier moment, les députés réunis à Versailles se sont mis à faire de la politique, sans se soucier des conséquences que pouvaient avoir les longs retards apportés par elle aux décisions d'ordre pratique. Que de temps perdu ! est-on constamment tenté de se dire en les voyant à l'œuvre dans ces premiers mois : ce sont, d'abord, ces interminables discussions entre les Ordres, au cours desquelles on scrute toute l'histoire de France, et où l'on épuise, de part et d'autre, tout un arsenal d'arguments pour savoir comment on vérifiera les pouvoirs ; puis, après deux mois ou presque ainsi passés, c'est un troisième mois qui, nécessairement, doit être consacré à la liquidation de la crise née de ces dispositions combatives, si fâcheusement substituées à l'esprit de compromis que suppose le rôle d'arbitre. Une fois l'union sacrée enfin réalisée à la célèbre nuit du 4 août, on se met à discuter la Déclaration des Droits, puis la Constitution, et les diverses questions relatives au Clergé — suppression des Ordres monastiques, vente des biens du Clergé, etc. —. Pendant tout ce temps, le déplorable état de la Trésorerie ne parvient pas à émouvoir l'Assemblée, qui se contente de décréter des emprunts et la malheureuse Contribution, dite patriotique. Point de mesures conservatoires, dont l'urgence était pourtant évidente. Le redressement financier est remis à plus tard : n'a-t-on pas tout le temps voulu, grâce à l'assignat ? Et l'on ne pense pas, aveuglé que l'on est par les préoccupations politiques, à faire passer au premier plan les exigences financières, ce qui aurait signifié, en premier lieu, le rétablissement de l'ordre dans le pays. Aussi, la Constituante, à son tour, ayant manqué à son rôle d'arbitre, c'est partout la révolte, l'anarchie, le triomphe de la violence. L'Assemblée, qui ne commande pas plus aujourd'hui que le Roi ne l'a fait hier, reçoit ses directives d'en bas : c'est l'insurrection des campagnes de la fin de juillet qui lui dicte ses décrets du 4 au 11 août ; c'est la grève persistante des contribuables pendant toute la deuxième moitié de l'année 1789 qui lui impose le recours à l'assignat. Et elle ne réagit pas plus que le Roi contre un pareil état de choses. Elle se borne à prendre de vains décrets : ceux des 17 juin et 3 août au soir pour faire rentrer les impôts arriérés ; celui du 21 octobre 1789 sur la loi martiale ; celui du 23 février 1790 pour la sûreté des personnes et des propriétés et la levée des impôts... Mais, de mesures efficaces, point. Le véritable maître, pendant tout ce temps, c'est : LE PEUPLE. Seulement que faut-il entendre par le peuple ? Si c'est le peuple dans ses comices, comme lors des élections aux Etats, parfait. A moins d'être partisan du pouvoir absolu d'un seul, on ne peut refuser à la Nation, régulièrement assemblée, le droit des décisions suprêmes : il faut bien que la Souveraineté réside quelque part. Mais, quant aux groupes de paysans ou de citadins poussés par l'intérêt personnel ou ameutés par les démagogues, qui, dans les campagnes ou dans les villes, pratiquèrent l'action directe ou la résistance passive, ceux-là, si nombreux fussent-ils, n'étaient pas le peuple français. Ils avaient beau prétendre parler en son nom, ils n'avaient pas qualité pour le faire, et leurs excès devaient être réprimés, sinon on ne faisait que remplacer le despotisme, soit féodal, soit ministériel, par le despotisme populaire, en attendant l'organisation, dans le peuple même, des résistances naturelles, autrement dit la guerre civile. C'est parce que la Constituante ne l'a pas compris — ou n'a pas voulu le comprendre — c'est parce qu'elle n'a pas osé, par faiblesse et démagogie, faire obéir les citoyens et payer les contribuables, qu'elle s'est vue contrainte de prendre ces mesures qui ont conduit tout droit à la Révolution violente : confiscation des