1789 L'ANNÉE CRUCIALE

 

CHAPITRE VI. — L'ŒUVRE FINANCIÈRE DE LA CONSTITUANTE.

 

 

L'appréciation de l'œuvre financière de la Constituante dépendant de la question de savoir s'il lui était possible d'agir autrement qu'elle ne l'a fait, nous aurons, dans ce chapitre, à dresser d'abord le plan de ce que l'on aurait pu se proposer d'accomplir en indiquant l'ensemble des conditions techniques et politiques nécessaires à la réussite de ce plan, puis à examiner la possibilité de réunir cet ensemble de conditions, avant d'exposer ce que la Constituante a réalisé, pour finir par porter un jugement motivé sur son œuvre.

 

I. — Une solution par les finances du problème politique et social de 1789

 

1 - Nous commencerons par l'examen aussi précis que possible du plan qui aurait pu être adopté pour solutionner le problème financier, et, avec lui, ou plutôt par lui, le problème politique.

On aurait tort de taxer a priori de réactionnaire cette solution pacifique, aussi tort que de la juger impossible : si le problème financier était soluble sans bouleversements catastrophiques, cela ne veut pas dire qu'il ne pouvait l'être que par la consolidation des privilèges et de l'arbitraire. C'est le contraire qui est vrai, et celui qui voudra bien, un instant, se débarrasser de la hantise politique pour n'envisager, avec nous, les choses que sous l'angle financier, pourra s'en convaincre aisément.

Nous allons essayer de faire voir qu'en ce qui concerne la situation de la France en 1789, le meilleur moyen de réaliser les réformes politiques était encore de tout subordonner à la bonne gestion des ressources du pays, que le mieux, pour réussir la refonte complète des institutions réclamée par l'opinion et par les Cahiers, était précisément de prendre pour guide et de se proposer pour but la restauration complète, et durable, de celles de ces institutions qui concernaient les finances. Il était impossible, en effet, de rétablir un ordre définitif dans les comptes de l'Etat sans mettre, en même temps, de l'ordre — un ordre nouveau — dans toute la maison, les diverses questions, sociales, politiques, administratives, étant intimement liées à celle du redressement financier. Ainsi, en commençant par le plus urgent des problèmes, on n'écartait nullement les autres — au contraire — mais on faisait dépendre la solution de ceux-ci de nécessités supérieures, et, en se proposant une fin ultime, sur laquelle tout le monde était d'accord, on substituait, pour résoudre les inévitables conflits, un procédé d'arbitrage à l'emploi de la violence.

Pour mieux le démontrer, nous rappellerons tout d'abord les données essentielles d'un budget normal à l'extrême fin de l'Ancien Régime.

Voici, en chiffres ronds, celles qui résultent du fameux Compte rendu au Roi de mars 1788[1].

Dépenses totales à prévoir : 629 m. 6, dont :

291 m. 1 consacrés à la Dette (service et amortissements), mais sans y comprendre les pensions ;

et 338 m. 5 pour les dépenses civiles, militaires et diplomatiques, ainsi que pour les pensions.

Ressources correspondantes (sans les emprunts) : 503 m. 6, dont :

459 m. 9 de ressources fiscales — 395 m. 3 d'impôts et 64 m. 6 de produits des domaines, monopoles et exploitations industrielles ;

et 43 m. 7 de rentrées non fiscales — recettes d'origine ancienne ou expédients.

Déficit : 126 m. — ou 169 m. 7 en supprimant à l'avenir tout expédient.

Dans ce tableau, le chiffre des dépenses paraît difficile à réduire, du moins dans une proportion convenable. Il n'a d'ailleurs été établi qu'après de sévères compressions[2]. Il fallait donc se borner à ne pas l'enfler. Sur ce point, le gouvernement de Louis XVI semblait disposé à fournir tous apaisements. Mais rien ne garantissait l'avenir contre un retour possible des anciens errements. Le contrôle des dépenses par les mandataires des contribuables — c'est-à-dire le vote régulier du budget par les représentants du pays — et l'abandon des ordonnances de comptant, ainsi que la constitution d'une liste civile, c'est-à-dire la soumission du Roi lui-même au contrôle et la limitation de ses dépenses personnelles, voilà donc déjà deux premières exigences — des exigences politiques — de la réorganisation complète des finances.

En voici maintenant une troisième, d'un caractère différent. Le maintien des chiffres du Budget à leur niveau normal de 1788 laissait chaque année un découvert considérable. Ce trou, il fallait le combler, et le combler de la seule manière admissible, par la voie régulière de l'impôt, puisqu'il s'agissait là d'un déficit chronique, et non pas exceptionnel. Or il devait sembler, à première vue, impossible d'augmenter — de plus du tiers peut-être — le produit d'impôts dont le poids paraissait, à cette époque déjà, intolérable. Cependant, seuls la mauvaise répartition et le déplorable système de levée en rendait excessive la charge : tandis que certains Français ne payaient presque rien, d'autres étaient accablés, et, du produit brut des contributions, une partie infiniment trop considérable restait entre les doigts des agents de perception, ne laissant entrer dans les caisses publiques que des sommes sans rapport admissible avec les sacrifices imposés aux contribuables. L'abandon par les privilégiés de leurs privilèges pécuniaires, d'une part, et, d'autre part, l'abolition des Fermes et Régies, ainsi que du système d'appropriation des charges par les fonctionnaires — la fameuse Paulette — constituaient, on le voit, d'autres nouveautés importantes — sociales cette fois — exigées par le redressement financier. Sur ces divers points, l'accord entre les trois grands groupes d'intérêts en présence : le Roi, les Privilégiés, la Nation, aurait dû pouvoir assez aisément se faire, la raison et les Cahiers des trois Ordres y invitant les Etats-généraux dès leurs premières séances. En donnant à celles-ci pour objet, non pas d'irritantes questions de principes et de forme qui conduisaient tout droit aux conflits, mais des réformes pratiques destinées à atteindre le but suprême sincèrement voulu par tous, on rendait possible la réorganisation complète du Pays sans troubler la paix civile.

 

2 - Mais ce n'est pas tout, et la poursuite méthodique du but ainsi défini entraînait encore d'autres conséquences importantes. — En premier lieu, il fallait renoncer à mettre sur pied la nouvelle machine sans de longs efforts et comme en un tournemain. S'il était, en effet, relativement aisé d'élargir l'assiette des impôts en étendant ceux-ci à tous les citoyens, il devait être beaucoup plus long de modifier d'une manière aussi radicale leur aménagement et leur perception. Le fisc pouvait bien réclamer sans retard aux ex-privilégiés leur part des anciens impôts directs, provisoirement conservés jusqu'à la refonte du système fiscal — et il n'allait pas s'en faire faute[3] ; il devait falloir beaucoup plus de temps pour réorganiser de fond en comble l'ancienne machine à finances devenue désuète et pour faire fonctionner à plein rendement l'appareil moderne destiné à la remplacer. Lorsque, il y a quelques années, le ministère des finances a introduit l'impôt général sur le revenu, quatre ou cinq années lui ont été nécessaires pour sa mise au point. Un délai de cette importance n'eût sans doute pas été de trop dans le cas présent.

D'abord, il devait y avoir tout un travail préliminaire à accomplir avant de pouvoir passer à l'application des nouvelles taxes, et l'administration avait besoin d'un certain temps pour cela. C'est ainsi qu'en fait, pour la mobilière, qui est un impôt personnel, il lui faudra répartir les habitants entre les 18 classes imaginées par le fisc et basées par lui sur la cote d'habitation, la cote mobilière et le revenu présumé. Encore ceci pouvait-il se faire assez vite. Mais la préparation de l'impôt foncier devait nécessairement exiger de plus longs délais. On sait que l'élaboration du cadastre, indispensable pour sa levée, a pris plus de quarante années (de 1807 à 1850) et a coûté 160 millions (en francs de germinal). Pourtant ce cadastre est bien loin d être parfait. Aussi sera-t-on amené, en 1791, à tourner la difficulté. Quant au nouveau personnel fiscal, son recrutement et sa formation ne pouvaient se faire en un jour. Force était donc bien, pour le moment, de se borner à corriger et à compléter les répertoires matriciels quand ils existaient, ainsi que les plus récents rôles des paroisses, et, quant au personnel, de chercher à conserver les anciens receveurs ou employés des régies et fermes, en se contentant de leur donner de nouvelles instructions tout en renforçant leurs effectifs.

La mise au point de cette réforme, toute provisoire et après laquelle seulement on aurait dû se permettre de procéder à une refonte complète des institutions financières, devait certainement demander de longs mois. Or, tant que ces pierres d'attente n'auraient pas été toutes posées de façon à assurer, avec ces moyens de fortune, un fonctionnement satisfaisant de la machine fiscale, la Constituante ne pouvait pas songer à quitter son poste. Notre première Assemblée nationale aurait ainsi dû, pour se séparer, attendre, non pas simplement le moment où elle aurait terminé sur le papier la réorganisation définitive du Pays, ce qui pouvait se faire assez vite, mais bien celui où, pour permettre la mise en pratique progressive et nécessairement plus lente de ses décisions théoriques, l'ancienne administration, provisoirement conservée et améliorée, aurait de nouveau fonctionné de manière satisfaisante.

 

3 - Mais, pour que ce résultat pût être atteint, il était indispensable de maintenir, pendant toute cette période transitoire, l'ordre et la paix.

Et, d'abord, la paix au dehors. La guerre, de toute évidence, est une cause de déséquilibre et même de ruine pour les finances les plus saines. On devait donc se garder de toute imprudence dans la conduite de la politique étrangère. Les historiens qui veulent laver la Révolution du reproche d'avoir causé la ruine financière, monétaire et même économique du pays ne manquent pas, bien entendu, de représenter que la guerre a bientôt rendu impossible toute saine politique financière. Mais la question est précisément de savoir si cette guerre n'aurait pas pu être évitée. Or, à cet égard, si la responsabilité de la Constituante n'est pas seule à être engagée, il est évident qu'elle l'est tout au moins pour une forte part. A l'origine des causes de la lutte contre l'Europe entamée par la Législative, il y a les décisions capitales prises par l'Assemblée précédente.

En second lieu, il fallait maintenir la paix également au dedans en négociant un compromis sincère et durable entre les trois grands facteurs en présence : le Roi, les Privilégiés, la Nation, en vue de leur collaboration sans arrière-pensée à l'œuvre commune. Une trêve politique aurait donc dû être consentie de part et d'autre, et, quant aux questions irritantes, c'est-à-dire aux théories politiques, il aurait fallu les éviter avec soin pendant toute cette période de début. Une sorte d'union sacrée, comme celle qui s'est établie au début de la guerre de 1914, aurait alors pu permettre de prendre, dans le calme, les mesures qui s'imposaient. En travaillant ensemble à résoudre, en premier lieu, les questions pratiques urgentes, les représentants des divers intérêts en présence auraient appris à mieux se connaître et à s'estimer davantage. Aux conflits générateurs de haine et de guerre civile se serait substituée la méthode des compromis, car la nécessité du maintien, pendant plusieurs années consécutives, de la trêve provisoirement établie n'aurait pas manqué de se faire sentir puisque, comme nous l'avons montré, le redressement financier ne pouvait pas être l'œuvre d'un seul jour, mais devait exiger, pour le moins, ce lustre prévu dans le plan dressé par Loménie de Brienne à la fin de l'Ancien Régime[4].

