1789 L'ANNÉE CRUCIALE

 

CHAPITRE V. — LA CRISE DE JUILLET. LA CONSTITUANTE SOUVERAINE. LE PROBLÈME CLEF.

 

 

I. — La crise de juillet

 

1 - Ainsi, comme nous l'avons fait voir dans les deux chapitres précédents, la Révolution pacifique par compromis négocié entre les parties en cause avait échoué définitivement, le 27 juin 1789, à la suite de la longue carence, suivie d'abdication complète, de l'arbitre royal. C'est certainement jusqu'à cet échec qu'il faut faire remonter la première cause de la Révolution violente, et ce sont les événements de juin 1789 qui ont ouvert la voie à ceux de 1792, de 1793 et de l'an II.

Cependant, après la réunion des trois Ordres et la constitution de l'Assemblée nationale, tout n'était pas encore dit : l'indispensable transformation de la société et de l'Etat français pouvait encore se faire sans violence, même après la reculade du Roi et la soumission des privilégiés réduits à s'incliner par l'obstination des Communes. Il n'y a pas qu'un seul moyen de réaliser pacifiquement une Révolution comme celle qui s'imposait alors chez nous : en dehors de la libre transaction entre les intérêts opposés, elle peut encore se faire par le jeu souverain d'une seule volonté.

Cette volonté aurait parfaitement pu être celle du Roi. Nous l'avons déjà indiqué : l'œuvre de la monarchie éclairée de cette époque équivaut à une véritable révolution faite pacifiquement par en haut, sans désordres en bas ni résistances de la part des intéressés. Chez nous, la même chose aurait pu se faire sans même en appeler aux Etats-généraux — du moins en théorie, car, en fait, le prestige de la monarchie absolue était si profondément atteint que celle-ci paraissait à tous, et d'ailleurs se jugeait aussi elle-même, incapable de réussir, à elle seule, dans cette lourde tâche.

Au reste, après l'acte de faiblesse du 27 juin, la question était définitivement entendue : la décision prise ce jour-là équivalait, de la part du Souverain, à une véritable abdication, et la seule autorité qui pouvait entreprendre la Révolution par en haut était désormais l'Assemblée. Tout autant qu'un seul homme ou qu'une équipe réduite, une Assemblée peut, en effet, conduire à bien une opération de ce genre, en dehors de toute pression extérieure. Pourvu qu'elle soit dirigée par des hommes énergiques et qu'une même volonté l'anime, elle peut réaliser une grande tâche sans appeler à la rescousse le pays tout entier. Si son programme, tout en réalisant l'essentiel des aspirations communes, tient un compte suffisant des intérêts nécessairement lésés par la réforme, s'il constitue, en d'autres termes, un véritable compromis analogue à celui qui aurait pu être obtenu à la suite de négociations, rien ne s'oppose à ce que la Révolution s'accomplisse d'une manière tout aussi pacifique par cette voie que par l'autre.

Et c'est bien ce que la Constituante essayera de faire depuis la mi-août 1789 jusqu'au début de février 1790, dans cette période où seront prises les grandes décisions qui engageront tout l'avenir. Seulement, entre l'échec, le 27 juin, de la tentative de compromis négocié, et le début, en août, de celle de compromis imposé, c'est-à-dire entre les deux essais d'arbitrage, le premier par le Roi, et le deuxième par l'Assemblée, vient se placer la grande crise de juillet, pendant laquelle le peuple seul occupe toute la scène, dont il chasse, pour un moment, tous les autres acteurs.

 

2 - Cette crise de juillet, c'est déjà — et en plein — la Révolution violente, la Terreur. Seulement, comme elle est séparée de la Terreur proprement dite par trois années entières, d'un calme relatif, elle ne doit en être considérée que comme le prélude.

L'importance de ce prélude est capitale pour l'histoire de la Révolution : sans lui, en effet. l'inévitable transformation aurait été ajournée une fois de plus. La responsabilité de la crise incombe entièrement au Roi : la concentration de troupes autour de la capitale — sous prétexte de protéger les approvisionnements de celle-ci — et le renvoi de Necker, c'est-à-dire la brusque substitution par Louis XVI de la politique de résistance et de force à celle de faiblesse et de capitulation, ont seuls amené la foule à intervenir pour trancher le débat entre le souverain et l'Assemblée. Quant au caractère de l'événement, il est double : à la fois politique et social. Cette brève mais violente secousse a répondu aux désirs ardents des ennemis des deux sortes de despotisme, le féodal comme le ministériel, mais elle y a répondu en deux temps : on a eu d'abord la Révolution politique de la semaine du 14 juillet, et ensuite la Révolution sociale, pendant la deuxième moitié de ce mois et jusqu'à la nuit du 4 août.

De ces deux Révolutions, c'est la Révolution politique qui a surtout attiré l'attention : le 14 juillet est devenu notre fête nationale, et non pas le 4 août. Pourtant, le second de ces deux mouvements est celui qui, pour la grande majorité des Français d'alors, a eu l'importance la plus grande.

Ce n'est pas, en effet, la Révolution politique qui intéressait le plus le peuple au mois de juillet 1789. Si Necker, qui était loin d'être l'ennemi irréconciliable des prérogatives royales, n'en était pas moins son idole, c'est que, comme nous l'avons déjà indiqué, il avait, sur la question sociale, nettement pris position, sinon en faveur de l'abolition immédiate des Ordres, du moins pour la suppression de la taille, de la corvée, et, en général, de toutes distinctions de naissance autres que celles purement honorifiques. Et c'est, avant tout, l'horreur des différences sociales héréditairement transmises et non basées sur le seul mérite qui animait la foule parisienne aussi bien que le peuple des campagnes. La date de la grande délivrance, pour la nation française, n'a donc pas été le 14 juillet, révolution avant tout politique dans son principe, mais la fameuse nuit du 4 août, au cours de laquelle ont été consacrées les conquêtes de la Grande Peur.

Du 12 au 14 juillet 1789, le peuple de Paris s'est soulevé et est monté à l'assaut de la Bastille simplement pour obliger le Roi à rappeler un ministre populaire et à cesser de menacer l'Assemblée, tout comme il envahira les Tuileries, le 20 juin 1792 uniquement pour le forcer à reprendre les ministres patriotes et à laisser se constituer sous Paris le camp des fédérés départementaux, antidote de la garde suisse. Le succès n'a pas été le même dans l'un et dans l'autre cas. Il n'empêche que, dans l'histoire générale de la grande Révolution, l'une et l'autre de ces deux journées occupent une place analogue et qu'elles doivent être considérées, aussi bien l'une que l'autre, comme de simples levers de rideau par rapport aux événements décisifs, lesquels ont été, d'une part, la Révolution sociale de la deuxième moitié de juillet 1789, et, de l'autre, la Révolution antimonarchique du 10 août 1792.

Mais, si ce deuxième temps de la crise de juillet, c'est-à-dire la destruction du régime féodal par la Grande Peur, a bien dû sembler aux contemporains en être le moment capital, c'est la première partie du drame, celle du 14 juillet, qui en constitue quand même, en soi et pour l'avenir, l'acte décisif. D'abord, en effet, sans la prise de la Bastille, la célèbre nuit du 4 août n'aurait pas eu lieu. Et puis, dans cette crise d'une semaine (du vendredi 10 au vendredi 17 juillet), on peut voir tant de choses différentes ! Elle n'est pas simple, en effet, comme celle qui suivra. La Grande Peur et la séance du 4 août n'ont renversé que le despotisme féodal. Au 14 juillet, on a démoli bien d'autres choses que le despotisme ministériel.

En premier lieu, en obligeant le Roi à reprendre, malgré lui, le ministre qu'il venait de renvoyer et à cesser ses intrigues contre une Assemblée qu'il se proposait de chasser, la Révolution du 14 juillet a mis fin, bien moins au despotisme ministériel qu'au despotisme tout court, c'est-à-dire au pouvoir souverain d'un seul. Elle ne s'est même pas contentée de partager ce pouvoir entre le Roi et l'Assemblée : elle a placé, en fait, celle-ci à la place de celui-là, comme nous le montrerons tout à l'heure. Elle a donc été beaucoup plus loin qu'il n'était primitivement prévu, dans la voie de l'affranchissement.

Ensuite, par ce qu'elle promet, par ce qu'elle symbolise, la journée du 14 juillet a une importance plus considérable que toute autre. En promenant à travers les rues de la capitale les prisonniers de la Bastille arrachés à leurs cachots, le peuple des faubourgs est apparu au monde comme ayant brisé à jamais et pour l'humanité toute entière ce qu'on appelait alors les chaînes de l'esclavage. La chute de la vieille forteresse a symbolisé aux yeux de l'univers l'affranchissement de l'individu après des siècles de tyrannie, sa délivrance des griffes de l'Etat. C'est la fin d'une longue période d'autorité, d'une autorité dont le poids avait fini par sembler intolérable ; c'est le début d'une ère de liberté pleine de promesses infinies...

