1789 L'ANNÉE CRUCIALE

 

CHAPITRE III. — LA CARENCE DU POUVOIR ROYAL JUSQU'AU DÉBUT DES ÉTATS-GÉNÉRAUX.

 

 

I. — Défauts de caractère de Louis XVI

 

1 - La première des causes de la Révolution violente, la plus évidente de toutes, réside dans le manque de caractère et le défaut de sens politique de Louis XVI. Ces qualités dont il était privé sont les plus indispensables à un chef ; elles seules expliquent le succès et justifient la durée des gouvernements personnels. Tous les despotes éclairés du XVIIIe siècle ont su ce qu'ils voulaient et compris ce qu'il fallait, et ils ont tous agi en conséquence avec résolution et esprit de suite, soit directement par eux-mêmes, soit par personne interposée, une personne heureusement choisie et à laquelle ils ont su conserver toute leur confiance. Hélas ! ni Louis XVI n'était un Frédéric II ou un Joseph II, ni il n'a su trouver et conserver un Pombal ou un Aranda. Or, si le pilote d'un état autoritaire, où tout plie à sa volonté, doit connaître son métier, combien est-il plus nécessaire encore qu'il sache gouverner lorsqu'il s'agit pour lui de conduire sa barque, à travers mille écueils et mille dangers, du port de l'absolutisme à celui de la monarchie constitutionnelle.

Vous n'avez pas eu de chance avec vos rois. Tel est le jugement qu'un étranger — un Allemand libéral portait devant nous, il y a de cela de nombreuses années. Cet étranger avait raison. Depuis Henri IV — une exception et en comprenant le roi Soleil lui-même dans ce jugement sommaire, nous n'avons pas eu de chance avec nos rois. Sans trois ou quatre grands ministres qui ont su, à quelques époques, remplacer avec avantage le souverain nominal, la succession de ces têtes couronnées depuis 1610 jusqu'à 1789 eût été véritablement catastrophique pour nous. Mais, de tous ces monarques, celui qui a été le plus néfaste de tous, à cause des circonstances où il s'est trouvé placé, c'est peut-être encore Louis XVI.

A s'en rapporter à l'idée que l'on se fait généralement de lui, il était d'abord trop bon. Humain, en partie par tempérament, en partie sous l'influence de l'époque, une époque sensible entre toutes, sa fermeté occasionnelle, toute verbale, cédait à la moindre menace, et son habituelle mansuétude reprenait bien vite le dessus après chaque velléité de résistance. Or, jamais roi n'avait eu plus besoin de faire preuve de résolution, de cette énergie froide qui sait tailler dans le vif pour recoudre ensuite, et risquer au besoin le tout pour le tout. N'est-ce pas avec de l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace que la France, plus tard, sera sauvée ? Et n'eût-il pas mieux valu, dès le début, manifester d'autres sentiments que ceux d'une bonne volonté, touchante sans doute, émouvante encore, si l'on veut, mais incapable d'action ? Un peu de méchanceté pour faire peur, un vilain caractère, mais un caractère, eussent cent fois mieux valu que cet amour impuissant et vague dont l'objet n'était rien moins que le pays tout entier pris dans son ensemble.

Mais nous avons aujourd'hui sur le caractère de Louis XVI des renseignements de première main qui ne laissent pas de jeter un jour assez singulier sur la bonté traditionnelle du monarque. Certains passages du journal, resté inédit, de cet abbé de Véri, qui semble avoir été un observateur pénétrant et un psychologue averti[1], suggèrent invinciblement l'idée que cette bonté s'alimentait à une source peu reluisante : Le penchant de Louis XVI pour la boisson, écrit l'abbé au mois d'avril 1782, s'accroît journellement et sa raison s'égare quelquefois dans les soupers. Ce funeste penchant, qui a sans doute accentué les naturelles dispositions du souverain à l'attendrissement facile, s'accompagnait d'autres fâcheux traits de caractère, au témoignage de l'abbé : L'avilissement où jette ce vice, continue, en effet, ce dernier, est encore augmenté par le ton rude de sa voix, par des réponses brusques et brutales, par des amusements sanguinaires envers les bêtes, et enfin par un goût de badinage de la plus basse scurrilité. On passerait à peine ces derniers points aux gens de la populace. Ces détails sont trop plats pour être écrits. Je suis affligé comme homme et comme citoyen français... J'ai su des cas où les derniers de ses valets rougissaient de ses basses platitudes et cherchaient à les cacher à ses courtisans[2]. Ce portrait, qui semble peint d'après nature, donne du personnage royal une idée bien éloignée de celle que nous nous en faisons généralement, bien éloignée surtout de ce que réclamaient les graves circonstances du moment.

Mais laissons encore parler l'abbé de Véri et nous verrons les conséquences funestes de cette véritable nullité du trop bon Roi. On ne peut pas dire, écrit-il après le début de la Révolution, que Louis XVI ne se soit pas attiré les malheurs qu'il éprouve. Son caractère bon, ou plutôt plat, ne l'a pas empêché de déplaire à toutes les classes de la société. Si ce n'est pas en les traitant durement, c'est par une conduite de mépris ou de dégoût envers toutes. Il détestait les parlements, les évêques et les prêtres. Il ne marquait aucune affection aux troupes. Il ne faisait aucun cas des princes et des grands de la Cour. Il ne donnait aucune considération à ses ministres, aucune force à leurs décisions, ni aucune consistance aux choix qu'il en faisait. Et, en conclusion : Tels sont les effets fâcheux d'un caractère faible et plat ; le mot est juste, voilà pourquoi je le répète[3].

 

2 - Une telle absence de volonté explique l'incohérence des actes. Au fond, le Roi lui-même ne savait pas au juste où il allait. Il se laissait plutôt guider par des sentiments successifs — et contradictoires — que par une conception nette du but final à atteindre et des circonstances momentanées avec lesquelles il lui fallait composer. Quand ses officiers du Parlement voulaient lui faire la leçon, sa légitime fierté se révoltait, et il savait les rappeler durement à l'ordre. C'est qu'il sentait d'instinct que ces fonctionnaires empiétaient outrageusement sur son autorité souveraine, eux qui n'avaient aucun titre à s'établir en assemblée délibérante, représentative de la Nation. Et, peut-être, cette prétention abusive de simples magistrats a-t-elle aidé Louis XVI à prendre une conscience plus nette des droits de la Nation, peut-être a-t-elle contribué à lui faire accepter plus facilement l'idée d'une assemblée politique régulière et à peu près permanente, d'une assemblée destinée à contrôler et à limiter son administration. Mais, lorsque les députés aux Etats-généraux, ces Etats mêmes qu'il avait cependant convoqués pour exercer des droits légitimes et égaux aux siens, voulurent lui présenter directement leurs griefs, il les engagea, nous l'avons vu, à s'adresser à ses ministres, comme à un échelon intermédiaire entre eux et lui, un échelon élevé d'un degré au-dessus du leur[4].

Ainsi la politique d'entente directe du Roi et de la Nation, dont on avait pu, un moment, espérer l'avènement, ne devait pas parvenir à s'instaurer. Le manque de volonté et d'esprit de suite du Roi, son absence de caractère, de personnalité, sa nullité pour lâcher le mot, devait rendre impossible ce que tant de Français souhaitaient du fond de leur cœur : la fin de ce Despotisme exécré qu'on appelait ministériel. Toujours il devait se trouver quelqu'un, tantôt un ministre, tantôt un autre, tantôt la Reine ou quelqu'un de ses familiers, tantôt quelque intime, quelque favori du jour, pour souffler au monarque défaillant ce qu'il devait faire dans la circonstance. Il n'y a eu ainsi aucun lien logique entre les actes successivement pris sous tant d'influences différentes. Chacune des décisions essentielles de cette période capitale 1788-89 fut prise indépendamment des autres et sans aucun plan d'ensemble. Le doublement du Tiers consenti, on réserve la question du vote par Ordre ou par tête. Quand se pose d'une manière pressante celle de la réunion, on évite d'abord de prendre parti, on cherche ensuite un compromis, puis on résiste, enfin on cède.

La faiblesse entraîne la ruse et la dissimulation, armes des faibles. Naturellement sincère et plutôt droit, Louis XVI, qui n'ose pas résister de front, cède sur le moment, mais avec l'arrière-pensée de reprendre plus tard ce qu'il doit abandonner provisoirement. S'il a prescrit la réunion dont il ne voulait pas, c'était pour avoir le temps de préparer sa revanche. Il garde ensuite Necker qu'il avait condamné, mais, dès qu'il se croit le plus fort, il le renvoie. Il le reprend enfin et s'abstient de repousser les décrets du début d'août qui lui répugnent au fond, mais, en même temps, il appelle discrètement les troupes de Flandre à Versailles. Le 14 juillet, plus tard les journées d'octobre, seront les fruits amers de cette politique versatile dans laquelle, pour son malheur et pour celui du pays, il persévérera au cours des années suivantes.