biens du Clergé, constitution civile, assignat. Et, aujourd'hui, les historiens qui prennent sa défense, ceux qui soutiennent qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement, sont les mêmes qui jugent irrémédiables les événements de l'été de 1789, parce qu'ils n'imaginent pas qu'on puisse résister au peuple, fût -ce dans ses pires violences, sans être un affreux réactionnaire. S'il est un temps cependant où l'autorité soit plus que jamais nécessaire, c'est bien, nous l'avons déjà dit[3], celui des transformations politiques et sociales du genre de celles accomplies par notre première Assemblée nationale : c'est à sa carence qu'il faut attribuer les horreurs de toutes sortes qui ont accompagné notre grande Révolution. Or, nous le demandons, pourquoi le principe d'autorité serait-il incompatible avec l'idée du pouvoir issu de la volonté nationale ? Ceux qui pensent ainsi, ceux qui regardent ce principe d'autorité comme l'apanage des hommes de droite sont les mêmes qui croient à l'existence d'un langage de gauche et d'un langage de droite, d'un programme de gauche et d'un programme de droite, de moyens de gauche et de moyens de droite. Il y a longtemps que justice a été faite de semblables superstitions[4]. La vérité est que le concept d'autorité est inséparable de celui de gouvernement et qu'il y a plus de différence entre deux gouvernements de droite, dont l'un laisserait tomber l'autorité en quenouille tandis que l'autre tiendrait fermement les leviers de commande, qu'entre deux gouvernements, l'un de droite et l'autre de gauche, qui sauraient l'un et l'autre faire preuve d'autorité. Le gouvernement d'un pays véritablement libre ne doit pas être l'instrument aveugle d'un parti, il ne doit pas être au service exclusif d'un groupe d'intérêts particuliers : il doit, entre les intérêts opposés, jouer le rôle d'arbitre pour le bien commun que chacun doit préférer à son propre bien. Mais, à côté, du juge, il ne faut pas oublier le gendarme et, plus la bonne volonté fait défaut en bas, plus il faut en haut de la volonté tout court pour faire respecter la loi et faire rentrer les impôts, sinon l'impôt et la loi ne sont plus, comme ils doivent l'être, au service de la chose publique et destinés à faire respecter la paix sociale : ils deviennent des instruments d'oppression des uns par les autres, des armes de guerre sociale. Or la guerre est chose haïssable. Si la liberté ne sait pas se plier aux exigences de l'ordre, le désordre qui s'ensuit oblige, pour rétablir l'ordre, à supprimer la liberté. Après le Roi, et, comme lui, par manque d'énergie d'un côté et d'esprit de conciliation de l'autre, la Constituante a donc complètement négligé son rôle d'arbitre doublé d'un gendarme. Elle a laissé le pays dans le gâchis, tandis qu'elle légiférait dans l'absolu en partant de principes abstraits, sans se soucier des exigences financières, sans se préoccuper des vœux de ses électeurs et sans tenir aucun compte des traditions du passé. Cette tendance à perdre son temps en discutant de principes à perte de vue a eu des conséquences désastreuses : pendant qu'on remontait jusqu'aux Capitulaires de Charlemagne dans les premières semaines des Etats-généraux lors de la discussion relative à la vérification des pouvoirs, pendant qu'on confrontait des principes métaphysiques à propos de la Déclaration des Droits, pendant qu'on opposait philosophie à philosophie avant de prononcer sur les droits respectifs de l'Etat et de l'Eglise, le corps social, comme nous l'avons fait voir, se désorganisait peu à peu. Le mauvais pli dont nous avons parlé précédemment[5] était pris et bien pris par les contribuables comme par les citoyens : pour les premiers, on ne parviendra pas à l'effacer avant le Directoire. Et nous avons montré, dans notre chapitre sur l'œuvre politique et administrative de la