Enfin, la Révolution du 14 juillet, outre la soumission de Louis XVI et la ruine de l'absolutisme, a encore produit la constitution de la Commune et celle de la Garde nationale de Paris, et, en cela, cette journée mémorable rappelle à nos souvenirs un très antique passé en même temps qu'elle annonce un avenir encore très éloigné.

D'une part, en effet, la nouvelle Commune de Paris, cette Commune qui traite d'égal à égal avec le monarque, qui invite ce dernier à quitter son château de Versailles et à lui rendre visite pour un échange de civilités et de protestations d'amour réciproque, fait invinciblement songer à ces Communes jurées du moyen âge, constituées comme celle-ci à la suite d'une révolte, et qui passaient avec leur seigneur un contrat régulier à l'instar de tel noble vassal dont elles étaient arrivées, grâce à la solidarité de leurs membres, à constituer l'équivalent de puissance. L'adoption de nos trois couleurs nationales au 14 juillet rappelle, on le sait, l'union scellée ce jour-là entre la Royauté, dont la teinte était le blanc, et la Ville dont les armes étaient de bleu et de rouge. Mais cette union, on le sait aussi, devait être toute éphémère, et, en fait, le 14 juillet a été le point de départ d'un long conflit de quatre ans, celui qui mettra aux prises plus d'une fois jusqu'à la journée du 9 thermidor le pouvoir central de la France et la Commune de sa capitale, ressuscitant ainsi à plusieurs siècles de distance l'antique rivalité du Seigneur-Roi le roi de France était en même temps le seigneur de l'Ile-de-France — avec sa bonne Ville de Paris.

D'un autre côté et en même temps, la formation de la Commune de Paris, en juillet 1789, annonce et prépare une histoire toute nouvelle. C'est d'abord, évidemment, le point de départ d'une longue tradition révolutionnaire qui persistera dans notre capitale pendant tout le XIXe siècle, et dont les plus éclatantes manifestations seront celles de juillet 1830, de février 1848 et de mars 1871. Mais surtout — chose à laquelle on ne prend en général pas garde — elle a réalisé pour la première fois, d'une manière bien fugitive il est vrai, un état de choses tout à fait original, auquel personne, ni chez nous, ni ailleurs, n'avait encore songé, et qui pourra être présenté beaucoup plus tard, par certains, comme la formule même de l'avenir. Si, en effet, dès le lendemain de la prise de la Bastille, la Commune de Paris n'a pas tardé à prendre la forme bourgeoise des Communes jurées du moyen âge, il y a eu, au moment même de l'action et pendant quelques heures encore après elle, un court instant où tous les citoyens, sans considération de fortune ni de situation sociale, ont pu se saisir des armes et obtenir voix au chapitre. Et c'est ici que la crise parisienne du 14 juillet rejoint la crise provinciale de la deuxième moitié du mois.

Ce mouvement d'affranchissement général, en effet, s'il a bientôt été jugulé dans la capitale, s'est de proche étendu à l'ensemble du territoire, sous la forme de cette vague irrésistible de révolte, de cette lame de fond, qui a secoué tout l'édifice social, et dont l'histoire a conservé le souvenir sous le nom de Grande Peur. A la place de l'ancienne France subitement balayée par l'émeute, il n'y a plus eu, pendant quelques jours, qu'une poussière de Communes, toutes égales, toutes démocratiques, toutes en armes, et qui, restant toutes autonomes, paraissaient simplement placées sous l'égide de la plus grande d'entre elles, sœur aînée d'une innombrable famille, la Commune de Paris. Ce spectacle fournissait au monde — d'une manière, il est vrai, toute imprévue et parfaitement inconsciente — un exemple qui devait être, plus d'une fois, invoqué ou suivi, chez nous et ailleurs. Nous avons vu, en France, pendant la Révolution même, son souvenir hanter certains théoriciens d'extrême-gauche en 1792-93, et inspirer ce mouvement auquel un historien français, le regretté G. Pariset, a donné le nom si parfaitement approprié de mouvement communaliste. Et c'est ce même idéal anarchique de fédération de Communes isolées où voisinent les simples soldats révoltés et les prolétaires affranchis, comme l'ont fait, à Paris, au 14 juillet, les fameuses Gardes françaises fraternellement mêlées aux ouvriers du faubourg Saint-Antoine pour l'assaut à la Bastille, c'est cet idéal qui animera, beaucoup plus tard, et les meneurs de notre Commune de 1871, et les inspirateurs de la Révolution soviétique russe contemporaine.

 

3 - Ainsi, pour s'en tenir aux seuls faits de notre grande Révolution, la journée du 14 juillet, qui, à ne consulter que les apparences, était un mouvement exclusivement parisien et politique, a déterminé dans tout le pays, une insurrection de caractère nettement social quoique les insurgés aient borné leurs revendications à l'abolition des privilèges les plus criants des deux premiers Ordres et qu'ils n'aient pas voulu porter atteinte au principe même de la propriété individuelle. Et cet ensemble de violences exercées, tant à Paris qu'en province, à partir du 14 juillet 1789, a été, comme nous le disions en commençant, sinon le point de départ, du moins le prélude, le premier essai de cette Révolution violente, de cette Terreur dont l'été de 1792 verra le déclenchement.

Il n'y a que le premier pas qui coûte, et c'est ce qui fait la gravité de la crise du mois de juillet 1789 dont nous venons d'essayer de dégager les principaux traits de caractère. Ses conséquences seront immenses. En désorganisant définitivement l'ancienne administration, elle va rendre plus difficile encore le fonctionnement de l'Etat provisoirement conservé. Les soulèvements locaux, qui avaient pu éclater ici ou là avant cette crise, avaient sans doute porté, dès 1788, un coup sensible aux vieilles institutions. L'essentiel de ces dernières n'en restait pas moins debout. Maintenant, cet édifice vermoulu, qui vient d'être ébranlé jusque dans ses fondements, exigera une consolidation d'urgence si l'on ne veut pas qu'il s'effondre avant que le nouvel ordre de choses ne soit prêt à le remplacer. La tâche de la Constituante en sera ainsi considérablement compliquée et les probabilités pour l'avenir d'une Révolution à forme violente sérieusement renforcées.

Or tout cela est arrivé par la faute de Louis XVI. Il a été incapable de saisir l'extrême urgence qu'il y avait à porter une cognée impitoyable dans la forêt des abus sociaux. Des deux Révolutions qui s'imposaient alors, c'est, comme nous l'avons dit, la Révolution dans la société qui pressait le plus, et c'est aussi celle que le Roi aurait pu le plus facilement se décider à accomplir, un souverain absolu devant avoir nécessairement moins de mal à sacrifier les privilèges des classes dominantes, comme venaient du reste de le faire en Europe plusieurs d'entre eux, qu'à consentir à l'abandon de sa propre autorité. Or, par un aveuglement inouï, c'est juste le contraire que Louis XVI a fait : il a cédé sur la question politique, et son obstination à encourager les résistances aux réformes sociales a amené la formidable crise de juillet.

 

II. — La Constituante souveraine

 

1 - A la suite de cette crise et de la nuit du 4 août qui en a sanctionné les résultats, nous entrons dans une période d'un caractère tout différent : il va s'agir d'une tentative de Révolution pacifique par en haut, comme celle qu'aurait pu entreprendre un souverain absolu, mais d'une Révolution faite par une Assemblée dont l'autorité ne connaît pas davantage de limites et qui substituera à la tentative de compromis arbitré, tentative définitivement enterrée le 27 juin, tout un ensemble de décisions unilatérales.

Cette Assemblée n'a pour ainsi dire plus rien de commun avec celle qui s'était réunie le 5 mai précédent ; elle est même différente de celle qui siégeait au 27 juin. Au 5 mai, il y avait en présence le Roi et les trois Ordres de la Nation dans la personne de leurs représentants dûment mandatés et instruits. Après le 27 juin, on ne trouve plus face à face que le Roi et une Assemblée unique, l'Assemblée nationale, depuis dix jours déjà constituée en fait mais non encore reconnue. Après le 14 juillet et à plus forte raison après la crise qui l'a suivi, c'est-à-dire après le règlement du conflit d'autorité survenu entre les deux pouvoirs laissés ainsi en présence, les anciens Etats-généraux, déjà devenus le 17 juin Assemblée nationale, changent une fois encore de nature : ils se transforment en une véritable Convention, c'est-à-dire qu'ils deviennent omnipotents, et cela aussi bien à l'égard de la nation qu'envers le monarque. Si, en effet, ces représentants oublient d'une part le contenu de leurs cahiers et méconnaissent le caractère impératif de leurs mandats, de l'autre ils refusent de partager avec le roi le pouvoir suprême et ils prétendent prendre pour eux seuls la souveraineté toute entière.