Quand on réfléchit tant soit peu sur toute cette lamentable histoire, on ne peut manquer de se dire que nous avons eu en Louis XVI tout le contraire du Roi dont nous avions à ce moment le besoin impérieux. Pour moderniser la France, pour y introduire les réformes qui s'étaient si bien acclimatées dans la plupart des autres monarchies, il aurait fallu une volonté plus claire et plus ferme que partout ailleurs, les obstacles à vaincre étant aussi, chez nous, plus grands que partout ailleurs : d'abord, l'indiscipline des Français, leur haine de l'autorité qu'un intendant de Bordeaux avait constatée de longue date dans cette ville[5] ; ensuite, l'égoïsme de classe qui faisait que chacun songeait avant tout à soi et comprenait à sa façon l'idéal commun du Bien public ; enfin, l'esprit de routine et l'aveuglement politique chez certains privilégiés, comme ces parlementaires dont la conduite, à la fin de la Monarchie, a été proprement inconcevable. Or, pour venir à bout de tout cela, pour combiner et faire accepter par tous la solution moyenne et équitable que réclamait l'intérêt supérieur de la nation, nous n'avons eu, en Louis XVI, qu'un brave homme bien disposé mais sans volonté et dont la bonne volonté ne suffisait pas, un homme à intentions sans effets, un velléitaire aboulique.

Ce déplorable manque de programme ou de simple persévérance dans le dessein a été jusqu'à empêcher le Roi de conserver longtemps un même premier ministre. Tout homme qui vient d'être pourvu voit aussitôt, on le sait, sa place convoitée par des ambitieux qui cherchent à la lui enlever. Le Roi fut ainsi, pendant tout son règne, assiégé par des candidats à une succession non encore ouverte, et, comme il ne savait pas résister, la succession s'ouvrait à chaque instant. Mais, si c'était toujours lui qui nommait les nouveaux élus, ce n'était jamais lui qui les choisissait : il se les laissait suggérer, tantôt par les dévots, tantôt par les philosophes, tantôt par les financiers, tantôt encore par des femmes[6]. Quelquefois, pour contenter tout le monde, il amalgamait les contraires, et ces combinaisons mal venues ne pouvaient tenir. L'instabilité ministérielle, cette plaie des régimes malades, révélait ainsi, en même temps que l'impuissance du Roi, la puissance des coteries.

 

3 - De toutes ces coteries, on le sait, celle qui a fini par l'emporter en 1789 fut précisément la plus néfaste qu'il pût y avoir dans d'aussi redoutables circonstances. La Reine Marie-Antoinette et ses amis, ceux que l'on a appelés : Le Cercle de la Reine, portent la plus lourde part de responsabilité dans la marche des événements. Assez normale était cependant cette emprise grandissante de la souveraine sur l'esprit de son faible époux : même dans un couple royal, ce n'est pas toujours l'homme qui domine.

Cette influence de la Reine, du Comte d'Artois, des Polignac, etc., déjà sensible à l'ouverture des Etats — n'est-ce pas à elle qu'il faut attribuer les différences établies entre les Ordres par le service du protocole lors de l'ouverture des Etats ? — s'est fait sentir nettement tout de suite après la constitution du Tiers en Assemblée nationale, le 17 juin. C'est elle qui a inspiré, le 18 juin, en dehors de Necker, la décision de tenir une séance royale et de fermer, en attendant, les Menus ; elle qui a fait interrompre le fameux Conseil du 19 juin où Necker aurait encore pu, en l'emportant sur Barentin, arrêter la marche inquiétante des événements ; elle qui a dicté le scénario du 23 et a ainsi provoqué la réponse cinglante de Mirabeau, les invites à la désobéissance de Bailly et de Sieyès, et la révolte ouverte de l'Assemblée ; elle encore qui, après avoir poursuivi la démission de Necker, a par prudence, le même soir, devant l'effervescence populaire, engagé le ministre à rester ; elle enfin qui, à la suite de l'attitude de la foule au cours des journées suivantes, a poussé à l'humiliante reculade du 27 juin, mais en faisant en même temps commencer ces préparatifs de contre-révolution d'où devait sortir la crise de juillet. C'est donc par une coterie inintelligente et passionnée, contre un ministre plus clairvoyant mais mal soutenu, et en dépit des bonnes intentions d'un Roi naturellement porté au laisser-aller[7], que tout l'avenir s'est trouvé engagé dans cette décade mémorable. Or, avant ces dix journées décisives, puis au cours de ces journées mêmes, une politique ferme et avisée aurait pu, non seulement éviter la rupture, mais même jeter un pont entre les différentes parties en présence, un pont solide sur lequel on aurait eu ensuite tout le temps de construire comme sur d'inébranlables assises.

C'est ce qu'il nous sera facile de démontrer au cours de l'exposé que nous allons faire de l'attitude du pouvoir : d'abord, dans le présent chapitre, à la fin de 1788 et à l'ouverture des Etats ; ensuite, dans le chapitre IV, de ce moment jusqu'à la grande crise et pendant la grande crise elle-même, du 17 au 27 juin.

 

II. — Absence de tout programme royal sérieux avant la réunion des États

 

1 - Tout gouvernement est fait pour l'action. Mais, pour agir, il faut avoir un programme, c'est-à-dire un ensemble cohérent de vues précises sur les questions essentielles. Sur quoi portait donc le fond du débat ouvert au printemps de 1789, abstraction faite de la question financière pour la solution de laquelle la technique devait pouvoir fournir de précieuses indications ? Sur le problème national ou social d'une part, et, d'autre part, sur la Constitution et l'organisation du Royaume. Même avec la formule de la monarchie absolue qui confond l'Etat avec le Roi, il y a toujours, en dehors du Roi, la Nation, pour le bonheur de laquelle le Roi lui-même est bien obligé de reconnaître qu'il exerce son pouvoir[8]. Dès lors, deux questions se posent. Que faut-il entendre par Nation ? Comment comprendre les rapports de la Nation avec le Roi ?

On connaît la réponse donnée à la première sous l'Ancien Régime : la Nation, c'est l'ensemble des trois Ordres, la Noblesse, le Clergé et le Tiers-Etat. Mais cette classification était purement arbitraire : il aurait pu y avoir deux Ordres seulement, ou, au contraire, quatre ou davantage, et, dans d'autres pays, en effet, la division n'était pas tripartite comme chez nous. Mais la tendance nouvelle, à la fin du XVIIIe siècle, était de supprimer purement et simplement cette division en Ordres. Elle n'est pas essentielle, en effet, à l'existence de distinctions honorifiques séparant du reste du corps social certains de ses membres. Elle n'a d'intérêt que si chacun des Ordres est différemment traité par l'Etat, qui reconnaît ainsi à chacun d'eux des droits et des devoirs particuliers, tant vis-à-vis de lui-même qu'au regard l'un de l'autre. Ce sont les privilèges (en entendant ce mot dans son sens le plus large) qui constituaient la seule raison d'être de ceux-ci en tant qu'Ordres particuliers séparés de l'Ordre commun ou Tiers-Etat. Or l'idée même de privilège — comme l'a démontré lumineusement Sieyès dans son célèbre Essai — c'est-à-dire l'idée de lois privées est une offense à la toute-puissance de l'Etat aux yeux duquel la loi doit être commune à tous. Il ne saurait y avoir de corporations s'entourant de barricades à l'intérieur d'un corps social qui doit, dans son ensemble, obéissance complète à l'Etat et à son chef. La suppression radicale de la distinction en Ordres était ainsi dans la logique de la monarchie absolue comme elle était dans le programme des revendications du Tiers-Etat.

Voilà le premier point qu'aurait dû comporter le programme royal. Et ce n'était pas là une idée nouvelle. Turgot l'avait caressée dans son projet sur la rénovation des municipalités, projet qui n'admettait d'autre discrimination entre les propriétaires que celle fondée sur leurs revenus. Il fallait reprendre ce projet, le reprendre en l'étendant, et, non seulement ramener aux seules distinctions de fortune toutes les causes de séparation entre citoyens, mais encore abolir, pour les biens comme pour les personnes, cette différenciation en classes qui s'appliquait aux biens comme aux personnes. Par là, le gouvernement aurait exaucé le vœu essentiel du Tiers qui voulait reprendre le projet de Turgot et faire reposer l'unité de la Nation, non pas sur l'entente entre trois Ordres séparés, mais sur la fédération d'une multitude de communes à l'intérieur desquelles rien n'aurait séparé les Français les uns des autres que l'inégalité des ressources pécuniaires. Cette politique aurait dû être imposée par le Roi aux Privilégiés, contre la promesse d'une juste indemnité pour le préjudice matériel causé et contre la garantie solennelle de leurs distinctions honorifiques. Le rétablissement, sur une question aussi essentielle, de l'unité nationale aurait considérablement renforcé l'autorité du Monarque.

Le deuxième point concernait, comme nous l'avons dit, les rapports de la Nation avec le Roi, ce que nous entendons par Constitution. A cet égard, le gouvernement et les privilégiés avaient trop tendance à se figurer qu'une telle Constitution existait déjà, qu'il y avait réellement des lois fondamentales du royaume[9]. Au vrai, personne n'avait jamais pu les citer ni en montrer le texte original — la prétendue loi salique était l'une de ces lois — : il n'y avait, en réalité, que des usages, vénérables peut-être par leur ancienneté, mais sans précision suffisante. D'après ces usages, tous subsides nouveaux devaient être demandés par le gouvernement à des Etats-généraux. Mais le Roi convoquait ceux-ci quand bon lui semblait, ou plutôt, dans le fait, il ne les convoquait presque jamais. Depuis 1614, il ne les avait pas réunis, ce qui ne l'avait pas empêché, pendant ces 175 années, de faire, en matière de finances, toutes les innovations qu'il lui avait plu. En 1789, le roi semblait disposé à avoir de nouveau recours aux Etats, non pas exceptionnellement et pour une fois seulement, mais d'une manière régulière. Il fallait donc régler les diverses questions que cette grande décision allait poser : mode des élections, périodicité, unité ou non de la représentation, pouvoirs respectifs de l'Assemblée et du Souverain ; à quoi l'on pouvait ajouter le problème de l'administration locale : organisation des Etats provinciaux, etc. Sur chacun de ces points, on avait le choix entre plusieurs solutions au sujet desquelles s'affrontaient les intérêts en présence. Celle qu'il fallait préparer et négocier était celle qui devait ne fouler radicalement aux pieds aucun de ces intérêts ou, ce qui revient au même, les atteindre à peu près également tous. C'était donc vers un compromis qu'il fallait se diriger, compromis qui aurait été, en même temps, une transition entre la monarchie absolue de l'Ancien Régime et les institutions modernes fondées sur la libre acceptation d'une autorité nationale.