Enfin — troisième condition intimement liée à la précédente — il était indispensable de maintenir l'ordre et la discipline sociale dans le pays et de remettre le peuple au travail, si l'on voulait que les réformes arrêtées sur le papier pussent passer exactement dans les faits. Aucun redressement financier n'est seulement concevable lorsque règnent l'anarchie et la confusion : les impôts ne rentrent pas, le pouvoir est désarmé et le crédit public s'effondre. Dans de pareilles conditions les plus beaux projets du monde restent nécessairement lettre morte, comme on avait pu en faire la triste expérience deux années auparavant. Si le plan quinquennal de redressement financier que Loménie de Brienne avait fait présenter à la séance du Parlement du 19 novembre 1787 par son Garde des sceaux Lamoignon avait échoué, si les données principales sur lesquelles reposait le Compte rendu au Roi de mars 1788 avaient été renversées[5], cela tenait à deux causes essentielles : le défaut de rentrée des impôts réguliers produit par l'anarchie et la faillite de l'appel au crédit dû au manque de confiance. C'est de ce double écueil, sur lequel le précédent ministère s'était brisé, que l'Assemblée nationale, appelée pour réussir là où il avait échoué, devait avant tout se garer.

Voilà la liste à peu près complète des conditions auxquelles était suspendue une restauration des finances sincère et durable. Après l'avoir parcourue, on se rend mieux compte des bienfaits qu'aurait pu apporter l'adoption du point de vue financier comme guide des réformes à entreprendre, et l'on voit mieux combien est erronée l'opinion, malheureusement trop courante, d'après laquelle il devrait être impossible de faire des réformes sérieuses sans démolir les finances, ou, ce qui revient au même, d'après laquelle on ne pourrait entreprendre la restauration complète des finances sans renoncer à toute réforme politique ou sociale : en 1789, comme nous croyons l'avoir démontré, il était, au contraire, impossible de rétablir les finances sans réformer profondément les institutions.

Ce qui explique l'erreur en question, dont se rendent le plus souvent coupables les hommes qu'aveugle la politique, c'est que la restauration des finances exige impérieusement, comme on peut s'en rendre compte d'après ce que nous venons de dire, trois choses essentielles : du temps, de la méthode et surtout de l'ordre. Mais ordre n'est pas synonyme de routine ou de réaction. Tout au contraire : l'Ordre, c'est la réforme ; l'Ordre, c'est le progrès, puisqu'il substitue un plan rationnel à un primitif désordre, et il semble bien qu'on aurait dû pouvoir, en 1789, assurer, à la fois, le progrès politique et la restauration matérielle en s'appuyant, comme nous venons de le faire voir, sur la volonté unanime d'un redressement financier véritable et définitif, pour faire accepter de tous, d'une part, la nécessité d'institutions nouvelles, et, d'autre part, celle de la concorde nationale en vue de leur élaboration.

 

II. — Possibilité de réunion des conditions techniques et politiques indispensables au redressement financier

 

Il convient maintenant, avant d'exposer l'œuvre financière de la Constituante et pour pouvoir ensuite la juger, d'examiner, chiffres en mains, si le redressement véritable et définitif dont nous venons de parler était praticable, et s'il était possible de réunir les conditions, techniques d'une part et politiques de l'autre, dont nous avons fait voir la nécessité.

 

1 - Ce qui rendait, en 1789, particulièrement grave la situation, non seulement financière, mais générale, c'était le développement sans mesure de la Dette publique. Le Pays était menacé d'étouffement par une clientèle de parasites — les rentiers — intéressés à rendre l'argent cher et les impôts élevés (pour assurer le paiement effectif et au maximum de leurs rentes), ce qui contrariait le développement des affaires, condition essentielle de la prospérité générale. Dans le Budget de 1788, la charge de la Dette — avec les Pensions il est vrai représentait 50.55% des dépenses totales de l'Etat. Quant à son montant, on peut arriver à le chiffrer avec assez d'exactitude. Mais c'est un travail compliqué dans le détail duquel nous n'entrerons pas ici[6]. En voici les résultats obtenus par deux voies différentes et qui concordent assez bien l'une avec l'autre. Au 1er août 1789, c'est-à-dire après la révolution municipale et la Grande Peur, au moment où la Constituante, toute-puissante, allait pouvoir se mettre au travail, le total des divers compartiments de la Dette — perpétuelle et viagère, à terme, flottante, indirecte, fonds d'avances et de cautionnements — s'élevait (en milliers de livres) à 3 M. 314 m. 298, d'après l'un de nos deux procédés de calcul, et à 3 M. 322 m. 207, d'après l'autre.

A cette Dette léguée par l'Ancien Régime, il faut ajouter ce qu'on appelle la Dette de liquidation, c'est-à-dire le capital des indemnités à servir par l'Etat à ceux qui devaient faire les frais de la refonte des institutions — anciens officiers de finances, de judicature et autres ; propriétaires de droits féodaux, de dîmes inféodées, de jurandes, de maîtrises, etc. —. Cette Dette de liquidation, sans y comprendre le remboursement des dettes du Clergé et des corps et communautés ecclésiastiques, peut être estimée en gros, après un travail analogue au précédent, à 1 Milliard de livres.

Essayons maintenant, à l'aide de ces données et des renseignements tirés du Compte rendu de 1788, de dresser, pour les années 1790 et suivantes, un avant-projet de Budget répondant aux exigences d'un redressement financier sincère, complet et définitif.

Le service de la première des deux dettes chiffrées ci-dessus étant prévu par le Budget-type de 1788, et celui de la seconde n'ayant pas à être assuré — les personnes à indemniser conservant provisoirement leurs charges —, il n'y a lieu de s'occuper ici que de l'amortissement des deux dettes considérées. Pour la première d'entre elles, tant du point de vue de la restauration des finances publiques que de celui du relèvement de l'économie générale, des effets très suffisants auraient été obtenus par le remboursement, sur un total de 3 M. 3, d'une somme de 2 Milliards seulement — le solde à consolider, de 1 M. 314 ou 1 M. 322 suivant le mode de calcul, devant naturellement comprendre, avant tout, les 1 M. 019 m. 500.000 livres de rentes perpétuelles. En ajoutant à ces deux Milliards d'amortissement le Milliard de liquidation, on porte ainsi à 3 Milliards le total des remboursements à opérer, ce qui, pour une durée de moins de vingt années, représente une annuité de 150 millions. Mais, comme, sur le Compte rendu de 1788, une somme de 73 m. 5 est prévue pour les remboursements, et que, d'autre part, ainsi qu'il sera dit plus loin, on aurait affecté au Budget, en vue de l'extinction de la dette de l'Etat, la plus grande partie — soit 70 millions — des revenus des biens ecclésiastiques, cela ne fait plus, par rapport au Budget de 1788 pris pour base, 150 millions de surcharge à prévoir du fait de l'amortissement, mais seulement 6 millions et demi.

Seulement, à ces 6 m. 5, il ne faut pas oublier d'ajouter, pour connaître l'effort supplémentaire à fournir par rapport au Budget normal de l'Ancien Régime, le montant du déficit porté au Compte rendu de 1788. Ce déficit, on se le rappelle, s'élevait à 169 m. 7, si l'on renonçait à toutes les recettes d'origine ancienne et à tous les expédients. Un apurement de comptes véritable aurait exigé naturellement la suppression radicale de toutes les ressources de cette nature. Cependant, en vue d'atteindre plus rapidement le but poursuivi, on pouvait se permettre de conserver provisoirement l'une d'entre elles : les 9 m. 8 du produit des Loteries que nous avons classés parmi les expédients. Le déficit se trouve ainsi ramené à 159 m. 9, et le total des suppléments de recettes à fournir par les impôts à 166 m. 4.

D'après ces données, voici quels auraient été en définitive les chiffres essentiels de ce Budget nouveau où tout l'effort est tourné vers l'amortissement et la liquidation. On pourra comparer ce schéma à celui que nous avons donné, ci-dessus, du Budget de 1788.

Dépenses totales à prévoir : 706 m. 1, dont :

367 m. 6 consacrés à la Dette, service et amortissement — y compris l'amortissement de la Dette de Liquidation, mais sans y comprendre les Pensions —, dont : 291 m. 1 (chiffre de 1788) + 76 m. 5 de supplément pour l'amortissement — ce chiffre représentant la différence entre l'annuité nécessaire, soit 150 millions, et les 73 m. 5 inscrits pour cet objet au Compte rendu de 1788 ;

et 338 m. 5 (chiffre de 1788) pour les Dépenses civiles, militaires et diplomatiques, ainsi que pour les Pensions.

Ressources correspondantes : 706 m. 1, dont :

561 m. 7 d'impôts, dont : 395 m. 3 d'impôts anciens (chiffre de 1788) et 166 m. 4 de charges nouvelles ;

64 m. 6 de produits des Domaines et Monopoles (chiffre de 1788) ;

9 m. 8 de produits des Loteries (chiffre de 1788) ;

et 70 m. sur les revenus des Biens du Clergé.

La question est maintenant de savoir s'il était possible de demander au pays, pendant vingt années consécutives, l'effort représenté par ces chiffres, c'est-à-dire de faire passer le produit des impôts de 395 m. 3, chiffre parfaitement normal pour l'époque[7] à 561 m. 7, soit une augmentation de 166 m. 4. A cette question, nous n'hésitons pas à répondre par l'affirmative en nous fondant sur les raisons que voici.

D'abord, le supplément à fournir par les contribuables n'était pas aussi grand qu'il le paraissait. Il y a lieu de tenir compte, en effet, de la réforme du mode de perception. Aujourd'hui, ces frais, qui sont inscrits au budget, représentent à peine 5% de la charge effective supportée par les contribuables. Or, bien qu'au Compte rendu de 1788 figurent des dépenses de levée atteignant jusqu'à 6,09% du total des rentrées brutes — ce qui, avec notre système actuel, aurait dû permettre de confondre ce total avec la charge des contribuables — à la fin de l'Ancien Régime, nous savons que cette dernière dépassait considérablement ce total à cause des bénéfices des fermiers et régisseurs qui venaient s'y ajouter. D'après certaines estimations, ce supplément aurait atteint jusqu'à 12,7% des rentrées brutes inscrites au budget. Celles-ci, qui, d'après le Compte rendu de 1788, étaient de 469 m. 7 — somme des impôts, domaines, monopoles et loteries — auraient ainsi représenté pour les contribuables une charge effective de 529 m. 3. Les 636 m. 1 du Tableau ci-dessus — c'est-à-dire l'ensemble des ressources qui y figurent, moins les 70 m. de revenus du Clergé — seraient donc à comparer, non aux 469 m. 7, mais aux 529 m. 3 de l'ancienne charge. L'augmentation du poids des impôts serait ainsi ramenée de 166 m. 4 à 107 m. 3.