Or le Roi n'avait jamais promis, et ses sujets n'avaient jamais songé à lui demander, cette véritable abdication. Il avait consenti tout au plus, dans quelques-unes de ses déclarations de l'année précédente[1], à partager le pouvoir avec la Nation. Il ne s'était nullement engagé à s'effacer devant une Assemblée que ses électeurs n'avaient pas non plus autorisée à prendre l'initiative d'annuler complètement le chef de la maison régnante. Tel était bien pourtant le résultat de la révolution du 14 juillet et Louis XVI ne s'y trompa pas, puisque, dès le lendemain 15 juillet, il rédigeait une protestation — destinée, il est vrai, à rester secrète — contre tout ce que désormais le roi de France pourrait entreprendre et signer.

Si donc on a plutôt égard aux réalités qu'aux apparences, on peut dire qu'à partir du 15 juillet 1789, le règne de Louis XVI est fini et celui de la Constituante commence. C'est elle, et elle seule, qui va désormais élaborer la Constitution sans contrôle, et le Roi ne sera admis, ni à discuter, ni même à sanctionner les articles organiques : son rôle devra se borner à les promulguer. Assemblée conventionnelle, comme elle se proclamait elle-même, la Constituante a été, en réalité, la première de nos deux Conventions. Et cette première Convention, en dépit des plus énormes différences, d'origine, de recrutement, de tendances, qu'elle peut présenter avec la seconde, n'en a pas moins, avec cette dernière, un trait commun : le sentiment très net de sa toute-puissance. Nous sommes une Convention nationale ; nous avons assurément le pouvoir de changer la religion, déclarera Camus le 1er juin 1790[2]. A plus forte raison les Constituants croyaient-ils avoir celui de changer la forme de l'Etat : Mais nous ne le ferons pas, ajoutera Camus. Sans doute, et, quant à décréter l'abolition de la Royauté, pas davantage. Seulement tout désormais va dépendre, comme autrefois sous l'Ancien Régime, du caprice d'un seul : l'Assemblée au lieu du Roi.

Nous allons voir maintenant comment le nouveau souverain — collectif cette fois — que la France s'était donné, s'y est pris, durant le deuxième semestre de l'année 1789, pour réaliser pacifiquement la révolution par en haut. Ces premiers actes ont la plus grande importance, parce qu'ils achèveront de décider si l'on pourra éviter ou non de passer de la Révolution pacifique à la Révolution violente.

Assurément le danger de celle-ci est maintenant plus grand qu'à l'ouverture des Etats, la voie d'un compromis entre intéressés rapprochés par un arbitre étant toujours la plus sûre pour l'éviter. On peut même soutenir que le procédé employé par les membres d'une Assemblée pour trancher une contestation constitue en lui-même un appel à la violence : la décision, en effet, est obtenue en ce cas par une simple opération d'arithmétique où les chiffres élémentaires représentent les intérêts affrontés. Le plus puissant l'emporte ; il n'y a plus d'arbitrage, d'intérêt supérieur de l'Etat ; c'est tout simplement la loi du plus fort, qui fait fi de la tradition, qui ressemble déjà à la violence, à la dictature, qui en est déjà le commencement.

Ceci n'est cependant qu'une simple vue de l'esprit. Dans la réalité, les choses se passent d'une manière sensiblement différente. En effet, entre les intérêts et les convictions qui s'affrontent, entre les partis opposés, il y a toujours des fractions neutres dont les convictions sont moins nettes, les intérêts moins tranchés, et qui sont plus accessibles aux considérations d'intérêt général ainsi qu'aux vues véritablement patriotiques. Cette partie médiane de la représentation, en se portant tantôt d'un côté tantôt de l'autre, a des chances d'amener successivement des décisions en sens contraire, et l'ensemble de celles-ci peut de la sorte présenter le caractère d'un véritable compromis, acceptable, en somme, pour les différents partis.

Ainsi, après l'annihilation du Roi comme arbitre suprême, et en dépit des apparences, il y avait quand même, sous l'empire d'une seule Assemblée omnipotente, possibilité d'arbitrage entre les intérêts opposés et de réforme par compromis.

Cette possibilité de transaction, cette chance offerte d'une conduite sage et modérée, elle était donnée à l'Assemblée encore — ou plutôt surtout — après la crise de juillet. A ce moment, en effet, la lutte à mort engagée contre la Nation par les privilégiés, soutenus plus ou moins hypocritement par le Roi solidaire de son Clergé et de sa Noblesse, paraît un instant suspendue. La réforme radicale que le Roi n'avait pas eu la sagesse d'obliger, dès le début, les deux premiers Ordres à consentir, cette liquidation du régime féodal qu'il aurait mieux valu négocier avec eux tout de suite après la réunion des Etats plutôt que de la leur arracher par la force, la grande révolution municipale l'avait imposée d'un seul coup, et, devant l'universel soulèvement des campagnes, Souverain et Privilégiés avaient fini par comprendre ce que la raison aurait dû leur suggérer beaucoup plus tôt : la nécessité de mettre fin immédiatement aux privilèges ainsi qu'à l'arbitraire, la condamnation inévitable du régime, du régime définitivement périmé, ancien, auquel il fallait substituer des institutions nouvelles.

Il y aura donc un instant, au début du mois d'août 1789, où l'on pourra de nouveau croire à la possibilité d'une collaboration sincère et féconde entre le Roi, les ex-Privilégiés et la Nation. Ce sera là sans doute une belle et brève illusion, et la nuit du 4 août restera sans lendemain. Toutefois, la lutte entre les deux camps adverses ne se dessinera que progressivement et l'influence des extrémistes, de droite ou de gauche, ne sera pas tout de suite prépondérante. Si, au delà des instruments — comme le peuple de Paris et les officiers des gardes du corps — et des simples prétextes — tel le pain cher —, par delà les polémiques de presse et les causes secondes des faits, on cherche les causes premières et profondes des événements qui ont marqué, d'abord la fin de l'année 1789, puis les années suivantes, on est forcé d'en venir à l'examen de la conduite de la Constituante dans les six mois postérieurs à la révolution de juillet, pour examiner si, au cas où elle aurait agi autrement qu'elle ne l'a fait, il n'eût pas été possible de voir se calmer les passions montantes et un arrêt se marquer dans l'emploi de la violence.

Pour notre part, nous pensons que si, et nous croyons qu'après l'attitude, ou passive, ou maladroite, ou incohérente, de Louis XVI, qui a si puissamment contribué à aiguiller les événements sur la voie de la violence, ce sont les décisions prises par l'Assemblée nationale dans la deuxième moitié de 1789 qui ont achevé de compromettre l'avenir.

 

2 - Pourtant les bons conseils n'avaient pas manqué aux représentants de la Nation. Le jour même de leur réunion, Necker, dans ce discours-programme dont nous avons déjà longuement parlé[3], avait cherché à les mettre en garde contre les entraînements dont il redoutait avec raison les funestes effets. Nous en citerons ici quelques-uns des passages les plus caractéristiques à cet égard.

Le but poursuivi étant un rétablissement de l'ordre et de la confiance qui ne fût pas momentané, il faut d'abord que les représentants de la nation ne s'éloignent pas de ceux du souverain : C'est par un concert absolu entre le gouvernement et cette auguste assemblée que les affaires du roi et de la nation seront mieux traitées et mieux entendues. Ensuite, il faut une méthode de travail, car il ne s'agit pas de perdre un temps précieux en de stériles tâtonnements : C'est par la méthode que l'on fait route plus promptement... [Or] il semble, Messieurs, qu'en allant en avant dans la recherche du bien de l'Etat, vous devez, pour hâter vos travaux et perdre le moins de temps possible en vaines tentatives, diviser les objets de vos réflexions en deux classes. Et Necker de distinguer ici les questions d'intérêt national, qui relèvent de l'Assemblée, de celles d'intérêt local, qui peuvent être remises à l'administration particulière de chaque province. L'importance du problème de la décentralisation, qui a été si longtemps méconnue chez nous dans les temps modernes, est ainsi nettement soulignée par l'orateur. Mais ce n'est pas tout, et à cela ne se bornent pas les sages avis de Necker. Le ministre conseille encore aux représentants de consulter avec soin les cahiers qui ont été déposés dans les diverses parties du royaume et dont [ils sont] dépositaires. Ces cahiers, dit-il, comprennent un grand nombre d'idées utiles et plusieurs projets d'améliorations susceptibles d'être réalisés. Il suffit donc de choisir dans cette collection de souhaits et de plaintes... les demandes les plus instantes et les plus pressées. Enfin, et c'est peut-être de tous ses conseils le plus précieux aussi bien que celui qui devait être le plus méprisé, le ministre, vers la fin de son discours, met en garde ses auditeurs contre la tendance à vouloir tout entreprendre à la fois et tout terminer trop vite et d'un seul coup : Enfin, Messieurs, vous ne serez pas envieux des succès du temps, et vous lui laisserez quelque chose à faire ; car, si vous entrepreniez à la fois la réforme de tout ce qui vous paraîtrait imparfait, votre ouvrage le deviendrait lui-même. Il s'agit d'avancer pas à pas dans la voie du progrès, et non de chercher à tout refaire d'un seul coup en partant de principes abstraits, car il est imprudent, même pour les esprits les plus puissants, de vouloir remplacer d'un instant à l'autre toutes les institutions existantes, fruits d'une expérience séculaire, par une création du cerveau : Il est aisé d'apercevoir que, dans une vaste administration, la juste proportion de ses diverses parties échappe aux meilleurs observateurs lorsque toutes sont mises en mouvement d'un seul jet et que de simples abstractions en garantissent l'harmonie.