Un tel programme, parfaitement concevable, aurait pu être imposé à tous au printemps de 1789 par un Roi conscient de la gravité du moment et résolu à faire face à ses responsabilités. A condition que l'on respectât son autorité d'arbitre suprême, le Roi pouvait accepter une certaine atténuation de la théorie du Bon Plaisir, et lui-même semblait ne pas demander mieux que de remplacer l'autorité arbitraire de ses ministres par les conseils de ses sujets. D'autre part, jamais le Tiers-Etat dans ses Cahiers n'a prétendu transformer la Monarchie française en une véritable République ayant à sa tête, au lieu d'un personnage souverain, une sorte de Président déguisé sous le nom de Roi. Quant aux Privilégiés, dont la résistance obstinée aux propositions du Tiers pendant les premières semaines de la tenue des Etats peut faire assez mal augurer de l'accueil qu'ils auraient peut-être réservé à un tel programme, la suite des événements a suffisamment prouvé que leur attitude dépendait de celle du Monarque, et ils auraient certainement aussi bien suivi ce dernier, au début de la session pour la réalisation d'une telle œuvre, qu'ils l'ont fait le 27 juin, quand il leur a donné l'ordre de la réunion au Tiers.

 

2 - Malheureusement, d'un tel programme, nous ne trouvons aucune esquisse sérieuse — à peine un semblant ou des velléités de conception — dans les manifestations du gouvernement antérieures à la réunion des Etats-généraux.

C'est à peine si l'on a, en 1788, de Louis XVI lui-même, quelques promesses bien vagues : celle de réunir les Etats-généraux toutes les fois que le besoin de l'Etat l'exigerait, celle de n'établir aucune imposition sans le consentement des Etats-généraux, et celle de consommer... au milieu des Etats... le grand ouvrage de la représentation du royaume[10]. En l'absence de toute prise de position nette par le Souverain lui-même, le Conseil royal, on le sait, s'est partagé entre deux tendances : celle de la résistance avec Laurent de Villedeuil et Barentin, celle du mouvement avec Necker. Cette dernière l'emporta en décembre 1788, et, à partir des mots : Vous l'avez dit, Sire, aux ministres qui sont honorés de votre confiance..., toute la fin du rapport de Necker au Conseil du 27 décembre peut être regardée comme une sorte de résumé des intentions du Roi, comme une sorte d'ébauche de programme royal.

Quel est donc ce programme, qui est plutôt le programme, minimum, du seul Necker, et que Necker parvint à faire adopter à ce moment-là, et pour un instant seulement, par le Roi et par la Reine ?

Si nous commençons par le second des deux points que nous avons distingués — les relations du Roi et de la Nation —, on peut ainsi le formuler. Tous les impôts anciens ou nouveaux devront être consentis par les Etats-généraux qui seront réunis à époque fixe ; il y aura une liste civile fixe ; les lettres de cachet seront abolies et Sa Majesté consultera les Etats sur la liberté à accorder à la presse ; il y aura des Etats provinciaux, au sein des Etats-généraux, qui seront appelés à donner leur avis et à former un lien durable entre l'administration particulière de chaque province et la législation générale — ceci semble annoncer un projet de seconde Chambre formée des représentants des provinces — ; enfin, pour terminer, le rapport de Necker conclut que la satisfaction attachée à un pouvoir sans limites est toute d'imagination, que ce sont les ministres seulement qui se servent du pouvoir absolu du Roi, et qu'il vaut mieux que Sa Majesté s'environne des députés de la Nation et consulte les vœux d'une assemblée nationale bien ordonnée, plutôt que d'être agitée entre les divers systèmes de ses ministres. Cela ne l'empêchera pas, ajoute le rapport, de conserver toutes les grandes fonctions du pouvoir suprême.

Ce simple résumé suffit à faire ressortir le caractère vague et incomplet de ce prétendu programme. On se contente de promettre pour l'avenir la réunion des Etats à époque fixe, mais on ne dit pas si ce seront toujours les mêmes Etats ou des Etats chaque fois soumis à la réélection ; on ne précise — même approximativement —, ni la durée des sessions, ni leur fréquence. De même la nature de la représentation n'est pas définie : on paraît bien envisager la possibilité de former celle-ci de deux chambres, à l'instar du Parlement britannique, l'une composée des députés de la Nation, l'autre de ceux des différentes provinces. Mais cela n'est pas dit nettement. Il n'est pas question du mode des élections, et l'on s'abstient prudemment (avec raison sans doute ici) de soulever, même de loin, le problème délicat des rapports de l'Assemblée et du Souverain. Au total, on ne peut guère trouver dans ce rapport que l'affirmation de quelques principes généraux tels que ceux de la séparation du Trésor public d'avec la cassette personnelle du Roi, de la renonciation à tout emprisonnement arbitraire, et de la nécessité du consentement de la Nation pour l'établissement des impôts. Ce n'était pas suffisant. Pourtant, c'était déjà beaucoup si l'on considère l'état de choses d'où l'on partait, et Necker, qui n'était pas arrivé à obtenir davantage, pouvait cependant considérer comme un grand succès d'avoir arraché au couple royal son consentement à l'énumération solennelle de ces diverses promesses.

Sur le premier des deux points précisés plus haut, la réorganisation de la Nation, Necker n'a pas non plus osé viser directement le but en allant jusqu'à la suppression pure et simple des Ordres. Il aurait sans doute préféré reprendre le projet de Turgot, mais il ne voulut pas heurter de front les privilégiés. Dans cette séance du Conseil royal du 27 décembre 1788, il se contenta donc : 1° de promettre une plus juste répartition des impôts — réforme dont l'éventualité était d'ailleurs acceptée par le Haut-Clergé et la Haute-Noblesse —, tout en montrant des égards pour cette partie de la Noblesse qui cultive elle-même ses champs ; 2° de proposer la mesure, qui fut adoptée séance tenante, du doublement du Tiers aux Etats-généraux de 1789.

On sait que l'idée du doublement avait été mise en avant par Necker depuis quelque temps déjà et que la deuxième Assemblée des Notables (terminée le 12 décembre 1788), à laquelle elle avait été soumise, l'avait presque unanimement rejetée. Le premier Bureau, celui de Monsieur, qui avait été le seul à l'admettre — et à la majorité d'une seule voix (13 contre 12) — s'était bien gardé d'ailleurs d'adopter le mode de votation par tête qui, dans la pensée de Necker, aurait dû accompagner le principe du doublement du Tiers. Et les cinq autres Bureaux s'étaient prononcés, à l'unanimité ou à des majorités écrasantes, en faveur de la représentation égale des trois Ordres ainsi que du vote par Ordre. Necker crut donc prudent, au Conseil du Roi du 27 décembre, de ne pas froisser les privilégiés dont il redoutait l'influence sur l'esprit du Roi et sur celui de la Reine. Il se contenta de proposer le principe du doublement du Tiers pour satisfaire le vœu général et raisonnable des Communes et pour céder principalement à un sentiment d'équité, protestant en même temps qu'il était loin de sa pensée de vouloir forcer, comme on paraît le craindre, la délibération par tête.

En réalité, Necker avait bien cette arrière-pensée, et ses protestations étaient mensongères. Ce financier, qui, dans son premier ministère, s'est préoccupé tout autant de ses propres intérêts et de ceux des siens que du bien public, n'avait pas l'envergure d'un grand homme d'Etat, d'un véritable réformateur. Mais, intelligent et philanthrope, il était trop bien au courant de la situation pour ne pas se rendre compte de la nécessité d'une réorganisation profonde, à la Turgot. Tant dans son ouvrage fameux sur le commerce des grains qu'il publia peu avant sa première accession au pouvoir[11], que dans celui sur l'administration financière de la France qui parut entre ses deux passages au Ministère[12], il a émis nombre de vues hardies et presque révolutionnaires sur les abus et les injustices sociales à faire disparaître[13]. Seulement, il n'était pas homme à lutter de front et il préférait temporiser en usant de moyens détournés pour arriver à son but. Il songea donc, faute de pouvoir ressusciter le projet de Turgot sur les municipalités, à reprendre l'idée du doublement du Tiers qu'il avait lui-même réalisée dans un champ plus modeste, celui des généralités, lors de son premier ministère, par les édits du 12 juillet 1778 — relatif à l'assemblée de la généralité du Berry —, du 11 juillet 1779 — concernant l'assemblée de la Haute-Guyenne —, et du 27 avril 1779 — créant l'assemblée du Dauphiné, arrêté resté lettre morte —. Cette idée du doublement, associée à l'idée du vote par tête, avait, depuis, été reprise par Loménie de Brienne pour ses assemblées provinciales de juin 1787, et elle était d'ailleurs loin d'être nouvelle, puisque nous la voyons depuis longtemps appliquée aux Etats provinciaux du Languedoc où on aurait été la chercher d'après l'auteur d'un intéressant article sur la question[14], — hypothèse dont l'exactitude n'est d'ailleurs pas démontrée : on retrouve le doublement dans d'autres Etats provinciaux : Provence, Hainaut, Dauphiné[15]. Il existait donc, en 1789, un procédé consistant dans le doublement et le vole par tête conjugués, pour donner au Tiers la prépondérance dans les assemblées divisées en Ordres, comme l'étaient les Etats, généraux ou provinciaux. Ce procédé, Necker avait songé à l'adopter pour les Etats-généraux de 1789 afin d'arriver, par un moyen détourné, au même résultat qu'avec celui, plus radical, de la suppression des Ordres préconisé par Turgot. Il a eu beau protester, au Conseil du 27 décembre 1788 que ses intentions étaient droites, qu'il ne songeait pas au vote par tête en préconisant le doublement du Tiers, et que les Etats-généraux resteraient absolument libres de voter comme ils l'entendraient. A quoi donc pouvait-il bien servir de donner au troisième Ordre deux fois plus de représentants qu'à chacun des deux autres si, pour les décisions capitales, il devait toujours rester à un contre deux ? Il s'agissait, très certainement — nous avons d'ailleurs sur ce point l'aveu de Necker lui-même[16], de rendre possible l'adoption, à la majorité, par l'Assemblée seule, des réformes essentielles, dans le cas où le Roi ne se déciderait pas à user de son influence sur les privilégiés pour amener ceux-ci à les consentir.