En second lieu, l'élargissement de l'assiette devait permettre de trouver facilement ces 107 m. 3 supplémentaires sans charger davantage ceux qui avaient jusqu'alors supporté presque tout le poids des impositions. De la suppression des privilèges des membres du Clergé et de la Noblesse, le fisc attendait, à la fin de 1789, un supplément de 50 m. 6. Mais, dans le document auquel nous devons cette précision, il n'est question que des impôts directs, alors que les dispenses et les privilèges abondaient, on le sait, dans l'administration de la gabelle, du tabac et des aides. De plus, la charge des pays d'Etats n'y est nullement mise en rapport avec celle des pays d'élections, et la richesse mobilière est loin d'y être frappée à l'égal de la terre. Avec toutes ces réformes supplémentaires, il eût été facile de porter aux 107 m. 3 nécessaires les 50 m. 6 escomptés. Il s'agissait simplement de veiller à ce que les contributions fournies par les nouveaux imposés vinssent en supplément des anciennes ressources et ne servissent pas, comme la Constituante voudra malheureusement le faire en 1791, à décharger l'ensemble des assujettis primitifs. Cela devait être possible, tout l'odieux des impôts de l'Ancien Régime venant de leur mauvaise répartition plutôt que d'un excès de la moyenne des charges. On pouvait, en d'autres termes, faire de la péréquation fiscale tout en récoltant plus d'argent. Et il n'était nullement besoin pour cela de créer des impôts nouveaux, ainsi que se l'étaient imaginé Calonne et Brienne, qui avaient dû finalement renoncer à leurs projets. Alors comme aujourd'hui, la mesure paraissait comble, et, pourtant, à la condition que les charges fussent équitablement réparties, on aurait pu s'en tirer — alors comme aujourd'hui — rien qu'en faisant payer à chacun son dû.

 

2 - Mais, s'il était techniquement facile de résoudre le problème financier, si, nous, qui avons connu de bien autres difficultés, pouvons considérer celles-là comme assez aisées à surmonter, était-il seulement possible, en 1789, de réunir les conditions politiques que nous avons indiquées précédemment comme indispensables ?

En ce qui concerne la paix à l'extérieur, la situation diplomatique ne laissait pas assurément d'être inquiétante. Toutefois, il paraissait possible de tenir la France à l'écart des complications européennes. Son éclipse momentanée n'étant pas pour déplaire à ceux qui rêvaient de s'agrandir dans une autre partie du continent, on pouvait raisonnablement espérer qu'une politique de prudence et d'abstention nous assurerait la vingtaine d'années de tranquillité nécessaire à notre complet redressement. Seulement il fallait, pour cela, le concours sans arrière-pensée de Louis XVI, c'est-à-dire son acquiescement sincère à l'œuvre de réformes. En d'autres termes, le maintien de la paix à l'extérieur dépendait du maintien de la paix à l'intérieur.

Cette seconde condition était certainement plus difficile à remplir en août 1789 que trois mois plut tôt, mais elle pouvait cependant l'être encore. Si, en effet, la Constituante s'était appliquée, au lendemain du 14 juillet, à donner des gages de sa modération et à rassurer le Roi et les privilégiés ; si l'union sacrée de la nuit du 4 août avait pu être maintenue et même fortifiée ; si l'Assemblée avait écouté Sieyès, Du Pont de Nemours, Lanjuinais et tous ceux qui voulaient conserver les dîmes au lieu de les supprimer sans indemnité comme elle le fit ; si, pour l'abolition du régime féodal, elle avait agi avec circonspection et par des mesures de détail au lieu de semer l'inquiétude avec sa déclaration de principe : L'Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal placée en tête des grands décrets du 11 août ; si, surtout, elle avait maintenu un contact intime avec le Roi et empêché celui-ci de se sentir atteint par des réformes nécessaires et de s'estimer solidaire des prélats et des grands, comme il le fit dès le 5 août[8] ; si, d'autre part, pour rétablir l'ordre, elle ne s'était pas contentée de prendre un décret — celui du 10 août, pour le rétablissement de l'ordre et de la tranquillité dans le royaume —, mais n'avait pas hésité à payer elle-même de sa personne ; et si, en même temps, elle s'était gardée de déclarer ex cathedra les droits — purement théoriques — de l'homme et du citoyen pour éviter de paraître vouloir remplacer, avec son catéchisme national[9], l'antique religion de Dieu et du Roi par une religion nouvelle ; comme aussi, si elle avait évité de heurter de front les prétentions du Souverain à la conservation de son pouvoir absolu par sa discussion publique de l'irritante question du veto qu'il eût été plus sage de laisser provisoirement dans l'ombre ; alors peut-être aurait-on pu éviter la grande crise d'octobre et gagner le temps nécessaire pour faire toucher du doigt aux plus prévenus les avantages pratiques que devaient avoir pour tous, et d'abord pour la Monarchie elle-même, une refonte complète des institutions faite avec la collaboration de tous, celle en premier lieu du Monarque ; alors peut-être aussi n'y aurait-il pas eu tant de Français pour aller, au delà de nos frontières, exciter l'étranger contre la France, tandis que d'autres l'invitaient, de chez nous, à venir fouler notre sol.

Reste la troisième condition : le maintien de l'ordre social et la levée des impôts, condition capitale puisque, de cette levée, dépendait le sort de la tentative de réformes profondes sans révolution violente. Nous ne nous dissimulons pas les difficultés qui attendaient ici l'Assemblée nationale. Au moment où nous nous plaçons (août 1789), il y avait un an que les rentrées se faisaient avec la plus grande difficulté et que des troubles continuels agitaient le pays. C'est d'ailleurs cet état de choses qui avait fait pronostiquer aux observateurs étrangers l'imminence d'une Révolution et qui aussi, très probablement, avait forcé la main au Roi et à la Reine, à la fin de décembre 1788. dans l'affaire du doublement du Tiers. Les élections aux Etats et la réunion de ceux-ci avait momentanément calmé cette agitation et rendu le courage au couple royal. Mais, là-dessus, étaient survenus les événements de juillet qui constituent, non pas seulement, comme le dit M. G. Lefebvre dans l'excellente étude qu'il nous a donnée de la Grande Peur[10], un des épisodes les plus importants de l'histoire de notre nation, mais bien l'un des faits capitaux et décisifs de cette histoire. Ce sont ces événements, en effet, que nous trouvons à l'origine de la Révolution violente. Seulement ils ne doivent pas être mis tous sur le même pied et il faut distinguer avec soin entre eux.

Il y a eu d'abord la révolution municipale et l'armement des citoyens : ces faits, qui ont précédé la Grande Peur[11], n'ont rien d'anarchique ; ils ont mis simplement la force du pays tout entier derrière la représentation nationale pour assurer l'accomplissement des réformes. Il y a eu ensuite la Grande Peur elle-même, à l'origine de laquelle M. Lefebvre se refuse, avec raison, à voir aucune trace de complot : c'est un phénomène de névrose collective, d'entraînement des foules, comme il s'en rencontre, non seulement pendant la Révolution — les massacres de septembre, par exemple, n'ont, d'abord, guère été que cela —, mais à bien des époques de l'Ancien Régime[12] — la guerre des Farines, toute récente, avait eu un peu ce caractère — et même en des temps plus proches de nous[13]. Contre cette Grande Peur, il n'y avait guère autre chose à faire — puisqu'elle entraînait des populations entières dans son tourbillon — que de la laisser se calmer. Mais, après la Grande Peur proprement dite, le pays était resté dans un état d'anarchie chronique qui n'avait plus aucune raison d'être comme l'année précédente. Et c'est cet état d'anarchie spontanée, comme on l'a appelé[14], qu'il aurait fallu, à tout prix, faire cesser.

Que les paysans se soient soulevés contre les seigneurs, pendant la Grande Peur, pour se débarrasser des droits féodaux, dont l'abolition se faisait trop attendre à leur gré, cela peut encore s'admettre. Mais on ne pouvait tolérer un seul instant qu'ils refusassent à l'Etat son dû. Or, en août 1789, les impôts continuaient à ne pas rentrer et l'on employait journellement la violence contre les préposés aux contributions. D'après les détails donnés par Necker à l'Assemblée nationale le 7 août, on obligeait par la force les employés des Fermes à livrer leur sel à moitié prix dans les généralités de Caen et d'Alençon ; la contrebande du sel et du tabac se faisait ouvertement par convois en Lorraine, dans les Trois Evêchés, en Picardie. Et le mal s'étendait chaque jour : de la Picardie il gagnait le Maine ; de la Normandie le Soissonnais. A Paris, les barrières de l'Octroi, détruites en juillet, n'étaient encore pas toutes rétablies. Les bureaux des droits d'aides étaient partout pillés. Enfin, déclare Necker, l'on éprouve aussi des retards dans le paiement de la taille, des vingtièmes et de la capitation, en sorte que les receveurs généraux et les receveurs des tailles sont aux abois, et plusieurs d'entre eux ne peuvent tenir leurs traités. La force de l'exemple doit empirer journellement ce malheureux état des affaires... Devant une situation aussi alarmante, était-il possible de réagir efficacement ? Oui, à la condition de le faire tout de suite et d'y mettre toute l'énergie désirable.

De ces représentants en mission, comme la Convention en enverra plus tard en province, de ces députés armés de tous les pouvoirs et chargés, même au prix de sanglantes répressions, de faire respecter l'autorité de la représentation nationale et d'appliquer coûte que coûte ses décrets, n'était-ce pas alors le cas d'en expédier dans tout le royaume pour ramener le calme et assurer la levée des contributions, en rappelant d'abord tout le monde au devoir, mais en employant ensuite, si besoin était, la force contre les récalcitrants ? Quand on fait ce qu'il faut, on arrive à redresser les situations en apparence les plus compromises. N'avait-on pas vu, même pendant la Grande Peur, alors que des pays tout entiers étaient soulevés, la petite garnison de Belfort réussir à maintenir l'ordre dans la ville, puis maîtriser toute la campagne, depuis le Doubs jusqu'aux Vosges et de Montbéliard à Masevaux et à Thann[15] ? Maintenant que le pouvoir était passé d'une Cour impopulaire aux représentants élus de la Nation, il ne fallait pas hésiter à réprimer l'anarchie, car elle est un mauvais prélude à un travail de réformes. Sous aucun prétexte, surtout pas sous celui de la prétendue volonté des masses, on ne devait, là où la persuasion n'aurait pas suffi, reculer devant l'emploi des moyens les plus extrêmes pour faire rentrer les impôts légitimement dus.

Mais le recours à de tels moyens n'aurait sans doute été nécessaire que dans des cas très exceptionnels si l'on avait avant tout cherché, comme nous l'avons suggéré précédemment, à remettre le pays au travail. Il fallait donc s'appliquer à résorber le chômage par la remise en marche des manufactures et par l'extension aux campagnes et aux travaux agricoles de ces ateliers de charité réservés jusque-là à quelques grandes villes et à quelques occupations industrielles. Le redressement de l'économie devait être la préoccupation constante et l'un des principaux soucis du pouvoir, qui était certain d'y trouver un double avantage : d'abord, d'aider à la pacification des esprits et de permettre aux représentants de la Nation de travailler dans le calme et l'indépendance ; ensuite, d'assurer les rentrées fiscales en augmentant même leur volume, c'est-à-dire d'arriver à la convalescence financière par la voie la plus naturelle et la plus saine, celle du retour à la santé économique, laquelle, comme nous l'avons fait remarquer dans le précédent chapitre, conditionne toutes les autres. Et ceci n'était nullement impossible, en dépit des apparences. En vain objectera-t-on que la crise économique n'était guère qu'un reflet de la crise politique. En réalité elles réagissaient l'une sur l'autre et il fallait s'en prendre en même temps à toutes les deux. Quant à la difficulté de se procurer la mise de fonds préalable que suppose l'emploi en grand du système d'assistance par le travail, il ne faut pas en exagérer l'importance : le procédé de la réquisition et l'emploi à des fins rentables de la main-d'œuvre embrigadée devait permettre de la résoudre aisément. L'essentiel était de faire comprendre au pays que le bien public réclamait avant tout de lui le labeur joyeux et fécond.