Malheureusement, aucun de ces sages conseils ne devait être suivi par ceux auxquels ils s'adressaient, et cette obstination des représentants du Tiers à fermer les oreilles aux avis de la plus élémentaire prudence devait être mortelle pour le pays. Pourtant notre première Convention nationale était loin d'avoir les tendances de la seconde, et la modération pouvait être considérée comme le mot d'ordre de la plupart de ses membres, une fois tranchée la question de la réunion des trois Ordres et de la souveraineté de l'Assemblée. Les tragiques résultats de son activité désordonnée n'ont certainement pas été voulus par elle. Elle a seulement eu le tort de se laisser entraîner, par son désir de bien faire, à suivre une méthode de travail en tous les points opposée à celle que lui avait conseillée Necker.

Cette méthode n'a rien de commun avec le procédé de suggestions pratiques mis en œuvre dans la plupart des Cahiers. Tandis que les rédacteurs de ceux-ci, principalement les humbles, voient avant tout les réalités, et que leurs réclamations visent toujours des objets concrets et précis — elles sont même souvent à cet égard d'une naïveté touchante —, les Messieurs de l'Assemblée commencent par faire table rase de ce qui existe, posent ensuite, à la place des anciens faits, des idées générales nouvelles, et déduisent enfin de celles-ci des applications sans paraître se soucier des contingences. En d'autres termes, tandis que la tendance des électeurs avait été surtout pratique, celle des députés fut essentiellement théorique, et c'est à force de raisonner dans l'abstrait que ceux-ci causèrent tant de maux.

Ces maux, combien de gens s'imaginent qu'ils étaient inévitables et qu'ils ont été la rançon fatale du progrès accompli ! Pour notre part, nous n'en croyons rien, ainsi que nous l'avons déjà dit. Mais il nous faut donner maintenant les raisons de cette conviction. Aussi, avant de revenir, tout à la fin du présent ouvrage, sur cette question capitale de la méthode de travail des Constituants dont nous venons, en quelques mots, de souligner l'importance, et que nous essayerons à ce moment de dégager en nous basant sur les constatations que nous aurons faites d'ici là, allons-nous essayer de démontrer maintenant qu'il aurait été possible, en adoptant un autre système, en procédant d'une manière plus empirique et plus prudente, conformément à l'esprit même des Cahiers, d'obtenir des résultats, peut-être moins complets et moins parfaits en apparence, mais, dans tous les cas, plus solides et plus durables. Nous allons, en d'autres termes, faire une fois de plus le procès de la Constituante et montrer qu'elle est la vraie responsable du déclenchement de la Révolution violente, de la Terreur.

 

3 - Cette thèse n'est pas nouvelle : elle a été bien souvent soutenue par les historiens conservateurs pour des besoins de polémique. Convaincus que les excès sont la suite inévitable des réformes, ils ont condamné les réformes et ils ont dressé un réquisitoire en règle contre toute l'œuvre accomplie de juillet 1789 à septembre 1791. Et l'on est si habitué chez nous à soupçonner une arrière-pensée politique derrière tout jugement de ce genre qu'il est impossible de les suivre sur ce chapitre sans être taxé de réactionnaire.

Si, par exemple, vous reprochez à la Constituante d'avoir détruit les provinces, cela suffit pour qu'on vous croie partisan du maintien de leurs privilèges. Si vous la blâmez de s'être engouée d'abstractions, de systèmes, de chimères, vous passez pour un partisan honteux des inégalités et des injustices sociales. Si vous regrettez qu'elle ait rompu brusquement le fil de la tradition, vous êtes accusé de nourrir de secrètes sympathies pour tous les abus du passé. Et vous ne pouvez critiquer la manière dont elle a fait les réformes sans être soupçonné aussitôt de détester pour votre propre compte toutes ces réformes. Cela ne vous est peut-être pas toujours dit en pleine figure ; il est plus habile, n'est-ce pas ? de le laisser seulement entendre, car cela dispense de toute discussion. Mais c'est ce dont on veut convaincre le public, qui s'en laisse si facilement imposer par l'assurance et par un certain ton ironique et supérieur.

A cette attitude il n'y a qu'à répondre par l'indifférence. Bien dire — et laisser médire, telle doit être et telle sera notre maxime. Nous ne fuyons nullement la controverse sérieuse : nous l'appelons au contraire de nos vœux. Mais nous repoussons ce genre de condamnation sommaire : l'application d'une épithète que l'on voudrait injurieuse. Que l'on pense de nous ce que l'on voudra. Comme le dit le proverbe : les chiens aboient, la caravane passe.

Nous allons donc examiner successivement dans le reste de cet ouvrage les trois domaines essentiels où la Constituante a eu à exercer son activité réformatrice :

Finances et Budget.

Politique et Administration.

Religion et Eglise.

Nous commencerons par le problème financier, d'abord parce que, de tous, c'est celui qui se posait avec le plus d'urgence — les Etats-généraux n'avaient-ils pas été convoqués avant tout pour le résoudre ? — ; ensuite parce qu'il semblait aussi être le plus grave des trois — n'est-ce pas par les finances que périssent souvent les régimes ? — ; enfin parce que, de sa solution, dépendaient celles des deux autres, comme nous espérons pouvoir le démontrer au début du chapitre suivant.

Mais, avant d'étudier, dans cet autre chapitre, l'œuvre financière de la Constituante, nous voudrions montrer encore ici l'importance des relations réciproques de ce problème avec le problème politique et déterminer la nature de ces relations, question de la plus grande importance à cause des conséquences pratiques que doivent avoir la manière dont on l'envisage et le choix entre les deux points de vue qui se présentent à l'esprit. Dans le cas d'une refonte générale des institutions comme celle que se proposait de faire la Constituante, les rapports des Finances avec la Politique constituent le problème-clef.

 

III. — Le problème-clef : Finances et Politique

 

1 - C'est en envisageant sa manière d'agir en présence du problème financier que l'on saisit le mieux l'incurable tendance de la Constituante à l'idéologie et aux discussions théoriques, ainsi que son instinctive répugnance pour un travail de construction basé sur les réalités existantes et inspiré d'un esprit transactionnel. La question budgétaire semble être, au début de son existence, le dernier de ses soucis. Or, n'était-ce pas pour résoudre les inextricables difficultés de cette sorte que les Etats-généraux avaient été convoqués ? Sans doute bien des questions d'une toute autre nature avaient été débattues au cours des élections et les députés avaient reçu de leurs électeurs une mission infiniment plus large que celle de restaurer seulement les finances publiques. C'était cependant cette restauration-là qui pressait le plus, et, d'ailleurs, comme nous le ferons voir dans la première partie du prochain chapitre, elle aurait pu servir de guide pour la réorganisation complète, non seulement des services publics, mais de la société toute entière. Cette réorganisation aurait dû être commandée par celle des finances au lieu d'être conçue pour elle-même et sans tenir aucun compte des répercussions matérielles.

Hélas ! comme nous le disions tout à l'heure, beaucoup trop de personnes ont tendance à regarder l'économique et le politique comme deux points de vue nécessairement opposés, ou, en d'autres termes, à croire que le désordre financier, monétaire, et quelquefois même social, est la rançon, fâcheuse sans doute mais inévitable, d'un substantiel progrès politique.

Dans un ouvrage récent sur les exercices budgétaires des années 1790 et 1791[4], nous nous étions demandé si la Constituante, en suivant une autre politique financière, n'aurait pas pu éviter le recours à l'assignat, et, à cette question précise, nous n'avions pas hésité à répondre par l'affirmative. Rendant compte de notre travail, M. Georges Lefebvre, professeur à la Sorbonne, tout en condamnant avec nous le papier-monnaie, a, au contraire, déclaré que ce moyen s'imposait de toute nécessité aux Constituants : Cette extrémité est désastreuse sans doute ; mais la question est de savoir si elle se peut éviter... On ne voit pas comment la Constituante y serait parvenue, à moins de se résigner à l'échec de la Révolution[5]. D'accord : en général, pas de révolution ni de guerre sans fausse monnaie ; mais à la condition de comprendre la révolution à la manière habituelle, c'est-à-dire comme une transformation violente opérée sans souci des conséquences pratiques immédiates. Or la question est précisément de savoir si l'on ne peut pas arriver à des résultats analogues en s'y prenant autrement.