 

III. — Louis XVI et Necker devant les États

 

1 - Or c'est précisément ce qui devait arriver, et l'explication de la tournure que prendront les événements à partir du moment où seront réunis les représentants de la Nation réside toute entière dans le changement d'attitude du Roi survenu entre le Conseil du 27 décembre 1788 et la réunion des Etats le 5 mai 1789.

Quand on compare sa manière d'agir, le 27 décembre, vis-à-vis des propositions de Necker qu'il avait approuvées et contresignées, à la sourde répugnance qu'il devait montrer en mai pour toute pression sérieuse à exercer sur les deux premiers Ordres, on ne peut qu'être frappé de cette différence dans les dispositions du Roi. On explique d'ordinaire ce revirement par l'influence de la Reine. Mais la Reine, à l'époque où s'est tenue la séance du 27 décembre, était bien du même avis que son auguste époux, à en croire du moins Necker lui-même. Vers la fin de ce rapport au Roi, dont la conclusion devait être d'accorder au Tiers la double représentation, le Directeur général des finances, après avoir énuméré tous les projets de réformes caressés pour l'avenir, avait fait la déclaration que voici : Ce sont vos sentiments, Sire, que j'ai essayé d'exprimer ; ils deviennent un nouveau lien entre Votre Majesté et l'auguste princesse qui partage vos peines et votre gloire. Marie-Antoinette était donc bien d'accord à ce moment-là avec le monarque, et ce dernier, par la suite, n'a pas dû être seul à changer de sentiments. Il semble plus vraisemblable d'admettre que le couple royal uni, et non pas simplement l'un des deux conjoints sous l'influence de l'autre, a passé, de la fin de 1788 au mois de juillet 1789, par des alternatives de crainte et d'assurance, ou plutôt par une succession de craintes diverses. L'ouverture de la campagne des brochures à l'automne 1788, l'exaspération des passions à la suite de la seconde Assemblée des Notables, en lui faisant redouter une révolte générale de la Nation, l'aurait d'abord décidé à jeter du lest et à suivre Necker, le 27 décembre, en acceptant sa proposition de doublement du Tiers dans l'espoir d'apaiser l'opinion déchaînée. Par la suite, la persistance des troubles en province après le 1er janvier 1789, les résultats des élections poursuivies pendant l'hiver et qui avaient manifesté le désir d'indépendance du Tiers vis-à-vis des représentants du pouvoir royal aussi bien que celui des membres du Clergé vis-à-vis des hauts dignitaires de l'Eglise, enfin la tragique émeute Réveillon survenue le 27 avril 1789, à Paris, dans le faubourg Saint-Antoine, lui auraient fait regretter les concessions arrachées à sa faiblesse et l'auraient engagé à se ranger du côté des privilégiés. Ce qui paraît certain, dans tous les cas, c'est que le Roi n'a plus soutenu son ministre, au printemps de 1789, avec la même décision et la même netteté que par le passé. Et là réside, croyons-nous, la cause profonde de l'échec de la tentative de réforme entreprise au mois de mai.

 

2 - A la séance d'ouverture des Etats-généraux, le premier ministre prononça un grand discours-programme qu'il est intéressant de comparer à sa harangue du 27 décembre. De l'une de ces deux manifestations à l'autre, il ne semble pas qu'il y ait un bien grand progrès. Les vues exprimées restent des plus imprécises, des plus incomplètes. Les promesses sont noyées dans les flots d'une fausse éloquence qui coule plus abondamment que jamais. Sur le point le plus essentiel, elles paraissent même devenues moins nettes. C'est en vain que l'on chercherait dans le discours du 5 mai l'équivalent de cet engagement formel pris le 27 décembre : ne mettre aucun nouvel impôt sans le consentement des Etats-généraux... n'en proroger aucun sans cette condition... assurer le retour successif des Etats-généraux... Sans doute, pour la périodicité des Etats — à laquelle il n'est fait que de simples allusions le 5 mai[17] — on peut voir, dans cette discrétion même, la preuve que l'innovation est désormais chose acquise. Mais, en ce qui concerne le principe du consentement de l'impôt, principe qui avait été si formellement énoncé le 27 décembre, non seulement on ne le trouve plus dans le discours du 5 mai, mais on y rencontre à sa place l'affirmation que le plus grand nombre des moyens... propres à combler le déficit a toujours été dans la main du Souverain. Il est faux, peut-on y lire encore, d'attribuer, avec l'Europe entière... la convocation des Etats-généraux à la nécessité absolue... d'augmenter les impositions. Quant au renouvellement... des impôts actuels..., y est-il ajouté, personne ne l'eût compté au nombre des difficultés réelles s'il n'y avait pas eu d'autre cause à l'embarras des finances. Le véritable but de la convocation des Etats d'après ce discours, n'était pas là. On voulait un rétablissement de l'ordre et de la confiance qui ne fût pas momentané... Pour cela, il fallait appeler de nouveaux garants de la sécurité publique et placer, pour ainsi dire, l'ordre des finances sous la garde de la nation entière. Voilà pourquoi — et non pour consentir des impôts — il a été fait appel aux représentants de celle-ci. Ils ne sont d'ailleurs invités qu'à faire l'étude et la recherche des moyens propres à rétablir cet ordre, Sa Majesté s'engageant seulement à écouter favorablement... les indications qui lui seront données sur cette grave et importance matière. Ainsi donc, au moment de passer des promesses aux actes, le gouvernement de Louis XVI ne paraissait plus du tout aussi décidé que par le passé à s'engager dans les voies d'une monarchie représentative à l'anglaise.

C'est sans doute ce qui fait parfois taxer ce discours de réactionnaire. Il y a là une exagération manifeste, surtout si l'on tient compte des conditions et des circonstances. S'il avait pu exprimer librement ses vues personnelles, Necker aurait probablement montré plus de hardiesse. C'est du moins ce que semblent indiquer certains autres passages de sa harangue. Mais il devait observer les plus grands ménagements vis-à-vis des privilégiés et du Roi, et on ne lui avait donné la parole que pour parler des finances. Il s'est cependant ingénié à déborder son sujet. Sous prétexte d'indiquer comment, une fois l'ordre rétabli dans ce domaine, on pourrait le maintenir, il n'hésite pas à parler de plusieurs questions épineuses d'ordre administratif ou même politique. Certes, il ne le fait qu'avec mille précautions, et en ayant bien soin de rester toujours dans le vague, car il avait aussi à ménager la susceptibilité des députés. Mais enfin, il ne se borne pas à dresser, en technicien, la liste — qui ne comporte pas moins de douze articles — des différentes questions d'ordre budgétaire que les représentants auxquels il s'adresse auront à examiner. On peut encore relever dans son programme les différents points suivants : modification et ajustement des impôts ; leur répartition plus équitable entre les différentes provinces ; réorganisation complète de ceux sur le sel et sur le tabac ; rajustement des droits de douane ; abolition jusqu'au nom de la taille et de la corvée ; principe de l'égalité de tous devant les charges fiscales[18] ; suggestion d'Etats provinciaux susceptibles, non seulement de jouer un rôle important dans l'administration locale, mais encore de fournir les éléments d'une Chambre Haute, sorte de Sénat fédéral complétant ou suppléant la représentation nationale[19].