Enfin l'on aurait encore favorisé l'exacte perception des impôts en apportant quelque doigté — et même aussi quelque industrie — dans l'œuvre de rénovation fiscale entreprise, car, ainsi que nous l'avons déjà dit à propos de ce que nous avons appelé le problème-clef, si les exigences financières doivent servir de guide et de frein dans la conduite des affaires politiques, les considérations politiques doivent, de leur côté, intervenir dans l'aménagement des finances. A cet égard, on aurait pu, d'abord, pour faire prendre patience aux populations, décider immédiatement quelques réformes aussi retentissantes que peu coûteuses, en se bornant, par exemple, à camoufler pour le moment les anciens impôts. Ce procédé du simple changement des dénominations consacrées par l'usage, procédé devenu classique aujourd'hui, et grâce auquel nous avons pu voir nous-mêmes la honteuse faillite successivement décorée des noms avantageux de stabilisation, d'alignement monétaire, de dévaluation, etc., n'avait-il pas déjà permis à Napoléon de rétablir les Aides, supprimées comme impopulaires par la Constituante, en les baptisant Droits réunis, puis à la Restauration de remplacer ces derniers, devenus odieux à leur tour, par les Contributions indirectes ? Il n'était nul besoin d'attendre le changement de siècle pour proclamer solennellement : Les Aides et le Tabac sont morts. Vivent les indirectes ! Inutile d'ajouter qu'on aurait dû, en même temps, s'attacher à donner l'impression que, désormais, le guide unique du pouvoir serait la justice, la justice égale pour tous, chacun devant être taxé suivant ses moyens et par des professionnels experts et indépendants.

Mais, en même temps, il fallait bien se garder, là comme en toute autre matière, de rompre brusquement avec le passé. Après tout, les impôts de l'Ancien Régime, s'ils avaient été répartis d'une manière plus équitable et levés avec moins d'inhumanité, n'étaient pas, en eux-mêmes, plus mauvais que d'autres. La proportion des impôts indirects y aurait été, au dire des théoriciens physiocrates, de beaucoup trop importante. Mais la supériorité des impôts directs est-elle si certaine ? Et n'est-on pas revenu, de nos jours, aux premiers, bien plus largement même que sous l'Ancien Régime ? D'autre part, le sel peut aussi bien faire l'objet d'un impôt que le tabac, les boissons alcoolisées, ou encore, comme, de nos jours, l'essence, par exemple. Dans tous les cas, il fallait se laisser guider, avant tout, par des motifs pratiques, au premier rang desquels la nécessité de faire rentrer tout de suite de l'argent dans les coffres de l'Etat. Il ne fallait donc pas attendre d'avoir d'abord posé les principes, puis rédigé les règlements administratifs, puis rénové le personnel de perception. Il fallait, au contraire, garder l'ancien personnel, qui était expérimenté ; se contenter de mettre au service de l'Etat ceux qui jusque-là travaillaient pour leur propre compte ou pour celui de Fermiers ou de Régisseurs ; se préoccuper en même temps de former des techniciens supplémentaires le plus rapidement possible ; se borner à supprimer partout les exceptions, les privilèges, à adopter la même règle d'un bout à l'autre du territoire ; se garder des panacées universelles comme cette subvention territoriale — l'impôt foncier —, capable de faire face à tous les besoins au dire des physiocrates, mais dont la mise au point devait exiger des années ; n'avoir aucun parti-pris d'école, ni pour, ni contre tel système d'impôts ; s'accommoder des taxes directes comme des indirectes, des contributions personnelles aussi bien que des réelles, du système de la répartition comme de celui de la quotité ; continuer, pour le moment, à faire des anticipations comme par le passé, afin de garnir le Trésor jusqu'à la très prochaine rentrée des impôts ; ne se laisser guider que par le rendement, la facilité et la promptitude de mise en route ; chercher, en somme, à réformer petit à petit ce qui existait, à reprendre en sous-œuvre l'édifice sans en ébranler les fondements ; enfin, ne pas commencer par tout détruire avant de se mettre à tout reconstruire en matériaux neufs.

Moyennant toutes ces précautions, il semble bien qu'on eût pu remplir la troisième des conditions jugées par nous nécessaires à la réussite de l'œuvre du redressement financier : la rentrée régulière des impositions avec le maintien de l'ordre et de la tranquillité à l'intérieur du pays.

 

III. — L'œuvre de la Constituante en matière de finances

 

1 - Malheureusement, on le sait, notre première Convention a suivi une méthode toute différente, et la crise financière, au lieu d'être son souci de tous les instants, n'a qu'assez peu retenu son attention, dans les débuts tout au moins. Loin de prendre elle-même en mains la grande affaire de la restauration budgétaire, elle s'est bornée d'abord à suivre Necker.

Necker, à peine rétabli dans ses fonctions (le 29 juillet), s'était tout de suite préoccupé de la détresse du Trésor. Aussitôt que le lui avait permis le règlement de la question sociale (du 4 au 6 août), le Contrôleur général était venu, dès le 7 août, pousser à l'Assemblée un premier cri d'alarme, et, pour que cet appel aux représentants de la Nation fût plus solennel, il avait eu soin de se faire accompagner par tous ses collègues du ministère. Appuyé par le Garde des sceaux Champion de Cicé qui, de son côté, s'étendit sur les désordres, la violation des propriétés, la paralysie du commerce et de l'industrie, et le mépris de toute autorité, Necker insista avec force sur la nécessité d'empêcher la contrebande du sel et du tabac, sur celle de rétablir les droits d'octroi, de faire respecter les agents de l'administration des aides dont on pillait les bureaux, d'obliger les contribuables à payer la taille, les vingtièmes et la capitation dont la rentrée subissait d'importants retards. Necker était dans son rôle et avait cent fois raison : il n'y avait pas de besogne plus urgente, plus importante que celle-là, et les députés du Tiers eux-mêmes l'avaient bien compris puisque, dès le 17 juin, ils avaient proclamé l'obligation pour tous de payer intégralement les anciens impôts jusqu'à la refonte du système fiscal, c'est-à-dire jusqu'à la fin de la session, et que, le 3 août au soir, la Constituante avait pris soin de renouveler son arrêté du 17 juin. Mais elle crut, après cela, avoir assez fait sous ce rapport, et, à la suite de l'intervention de Necker du 7 août, elle se contenta, dans les deux séances suivantes, de discuter la question d'un emprunt demandé par le ministre pour parer au plus pressé. Puis elle passa à d'autres sujets. Elle n'accorda pas d'ailleurs son emprunt à Necker sans soulever plusieurs difficultés. Scrupules de conscience : avons-nous le droit d'autoriser le gouvernement à lancer un emprunt avant que la Constitution n'ait été établie ? Chicanes de détail : le taux de 5% est trop élevé, il faut l'abaisser à 4,5. Aussi l'emprunt échouera-t-il. Nous allons y revenir dans un instant.

Il ne faudrait pas croire cependant que la Constituante n'ait pris aucune mesure en vue d'assurer le passage de l'ancien au nouveau système et qu'aucune des suggestions que nous venons de formuler ne lui soit venue à l'esprit. Elle s'est préoccupée, au contraire, de conserver et de réparer le mécanisme existant avant de lui en substituer un autre, et elle a pris, dès la deuxième moitié de 1789, un certain nombre de mesures en ce sens. C'est ainsi que, le 25 septembre 1789, elle créait l'impôt de supplément ou supplétif, qui astreignait tous les privilégiés au paiement de la taille, des accessoires et de la capitation pour les six derniers mois de l'année en cours[16], tandis qu'elle ordonnait l'établissement, pour 1790, d'un second cahier des vingtièmes sur lequel devaient être portés tous ceux qui ne figuraient pas sur le premier, et les rôles de l'impôt supplétif du deuxième semestre 1789, ainsi que les seconds cahiers des vingtièmes de 1790 serviront de base, en mai 1791, pour l'estimation du produit à attendre de la Contribution foncière et mobilière[17]. De même, lorsque la Constituante supprimera, les 21-22 mars 1790, tous les impôts de consommation : gabelles, droits sur les cuirs, savons, etc., elle prendra la précaution d'en ajouter provisoirement le montant aux impôts ordinaires sous le vocable d'impôts de remplacement. Une autre mesure de conservation, également utile et dont il faut louer l'Assemblée nationale, est le décret du 30 janvier 1790 qui maintint provisoirement en fonctions l'ancien personnel fiscal des receveurs particuliers et généraux afin d'éviter toute secousse dangereuse, toute interruption au milieu d'un exercice, et enfin toute lacune dans les recettes. Dans le même esprit, la Constituante s'est adressée aux Commissions et Bureaux intermédiaires des Assemblées provinciales pour diriger les municipalités dans la formation des nouveaux rôles à établir dès la fin de 1789 pour l'impôt supplétif que nous venons de mentionner et pour la Contribution patriotique, décrétée le 6 octobre, dont il sera question plus loin[18].

Malheureusement toutes ces mesures, excellentes en elles-mêmes, ne furent prises que sur le papier. On imagina bien la tâche à accomplir, et, en tant qu'il ne s'agissait que de règles à poser, tout le nécessaire fut fait. C'est ainsi que le principe de la proportionnalité de l'impôt fut solennellement énoncé à plusieurs reprises : d'abord dans le grand décret du 4 au 11 août abolissant le régime féodal, dont l'article 9, en supprimant tout privilège pécuniaire, ordonne, pour l'avenir, le paiement proportionnel de toutes les contributions, même pour les six derniers mois de l'année d'impositions courantes ; ensuite dans l'article 13 de la Déclaration des Droits, adopté le 22 août, qui proclame que la contribution commune... indispensable... doit être également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés ; enfin, et en vertu d'un décret du 7 octobre, dans les dispositions fondamentales de la Constitution même où le principe en question figure au titre Ier, sous le n° 2, parmi les droits naturels et civils garantis par la Constitution. Mais il ne suffit pas de proclamer des principes. Il faut vouloir avec énergie qu'ils soient appliqués, et, ici, nous allons avoir malheureusement à constater la carence complète de l'Assemblée nationale.