Constituante, dans quel désordre est resté plongé le pays pendant une bonne partie de la session. L'anarchie a été la maîtresse, au moins jusqu'en juillet 1790. Or, tout ceci avait été prévu et annoncé du haut de la tribune par Malouet, dès le 1er août 1789, dans le discours où il s'opposait à l'adoption d'une Déclaration des Droits[6]. Voici ce passage, véritablement prophétique, de son éloquente intervention : J'ajoute, messieurs, une dernière observation : les discussions métaphysiques sont interminables. Si nous nous y livrons une fois, l'époque de notre constitution s'éloigne et des périls certains nous environnent. Le gouvernement est sans force et sans moyens, l'autorité avilie, les tribunaux dans l'inaction ; le peuple seul est en mouvement. La perception des impôts est nulle, toutes les dépenses augmentent, toutes les recettes diminuent : toutes les obligations onéreuses paraissent injustes[7]. Tous ces malheurs ont donc été le fait de la méthode déductive chère à la Constituante. A la fin de chacun des chapitres consacrés dans cet ouvrage à l'un des aspects de son œuvre, nous avons dû constater que sa façon de procéder était, en elle-même, révolutionnaire. Préparée par la carence du Roi, la Révolution violente est sortie de la manière d'agir des Constituants. Or les Cahiers de 1789 étaient modérés et voulaient l'adaptation de ce qui existait aux idées nouvelles, et non un subit et radical changement comme celui que la Constituante a donné à ses électeurs. En prétendant faire le bonheur de ces derniers à sa manière, et non de la façon qu'ils l'avaient conçu, l'Assemblée nationale devait fatalement amener, un jour, des protestations, puis des résistances. La guerre civile viendra de ce qu'elle a légiféré en autocrate à rebours. Et l'action de la Constituante a été d'autant plus révolutionnaire que ces changements inouïs apportés par elle, elle les a accomplis en moins de temps. Après avoir tant musardé pendant les trois premiers mois de son existence, elle s'est mise brusquement à tout transformer, à tout remplacer à la fois, et à quelle allure ! La tâche immense à laquelle l'Assemblée nationale s'est attelée au lendemain du 14 juillet — une tâche dont l'étendue donne le vertige — il suffira aux représentants de la Nation d'un peu plus de deux années pour l'accomplir : deux années, la moitié d'une de nos législatures ! Seulement, quand l'Assemblée se sépare, ce nouveau régime n'existe guère encore que sur le papier : rien ne garantit qu'il fonctionnera d'une manière satisfaisante, et tout fait craindre, au contraire, pour un avenir immédiat, les plus amères déconvenues. Par son dédain des réalités concrètes et par son mépris des contingences, la Constituante a, en effet, préparé de redoutables ferments de discorde et de pernicieux éléments de dissolution. Pendant deux ans, elle a négligé les finances, qu'elle a cru avoir restaurées avec l'assignat, comme elle s'est imaginé, avec la Constitution, avoir définitivement rénové l'Etat. En revanche, elle a fait de la politique et elle a coupé en deux un pays qui va se préparer à la guerre civile pendant que le guette la guerre étrangère. 4 - Ainsi l'un et l'autre des deux arbitres, le Roi et l'Assemblée nationale, ont successivement failli à leur mission. Mais, chose encore pire, ils se sont opposés l'un à l'autre et ils devront fatalement en venir bientôt à un conflit violent. Comment croire, en effet, qu'un roi, absolu la veille, aurait pu se contenter de la place modeste qu'on lui offrait et accepter sans arrière-pensée de jouer le rôle de simple figurant que lui assignait la Constitution nouvelle ? Celle-ci, pour une monarchie, rapetissait par trop le monarque, tandis que, pour une république, suivant le mot de Mirabeau, elle avait un roi de trop. Les décisions capitales de l'hiver 1789-1790 conduiront donc nécessairement