Ce n'est pas tout. Necker, dans son discours du 5 mai, n'hésite pas à élargir démesurément le champ d'activité ouvert aux Etats-généraux. Tout en se gardant bien de préciser, il a l'air de confier à ces derniers une mission qui ressemble fort à celle qu'ils s'attribueront en effet : Ah ! quelle immense tâche en tous les genres va se déployer devant vous ! Ou encore : Mais, Messieurs, quelle diversité d'objets s'offriront de toutes parts à votre considération ! L'esprit en est effrayé, même en se bornant aux branches d'administration qui ont une connexion avec les finances. Et, de ces innombrables objets volontairement laissés dans l'ombre, l'orateur, quoique avec infiniment de prudence, n'hésite pas cependant à évoquer le plus essentiel, celui qui tenait alors la première place dans les préoccupations de tous : la question sociale. L'abolition des derniers vestiges du système féodal lui apparaît, en effet, comme d'une nécessité inéluctable : C'est à une époque où les préjugés, où les restes d'une ancienne barbarie, ne tiennent plus que par des liens usés, affaiblis et tout prêts à se rompre... Il ne peut plus s'agir, dans ce passage, simplement de la suppression des privilèges pécuniaires, mais bien de celle de toutes les distinctions sociales autres que celles provenant de la seule fortune. C'est donc, bien que pour un avenir plus ou moins éloigné, l'abolition des Ordres qu'envisage Necker. Et ceci devait logiquement conduire, pour une autre convocation d'Etats-généraux, à un mode d'élection nouveau et tout différent de celui pratiqué jusqu'à ce jour. Necker ne recule pas même devant cette constatation et il va jusqu'à remettre aux députés qui l'écoutent le soin de préparer cette innovation capitale : Ainsi vous serez appelés sans doute à examiner les avantages et les inconvénients des formes qu'on a cru devoir observer pour la convocation de cette première assemblée... du plan qu'on a suivi pour se rapprocher des anciens usages. Vous penserez, Messieurs, qu'un de vos plus grands intérêts est de présenter au Roi de nouvelles idées. Les changements survenus dans nos mœurs et dans nos opinions, l'agrandissement du royaume, l'accroissement des richesses nationales, l'abolition surtout des privilèges pécuniaires si cette abolition a lieu, toutes ces circonstances et beaucoup d 'autres exigent peut-être un ordre nouveau... On a recueilli pour cette fois les débris d'un vieux temple ; c'est à vous, Messieurs, à en faire la révision et à proposer les moyens de les mieux ordonner. Pour notre part, nous ne croyons pas que l 'ordre nouveau dont parle ici Necker dût, dans sa pensée, se borner à corriger les nombreuses anomalies qui avaient marqué le mode d'élection des députés aux Etats-généraux de 1789 et substituer un règlement unique à la pluralité de ceux qui avaient été édictés à cette fin. Nous pensons, au contraire, que les nouvelles idées et l'ordre nouveau dont il est question dans cet endroit du discours désignent tout autre chose que de simples améliorations de détail.

En réalité, Necker dévoilait ici son but final, tenu caché jusque-là : la suppression pure et simple des Ordres pour les sessions suivantes d'Etats-généraux. Comme Turgot avant lui, et comme la plupart des souverains éclairés de son époque, il avait compris que les temps étaient révolus, qu'il fallait renverser toutes les barrières, non seulement celles fiscales, mais aussi les autres, qui séparaient la noblesse et le clergé du reste de la nation. Et, s'il renvoyait à plus tard cette réforme maîtresse, c'est uniquement parce qu'il se rendait compte qu'avant d'en arriver là, on devait discuter entre intéressés les conditions de cette suppression.

 

3 - Mais l'adhésion à une telle idée, même sous cette forme de perspective lointaine, allait rendre Necker suspect en haut lieu. Désormais, il ne sera plus aussi docilement suivi par le Roi, qui ne lui avait du reste donné la parole, à la séance du 5 mai, qu'après le garde des sceaux, Barentin, et non comme au premier ministre, mais seulement comme au directeur général des finances, pour exposer l'état de celles-ci. Dans le discours qu'il avait prononcé avant ceux de Barentin et de Necker, Louis XVI s'était soigneusement abstenu, à l'opposé de son ministre, de toute anticipation aventurée comme de toute promesse tant soit peu précise. Le ton de son allocution est des plus ternes, son contenu d'une extrême réserve. Le Roi se contente d'y attirer l'attention sur la gravité de la situation financière et de faire appel à une réunion d'avis sages et modérés, en mettant en garde contre un désir exagéré d'innovations . Il s'y félicite des dispositions que les deux premiers Ordres ont montrées à renoncer à leurs privilèges pécuniaires, sans dire un seul mot des autres. Il s'y vante d'avoir, de lui-même, déjà ordonné dans les dépenses des retranchements considérables. Et il se borne à ajouter qu'il recevra avec empressement les idées qu'on pourra lui présenter sur les moyens les plus efficaces pour y établir [dans les finances] un ordre permanent et affermir le crédit public. A cela, du reste — ou à peu près, devra se borner le rôle des Etats-généraux, qui n'ont pas été convoqués pour autre chose : Ce grand et salutaire ouvrage, déclare en effet le Roi, vous occupera essentiellement.

Ainsi, dès la séance d'ouverture des Etats-généraux, l'entente paraît moins complète que par le passé entre le Roi et celui dont il avait, jusque-là, soigneusement observé les avis. Dans les Conseils du gouvernement, en face de l'influence de Necker, se dressera de plus en plus désormais celle de Barentin, plus dévoué que le genevois aux intérêts des privilégiés, et qui, surtout, restait absolument hostile à toute réforme susceptible de compromettre le pouvoir absolu du souverain. Dans son discours du 5 mai, s'il repoussait entre les Ordres, pour faire appel à leur concorde, l'idée, au lieu d'un rang qui les distingue, de barrières qui les séparent, le garde des sceaux, d'ailleurs surtout préoccupé des projets d'amélioration concernant l'administration, la justice et les départements voisins — presse, sûreté publique, législation criminelle, éducation de la jeunesse —, condamnait sans ambages les innovations dangereuses, les maximes fausses et outrées, et les chimères, pernicieuses aux principes inaltérables de la monarchie. C'est ce même Barentin, dont on voit ici l'esprit étroit, qui inspirera un peu plus tard la politique de résistance aveugle génératrice de la révolution du 14 juillet. En attendant, on peut le rendre responsable de l'inaction du gouvernement en face des divisions des trois Ordres et de leur impuissance à amorcer seulement l'œuvre commune.

 

4 - Quelle était donc, sur ce point précis et capital de la collaboration des Ordres aux Etats-généraux réunis le 5 mai, la manière de voir de Louis XVI et celle de son premier ministre ?

La position de Louis XVI était bien simple. Elle peut se résumer dans un seul mot : attendre. Il ne l'a pas dit lui-même dans son allocution du 5 mai qui, comme nous l'indiquions tout à l'heure, est dénuée de toute précision, sur cette question essentielle aussi bien que sur les autres. Mais voici comment son garde des sceaux Barentin, chargé par lui d'expliquer plus amplement aux députés ses intentions, l'a fait à sa place quelques instants après : Un cri presque général s'é[tait] fait entendre pour solliciter une double représentation en faveur du plus nombreux des trois Ordres, de celui sur lequel pèse principalement le fardeau de l'impôt. — En déférant à cette demande, Sa Majesté, Messieurs, n'a point changé la forme des anciennes délibérations ; et, quoique celle par tête, en ne produisant qu'un seul résultat, paraisse avoir l'avantage de faire mieux connaître le désir général, le Roi a voulu que cette nouvelle forme ne puisse s'opérer que du consentement libre des Etats-généraux et avec l'approbation de Sa Majesté. La question était ainsi réservée et sa solution devait dépendre uniquement du bon vouloir des deux premiers Ordres, ainsi que de la bonne volonté du gouvernement. Mais, à ce dernier, Louis XVI ne fournissait aucune directive, pas plus qu'il ne faisait donner aucun conseil aux représentants de la nation.

Necker, au contraire, avait arrêté dans son esprit quelques idées sur la meilleure façon de conduire les travaux de l'Assemblée. Cette question le préoccupait beaucoup, et à juste titre, depuis qu'il avait, dans son discours du 27 décembre, évoqué, pour en tirer argument en faveur du doublement du Tiers, l'hypothèse d'une impasse où seraient acculés les Etats par suite de la neutralisation réciproque des trois Ordres. Ce danger, encore lointain, lui avait paru alors invraisemblable[20]. Il se précisait maintenant et était tout proche. Pour le conjurer, Necker, dans son discours du 5 mai, applique la même méthode que sur toutes les autres questions. Cherchant à louvoyer, il se propose d'amener progressivement, par de successives concessions, les privilégiés à adopter la délibération en commun et le vote par tête. Après avoir indiqué aux députés les dangers que courrait le bien public... si, dès [leurs] premiers pas, une désunion éclatante venait à se manifester, après avoir marqué combien le Roi était inquiet de [leurs] premières délibérations, il mettait en garde le Tiers contre les dangers d'une revendication prématurée et obstinée de la réunion et du vote par tète sur toutes les questions à débattre : Tout annonce, Messieurs, qu'... il résulterait de cette tentative, si elle était obstinée, une scission telle que la marche des Etats-généraux serait arrêtée ou longtemps suspendue, et l'on ne peut prévoir quelle serait la suite d'une semblable division. Il proposait donc aux trois Ordres de commenc[er] par se séparer, les deux premiers examin[ant] d'abord l'importante question de leurs privilèges pécuniaires pour confirmer les vœux déjà manifestés dans plusieurs provinces en se détermin[ant] d'un commun accord au noble abandon de ces avantages. Et Necker, après avoir fait ressortir tout le mérite d'une telle attitude, d'ajouter, non sans bon sens ; Il est donc juste, il est raisonnable que les députés des Communes laissent aux représentants des deux premiers Ordres tout l'honneur d'un tel sacrifice. L'orateur pense qu'à la suite de ce geste magnanime, les deux premiers Ordres seront invités à s'unir souvent aux représentants du peuple pour faire en commun le bien de l'Etat. Et il ajoute : Sûrement ce ne sera pas d'une manière générale ni absolue qu'ils résisteront à cette avance. Une fois que, de cette manière, les ombrages des uns [auront été] dissipés, les plaintes et les jalousies des autres apaisées, des commissaires des trois Ordres pourront à loisir désigner les questions qu'il importe au Souverain et à l'Etat de soumettre à une discussion séparée, et les objets qu'il est convenable de rapporter à une délibération commune.