Nous suggérions plus haut que, devant la gravité des événements, celle-ci aurait dû envoyer en mission un certain nombre de ses membres dans les départements avec pleins pouvoirs pour assurer l'exécution effective et rapide de ses décrets[19]. Elle n'y songea même pas. Aussi toutes les mesures conservatoires qu'elle avait pu prendre restèrent-elles lettre morte. Grâce à la thèse assez récente, fruit d'un immense travail, de M. R. Schnerb sur les Contributions directes à l'époque de la Révolution dans le département du Puy-de-Dôme[20], thèse dont toute la première partie (96 pages) est consacrée à La fin des impositions directes de l'ancien régime 1787-1791, nous pouvons revivre aujourd'hui cette période si délicate du passage de l'ancien système fiscal au nouveau. Nous y voyons les populations se refuser à prendre au sérieux des corps administratifs qui remontaient à l'ancien régime[21] ; de nombreux collecteurs se dérober, de peur d'être inquiétés, ou ne rester en fonctions que pour agioter[22] ; les receveurs particuliers, déjà en butte à l'animosité des Constituants, être décriés par les contribuables[23] ; la Commission intermédiaire de la province se sentir débordée par le mouvement municipal[24], etc. Pendant ce temps, les municipalités nouvelles étaient divisées sur la manière de former les nouveaux rôles, et elles se contentaient, ou bien de dénoncer les anciens comme un tissu d'injustices criantes, ou bien de remplacer lesdites injustices par d'autres tout aussi criantes, à moins, comme cela arriva en plus d'une occasion, qu'elles ne se laissassent intimider par certains contribuables. Bref, conclut M. Schnerb qui, par un scrupule de prudence, ne veut pas étendre son jugement aux villes : Ces incidents, parfois pénibles, prouvent que les ruraux acceptaient mal la persistance des anciens impôts[25]. On peut juger, d'après cela, de la difficulté que durent rencontrer les autorités départementales, après leur installation vers le milieu de 1790, pour mettre en route les impôts nouveaux. Nous saisissons là sur le vif les causes de cette déplorable rentrée des impositions jusque vers la fin de 1791, que nous avons constatée et pu chiffrer nous-même mois par mois en dépouillant, pour nos travaux personnels, les comptes du Trésor pendant cette période initiale de la Révolution. Et nous nous rendons ainsi mieux compte combien il eût été préférable, au lieu de vouloir brusquement changer de fond en comble tout l'appareil fiscal, de conserver, en le perfectionnant, l'ancien système, qui aurait pu durer encore quelques années, le temps de remonter la machine nouvelle et de la mettre en état de fonctionner sans à-coups[26].

Seulement, dans l'état où se trouvait le pays à la suite de la Grande Peur, il fallait, comme nous l'avons dit, intervenir énergiquement pour faire respecter la loi. Comme le montre M. Schnerb, les privilégiés, eux, ne résistèrent pas[27] : ils acquittèrent l'impôt supplétif qu'on leur réclamait. Par contre, parmi leurs concitoyens, trop nombreux furent ceux qui attendirent de la Révolution une licence absolue et l'abolition de toute prestation. Aussi pouvait-on se demander quand les corps élus parviendraient à imposer à toutes ces gens le respect des lois et la notion du devoir fiscal[28]. Certains impôts d'ancien régime, surtout les taxes indirectes, étaient aussi impopulaires que la Dîme ou que les droits féodaux. Les documents abondent qui prouvent la violence des sentiments populaires à cet égard : refus de paiement, émeutes, destruction des bureaux d'octroi, etc. Il est certain que l'impunité des individus responsables des excès de la Grande Peur — qui a été, en réalité, une première et grande Terreur — a beaucoup fait pour encourager les éléments troubles à la résistance. M. Schnerb juge irrémédiables les événements de l'été 1789. Irrémédiables, une fois accomplis, oui, peut-être. Mais, inévitables au début, que non pas ! Pour empêcher l'anarchie de s'installer, les représentants de la Nation auraient pu faire beaucoup. Malheureusement ceux-ci ont failli à leur devoir qui était de redresser la situation, à quelque prix que ce pût être. L'Assemblée devait déployer à cet effet d'autant plus d'énergie que les événements étaient plus graves. Au lieu de cela, qu'a-t-elle fait ? M. Schnerb lui-même nous le dit : Dès le mois de mars 1790 [elle] cherche, suivant sa méthode habituelle, à ménager les intérêts en présence ; elle supprime les droits détestés, et elle en porte le montant en addition sur les rôles des impôts directs de 1790. Mais les contribuables, se jugeant lésés, opposent la force d'inertie à toutes les tentatives faites pour lever cet impôt de remplacement, et leur obstination finira par triompher.

Ainsi la Constituante a fait preuve, à l'égard des populations sorties de la légalité, d'une faiblesse et d'une complaisance frisant la complicité. En même temps, elle a témoigné de la plus complète apathie vis-à-vis du ministre des Finances, qui n'est jamais parvenu à lui faire partager ses angoisses. En vain, ce dernier multiplie-t-il ses exhortations : le 14 novembre, il croit un instant être arrivé à la faire sortir de son indifférence ; il doit bientôt déchanter[29]. Les embarras du Trésor laissent l'Assemblée plutôt froide, surtout à partir du moment où, pour ce genre de maux, elle croit avoir trouvé l'universelle panacée : l'assignat.

 

2 - Comment la Constituante, qui avait, comme tous les Français, l'horreur du papier-monnaie, en est-elle arrivée là ? C'est ce qu'il nous reste à dire brièvement bien que l'agencement complet du système n'ait pas été terminé en 1789, le décret instituant l'assignat-monnaie ayant seulement été pris le 17 avril 1790. Mais toutes les grandes lignes du plan de redressement avaient déjà été tracées avant le 1er janvier 1790, et il n'y aura plus moyen, à partir de ce moment, de s'écarter de la voie, librement choisie l'année précédente, et qui conduira fatalement à l'inflation et à la faillite monétaire. Comment a-t-on donc été amené, en 1789, à s'engager sur la pente fatale ? Comment l'Assemblée nationale a-t-elle pu se laisser aller à rendre presque inévitable le recours à ce prétendu remède dont, ni elle, ni le pays ne voulaient à aucun prix ?

C'est parce que, comme beaucoup d'assemblées élues, la Constituante, par entraînement généreux ou par surenchère démagogique, n'a pas su reculer devant certaines mesures coûteuses qui l'ont amenée à envisager le recours à une ressource exceptionnelle et immédiate, à un moyen de sauvetage désespéré. Dans la série de décrets votés, avec une véritable fièvre de réforme sociale, au cours de cette longue suite de séances commencée dans la nuit célèbre du 4 août, deux surtout étaient gros pour l'avenir de fortes dépenses supplémentaires, à savoir : la gratuité de la justice qui entraînait le salaire des juges ; et l'abolition de la Dîme qui allait mettre à la charge de l'Etat les services du culte, de l'instruction publique et de l'assistance publique. Les impôts ne rentrant presque plus[30] et les besoins augmentant sans cesse, qu'allait-on faire, en ce début d'août 1789, une fois la fièvre de l'Assemblée tombée, et la Grande Peur du Pays dissipée ?

Sur la proposition de Necker à la séance du 7 août[31], on songe d'abord à ouvrir un emprunt. Il est fixé, le 9, à 30 millions à 4,5%. Mais, sur ces 30 millions, il n'y en a encore, le 27 août, que 2 m. 6 de souscrits. Alors, on le porte à 80 millions, mais en stipulant que l'intérêt sera porté à 5% et que les souscriptions seront versées, moitié en argent, moitié en effets publics. C'est l'Emprunt national de septembre 1789 dont le quart à peine fut couvert en espèces avant la fin de l'année[32].

La confiance, on le voit, était bien morte. Et, pourtant, que n'avait pas fait l'Assemblée pour essayer d'en ranimer le feu aux trois quarts éteint ? Ce n'est pas une seule fois, mais à trois reprises successives, qu'elle avait pris solennellement sous sa sauvegarde les créanciers de la Nation : le 17 juin, le jour même de sa constitution, après avoir consenti provisoirement à la levée des anciens impôts, en mettant dès à présent les créanciers de l'Etat sous la garde de l'honneur et de la loyauté de la nation française ; le 13 juillet, à la suite de sa déclaration que les ministres éloignés emportent avec eux son estime et ses regrets, en proclamant que, la dette publique ayant été mise sous la garde de l'honneur et de la loyauté française... nul pouvoir n'a le droit de prononcer l'infâme mot de banqueroute... [ni] de manquer à la foi publique ; le 27 août enfin, après avoir décrété le principe de l'Emprunt national de 80 millions, en décidant encore, pour rassurer les créanciers de l'Etat contre la crainte d'une réduction quelconque de la Dette, qu'elle renouvelait et confirmait les arrêtés des 17 juin et 13 juillet par lesquels elle a mis les créanciers de l'Etat sous la sauvegarde de l'honneur et de la loyauté française.

Hélas ! les Constituants n'oubliaient qu'une chose, c'est qu'on prête seulement aux riches — ou à ceux qui en prennent l'apparence. Mais la formule de Calonne n'était plus de mise, et, en 1789, l'unique ressource de l'Etat français pour retrouver du crédit, était de montrer d'une manière incontestable qu'il pouvait parfaitement s'en passer.

Or le moyen d'administrer cette preuve était de faire rentrer les impôts, de les faire rentrer de gré ou de force, et d'employer ensuite judicieusement leur produit. L'échec du plan de Loménie de Brienne de novembre 1787[33], qui reposait sur une série d'emprunts successifs à contracter pendant cinq années consécutives, écartait pour longtemps le système, par trop commode, qui consiste à creuser un grand trou pour en boucher plusieurs petits. Il n'y a pas d'appel au crédit possible sans la confiance, et celle-ci n'existait pas plus sous la Constituante que du temps du ministère de Brienne parce que les impôts ne rentraient pas mieux ou même rentraient plus mal encore. L'insuffisance des rentrées fiscales pour couvrir les dépenses engagées, voilà la seule explication de la persistance des capitalistes dans l'abstention. Tout dépendait donc finalement de la reprise des recouvrements, c'est-à-dire du retour à l'ordre.

Mais l'Assemblée n'osa pas mettre à la raison les agitateurs qui entretenaient les troubles à Paris et en province. Elle préféra faire appel à la bonne volonté des Français, à leur civisme, et ce fut la fameuse Contribution patriotique ou du quart du revenu décrétée le 6 octobre[34]. Cette sorte d'impôt sur le revenu, qui n'était pas du quart du revenu mais, en fait, du 8,33% de celui-ci seulement[35], et qui était d'ailleurs plutôt présenté comme un emprunt que comme un impôt[36], aurait dû fournir, au bas mot, 200 millions chaque année pendant les trois années de son application. Mais, comme il était volontaire — c'est-à-dire que les déclarations des revenus étaient laissées au bon vouloir des contribuables —, il ne produisit d'abord que 7 millions dans les trois derniers mois de 1789, et 2 millions et demi dans les quatre premiers mois de 1790[37]. Il fallut le décret du 27 mars 1790 ordonnant la taxation d'office en l'absence de toute déclaration pour augmenter les rentrées dont le total effectif, au bout de plus de trois ans, devait à peine faire 115 millions au lieu des 600 à 1.200 qu'elles auraient dû atteindre si la Contribution avait été sérieusement appliquée[38].

 

3 - Ces résultats déplorables n'empêchaient pourtant pas la Constituante d'engager pendant ce temps des dépenses nouvelles, comme le montrent le gonflement du Budget, qui passe de 629 m. 628 [chiffre tiré du Compte rendu de mars 1788[39]] à 728m.394 de dépenses effectives dans l'exercice 1er mai 1789 - 30 avril 1790[40], ce qui fait à peu près le sixième en plus, — et celui du Déficit, qui s'élève, d'une époque à l'autre, de 126 millions (chiffre minimum)[41] à la somme de 437 millions[42], soit trois fois et demie le premier de ces deux chiffres.