à la lutte à main armée de l'été de 1792. En attendant, elles ont amené un désaccord secret, mais profond, entre les deux autorités rivales. Or, pour venir à bout du désordre qui grandissait depuis un an et qui avait fini par triompher à la fin du mois de juillet 1789, il n'aurait pas été de trop des efforts conjugués des deux pouvoirs, l'exécutif et le législatif. Leur conflit, patent ou caché, en paralysant les centres directeurs de l'Etat, a empêché de mettre un terme à cette situation catastrophique. Celle-ci, après la fin de 1789, ne pourra aller qu'en s'aggravant ; les luttes politiques deviendront bientôt sanglantes dans le pays — événements d'Uzès, d'Avignon, de Nancy, etc., en 1790 —, tandis que, dans l'Assemblée même, elles opposeront plus ardemment que jamais les partis les uns aux autres. La Révolution violente, qui est alors décidément bien en route, est sortie principalement du désaccord et, par conséquent, de l'impuissance des deux pouvoirs directeurs de la Nation. Quand la guerre, tant civile qu'étrangère, finira par mettre en cause l'existence même du pays, la réaction se produira — enfin ! L'unité de direction sera rétablie, et quelques hommes énergiques, pris dans le sein de la Convention, et réunissant, par conséquent, l'un et l'autre des deux pouvoirs, s'empareront des leviers de commande pour mettre tout le monde à la raison, députés et électeurs. Mais il faudra, cette fois, pour leur permettre de réussir, la guillotine et la Terreur. Si l'on en est arrivé là, c'est parce que, tout au début du grand travail de rénovation, on n'a pas compris qu'il fallait, pour entreprendre celui-ci, réaliser, même au prix de concessions mutuelles, l'unité de direction. 93 est sorti de 89. Car c'est en 1789 que toutes les bonnes volontés auraient dû collaborer pour faire accepter ou imposer les réformes et le mode d'accomplissement de celles-ci. C'est en 1789 que la France a eu à choisir entre l'action réformatrice voulue d'en haut et la Révolution subie d'en bas. C'est en 1789 qu'elle s'est trouvée à la croisée des chemins et qu'elle a, par ses grands décrets de la fin de 1789 et du début de 1790, posé les bases de la Constitution, décidé la vente des biens de l'Eglise, créé l'assignat-monnaie et préparé la Constitution civile du Clergé. C'est donc bien dans les dix ou douze mois postérieurs à la réunion des Etats-généraux qu'a été tranchée la question : Réforme ou Révolution, et l'année 1789 mérite, à tous égards, le qualificatif que nous lui avons décerné. Entre toutes les années, celle-ci a été par excellence l'année cruciale. |
[1] Nous avons eu nous-mêmes sous les yeux des exemples de l'une et l'autre méthode : pour la première, l'État corporatif italien travaillant à se constituer par fragments et créant, à côté d'organes anciens et qui subsistent temporairement, les éléments du régime nouveau destiné à prendre leur place et dont on attend qu'il puisse fonctionner pour le systématiser et l'affranchir des survivances de l'ancien ; dans le sens contraire, la Russie bolchevique commençant par tout arrêter et par tout détruire, pour ensuite recréer à nouveaux frais sur un plan entièrement différent.
[2] Voir chapitre III, § III, 2.
[3] Voir chapitre VII, § I, 1.
[4] Voir par exemple, ce que dit Benedetto Croce : Histoire de l'Italie contemporaine, traduction française, pp. 2-30 : Il n'y a pas de doute que le rythme de la vie et de l'histoire se déroule suivant deux moments : celui de la conservation et celui du progrès, et suivant leur synthèse. Mais, justement parce que ces moments se retrouvent dans chaque acte et dans chaque mouvement, il n'est pas permis d'en faire deux mythes, deux âmes distinctes, ou de les matérialiser en deux programmes de tous points différents et opposés.
[5] Voir chapitre VII, § III, 3.
[6] Voir chapitre IX, § III.
[7] Moniteur, I, 264.