Quant à nous, nous nous séparons ici entièrement de ceux qui, comme notre critique précité, croient les améliorations politiques et sociales impossibles sans la désorganisation des finances et de l'économie publiques. A vrai dire, c'est là plutôt, en général, le point de vue des politiciens, gens pressés de réaliser leurs promesses et que gênent les contingences. Ce ne saurait être celui des économistes avec lesquels nous estimons qu'aucun progrès ne doit être acquis par un moyen qui équivaut à tuer la poule aux œufs d'or. Céder sur ce point, même momentanément, aux sollicitations du plus grand nombre, c'est préparer, même pour celui-ci, des lendemains désastreux.

Les économistes, il est vrai, ont aujourd'hui bien mauvaise presse et les enseignements de l'école sont frappés de suspicion. Il ne suffit plus, de nos jours, à certains novateurs de faire fi des enseignements de la doctrine classique, afin de pouvoir prendre, en toute liberté, sans se laisser arrêter par les conséquences funestes qu'elle prédit, des mesures politiques ou sociales susceptibles de ruiner l'équilibre économique d'un pays. Ils visent à réaliser artificiellement un tout autre équilibre, un équilibre plus stable, moins fragile que l'ancien, et qui doit, selon eux, permettre de réaliser sans danger les réformes de fond dont le rêve les poursuit. Sur les ruines de l'économie politique traditionnelle ils prétendent dresser une nouvelle conception des relations matérielles des hommes, et il y aurait ainsi, à les entendre, deux économies politiques possibles : celle d'autrefois, l'orthodoxe, la libérale, qui serait, d'après eux, anarchique, et la rationaliste ou étatiste, à tendances prétendument sociales, la première basée sur le libre jeu des initiatives individuelles guidées par les seuls intérêts particuliers, la seconde reposant sur l'intérêt de l'Etat agissant au nom de la société. Rien n'est plus faux que cette distinction. Il n'y a pas, il ne saurait y avoir deux économies politiques. En réalité, la soi-disant économie politique rationaliste n'est pas une économie politique au vrai sens du mot, tout au moins en circonstances normales : ce n'est que la forme larvée du socialisme, c'est-à-dire d'une certaine forme de politique.

En quoi consistent donc ces deux points de vue différents, qui sont les seules manières d'envisager les relations matérielles des hommes : l'Economique et le Politique ?

Le point de vue économique réside dans la recherche de l'ordre matériel le plus avantageux — le plus avantageux en soi, et, par suite, pour tous, — c'est-à-dire de celui qui permet d'obtenir le meilleur résultat au moindre prix. Et c'est bien là le but que poursuivent, aussi bien les partisans de l'idée communiste que les théoriciens de l'économie politique.

Les premiers comptent l'atteindre en développant à l'extrême la puissance de l'Etat. Ils veulent concentrer et unifier les organes de direction pour réduire au minimum les frais généraux et pousser au maximum la dimension des organes de fabrication pour accroître énormément la quantité des produits fabriqués tout en économisant la main-d'œuvre. Cette solution du problème, qui a des partisans aussi fanatiques que de farouches adversaires, présente à la fois des avantages certains et des inconvénients indiscutables, ces derniers provenant tous, directement ou indirectement, du fait que le système ne tient aucun compte du facteur humain et qu'il exige de l'individu une docilité exemplaire avec la volonté constante du sacrifice total à l'intérêt commun. Cette conception toutefois, pour éminemment sociale qu'elle puisse paraître puisqu'elle soumet absolument chaque citoyen à la société, n'en reste pas moins d'inspiration essentiellement économique puisqu'elle prétend réaliser la production des biens la plus avantageuse possible sans se préoccuper directement d'assurer le bonheur des personnes.

Les théoriciens de l'économie politique, eux, pour obtenir les résultats les meilleurs dans la production des richesses, font appel à la liberté et provoquent l'émulation par l'appât du profit particulier. On leur reproche aujourd'hui de conduire nécessairement, par le développement logique de leur principe même : d'abord, à un gaspillage inouï des richesses à cause de l'anarchie de la production et de la lutte sans merci des producteurs ; puis, après la fin de ce stade, à l'exploitation éhontée des masses grâce à l'entente scandaleuse de ceux de ces producteurs qui sont sortis vainqueurs du conflit. Mais ces abus tiennent à un mauvais fonctionnement du système, et non pas au principe même de celui-ci. En régime capitaliste normal, le ressort de la libre concurrence doit remplir une double fonction : motrice et compensatrice. Les grandes coalitions d'intérêts, trusts, cartels, etc., pour amener la hausse artificielle des prix, empêchent de s'exercer la fonction compensatrice en faussant la loi de l'offre et de la demande, aussi physiquement inéluctable dans l'ordre économique, quand tout se passe régulièrement, que la loi de la gravitation universelle dans le monde matériel. Il s'agit donc là d'un usage frauduleux de la liberté qu'il faut combattre, et non pas de sa pratique légitime qu'on doit toujours assurer. Sans doute l'économie politique est-elle basée tout autant sur la liberté des accords entre particuliers que sur celle de la concurrence, mais à la condition toutefois que la raison de ces accords soit conforme au but suprême de toute économie véritable, qui est la production la plus intense au moindre prix. Dans le cas contraire, l'Etat doit faire respecter la règle du jeu ; car c'est quand celle-ci est violée, quand certains peuvent impunément tricher, que l'on aboutit à des résultats manifestement anti-économiques.

Il faudrait pourtant s'entendre. La véritable économie politique n'est nullement opposée à une certaine action de l'Etat, et il est absurde de parler d'anarchisme libéral. Il ne peut pas y avoir d'ordre sans l'intervention de l'autorité publique. Laissez faire ne veut pas dire laissez voler les consommateurs ; laissez passer, ne signifie pas laissez léser le corps social[6]. Les prisons et les gendarmes ne sont pas là pour supprimer la liberté, mais au contraire pour la protéger. De même, il faut des ordres précis et des défenses strictes de la part des autorités publiques pour empêcher la libre concurrence de dégénérer en brigandage. La liberté sera donc contrôlée et dirigée pour que l'émulation produise tous ses bienfaits. Cette économie organisée sera encore de l'économie libre, mais de l'économie libre prémunie contre la mentalité — un peu spéciale, il faut l'avouer — de nos grands brasseurs d'affaires.

On doit même aller plus loin. Les mesures de contrôle et de direction des autorités publiques ne sont nullement, en elles-mêmes, contraires au but suprême de l'économie politique la plus orthodoxe, celle-ci n'ayant jamais prétendu voir dans la liberté autre chose qu'un simple moyen. Le capitalisme, qui reconnaît et qui protège les intérêts particuliers, ne peut se justifier qu'en s'affirmant, par les faits, comme le meilleur moyen de servir l'intérêt général. Or, la lutte à mort des producteurs et la destruction volontaire des richesses sont contraires au bien général, qui pourtant, aux yeux des économistes, exige le maintien de la concurrence et le respect de la liberté. Contradiction décevante et qui éloigne de nos jours nombre d'excellents esprits des enseignements de l'école. Pourtant, à la réflexion, cette antinomie apparente n'est pas difficile à résoudre. Pour y arriver, il suffit de placer, avec certains économistes, le véritable idéal économique, non pas dans la lutte épuisante et stérile d'antagonismes acharnés à se supprimer mutuellement, mais dans l'harmonie des intérêts par la balance des forces contraires. Comme l'a si heureusement définie Necker, qui pourrait presque, à cet égard, être regardé comme le précurseur de l'économie dite dirigée[7], la véritable économie politique, c'est l'art de l'équilibre[8]. Sans doute l'état d'équilibre auquel on arrivera par cette voie ne réalisera jamais la perfection : la perfection n'est pas de ce monde. Mais la situation ainsi obtenue sera toujours la moins mauvaise possible dans les conditions données. Aussi est-il, en tout état de cause, extrêmement délicat d'y porter atteinte et ne doit-on, en aucun cas, le faire sans la plus grande circonspection. Le degré d'intervention étatiste à admettre sera surtout question de technique et affaire d'intention. Quand on a vraiment le désir de servir l'intérêt général et qu'on se borne à canaliser les initiatives privées sans prétendre les asservir, tout va pour le mieux — ou pour le moins mal. Mais quand, au contraire, on intervient sans discernement et sans mesure sous l'un de ces prétextes décorés d'un nom sonore dont on aime tant à se servir aujourd'hui, prétextes qui sont destinés tout simplement à masquer la tendance socialiste, c'est-à-dire, au vrai, politique, des mesures prises, on risque d'aboutir à des résultats diamétralement opposés à ceux poursuivis.