Par ces résultats d'une année seulement de gestion des finances publiques, on peut porter un jugement sur celle-ci. En vain Necker, aux abois, cherche-t-il pendant ce temps à combler le trou sans cesse élargi, en engageant la vaisselle royale, ce qui ne lui rapporte que 14 m. 256[43], et en faisant argent de tout[44] : il est obligé d'en revenir au système classique des anticipations, cependant abandonné en 1788, et par lequel il engage d'avance une partie du produit des impôts d'avril 1790 à mai 1791[45]. Mais, même avec ce renfort, qui ne monte pas à moins de 220 m. 772.052 livres — plus du quart du Budget total — ce dernier n'est pas équilibré, et il faut, pour y arriver, puiser encore près d'une centaine de millions dans la Caisse d'Escompte[46].

Cependant ces divers expédients n'avaient permis d'atteindre le 1er janvier 1790 qu'en laissant dormir momentanément les promesses si inconsidérément faites par l'Assemblée nationale aux créanciers de l'Etat. Ceux-ci, par trois fois rassurés sur l'honneur et la loyauté de leur débiteur, n'avaient pas plus lieu d'être satisfaits à la fin qu'au milieu de l'année 1789 : les paiements des rentes sur l'Hôtel de Ville — Perpétuelles, Tontines, Viagères — restaient à peu près suspendus comme ils l'étaient depuis la fin de 1788, et, en janvier 1790, on en sera encore sous ce rapport à la lettre J du 2e semestre de l'année 1788. Donc, près d'un an et demi de retard ! Or, on ne voulait pas mécontenter les rentiers, c'est-à-dire les électeurs. Aussi, au lieu de tirer de l'expérience de la Contribution patriotique la leçon qu'elle comportait : il n'y a pas de contribution sans contrainte, persista-t-on à vouloir emprunter — sous la seule forme désormais possible, celle du soi-disant emprunt à la circulation.

 

4 - C'est ainsi qu'on en est venu à l'assignat. Oh ! sans doute, le papier-monnaie n'a pas été installé tout de suite On a d'abord songé —voir le rapport de Montesquiou à la séance du 26 septembre 1789 — à contracter un emprunt effectif — c'est-à-dire qui serait sûrement couvert celui-là — en donnant pour garantie, pour hypothèque une masse des biens du Clergé suffisante pour obtenir l'argent nécessaire. Cependant, si l'on devait vendre d'un seul coup tous ces biens, la vente n'en serait guère aisée. Aussi pense-t-on un moment — à cette séance du 26 septembre, puis à celle du 29 — à l'argenterie des églises. Mais, dès le 1er octobre, il est de nouveau question des biens du Clergé et, pour en faciliter la vente éventuelle, on projette de gager des billets sur ces biens. Après le décret du 6 octobre instituant la Contribution patriotique, l'idée est reprise, dès le 10, par Talleyrand, et, le 12, par Mirabeau. C'est alors la grande discussion sur les Biens du Clergé, qui durera du 13 octobre jusqu'au 2 novembre et se terminera par le fameux décret du 2 novembre 1789 mettant les Biens de l'Eglise à la disposition de la Nation.

Ceci n'est toutefois encore qu'un simple décret de principe. Dans ce domaine, comme dans tous les autres, la Constituante commence par adopter d'abord une idée. Elle n'en tirera que plus tard les conséquences pratiques. Mais, de la ressource, créée le 2 novembre et qu'elle tient pour le moment en réserve, elle va bientôt être amenée à tirer parti par le manque de tout autre moyen de financement. Devant l'insuccès de la Contribution patriotique, venu après la déconvenue de l'Emprunt national, qui a lui-même suivi l'échec complet du premier emprunt, celui de 30 millions lancé le 9 août, elle n'hésite plus. Ce sont alors les grands décrets du 19 décembre 1789 sur la Caisse d'Escompte et la Caisse de l'Extraordinaire, ainsi que pour la vente de 400 millions de biens du Clergé, sur lesquels on gagera tout de suite une masse de billets équivalente. Ces premiers billets ne sont pas encore les assignats véritables, et il faudra attendre le décret du 17 avril 1790 pour avoir l'authentique papier-monnaie. Même à cette date, d'ailleurs, la Constituante ne voudra pas convenir qu'elle recommence les errements funestes qui ont conduit la France à la ruine sous la direction de Law : ces morceaux de papier ne sont-ils pas gagés sur de la terre aussi solidement que sur de l'or ? Mais il s'agit bien de gage quand on émet des signes en surabondance ! Il y avait déjà en circulation au début de 1789 pour plus de 2 milliards, peut-être pour 2 milliards et demi de numéraire, quantité plus que suffisante pour assurer toutes les transactions : n'a-t-on pas pu se demander si la hausse du coût de la vie à la veille de la Révolution n'était pas due à la surabondance des signes — pourtant frappés, ceux-là, sur de l'or et sur de l'argent ? Or, à ces signes, on va en ajouter brusquement pour des centaines et des centaines de millions ! Car, chaque jour, les besoins de l'Etat augmentent, et l'on profite de l'aisance de la Trésorerie — le terme d'aisance employé ici est une aimable litote — pour tout payer à la fois : un mois après le décret du 17 avril 1790 on paie en même temps deux semestres à l'Hôtel de Ville ; puis on paiera de même, un an plus tard, les traitements du Clergé de 1790 et ceux de 1791 ; on décide de rembourser toutes les anticipations le jour même où l'on s'interdit d'en créer de nouvelles (par le décret du 17 avril 1790) ; on paie rubis sur l'ongle toutes les pensions, toutes les indemnités de ceux dont la Révolution a supprimé les sinécures. Bref, les dépenses montent, montent..., alors que les impôts rentrent toujours aussi misérablement et qu'on laisse les revenus des Biens du Clergé tomber à rien[47]. La différence est comblée par l'assignat, d'abord simple expédient momentané destiné à franchir un cap difficile, mais qui devient vite, et de plus en plus, un moyen de facilité, de richesse, d'opulence... Malheureusement, si les assignats sont vite créés, s'ils entrent rapidement et en foule dans la circulation, ils sont plus lents à en sortir ; on n'en peut brûler qu'un nombre restreint. En mars 1792, il y en aura pour plus de 2 milliards de créés, pour moins de 1 milliard de brûlés. Il en reste donc pour plus de 1 milliard entre les mains du public à côté de 2 milliards — chiffre déjà excessif — de pièces de monnaie. Conséquence : les 100 livres d'assignats à cette époque ne valent plus que 59 livres en numéraire. Et, un mois plus tard, éclatera la guerre qui, en opposant la Révolution à l'Europe entière, entraînera des dépenses incomparablement plus grandes que toutes celles jusqu'à ce moment engagées.

C'est alors qu'on pourra juger la conduite de la Constituante en matière de finances. Immense a été son effort, dans ce domaine comme dans tous les autres. Malheureusement, trop hâtif fut son travail de rénovation des institutions et de liquidation du passé — générateur des dépenses, tandis que restait trop lente, trop méthodique et trop compassée son œuvre de réorganisation des impôts et de la perception — productrice des recettes. L'Assemblée a repoussé bien loin d'elle le seul moyen qui aurait pu amener un redressement véritable : l'adoption d'une attitude énergique vis-à-vis des contribuables. Elle s'est trop préoccupée des rentiers, avec lesquels l'Ancien Régime ne faisait pas tant de façons, et qui ne s'étaient jamais gênés, eux, envers l'Etat pour lui imposer, quand ils le pouvaient, des intérêts usuraires. Elle s'est laissée prendre aux grands mots par lesquels elle les avait solennellement rassurés, et ainsi, dupe d'elle-même, à la brutale suppression de quelques quartiers, c'est-à-dire à la banqueroute franche et ouverte, elle a préféré l'hypocrite acquittement des dettes de l'Etat en une monnaie qu'elle a cru excellente, mais dont la valeur ne pouvait que fondre. En vérité, où peut-on mieux que dans sa politique financière saisir l'absence de tout sens pratique des Constituants, ou, pour mieux dire, leur dédain suprême des réalités, leur mépris total de l'arithmétique terre-à-terre ?

 

IV. — Critique de l'œuvre financière de la Constituante

 

1 - D'après ce rapide résumé, on peut se rendre compte combien la politique financière de la Constituante est loin de celle dont nous avons essayé de tracer l'esquisse. Dès le début, l'Assemblée annonce qu'elle prendra son temps et qu'elle travaillera méthodiquement : les anciens impôts devront être perçus comme par le passé, dit le décret du 3 août au soir, jusqu'à ce que l'Assemblée les ait remplacés par d'autres impôts plus justes et moins susceptibles d'inconvénients. On va donc bâtir sur de nouveaux frais. Mais, en attendant, malgré la décision du 3 août, on laisse s'écrouler l'ancienne bâtisse. Et ces autres impôts plus justes que la Constituante annonce, elle mettra un temps infini à les établir ; elle ne les arrêtera qu'après mûre réflexion.

Pourtant, seront-ils vraiment si différents que cela des anciens ? Il n'y paraît guère. La contribution foncière, qui est un impôt de répartition, n'est-ce pas, au fond, la taille réelle ? La personnelle et mobilière ne correspond-elle pas à la capitation et aux vingtièmes ? Seul, parmi les impôts directs, l'impôt des patentes, qui frappe le commerce et l'industrie, est nouveau — il est destiné à prendre la place des aides —. Quant aux impôts indirects, les droits d'enregistrement ne font que remplacer le droit de contrôle et de centième denier ; le droit de timbre conserve le nom même de l'ancien impôt. Tout le reste : aides, octroi, douanes intérieures, gabelle et impôt sur le tabac, est purement et simplement supprimé et ce n'est pas — réserve faite, bien entendu, pour les douanes intérieures — ce que la Constituante a fait de mieux.

Il y a bien, assurément, quelques différences de détail entre les nouveaux impôts et les anciens, et les instructions qui accompagnent chacune des lois fiscales de l'Assemblée apportent aux vieilles habitudes des simplifications intéressantes. Mais ce résultat aurait pu être obtenu beaucoup plus rapidement, et il n'était nul besoin d'attendre au 1er janvier 1791 — ou même, pour certains, au mois de février 1791 — pour proclamer le remplacement des impôts anciens par ces contributions soi-disant nouvelles[48]. Il y a eu là plus d'une année de retard pendant laquelle se sont plus fortement enracinées que jamais les mauvaises habitudes des contribuables, retard parfaitement inutile puisqu'il était de toute façon impossible de réunir d'abord, comme le voulait la Constituante, toutes les conditions du succès, le cadastre pour l'impôt foncier, et les statistiques réclamées par la contribution mobilière ne pouvant être mis au point qu'après des années de travail.

Les mêmes retards funestes peuvent être relevés dans la réorganisation de la perception qui a demandé presque autant de temps que celle du système des impôts. Entre le moment de la suppression des officiers de finances propriétaires de leurs charges et celui où les municipalités furent officiellement désignées pour lever à leur place les contributions, il s'est écoulé huit mois, pendant lesquels les premiers, n'ayant plus aucun intérêt à exercer leur métier et n'ayant pas davantage le sentiment d'un devoir professionnel à remplir puisqu'ils n'avaient pas été et ne devaient pas être transformés en fonctionnaires, se désintéressèrent de la rentrée régulière des sommes qu'ils étaient chargés de percevoir pour le compte de l'Etat. C'est ce dernier, naturellement, qui devait avoir à subir, et à subir seul, les fâcheuses conséquences de cette attitude.