Ainsi la solution préconisée par Necker écartait la formation d'une Assemblée unique, contre laquelle, assez habilement, l'orateur, sans le citer formellement, évoquait l'exemple anglais[21]. Mais elle donnait satisfaction à tout le monde. Elle permettait aux privilégiés de défendre leurs intérêts particuliers et leur garantissait une transaction équitable dans la question de l'abandon de leurs privilèges. Elle sauvegardait en même temps l'intérêt supérieur de la collectivité en faisant appel à la solidarité de tous pour la réforme de l'Etat. Mais surtout elle évitait une application rigoureuse de la loi du nombre qui ne pouvait se faire sans laisser à sa suite de dangereuses rancœurs. Elle faisait enfin appel au bon sens de tous, ainsi qu'au patriotisme, qui se confond avec l'intérêt suprême et permanent de chacun : Soyez unis, Messieurs, pour une si grande entreprise... Il faut qu'une constitution bienfaisante et salutaire soit cimentée par la puissance de l'esprit public, et cet esprit public, ce patriotisme ne consiste point dans une ferveur passagère ou dans un aveugle désir d'une nouvelle situation... [qui] n'est qu'un sentiment personnel... Le véritable esprit public... transporte, non pour un moment, mais pour toujours, nos intérêts personnels à quelque distance de nous afin de les réunir, afin de les soumettre à l'intérêt commun... Je ne fais point ces réflexions, Messieurs, pour affaiblir votre courage, mais pour vous engager à n'être point étonnés des contrariétés dont vous ferez l'épreuve tant que l'esprit national ne sera point encore en harmonie avec la grandeur des circonstances présentes.

Hélas ! Ces conseils de sagesse ne devaient pas être suivis, pas plus que ceux que nous verrons plus tard Necker donner, dans ce même discours, aux représentants sur la meilleure méthode de travail à suivre par l'Assemblée[22]. Au lieu d'observer la conduite prudente préconisée par le ministre et qui ménageait les amours-propres en sauvegardant les intérêts, les différents Ordres allaient se heurter tout de suite sur une question préjudicielle et purement doctrinale en apparence, celle de la question de la vérification des pouvoirs.

 

IV. — La question de la vérification des pouvoirs posée en mai 1789

 

1 - En laissant aux députés le soin de résoudre entre eux la question de la forme des délibérations et du mode de votation, par Ordre ou par tête, le Roi, qui comptait ainsi esquiver ou éloigner la difficulté, se préparait en réalité pour un avenir immédiat des surprises fort désagréables. L'hypothèse avancée par Necker le 27 décembre, mais aussitôt repoussée par lui comme contraire à la vraisemblance, celle d'une inaction complète dans les délibérations des Etats-généraux par suite de l'exercice réciproque des droits d'opposition des trois Ordres, devait, en effet, se trouver instantanément réalisée, et les Etats se montrer incapables d'arriver seulement à vérifier leurs pouvoirs.

Cette incapacité des Etats-généraux a été uniquement le fait de la Chambre du Tiers-Etat, des Communes comme elle s'intitulait elle-même. Celle-ci n'a pas voulu démordre de l'idée que les pouvoirs devaient être vérifiés en commun, et elle a attendu, sans rien faire, que les deux autres Chambres vinssent se réunir à elle pour procéder à cette opération. Or, qu'on veuille bien y prendre garde, cette vérification en commun était, en elle-même, une absurdité à cause de la différence des conditions d'élection d'un Ordre à l'autre, et c'est uniquement par calcul politique que le Tiers avait adopté cette thèse. Il s'agissait, pour lui, de trancher, moins la question de la vérification des pouvoirs que, sans la poser directement, celle du vote par tête, et, ce qu'il voulait, c'était, avant tout, fondre dès le début, les membres des trois Ordres en une seule assemblée où les députés des Communes, appuyés par un nombre assez considérable de curés et par quelques nobles libéraux, imposeraient toujours leur volonté et trancheraient souverainement, sans être obligés de recourir à de laborieuses négociations, les questions qui intéresseraient les deux premiers Ordres. Tel est le but pratique poursuivi par le Tiers derrière le paravent juridique invoqué et à l'abri des Principes développés par Le Chapelier dans la motion présentée par lui aux Communes le 14 mai[23]. Mais, cela, c'était déjà la Révolution, c'est-à-dire le recours à la force, à la loi du nombre.

 

2 - Pour ou contre la réunion des trois Ordres, tous les arguments furent développés à l'époque : l'argument historique, l'argument théorique, l'argument juridique..., tous, excepté celui qui aurait dû le plus retenir l'attention : l'argument pratique. Or, cet argument militait, non pas pour, mais bien contre la réunion voulue par le Tiers. Si l'on avait pu réunir les Ordres dans le passé, en telle ou telle occasion, cette fois-ci, c était le cas ou jamais, tout au moins au début, de les séparer. En effet, la question de la suppression des Ordres n'était pas des plus simple, et elle pouvait entraîner des conséquences graves pour les intéressés. Pour le Clergé surtout, elle présentait une importance capitale. C'est ce qu'a bien compris un historien protestant, et, dont l'opinion, en pareille matière, mérite par conséquent d'être retenue : La réunion avec les Communes, écrit-il, avait, pour le Clergé, une gravité sans pareille. L'idée même du Sacerdoce lui faisait une loi de l'isolement et [de] se séparer de la masse de la Nation, comme ce qui est sacré se sépare de ce qui est profane. Constitué sur le modèle des Lévites hébreux, il portait le sceau d'un caractère sacré dans ses vêtements, dans son organisation et jusque dans ses propriétés. Plier sous la loi commune, c'était [pour lui] accomplir la plus inouïe de toutes les rénovations... La fusion des Ordres en une seule assemblée était pour le Clergé le plus grand sacrifice qu'il pût faire[24]. Dans quelles conditions ce sacrifice se ferait, c'est ce que, dans l'intérêt de tous, il fallait discuter avec les représentants du seul Clergé. Il s'agissait, en effet, ici de séparer le sacré du profane, comme nous venons de l'entendre proclamer par un auteur, peu suspect, en la matière, d'arrière-pensée intéressée. Il s'agissait, en le faisant plier sous la loi commune pour tout ce qui concernait le temporel, de laisser au Clergé sa plus entière indépendance pour tout ce qui regardait le spirituel, c'est-à-dire, non seulement pour le dogme, mais encore pour la discipline. Or ce problème était difficile à résoudre, car le temporel et le spirituel étaient étroitement mêlés à cette époque et, dans la plupart des cas, peu aisés à distinguer l'un de l'autre. Pour la solution de cette question il fallait nécessairement que les intéressés fussent consultés, et ceci exigeait le maintien provisoire des ecclésiastiques, députés aux Etats-généraux, en un Ordre distinct, en une corporation comme on disait alors[25], corporation destinée à disparaître sans doute, mais qui devait continuer à vivre un instant pour défendre ses intérêts corporatifs au cours de cette liquidation et jusqu'au règlement définitif de cette grave affaire.

En ce qui concerne la Noblesse, on peut faire valoir les mêmes raisons. Assurément, il fallait abolir jusqu'aux derniers restes du régime féodal, D'abord, plus de terre noble, c'est-à-dire tenue en fief. Ensuite, pour les personnes, plus de dispense d'impôt ; plus de justice féodale ; ni de ces droits féodaux portant une part de servitude personnelle tels que corvées, banalités, droits de main morte ; ni de ces privilèges humiliants pour les non-nobles, tels que les droits exclusifs de chasse, de fuie, de colombier, de garenne. Mais, à côté de ces droits plus ou moins personnels, plus ou moins attachés à la qualité de noblesse personnelle d'un côté et de servitude personnelle de l'autre, en dehors, en d'autres termes, des droits de la féodalité dominante, il y avait des droits plus ou moins réels : cens, champart, rentes foncières perpétuelles, qui constituaient les droits de la féodalité contractante, ceux que la Constituante devait déclarer rachetables comme constituant, pour leurs bénéficiaires, une véritable propriété qu'ils se transmettaient de père en fils et dont ils vivaient. Or leur suppression brutale, du jour au lendemain, sans aucune indemnité, aurait réduit à la misère un grand nombre de familles.

Mais, entre les droits féodaux réels et les droits féodaux personnels, la distinction n'était pas toujours facile à établir et il y avait lieu à discussion. Obliger les représentants de la Noblesse à se réunir au Tiers, c'était refuser cette discussion à égalité, c'était substituer à celle-ci une décision unilatérale qui pouvait, sans doute, rester modérée et sage, mais qui ne devait pas l'être nécessairement, c'était en somme supprimer toute garantie. Les représentants du Tiers étaient-ils en droit d'exiger cela des mandataires de la Noblesse sous prétexte qu'ils étaient beaucoup plus nombreux qu'eux ? La question peut se poser. Sans compter qu'il y avait quelque chose de singulièrement humiliant, pour des gens depuis si longtemps accoutumés à tenir le haut du pavé, à se voir obligés de remettre leur sort entre les mains de ceux qu'ils avaient jusque-là considérés comme leurs inférieurs et de laisser tout dépendre du bon vouloir de ces derniers.