Telles sont les diverses solutions à envisager et les principales précautions à prendre quand on se place au point de vue strictement économique. De tout cela on peut discuter. Mais, comme il est toujours question de faits aisément contrôlables, l'expérience servant de guide peut suggérer les corrections pratiques nécessaires à l'amélioration du rendement, qui reste le but suprême.

Il en va tout autrement lorsqu'on se place au point de vue politique. Il s'agit ici, non pas de trouver la combinaison qui produira l'effet le plus grand avec la moindre dépense de forces, chose également utile à tout le monde et qui ne devrait pas être susceptible de controverses passionnées, mais de réaliser la société idéale, de donner la félicité à tous, ce qui amène, en pratique, à assurer le bonheur à certains aux dépens des autres — d'où de sensibles divergences d'appréciation. Une réforme faite avec le seul souci du progrès économique ne devrait donc, si elle est intelligente, que profiter au plus grand nombre. Mais une révolution politique, même si elle est faite dans un sens démocratique, peut, en rompant l'équilibre économique dont elle n'a cure, provoquer des désastres matériels dont souffrira la société toute entière.

Ce n'est pas à dire cependant que l'intérêt économique doive s'opposer absolument et dans tous les cas à tout progrès politique. Economie et Politique sont deux points de vue différents mais complémentaires. L'économiste qui ne veut pas tout casser doit tenir compte de la situation politique, c'est-à-dire du degré de préparation de l'opinion publique à recevoir ses réformes, car, si l'économie politique est la science des richesses, c'est-à-dire des biens matériels, le facteur humain intervient dans l'appréciation de la valeur de ces biens. Inversement, le réformateur politique qui négligerait les contingences économiques, qui ferait fi des données matérielles, de la situation des finances en première ligne, ne saurait faire une œuvre durable, et ses réformes ne pourront passer du papier dans le domaine des réalités sans des catastrophes qui, en en dégoûtant le public, ne feront qu'en retarder considérablement l'application.

La sagesse commande donc de ne pas entreprendre la poursuite d'un but politique sans une étude attentive des répercussions que les mesures préconisées pourront avoir sur le terrain financier et économique. Cela peut paraître gênant, parce que cela freine le mouvement politique ; mais c'est indispensable si l'on veut éviter les plus grands malheurs.

 

2 - Or la Constituante, tout en menant de front ses différentes réformes, a toujours donné le pas à la politique : c'est par elle qu'elle a commencé et continué, c'est à elle, et à elle seule, qu'elle a tout subordonné, la conduite des finances comme le reste.

Les historiens qui suivent la même tendance aujourd'hui et qui se placent exclusivement, comme elle, au point de vue politique, estiment que la vente des biens du Clergé s'imposait, parce qu'on ne pouvait entreprendre le gigantesque et subit bouleversement que la Révolution a été, sans d'immenses et exceptionnelles ressources qu'il a bien fallu prendre où elles se trouvaient. D'autre part, toujours pour des raisons politiques, on devait, à les entendre, gager sur les biens confisqués non pas de ces quittances de finances portant intérêt et valables seulement pour l'acquisition des biens nationaux, le remboursement des offices supprimés et le paiement des dettes de l'Etat immédiatement exigibles, mais de véritables billets de banque ayant cours forcé, les trop fameux assignats, susceptibles de passer de main en main avant de servir à l'acquisition des domaines nationaux que chacun devait ainsi pouvoir acheter. Et, les considérations politiques continuant à primer pour ces historiens toutes les autres, ils continuent à admettre et à justifier toutes les décisions, mortelles pour les finances et pour le crédit public, qui ont été prises par l'Assemblée nationale.

Mais citons ici l'un des plus récents et des plus solides historiens de la Révolution : Il est opportun de rappeler, disait, il y a une dizaine d'années, M. G. Lefebvre dans une excellente mise au point des recherches relatives aux biens nationaux[9], que l'historien ne peut l'envisager [l'opération de la vente de ces biens] du même point de vue qu'un théoricien de la finance ou de l'économie politique. La Constituante, dit-on, aurait dû regarder les biens du Clergé comme un patrimoine national et ne les vendre que graduellement pour n'en pas avilir le prix. On devrait ajouter que cette combinaison aurait été très agréable au Clergé qui, en 1802 et en 1814, aurait pu réclamer une part notable de ses biens demeurés ainsi disponibles... [Est-il besoin de faire observer ici qu'avec une autre politique de la part des Constituants, les années 1802 et 1814 auraient été bien différentes de ce qu'elles ont été ?] La Constituante, dit-on encore, aurait dû rembourser la dette en titres de créances valables pour l'acquisition des biens nationaux. C'est-à-dire : réserver ceux-ci aux anciens privilégiés et à la haute bourgeoisie ! Enfin, au lieu de créer l'assignat, elle aurait dû lever des impôts. Cela se pouvait en chargeant l'armée de ligne d'en imposer aux paysans. [Fallait-il donc que l'autorité abdiquât devant la résistance des masses ? Ce serait admettre que l'application de certaines lois doit être suspendue au bon vouloir des intéressés...] Et M. G. Lefebvre d'ajouter ironiquement : Après cela, elle [l'armée de ligne] eût été en excellente situation pour tenir tête au roi et aux privilégiés ! [Mais la Révolution n'aurait pas dû avoir besoin d'être imposée par le Tiers au Souverain et aux deux premiers Ordres ; elle aurait dû se faire comme une transaction équitable, apporter une solution moyenne acceptable pour tous.] Autant dire, en résumé, que tout eût été mieux si la Constituante avait renoncé, vers la fin de 1789, à la révolution elle-même. Il se peut. Mais, en tant qu'historiens, qu'est-ce que cela peut nous faire ? [D'accord. Il n'est pas défendu cependant, à qui les étudie, de méditer sur les événements du passé].

Et voici la fin de cette suggestive citation qui fait voir à plein que l'adoption exclusive du point de vue politique entraîne nécessairement la ruine des finances et de l'économie publique. Au vrai, le remboursement de la dette n'était plus, dès ce moment [fin de 1789], que d'importance secondaire : il fallait alimenter le trésor [Avec l'assignat ! Quel euphémisme !] afin que la Révolution pût durer et s'enraciner ; il y avait aussi grand avantage à gagner, par l'intérêt, à la cause de la Révolution, le plus grand nombre possible des tièdes et des indifférents. Il fallait donc vendre vite, et, pour vendre vite, on ne pouvait pas vendre cher. Après tout, ce fut encore grande chance pour la bourgeoisie révolutionnaire que tous les paysans français n'aient pas imité les Picards [qui avaient forcé à fixer à très bas prix les estimations et s'étaient arrangés pour empêcher les enchères], car il est très probable qu'en ce cas, ils eussent payé fort peu de chose et peut-être rien du tout. [Cela, c'est la reprise individuelle. Et M. G. Lefebvre de conclure :] Bien que les arguments financiers soient toujours restés au premier plan dans les discours, ce sont les raisons politiques qui ont déterminé les volontés. La rapidité des ventes, la dissémination des biens aliénés, leur répartition entre les différentes classes sociales, et, surtout, la part qui a été faite aux paysans, ont une importance beaucoup plus grande que l'aspect financier de l'opération.

Qui ne voit s'affirmer, dans toute cette page, combien instructive, la conviction que la Révolution violente est la seule possible et qu'il faut résolument poursuivre le but politique visé sans se soucier des conséquences matérielles : financières, économiques ou autres. Pour tous ceux qui, comme M. Lefebvre, ne veulent prendre en considération que le problème politique, il est facile de justifier, et même d'exalter, la Constituante : son œuvre de réformes politiques et sociales doit servir d'excuse, non seulement au demi-échec de la vente des Biens nationaux, mais encore à la catastrophe de l'assignat et à l'effondrement des finances.

 

3 - Cependant il est possible de présenter d'une autre manière encore le panégyrique de la Constituante. Au lieu de sacrifier le point de vue financier, comme accessoire, au point de vue politique jugé essentiel, on peut soutenir que toute l'œuvre politique et sociale, telle qu'elle a été accomplie par l'Assemblée nationale, était d'avance contenue en germe dans les données du problème financier dont on admet la précellence. Aujourd'hui, en effet, devant l'aveuglante leçon des faits qui se sont passés sous nos yeux, on se montre souvent assez disposé à reconnaître que la question financière prime toutes les autres questions : Pour les Constituants, le problème financier dominait tous les autres... La réforme financière entraînait forcément la réforme religieuse... Réforme financière, réforme administrative, réforme religieuse... étaient une même réforme[10]. Or, nous dit-on, il n'y avait qu'un seul moyen de redresser la situation financière : s'emparer des domaines de l'Eglise et les vendre au profit de l'Etat. Et l'on ajoute : pour éviter l'avilissement de ces Biens que leur vente en bloc eût inévitablement entraîné, il fallait émettre sur eux des billets ; pour permettre au Clergé, dépouillé, de vivre, il fallait le transformer en corps de fonctionnaires ; par conséquent, l'assignat et la Constitution civile du Clergé, qui ont entraîné la Révolution sur le chemin de la violence et finalement causé sa perte, ne pouvaient être évités.