 

2 - Voilà donc une première et grave faute des Constituants : la lenteur avec laquelle a été organisé le nouvel appareil fiscal. Cette faute s'explique par une autre faute : l'adoption de la monnaie de papier qui devait donner, pensait-on, tout le temps nécessaire aux réformes, et cette faute-là est inexcusable. Sans doute on peut invoquer en faveur de la Constituante des circonstances atténuantes : elle a cru sincèrement qu'en gageant ces billets sur des biens-fonds à mettre en vente, elle leur donnait une valeur réelle aussi solide que celle des pièces métalliques. Nous n'entrerons pas à ce sujet dans des discussions purement académiques, et nous nous contenterons de constater qu'en fait l'assignat-monnaie à cours forcé a été une monnaie de papier au même titre exactement qu'autrefois les billets de banque de Law. Or, s'il y avait quelque chose dont tous les Français avaient horreur à la veille de la Révolution et dont le souvenir les obsédait encore, à 70 années ou presque de distance, c'est bien l'aventure de Law. La Monarchie elle-même en avait tellement été dégoûtée qu'elle avait, depuis 1726, garanti au public une mon-nie droite et renoncé à plus jamais recourir aux manipulations monétaires. C'est même pour éviter de se créer des difficultés financières à la façon des rois faux-monnayeurs que Louis XVI s'était décidé à convoquer les Etats-généraux. Il avait préféré la réforme complète des finances et de l'Etat à la ruine de la monnaie. La Constituante, au contraire, en introduisant l'assignat, a trahi sa véritable mission. Or, l'assignat, comme on l'a dit, ce n'est pas seulement un des aspects — et l'un des moins honorables — de la Révolution, c'est la Révolution elle-même, entendez la Révolution violente. Introduire la monnaie de papier à cours forcé, c'est voler le sabre à la main, déclarera un jour à la Constituante l'abbé Maury. Rien de plus exact. C'est bien ainsi, d'une part, qu'il faut définir l'assignat : l'instrument de la violence révolutionnaire. Et c'est aussi de cette manière qu'il faut comprendre la Révolution violente : une banqueroute qu'on aurait pu, — nous l'avons fait voir — qu'on aurait donc dû, mais qu'on n'a pas su — ou peut-être pas voulu — éviter par des concordats. Seulement, le désordre monétaire a de telles conséquences que le rétablissement de la monnaie saine ne peut souvent plus se faire qu'en remplaçant le régime qui a démoli la monnaie par un régime nouveau spécialement chargé d'en établir une nouvelle. Ce n'est pas le simple hasard qui a réservé au Consulat l'honneur de substituer à l'assignat tant honni la saine monnaie de germinal.

 

3 - Une autre faute de la Constituante a été de tout sacrifier aux principes, de faire passer leur application immédiate et intégrale avant toute autre considération, en rejetant, par exemple, sans délai d'anciennes institutions qui avaient fait leurs preuves, alors qu'on n'avait sous la main rien d'équivalent à leur substituer. Ainsi, pour fournir au Trésor le volant indispensable, pour l'alimenter immédiatement alors qu'un retard dans la rentrée des impôts l'avait mis à sec, on disposait du moyen, classique sous l'Ancien Régime, des anticipations. C'était un procédé onéreux, mais fort utile. Necker put encore s'en servir pendant la deuxième moitié de l'année 1789 pour tâcher de pallier aux inconvénients redoutables de la mauvaise rentrée des impôts dont la Constituante paraissait si peu se soucier. Mais, lorsque, le 6 mars 1790, il voulut y recourir de nouveau pour gagner encore un peu plus de ce temps si précieux et que l'Assemblée nationale gaspillait inconsidérément, le Comité des Finances l'arrêta net et mit sur pied un contre-projet (présenté à l'Assemblée le 9 avril) d'où devait sortir le fameux décret du 17 avril 1790 créant l'assignat-monnaie. L'article XV et antépénultième de ce décret dévoile la véritable raison de la création de la monnaie de papier, et cette raison, c'est la condamnation par le Comité des Finances, pour des raisons de pure doctrine, du système des anticipations : aux mesures pratiques, aux procédés empiriques suggérés par le ministre des Finances, le Comité et l'Assemblée ont substitué l'assignat[49].

Un autre exemple, non moins fâcheux, de cette tendance de la Constituante à se décider en faveur de systèmes tout faits en partant d'idées préconçues plutôt qu'à se servir de moyens utilitaires d'un rendement immédiat est fourni par la préférence donnée aux contributions directes sur les taxes indirectes. Ce n'est pas, comme on pourrait le croire, pour des raisons de justice sociale que l'Assemblée nationale a condamné les impôts sur les objets de consommation, mais à cause d'une certaine conception économique toute abstraite et pratiquement erronée : les Physiocrates, alors en pleine vogue, considéraient que l'unique source de la richesse était la terre ; par conséquent, pensaient-ils, il n'y avait qu'à faire porter l'impôt sur les propriétaires de biens fonciers, et ceux-ci, pour retrouver leurs argent, élèveraient le prix de leurs produits, ce qui répartirait sur tout le monde la charge qu'ils n'auraient été qu'en apparence les seuls à supporter. Or, croyait-on, il est facile de savoir qui possède une terre et cette terre ne peut pas être dissimulée. Il est facile aussi de savoir ce que cette terre produit, et ces produits, quand, on les saisit à leur source, ne peuvent échapper au fisc, tandis qu'il est toujours possible de cacher à ce dernier des richesses anonymes, c'est-à-dire entrées dans la circulation par le commerce, et depuis longtemps isolées de leur producteur.

Malheureusement l'institution d'un système satisfaisant d'impôts directs est une chose des plus décevante. On n'avait, à l'époque, ni statistiques pour l'impôt mobilier, ni cadastre pour le foncier. Pour faire un cadastre sérieux, il aurait fallu une armée de techniciens qui manquait et un temps dont on ne disposait pas non plus. On devait donc se contenter, comme nous l'avons déjà indiqué[50], de quelque chose de très approximatif, une évaluation chiffrée sans levée de plan, telle que se la représentaient, à l'époque, tous les fabricants de projets de redressement financier, un Brémond, un de Lamerville[51] et tant d'autres, lesquels ne cessent dans leurs ouvrages de réclamer, en premier lieu, l'établissement immédiat d'un cadastre. Mais une telle entreprise n'est pas aisée à mettre au point, dès qu'on passe du domaine des généralités et de la théorie à celui des applications pratiques. C'est ce dont la Constituante devait elle-même fournir la preuve quand elle décréta, sans sourciller, que la contribution d'une propriété serait calculée sur son revenu moyen pendant quinze années[52], ce qui était pratiquement inexécutable. Quant à entreprendre la confection d'un véritable cadastre, c'est-à-dire d'un plan parcellaire, la Constituante n'y songea même pas[53].

Pour la cote mobilière, le système trop compliqué adopté par la Constituante a complètement échoué et il a dû être aboli le 29 nivôse an III : il faudra reprendre la question à plusieurs reprises et on y travaillera encore sous le Consulat. — La patente devait, elle aussi, donner des déboires analogues : supprimée en 1793, rétablie en l'an III, remaniée sous le Directoire, elle restera des années sans rapporter grand'chose. N'aurait-il pas été plus simple de conserver ce que l'on avait, en le retouchant simplement, et de donner la préférence aux impositions indirectes, d'un recouvrement toujours plus facile, au lieu de jouer la difficulté par cette prédilection pour les impôts directs qu'on avait la prétention, en même temps, de vouloir réformer entièrement, du premier coup, et sur des bases entièrement nouvelles[54] ?

 

4 - Une dernière faute des Constituants réside dans l'incurable optimisme, bien de leur époque, avec lequel ils se sont représenté le contribuable. Si la vertu, dans un pays de liberté, est indispensable au bon fonctionnement de la chose publique, elle l'est surtout lorsque sont directement mis en jeu les intérêts matériels des citoyens. Quelle abnégation ne suppose pas le paiement des impôts lorsque la levée de ceux-ci est confiée aux assujettis eux-mêmes ! L'Ancien Régime l'avait bien compris, et il avait constitué, pour assurer une bonne perception, un corps de spécialistes entraînés. Seulement, de ces techniciens, les uns étaient au service de grandes compagnies de finances, les autres, qu'employait le Roi, étaient propriétaires de leurs charges. Il y avait là deux abus à réformer. Mais le système, en soi, était excellent. Il fallait seulement supprimer l'accroc donné au principe de la technicité par l'existence de ces collecteurs, pris parmi les contribuables et chargés d'établir le rôle de la taille personnelle, ce qui leur permettait d'épargner les uns tout en pressurant les autres. Or, qu'a fait la Constituante ? Exactement le contraire. Elle a commencé par liquider, avec les offices et les compagnies de finances, tous les anciens agents de perception ; puis, après ce retard de huit mois dont nous avons déjà eu à noter le fâcheux effet[55], elle s'est décidée, par pure idéologie, à confier cette perception des impôts dans chaque commune à la municipalité même de celle-ci, c'est-à-dire qu'elle a généralisé l'exception déplorable des collecteurs. Plus que jamais, avec ce système, allait sévir dans les campagnes le règne des coqs de villages qui se taxaient avec indulgence, eux-mêmes et leurs amis, et faisaient peser toute la charge sur les autres. On avait cru que les municipalités, soumises à la réélection, sauraient éviter de telles injustices par crainte de leurs électeurs. Mais le nombre est-il toujours du même côté que la justice ? On peut en douter. A ceux qui en resteraient convaincus, nous conseillons de méditer ce passage d'une lettre du 22 août 1790 adressée par le député C. P. Maillot au maire de Villey-Saint-Etienne —village situé près de Toul — : La cessation de tous privilèges, en soumettant plus de contribuables à l'impôt, en doit [lisez : en devrait] rendre la charge moins pesante ; mais les communautés... en ont abusé pour reporter sur les ci-devant privilégiés UNE PORTION MAJORÉE de l'impôt...

 

5 - Ainsi donc, jusque dans d'humbles villages, la politique tendait à prendre le pas sur l'équité. Pour les populations tout au moins, l'impôt n'était plus ce qu'en bonne justice il doit être : un procédé d'équitable répartition des charges publiques entre tous les habitants. Il tendait — déjà ! — à devenir, au moins pour certaines d'entre elles, un moyen de redistribution des richesses. Voilà à quoi avait abouti, en fait, la Constituante, dont la préoccupation de justice et le souci exclusif de réformes d'intérêt général est pourtant incontestable, en matière de finances, comme dans tout le reste. Serait-ce donc que la Démocratie n'est qu'une belle et noble chimère, et que les individus ne profitent jamais de la liberté que pour satisfaire leurs intérêts ou pour assouvir leurs rancunes ? Qu'on se rappelle le fondement de chacun des trois systèmes distingués par Montesquieu dans l'Esprit des Lois : la crainte pour le Despotisme, l'honneur pour la Monarchie et la vertu pour la République. Va-t-il nous falloir proclamer la faillite de la Démocratie ?

Certes non. Si, malheureusement, la vertu n'est l'apanage que du petit nombre, le vice n'est, lui non plus, le propre que de quelques-uns. Pour la plupart, nous ne sommes, ni assez vertueux pour ne jamais céder, dans le secret, à la tentation, ni assez vicieux pour sacrifier, devant tous, le devoir et l'honneur à nos intérêts et à nos passions. C'est pourquoi on ne fera jamais en vain appel à haute voix aux sentiments qui élèvent l'homme. Seulement, l'administration en général, et les finances en particulier, ne se font pas sur la place publique. Elles exigent un personnel de fonctionnaires compétents dont l'honnêteté doit reposer sur le sentiment de l'honneur professionnel. La grande leçon à tirer de l'échec incontestable de la Constituante, comme de la réussite, non moins évidente, du Consulat en matière de réorganisation financière, ce n'est pas la faillite de la Démocratie, c'est la nocivité de l'emprise de la politique sur les finances, ou, si l'on préfère, la nécessité, pour rétablir les finances, de se placer uniquement au point de vue de l'intérêt de celles-ci.