En dehors des droits féodaux proprement dits, les privilèges eux-mêmes pouvaient donner lieu à contestations. En effet, ces privilèges ne comprenaient pas seulement la dispense de la taille, dispense dont la suppression était d'avance consentie par les intéressés, ainsi que certains droits utiles, à abolir cependant sans indemnité comme portant le caractère dominant et non contractant — exclusivité d'accession pour les membres de la Noblesse à certaines fonctions et dignités, ecclésiastiques, civiles ou militaires —. Parmi les privilèges, il fallait encore ranger les droits purement honorifiques auxquels la Noblesse tenait tant, et qui étaient si impopulaires comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire à propos du danger social[26]. Le principe de l'égalité exigeait-il leur suppression complète, ou bien n'y avait-il pas lieu plutôt de faire certaines distinctions ? Défendrait-on au noble de coiffer sa demeure d'une girouette, ou n'autoriserait-on pas plutôt chacun, noble ou vilain, à installer sur son toit autant de girouettes qu'il lui plairait ? Les anciens seigneurs avaient des armoiries dont ils tiraient vanité : pourvu qu'ils ne pussent plus les imposer à l'église de leur paroisse, ne pouvaient-ils pas les conserver ? Quant aux titres nobiliaires eux-mêmes, ceux de barons, marquis, comtes, ducs, etc., pourquoi ne pas les leur laisser ? Ne suffisait-il donc pas, comme on le fait d'ailleurs aujourd'hui, d'ignorer officiellement cette hiérarchie périmée en se contentant de ne pas poursuivre pour usurpation de titre quiconque de Monsieur de l'Isle prendrait le nom pompeux ? Enfin, il y avait à voir encore ce que l'on ferait des dîmes, dont certaines, dites inféodées, intéressaient plutôt la Noblesse que le Clergé[27].

Ainsi, tant pour la Noblesse que pour le Clergé, bien des questions se posaient, questions que leurs représentants devaient d'abord discuter, en tant que corporations, avec le Tiers, en présence du Roi pris comme arbitre, avant de se confondre avec lui pour ne former qu'une seule Assemblée, si l'on voulait que la suppression définitive des Ordres, telle que la proclamera le décret du 5 novembre 1789, fût véritablement consentie et non imposée.

Décider la réunion préalable des deux premiers Ordres au Tiers pour la vérification en commun des pouvoirs, c'est-à-dire réaliser en fait la suppression des corporations, c'était donc commencer par là où l'on aurait dû finir. Toute la question de savoir si l'indispensable transformation sociale et politique se ferait par une suite de compromis entre les diverses parties en présence ou par un brutal évincement et une brusque prise de possession était ainsi suspendue à la solution du problème, en apparence purement formel, de la vérification des pouvoirs.

Ce problème, en réalité, était loin d'être purement formel, et, si la Noblesse a obstinément refusé jusqu'au bout la réunion, ce n'a pas été, comme on l'a dit quelquefois, par pure vanité[28]. Sur toutes les questions posées qui intéressaient directement l'état des personnes faisant partie des deux Ordres ci-devant privilégiés, on conçoit qu'il était plus sûr pour ces dernières d'engager avec le Tiers une discussion serrée et de ne se confondre avec lui qu'après l'intervention d'un accord amiable, dûment signé et paraphé ; il pouvait être imprudent, en effet, de s'en remettre à la bonne volonté de la future Assemblée de la Nation, dans laquelle l'ensemble du Tiers, formant bloc et faisant la loi, serait ainsi à la fois juge et partie.

Les événements ont assez prouvé que de telles craintes étaient bien loin d'être chimériques. Le Clergé s'est vu imposer la Constitution civile que la très grande majorité de ses membres aurait certainement repoussée s'il était resté à l'état d'Ordre distinct jusqu'à ce que sa situation dans le régime nouveau eût été réglé. De même la Noblesse, si son point de vue avait triomphé, ne se serait pas vu faire défense plus tard de prendre les titres de marquis, chevalier, écuyer, etc., de faire porter une livrée à ses domestiques, ou avoir des armoiries, par ce décret du 19 juin 1790 contre lequel Necker défendra, en vain, la solution de raison et de sagesse qui a fini par l'emporter de nos jours et qui consiste à faire tomber le prix de tous les hochets de la vanité, non pas en les proscrivant avec inquiétude, mais en les considérant avec calme et indifférence et en portant simplement toute son estime vers les talents, les vertus et les services de tout genre rendus à la chose publique[29].

D'ailleurs, même en admettant que la majorité des députés du Tiers-Etat pût être assez raisonnable pour ne jamais se laisser entraîner à des solutions extrêmes, c'est-à-dire heurtant par trop violemment l'équité — laquelle n'est pas toujours le droit — était-il sage de se contenter d'une simple loi, qu'une autre loi pouvait toujours abroger plus tard, pour stipuler les conditions auxquelles devrait se faire l'abolition des privilèges des deux premiers Ordres ? Tout bien pesé, il était certainement préférable pour les intéressés de passer avec la partie adverse un véritable marché dont l'observation constituerait une condition essentielle de la fusion définitive des trois Ordres.

Cela est si vrai que, comme on le sait, l'éventualité que nous venons d'envisager s'est réalisée par la suite : la loi du 17 juillet 1793 a supprimé sans indemnité toutes redevances ci-devant seigneuriales, quelles qu'elles pussent être, en dehors des rentes et prestations purement foncières et non féodales. Et ceci était logique. Il est évident, en effet, que, la féodalité ayant maintenant disparu, aucun des anciens droits féodaux n'avait plus aucune raison d'être. Le seigneur ayant cessé de protéger la vie et les biens des habitants de la censive, sur quoi fonder désormais le maintien du cens ? Le seigneur n'assurant plus la sécurité de la transmission des propriétés dans son ressort, comment justifier la persistance des lods et ventes ? C'est bien arbitrairement et en en modifiant le caractère véritable — en transformant un droit féodal en une rente foncière — qu'on avait pu en 89-90 essayer de légitimer le maintien de certains de ces droits à côté de la suppression de certains autres. Mais si, après la réforme plus radicale de 93, il devait encore rester à d'anciens seigneurs assez de propriétés pour subsister du revenu de leurs biens, d'autres n'auraient peut-être plus même le nécessaire et la misère les guetterait.

C'est tout cela que craignirent vaguement les Privilégiés, c'est cette menace obscure du dépouillement total qu'ils sentirent planer sur eux, lorsqu'ils se trouvèrent en présence de la proposition formelle du Tiers de se réunir à lui pour vérifier en commun les pouvoirs des députés, et il ne faut pas chercher ailleurs la principale raison du refus, radical, de la Noblesse, et de celui, mitigé, du Clergé, qui furent opposés à cette ouverture.

 

3 - Sur ces débuts de l'histoire des Etats-généraux il s'est formé une véritable légende que l'examen impartial des textes ne nous permet pas de ratifier. On a longtemps enseigné — on continue peut-être à le faire — que le sort des réformes dont dépendait l'avenir de la France était lié à cette question, en apparence secondaire, de la vérification des pouvoirs, car, nous dit-on, si l'on délibérait et si l'on votait par Ordre, peu importait le nombre des députés du Tiers : les deux Ordres privilégiés, en se coalisant, feraient échec au Tiers, comme cela s'était vu aux Etats de 1614 ; d'ailleurs, ajoute-t-on, le Roi entendait borner le rôle des Etats aux affaires de finances comme au début du XVIIe siècle[30]. Le Tiers-Etat ne pouvait donc transiger sur cette question capitale[31], puisque la vérification en commun entraînait l'abandon du système des classes, le vote par tête et non par Ordre, et, par suite, la prépondérance du Tiers dans les Etats[32]. Et l'on continue ainsi l'exposé des faits : la résistance des privilégiés empêchant la réunion des trois Ordres, il ne restait plus au Tiers qu'à se constituer lui-même en Assemblée nationale, ce qu'il fit le 17 juin. Mais, l'Ancien Régime s'étant défendu et le gouvernement ayant préparé un coup d'Etat, le peuple alors intervint et renversa, au 14 juillet — et plus tard aux journées d'octobre — le despotisme ministériel, tandis qu'il détruisait le despotisme féodal lors de la grande Peur de la fin du mois de juillet[33]. Ainsi, d'après cette interprétation des faits, la responsabilité de la Révolution violente retomberait exclusivement sur le pouvoir royal et sur les privilégiés.

Les choses, en réalité, se sont passées d'une manière beaucoup moins simple. D'abord, on ne peut pas assimiler deux situations aussi différentes que celles de 1614 et de 1789, à cause des immenses changements survenus dans l'opinion à cette dernière date, depuis une dizaine d'années seulement, et même surtout dans les derniers mois. Sans doute, lorsque, pour la première fois, le Roi avait parlé de convoquer les Etats-généraux, il avait bien pu n'y songer que comme à un expédient désespéré pour sortir d'une situation financière sans issue. Mais, devant le sentiment public, unanime sur ce point, nous l'avons dit, ainsi que sous l'influence de son ministre Necker, ses sentiments avaient changé et il avait promis, le 27 décembre, par l'organe du Directeur général des finances, de partager avec la Nation le pouvoir suprême et de convoquer, non pas exceptionnellement et une seule fois, mais régulièrement, les représentants de celle-ci. Plus tard, il est vrai, le 5 mai, il n'a plus voulu parler lui-même que de la question financière dont la solution devait occuper essentiellement — il ne dit pas exclusivement — les Etats. Mais il a laissé Necker affirmer à deux reprises dans cette même séance que cette assemblée serait suivie d'autres, que sa tâche n'était pas bornée aux questions financières, qu'elle s'étendait à tous les genres, et que les Cahiers dont les députés étaient munis contenaient plusieurs projets d'améliorations susceptibles d'être réalisés. De même, quelques instants auparavant, le garde des sceaux Barentin, en dépit de ses tendances conservatrices, avait pu déclarer, comme nous l'avons déjà signalé, que l'impôt ne devait pas faire le seul objet des délibérations des représentants, et il avait indiqué, au nombre des objets qui doivent principalement fixer [leur] attention... les mesures à prendre pour assurer la liberté de la presse, la réforme de la justice, celle de la législation commerciale, celle de l'éducation de la jeunesse, etc. Assurément il ne faut pas chercher dans ces deux manifestations oratoires les bases ni même la promesse d'une constitution écrite, mais il n'en est pas moins exagéré de prétendre que le Roi entendait borner le rôle des Etats aux affaires de finances.