Nous verrons plus tard s'il est exact de dire que l'œuvre religieuse de la Constituante lui a été entièrement dictée par des nécessités pratiques, et que cette œuvre s'imposait telle qu'elle a été réalisée. Contentons-nous ici d'examiner le point de départ : la politique financière.

On nous déclare — l'auteur même des lignes que nous venons de citer — : La confiscation des biens du Clergé pouvait-elle être évitée ? Je réponds hardiment que non. Il n'y avait pas d'autre moyen de liquider la question financière. La banqueroute était aux portes[11].

Contre cette thèse, dont l'auteur paraît s'être un peu trop laissé influencer par la fameuse apostrophe de Mirabeau[12], nous nous inscrivons en faux. D'abord, nous ne savons pas jusqu'à quel point la vente des biens du Clergé, même réalisée au mieux des intérêts de l'Etat, aurait permis de liquider la question financière : on semble avoir fort exagéré les richesses de l'Eglise[13], et ce Pactole n'était pas inépuisable. Ensuite, nous sommes persuadé que la situation des finances publiques, si grave qu'elle pût paraître en 1789, n'était pas désespérée et n'exigeait pas l'emploi de moyens aussi héroïques. Elle n'était pas plus grave que celle d'aujourd'hui — moins grave assurément si l'on tient compte du potentiel de développement économique du pays à cette époque et maintenant[14].

Cependant la conviction du contraire est si bien ancrée chez nous que nous ne saurions craindre de trop insister sur ce point. Pour tout le monde, en effet, ou à peu près, la monarchie française, en 1789, était au bord de l'abîme, financièrement parlant, et sa situation sans autre issue que le grand saut dans le gouffre. Or, nous dit-on, la seule ressource capable de tirer un Etat d'affaire dans une situation pareille, c'est la fausse-monnaie. D'une lettre personnelle que nous écrivait naguère M. G. Lefebvre, nous nous permettrons de citer ici un passage tout à fait caractéristique à cet égard.

Quand l'Etat est endetté en dehors de toute mesure, la conservation de la monnaie exige des impôts tels qu'en admettant qu'on puisse les lever — et je ne crois pas que ce soit possible d'ailleurs —, il en résulte une crise économique qui fait retomber le principal du fardeau sur les salariés réduits au chômage et, en outre, accablés par les taxes indirectes. Théoriquement, on pourrait s'en tirer par un impôt sur le capital équitablement réparti et qui rembourserait la dette publique ; mais, pratiquement, on ne peut, ni le répartir équitablement, ni surtout le percevoir. Il ne reste donc que la dévaluation. C'est le moyen que tous les régimes ont adopté depuis qu'il y a une dette publique, c'est-à-dire depuis qu'il y a un Etat. Je ne me dissimule pas du tout son injustice et ses dangers ; mais, dans nos sociétés tout au moins, je n'en vois pas d'autre, à part la banqueroute avouée bien entendu.

On ne saurait mieux dire, ni exprimer plus clairement et en moins de mots la difficulté, sinon l'impossibilité, d'assainir rapidement une situation financière désespérée sans faire appel à un remède héroïque tel que la dévaluation monétaire. Tout ce raisonnement est conforme à l'économie politique la plus rigoureusement orthodoxe. Le recours à l'impôt, direct ou indirect, est inopérant, car, au delà d'un certain taux, l'impôt se dévore lui-même. Quant au prélèvement sur le capital, si séduisant en théorie, il est irréalisable en pratique parce que, de deux choses l'une : ou bien il se tient dans des limites raisonnables et devient un super-impôt sur le revenu aussi inefficace qu'injuste ; ou bien il manque complètement son but, la mise simultanée sur le marché d'une quantité aussi anormale de biens réels ne pouvant qu'entraîner la chute verticale des cours et s'opposer, par conséquent, au forcissement des rentrées comme a pu le faire voir l'exemple même de la Révolution. En réalité, on ne prélève pas sur le capital : on le respecte — ou on le supprime. Mais, si on le respecte, il est bien impossible de faire supporter à une seule génération la charge d'erreurs et de fautes accumulées pendant de nombreuses générations antérieures. Rien ne serait d'ailleurs plus inique.

Le raisonnement de M. G. Lefebvre, on le voit, est parfaitement juste, classique et sain. Seulement, dans le cas qu'il envisage, ce n'est pas, comme il nous le dit, la conservation de la monnaie qui exigerait des impôts démesurés, quelle qu'en puisse d'ailleurs être la nature ; c'est l'acquit, véritable, intégral et rapide, d'obligations pratiquement impossibles à remplir.

Il n'existe, en réalité, qu'un seul moyen de se débarrasser en une fois de charges excessives : c'est de passer l'éponge sur le tableau. Et il n'y a pas, au fond, de différence essentielle entre ce procédé sommaire et la solution, en apparence seulement plus élégante, de l'impôt sur le capital. En effet, on ne saurait solder des dépenses anormales qu'en entamant les réserves. Or, ce qui, pour l'Etat, représente une dette, constitue les réserves, le capital de ses créanciers. La banqueroute n'est donc pas autre chose qu'un impôt sur le capital, plus brutal sans doute et plus injuste encore que l'autre — tous les capitalistes n'étant pas touchés, ni tous dans la même mesure —, mais qui a, au moins, l'avantage d'être parfaitement adapté à son objet. C'est pour cette raison d'ailleurs qu'il est efficace. Et il est le seul à l'être.

Sans doute la dévaluation de la monnaie aboutit au même résultat. Mais, si on y regarde de près, ce procédé n'est qu'une variante de l'autre : c'est la faillite camouflée, honteuse, à la place de la banqueroute avouée et franche.

On qualifie parfois l'inflation d'emprunt à la circulation. Ce terme n'est guère approprié ; car, d'abord, qui dit emprunt, dit retrait, ponction, et il s'agit juste du contraire[15] ; ensuite, il ne saurait y avoir d'emprunt sans intérêt, ou remboursement, ou à la fois l'un et l'autre, et ce prétendu emprunt ne produit ni l'un ni l'autre. Nous sommes donc en présence d'un simple euphémisme. En réalité, on ne saurait rien emprunter à la circulation, dont l'importance est toujours proportionnée aux transactions, le surplus étant résorbé, en circonstances normales, par ce qu'on appelle l'enfouissement. Lorsque des moyens de paiement superfétatoires sont créés en masse, ils ne peuvent tous être résorbés, et le nombre des signes en circulation croît rapidement. Mais, la quantité des transactions à assurer n'augmentant pas proportionnellement, la valeur de chacun de ces signes diminue automatiquement en vertu de la loi de l'offre et de la demande, la monnaie étant une marchandise comme une autre, contrairement à l'absurde théorie de la monnaie-signe. Comme la dépréciation de l'instrument monétaire compense par ses effets ceux de la multiplication des signes, la situation reste ainsi finalement inchangée, tant pour les commerçants dont le bénéfice résulte de la relation entre leurs entrées et leurs sorties quels qu'en soient les chiffres, que pour l'Etat, dont le gain, représenté par la création gratuite d'un pouvoir d'achat supplémentaire est compensé, et bien au delà, par la perte subie sur la valeur réelle de ses rentrées régulières. La dépréciation monétaire ne saurait donc enrichir directement personne ; elle donne seulement à tous les débiteurs, aussi bien les particuliers, qu'ils soient commerçants ou non, que l'Etat gros emprunteur, la faculté de se libérer à bon compte de leurs dettes. C'est là ce qui rend l'opération intéressante pour ce dernier, quand il s'y décide, et non pas la création d'espèces avec rien. Celle-ci ne lui donne, par elle-même, qu'un avantage bien précaire et tout momentané. Ce qui rend l'avantage durable pour lui, c'est seulement le remboursement avec une monnaie sans valeur des sommes empruntées en bon et loyal argent et qui restent arrêtées au même montant, fixe et invariable, d'unités de compte, la décharge de la partie du service de la dette publique ainsi prétendument remboursée étant définitivement acquise. Mais préférer une pareille manœuvre à la faillite franche et ouverte c'est tout simplement remplacer celle-ci par une escroquerie caractérisée.

Laquelle vaut le mieux ? Comme on dit, poser la question, c'est la résoudre, du moins si l'on a conservé quelque sens moral.