Politique ou finances, il faut que l'une ou les autres ait le pas. Nous avons longuement essayé de montrer précédemment comment toute la rénovation de la France, toute sa restauration sur le plan moderne aurait pu sortir de la réforme définitive et complète des seules finances. Nous croyons avoir maintenant fait voir que la Constituante, en se préoccupant uniquement de politique sans s'inquiéter des conséquences matérielles, a complètement manqué la réorganisation des finances, ce qui, par la déception des populations, a, à son tour, compromis l'avenir de son œuvre politique. Le mot du baron Louis revient invinciblement à l'esprit quand on voit ce que devient une tentative de restauration financière, si sérieuse soit-elle, lorsqu'elle est obligée de se poursuivre au milieu de la mêlée des partis, tant au Parlement que dans le Pays, Et, inversement, les haines entre citoyens, et parfois la guerre civile, sont les fruits amers d'une politique qui, comme celle de la Constituante en 1789, sacrifie délibérément les Finances à la Politique.

 

 

 



[1] D'après F. Braesch, Finances et monnaie révolutionnaires, fascicule II. Voir les grands tableaux hors texte des pages 200 et 210. Au tableau de la page 200, s'est glissée une faute d'impression : pour les chiffres globaux de la Dette indiqués en haut du Tableau, au lieu de : Total 310.426.744. — Proportion 49,30%, il faut : Total 318.315.744. — Proportion : 50,55%.

[2] Voir F. Braesch, Finances et monnaie révolutionnaires, fascicule II, pp. 177-183.

[3] En appliquant le décret du 25 septembre 1789 dont il sera question plus loin (cf. ci-après § III, 1).

[4] Voir ci-après.

[5] Voir à la page 58 du fascicule II de notre série : Finances et monnaie révolutionnaires.

[6] Nous nous réservons de publier notre démonstration dans notre série d'études détachées en cours de publication sous le titre : Finances et monnaie révolutionnaires, Maison du Livre français, 3 fascicules parus à ce jour.

[7] Voir Marion, Histoire financière de la France..., t. I, p. 454.

[8] On sait qu'en apprenant ce qui s'était passé à la séance fameuse de la nuit du 4 août, le Roi écrivit, dès le 5, à l'Archevêque d'Arles : Je ne consentirai jamais à dépouiller mon Clergé, ma Noblesse... Je ne donnerai pas ma sanction à des décrets qui les dépouilleraient ; c'est alors que le peuple français pourrait m'accuser d'injustice et de faiblesse ! M. l'Archevêque, vous vous soumettrez aux décrets de la Providence ; je crois m'y soumettre en ne me livrant point à cet enthousiasme qui s'est emparé de tous les Ordres, mais qui ne fait que glisser sur mon âme.

[9] Expression employée par Barnave à la séance du 1er août 1789 (Moniteur, I, 262).

[10] G. Lefebvre, La Grande Peur de 1789, Paris, 1932, in-8°, 272 p.

[11] G. Lefebvre, op. cit., p. 246.

[12] Voir G. Lefebvre, op. cit., Notes bibliographiques, p. 259.

[13] En Normandie, en 1848, par exemple ; voir G. Lefebvre, op. cit., p. 246.

[14] Voir ci-après, chapitre suivant, § I, 2.

[15] G. Lefebvre, op. cit., p. 129.

[16] Impôt annoncé dès le 11 août (voir ci-dessous).

[17] Comme on le verra dans l'étude que nous proposons de donner plus tard, la Constituante, se basant sur des tableaux publiés le 1er mai 1791 par le Comité des Contributions, estimera le produit de la future Contribution foncière et mobilière à 300 millions, dont 240 pour la foncière, et 60 pour la mobilière.

[18] Voir ci-après § III, 3.

[19] Voir ci-dessus, § II, 2.

[20] R. Schnerb, Les contributions directes à l'époque de la Révolution dans le département du Puy-de-Dôme, Paris, s. d. [1933], in-8°, XLII-610 p., avec plusieurs cartes hors-texte.

[21] Schnerb, op. cit., p. 54.

[22] Schnerb, op. cit., p. 83.

[23] Schnerb, op. cit., p. 84.

[24] Schnerb, op. cit., p. 54.

[25] Schnerb, op. cit., pp. 78-81.

[26] Sur cette liquidation des impôts de l'ancien régime, voir un article de R. de Cardenal dans la revue La Révolution française, 1934, pp. 292-324.

[27] R. Schnerb, op. cit., p. 88.

[28] Schnerb, op. cit., p. 61.

[29] Voir le fascicule Ier de notre série : Finances et monnaie révolutionnaires, à la page 123.

[30] Voir ci-dessus, § II, 2, et § III, 1 in fine.

[31] Voir ci-dessus, § III, 1.

[32] Voir, à notre série : Finances et monnaie révolutionnaires, le fascicule Ier à la page 39, et, au Fascicule II, le grand tableau hors texte des Recettes du Trésor en 1789, de la page 28.

[33] Voir ci-dessus, § I, 3.

[34] Sur la Contribution patriotique, voir pp. 52-60 du fascicule Ier de notre série, ainsi que la monographie de L. de Cardenal, Paris, 1937, in-8°, 133 p., parue dans les Publications de la Commission de recherches et de publication des documents relatifs à la vie économique de la Révolution (t. VII, 1937).

[35] Voir notre Fascicule Ier, p. 53.

[36] L'article 16 du décret du 6 octobre 1789 le représentait comme une simple avance qu'on rembourserait dès l'époque où le crédit national permettrait d'emprunter à 4% en rentes perpétuelles.

[37] Voir, à notre Fascicule Ier, le tableau hors-texte de la page 28.

[38] Voir notre Fascicule Ier, pp. 52-60. On continua à encaisser encore jusqu'à l'an III des sommes provenant de la Contribution patriotique dont le produit total finira par s'élever à 134 millions. Mais, dans ce total, combien d'assignats ? et combien de coupons de rentes ? de créances sur l'État ? ou de quittances de gages ?

[39] Voir notre Fascicule II, pp. 200-201.

[40] D'après le Compte général présenté par Necker à la séance de la Constituante du 21 juillet 1790 (Archives parlementaires, 1re série, t. XVII, p. 249 et suiv.) — Le total du compte des dépenses atteint même 731 m. 122.250 livres (voir p. 258 des Arch. parlem.). Mais il faut défalquer 2 m. 728.247 liv. de bons à terme du premier Commis du grand Comptant (voir ibid., p. 259), ce qui ne laisse plus que 728 m. 394.003.

[41] Voir ci-dessus, § I, 1, le Compte-rendu au Roi de mars 1788.

[42] Chiffre exact : 437 m. 097.233. Ce chiffre est la différence entre celui des dépenses que nous venons d'indiquer : 728 m. 394.003, et celui des recettes qui est de 291 m. 296.770. — Voici comment on arrive à ce dernier chiffre : le Compte général du 21 juillet 1790 indique comme recettes totales de l'État : 827 m. 109.003 ; mais, pour pouvoir utilement comparer ses données avec celles du Compte rendu de mars 1788, il faut défalquer de ce chiffre tous les articles qui ne figurent pas à ce Compte rendu : Encaisse, Vaisselle, Contribution patriotique, etc., ainsi que, naturellement, les emprunts, comme nous l'avons fait pour l'année 1788 dans notre Tableau du § I, 1 : Compte-rendu au Roi de mars 1788. Il ne reste plus alors qu'à additionner les n° 2 à 22 de la liste des Recettes du Compte du 21 juillet 1790 (Arch. parlem., loc. cit., pp. 251-254). C'est cette addition qui donne le chiffre de 291 m. 296.770.

[43] Poste 30 de la liste des Recettes contenue dans le Tableau des Archives parlementaires, loc. cit., pp. 251-254.

[44] Voir, dans la liste indiquée à la note précédente, les postes 23 à 28, 31, 34 à 40, qui n'ont produit ensemble qu'une dizaine de millions versés directement au Trésor.

[45] Le détail des sommes ainsi mangées d'avance est donné, mois par mois, pour chacune des caisses publiques intéressées : Recettes générales, Fermes générales (Postes, Régie générale, Domaines), aux pages 253-254 de la liste des Archives parlementaires.

[46] D'après la liste des Archives parlementaires, les avances de la Caisse d'Escompte se sont élevées à 190 millions. Mais, en fin d'exercice, le 30 avril 1790 au soir, il restait en caisse une somme de 98 m. 715.000 livres. Il n'a donc été utilisé, pour arriver à équilibrer le budget, que 91 m. 285.000 livres.

[47] Voir ci-après chapitre VIII, § IV, 1, la deuxième note.

[48] Voir à la page 43 du Fascicule Ier de notre série : Finances et monnaie révolutionnaires.

[49] Voir pp. 36-38 de notre Fascicule Ier. — Grâce aux anticipations, le déficit réel, en 1789, n'avait été que d'environ 25 millions et quart (voir notre Fascicule II, pp. 51-52), et l'on n'avait utilisé que les trois quarts des 100 millions de billets de caisse empruntés à la Caisse d'Escompte (ibid., pp. 42-44). En 1790 au contraire (voir ibid., pp. 52-53), l'abandon de tout expédient de trésorerie joint à la brusque liquidation du passé (remboursement complet des anticipations anciennes et paiement intégral des rentes arriérées) entraînera l'appel de 424 millions d'assignats dont on utilisera 387 m. un tiers (ce qui fait 15, 34 fois plus qu'en 1789). Et, en 1791, il faudra réclamer pour près de 610 millions de billets, dont 536 m. 6 seront utilisés (voir, à notre Fascicule Ier, les grands tableaux hors texte annexés à la p. 14).

[50] Voir ci-dessus § I, 2, et chapitre VI, § III, 1.

[51] Les pages 89 à 94 de l'ouvrage de De Lamerville sont intitulées : Manière d'établir le cadastre des terres pour déterminer justement l'impôt territorial. Mais cadastre n'a nullement ici le sens de mesure des biens-fonds, il signifie établissement de l'impôt d'après le rendement de ceux-ci.

[52] Instruction de l'Assemblée nationale, annexe au décret des 20, 22 et 23 novembre 1790 (Duvergier, Collection complète des lois..., t. II, pp.44-45).

[53] Cependant le décret des 4 et 21 août 1791, complété par celui du 16 septembre de la même année, prévoit bien la levée des plans, mais seulement dans des cas exceptionnels. Les municipalités, la plupart du temps, devaient, pour dresser la matrice, s'en rapporter aux déclarations des contribuables.

[54] Sur cette question des tentatives des réformes des impôts directs (contribution foncière et contribution mobilière), voir l'ouvrage récent et très documenté de R. Schnerb sur La péréquation fiscale de l'Assemblée constituante (1790-1791), Clermont-Ferrand, Imprimerie générale 1936, in-8°, 115 pages, avec 11 cartes annexes.

[55] Voir ci-dessus, § IV, 1 in fine.