Quand ils se trouvent en présence d'un désastre financier, les gens les plus honnêtes et les plus courageux ne peuvent jamais sauver que ce qui peut encore l'être, mais ils le sauvent réellement. Les autres, avec leur fausse monnaie, prétendent bien tout sauver, mais ils ne sauvent que... les apparences, à l'instar de Gorenflot.

Entre les deux méthodes, l'hésitation n'est pas permise. On devrait même préférer la banqueroute véritable à la faillite monétaire. La banqueroute, en provoquant l'indignation générale, contribue plutôt à restaurer — indirectement — la moralité publique. Au contraire, en enseignant à chacun que le moyen le plus sûr et le plus commode de s'enrichir est de s'endetter, on travaille à la démoralisation universelle.

Mais un tel choix ne s'impose nullement. Un commerçant en difficulté peut toujours se relever quand il est honnête et travailleur, et il est de l'intérêt de ses créanciers eux-mêmes de lui consentir un concordat. La seule question à se poser dans le cas qui nous occupe est donc celle de savoir si l'Etat français, en 1789, pouvait arriver à un réaménagement de sa situation financière et politique en obtenant quelque répit de ses commanditaires grâce à une sorte de concordat.

La réponse dépend de deux facteurs essentiels : le degré d'imminence et de gravité du péril, et la nature des premières mesures de sauvetage.

La situation était assurément très sérieuse au moment où la monarchie, à bout de ressources et se voyant refuser tout crédit, s'était décidée à réunir les Etats-généraux pour sortir d'un embarras devenu inextricable. Mais le seul fait de cette substitution d'une représentation nationale jeune et ardente à un gouvernement discrédité devait permettre de se procurer les ressources et le temps nécessaires au démarrage. Ensuite tout allait dépendre de la conduite des nouveaux maîtres de l'heure, une politique précipitée et aventureuse risquant de tout compromettre, tandis qu'une attitude prudente et sagement réformatrice pouvait au contraire restaurer, puis renforcer progressivement le crédit public.

Le Crédit. Tout est là. Sans lui, en effet, comme le dit M. Lefebvre, il n'y a pas d'autre solution que la banqueroute, avouée ou non. Mais, avec lui, tout devient possible, et le relèvement intégral sans faillite parfaitement concevable.

Sans doute le crédit de l'Etat n'existait plus en 1789 mais la monnaie était saine et gagée à 100% puisqu'à part quelques billets de caisse n'ayant cours forcé qu'à Paris, il n'y avait en circulation que des espèces métalliques dont le titre n'avait pas bougé depuis 1726. On pouvait donc bâtir sur des fondements solides, et, quant à la crise momentanée du crédit, elle présentait au moins l'avantage d'engager l'Etat à limiter ses dépenses ainsi que le montant de sa dette.

En réalité, alors tout comme aujourd'hui après la grande guerre, deux voies — et non pas une seule — s'ouvraient devant le législateur. La solution qui a été donnée au problème, celle de l'assignat et de la confiscation des biens du Clergé, était la solution facile, la solution paresseuse, et, par contre aussi, la solution des catastrophes. Mais, à côté d'elle, il y avait la solution régulière, la solution courageuse, qui était en même temps la solution salvatrice : celle des rentrées fiscales et du redressement du crédit.

Techniquement, cette solution était-elle possible ? Nous examinerons la question dans le chapitre suivant. Contentons-nous de faire observer ici que les difficultés rencontrées ne pouvaient manquer d'aller en diminuant, qu'il s'agissait en somme d'une simple mise en route, le travail et l'épargne ne devant pas tarder ensuite, tant à augmenter la productivité des impôts qu'à améliorer le crédit.

Si, comme nous allons le faire voir dans un instant par l'exemple même de la Révolution, la politique peut et doit être subordonnée à la conduite des finances, les finances à leur tour doivent être envisagées en fonction de l'économie. Elles ne doivent pas être réduites à une simple balance entre les chiffres morts d'un doit et d'un avoir tout momentanés. Elles doivent au contraire être envisagées par rapport avec les possibilités de production qu'il faut, avant toute autre chose, se préoccuper de développer. Produire le plus et le plus avantageusement possible, voilà le problème essentiel. Le résoudre, c'est résoudre du même coup, et la question financière, et la question politique, et la question sociale par surcroît.

En 1789, le relèvement financier par des voies régulières ne se serait avéré physiquement impossible que si l'économie du pays avait été en pleine régression, la nation en pleine décadence, comme l'Espagne deux siècles plus tôt. Or la France était au contraire en pleine ascension : en dépit de son mauvais gouvernement et de sa politique étrangère détestable, sa population n'avait cessé de s'accroître depuis le début du siècle et son industrie était à la veille d'un développement sans précédent dans son histoire : d'immenses possibilités commerciales n'attendaient pour se manifester que de ne plus être ligotées par d'imbéciles entraves.

Tout devait donc dépendre en dernière analyse, non pas du poids matériel des ressources du moment, mais de la manière dont on s'y prendrait pour libérer progressivement celles de l'avenir. L'ancien régime mourait de son incapacité. Le nouveau avait à fournir la preuve qu'il méritait de lui succéder.

 

 

 



[1] Voir ci-dessus, chapitre premier, § II, 2, et la première note du § II, 2 du chapitre II.

[2] Moniteur, IV, 515.

[3] Voir ci-dessus chapitre III, § III, 2 et 4.

[4] F. Braesch, Finances et monnaie révolutionnaires, fascicule 1er : Les exercices budgétaires 1790 et 1791 d'après les comptes du trésor, Nancy, 1934, in-8°, VII-129 p. (en vente à La Maison du Livre français, Paris).

[5] Annales historiques de la Révolution française, 1935, pp. 262-263.

[6] Historiquement, la formule fameuse attribuée à Gournay, et qui est devenue la devise de l'économie politique, n'a jamais eu le sens absolu — et absurde — que l'on veut bien lui donner. Jamais on n'a songé à interdire à l'Etat, au nom de la liberté, de protéger celle-ci. Le mot célèbre, et si souvent cité depuis, aurait d'abord été dit par un commerçant de Rouen qu'un ministre interrogeait sur les meilleurs moyens à employer pour redresser l'économie de la France de ce temps. Sa réponse n'était qu'une manifestation éclatante contre les abus de la réglementation de l'industrie (forme, dimensions, nature, etc., de chaque objet manufacturé : par exemple, pour les étoffes, mode de teinture à employer, nombre des fils à la chaîne et à la trame, nombre des brins de laine, interdiction absolue de certaines fabrications comme celle des toiles peintes ou indiennes), abus qui empêchaient tout progrès de la technique, ainsi que contre les multiples entraves apportées à cette époque à la liberté du commerce par les douanes intérieures, péages, privilèges des foires et marchés, etc., sans compter les obstacles mis à certains moments à la libre circulation des blés, entraves évidemment contraires à l'intérêt du public.

[7] Voir au chapitre III, § II, 2, la note sur l'ouvrage : Sur la législation et le commerce des grains, 1775, in-8°.

[8] Sur la législation et le commerce des grains, t. I, p. 210 (à la fin du chap. III de la Partie II). Voici le texte complet du passage auquel nous faisons allusion ici : On veut en faire [de l'économie politique] la science des généralités ; et, s'il m'est permis de le dire, c'est plutôt l'art de l'équilibre. Dans le plus grand nombre des propositions, l'avantage et l'inconvénient, l'utilité et l'abus s'entremêlent ou se touchent ; il faut chercher sans cesse le fil qui les sépare.

[9] G. Lefebvre, Les recherches relatives à la vente des biens nationaux, article paru dans la Revue d'histoire moderne, 1928, pp. 188-219 ; voir pp. 201-202.

[10] A. Mathiez, L'Eglise et La Révolution française, étude parue dans la Revue des Cours et Conférences, 1930-1931, pp. 328-329.

[11] A. Mathiez, L'Eglise et La Révolution française, étude parue dans la Revue des Cours et Conférences, 1930-1931, pp. 328-329.

[12] A la séance du 26 septembre 1789 au soir, dans un mouvement célèbre, Mirabeau s'écria : Aujourd'hui, la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle menace de consumer, vous, vos propriétés, votre honneur... et vous délibérerez !

[13] Voir ci-dessus, chapitre II, § II, 2 in fine en note.

[14] On pourra s'en rendre compte en rapprochant deux tableaux hors-texte (sur le budget de 1788 et sur le budget de 1936) que l'on trouvera dans le fascicule 11 de notre série d'études détachées, en cours de publication depuis 1934 à la Maison du Livre français, sous le titre général de Finances et monnaie révolutionnaires (Recherches, études et documents), trois fascicules in-8° parus à ce jour.

[15] Du moins en ce qui concerne la création des signes ; mais ceux qui voient dans l'inflation un emprunt ont plutôt en vue le pouvoir d'achat ou de libération que ces signes représentent.