Il n'est pas davantage exact de soutenir que, sans la vérification en commun et, a fortiori, sans la réunion des trois Ordres et le vote par tête, l'abolition du régime féodal serait devenue impossible. On s'imagine trop facilement que le pouvoir royal, d'accord avec les privilégiés, voulait se borner à proclamer l'égalité de tous les citoyens devant l'impôt et qu'il entendait maintenir pour tout le reste la division de la Nation en trois Ordres. Il ne faut pas oublier que, dès 1779, le Roi avait conseillé aux privilégiés d'abolir la mainmorte et la servitude personnelle. Et, quant à la Chambre de la Noblesse aux Etats-généraux, s'il est vrai qu'à la proposition de réunion faite par le Tiers, elle a répondu, à la majorité des trois quarts, par un arrêté, pris le 28 mai au matin, disant qu'elle considérait la division de la Nation en trois Ordres comme constitutive de la Monarchie, c'est-à-dire, dans son esprit, de l'absolutisme ; il est bien certain, d'autre part, que, d'accord en cela avec les deux autres Ordres, elle voulait précisément mettre fin à l'arbitraire du gouvernement. Dès lors, pour être conséquente avec elle-même, elle ne pouvait se refuser à envisager, pour un avenir prochain, aussitôt qu'aurait disparu cet absolutisme inséparable de la différenciation en Ordres, la fin de la distinction des trois classes, lesquelles devaient d'ailleurs se trouver automatiquement confondues, une fois proclamée la suppression de la dispense de l'impôt ainsi que la disparition des droits de la féodalité dominante.

D'autre part, en proclamant que, sans la réunion en une seule Chambre et le vote par tête, aucune réforme sérieuse n'était possible, parce qu'on aurait toujours eu deux voix contre une — celles du Clergé et de la Noblesse contre celle du Tiers-Etat —, on oublie trop, d'abord, que, sur bien des points, les deux premiers Ordres n'étaient nullement solidaires comme le montrent bien, par exemple, les Cahiers de la Noblesse en ce qui concerne la situation du Clergé, et ensuite que la Chambre du Clergé était composée, en grande majorité, de curés qui pouvaient fort bien, avec le temps, échapper à l'influence des évêques — ce qui devait arriver en effet — et faire voter le Clergé dans le même sens que le Tiers. Dans ce cas, la Noblesse aurait été en minorité par 1 voix contre 2. Mais, surtout, on perd trop de vue que le dévouement au Roi, si fortement proclamé par la Noblesse, obligeait celle-ci à s'incliner — comme elle le fera d'ailleurs lorsqu'elle recevra de Louis XVI l'ordre de se réunir au Tiers —, le jour où le Roi viendrait à exercer une pression sur elle pour lui faire accepter l'abandon de ses privilèges conformément au conseil donné une première fois, vainement d'ailleurs, par l'édit de 1779.

Les grandes réformes attendues par l'immense majorité de la Nation n'étaient donc pas rendues impossibles par le seul fait du maintien, provisoire, de la division des Etats-généraux en trois Chambres séparées. Bien au contraire, pour que des réformes pussent être consenties et non imposées, il fallait, comme nous l'avons dit, maintenir, pour quelque temps encore, cette division.

 

4 - Sur ce point, l'attitude de la Noblesse a été, dès le premier instant, très nette. Elle s'est immédiatement constituée en Chambre distincte et a repoussé la réunion, même pour le seul objet de la vérification des pouvoirs. Elle voulait par là indiquer, non qu'elle se refusait à consentir, mais qu'elle n'entendait pas se laisser arracher l'abandon des privilèges dont elle avait joui jusque-là, attitude qui, comme nous l'avons dit, pouvait être dictée, au moins autant par la prudence que par la vanité.

Il faut faire remarquer à ce propos qu'ici la responsabilité des représentants du Tiers est nettement engagée. Ils ont, en effet, affecté de prendre, dès le début, en souvenir de la Révolution communale du moyen âge, ce nom de Communes que l'usage avait conféré au Tiers dès les élections aux Etats-généraux. C'était là tout un programme, et un programme peu rassurant pour les héritiers de ceux contre qui s'était faite cette Révolution. La Chambre de la Noblesse s'en plaindra vivement dans les conférences de conciliation du début de juin[34]. Simple prétexte, dira-t-on, imaginé pour les besoins de la cause par des gens à bout d'arguments. Nous n'en sommes pas convaincu du tout, et nous croirions volontiers que la Noblesse avait pris très au sérieux ce qu'on peut, en effet, considérer comme une menace à peine voilée et comme le programme même de la Révolution violente que devait déclencher la journée du 14 juillet[35]. Pour le Clergé, dont la position en présence de la démarche du Tiers a été moins nette, il convient d'être précis, car on pourrait être tenté de croire qu'il envisageait avec faveur, dès le début, la réunion des trois Ordres en une seule Assemblée. En fait, il a considéré que la vérification des pouvoirs était une chose, et la délibération pour les décisions à prendre sur l'abolition des corporations une autre chose. Sur la question de la vérification des pouvoirs, il a tout de suite manifesté sa sympathie pour une collaboration des Ordres : le 6 mai, il ne repousse qu'à une faible majorité la proposition faite de vérifier les pouvoirs par commissaires des trois Ordres[36], et, le 7, à la députation du Tiers qui vient proposer la vérification en commun, il répond qu'il nommera des commissaires à l'effet de se concilier sur la proposition faite par le Tiers avec d'autres commissaires qu'il priera les deux Ordres de nommer de leur côté. Mais il n'accepte pas pour cela l'idée de se réunir dès ce moment en une seule assemblée, et il fait un accueil assez frais à ceux des membres du Tiers qui veulent brusquer les choses et amener tout de suite cette réunion[37]. En attendant, d'ailleurs, le Clergé vérifie séparément ses pouvoirs. La vérification est même déjà terminée le 8 mai. Donc le Clergé, tout en restant sympathique au Tiers et en acceptant de lui faire des concessions, au moins pour la forme, au sujet de la vérification des pouvoirs, n'admet, pas plus que la Noblesse, la réunion immédiate en une seule Assemblée où l'on voterait par tête, ce qui assurerait la prépondérance de l'ancien Tiers.

Ainsi, sur cette question de la vérification des pouvoirs, le Clergé a voulu donner une simple satisfaction d'amour-propre au Tiers, tandis que la Noblesse, elle, s'est montrée intransigeante, dans la crainte qu'une première concession, si minime qu'elle pût être, ne fût exploitée pour l'entraîner plus loin qu'elle ne voulait aller[38]. Dans ces conditions, il est impossible de rejeter sur la seule Noblesse l'entière responsabilité de ce qui est arrivé. La part qu'il faut attribuer au Tiers est, pour le moins, aussi grande. Tous les débats, théoriques, sur la vérification des pouvoirs, sur la constitution de l'Assemblée, sur le principe de la députation représentative, non d'un Ordre, mais de la Nation, tous les rappels de précédents historiques et les discussions plus ou moins oiseuses sur ce qui s'était passé, en 1356 ou en 1483, en 1588 ou en 1614, ne pouvaient pas dissimuler cette réalité redoutable que les représentants du Tiers entendaient marcher à l'assaut de tous les privilèges. Il n'eut peut-être pas été mauvais, dans ces conditions, pour ceux qui voulaient sincèrement, dans les rangs du Tiers-Etat, éviter une rupture avec le Clergé et avec la Noblesse, de chercher à rassurer ces deux Ordres. Mais, précisément, la déclaration proposée dans ce sens, le 16 mai, par Malouet n'eut aucun succès[39], et chaque jour qui passait faisait davantage redouter le heurt des deux moitiés entre lesquelles se partageaient les Etats-généraux. Une pareille menace était le résultat de l'inaction, à peu près totale, du gouvernement au cours de ce mois de mai. Ce que sa conduite aurait pu être, ce qu'elle a été, en fait, depuis l'ouverture des Etats jusqu'à la révolution du 14 juillet, voilà ce qu'il va nous falloir maintenant examiner.

 

 

 



[1] Ce journal important (il comprend 277 cahiers), et qui constitue un témoignage de premier ordre sur le règne de Louis XVI, a pu être mis à contribution par M. l'Abbé E. Lavaquery, docteur ès lettres, qui en donne des extraits intéressants dans son grand ouvrage sur Le Cardinal de Boisgelin, Paris, Plon, 1920, 2 vol. in-8°. Voir l'article de H. Buffenoir intitulé Louis XVI et la boisson dans La Révolution française, 1926, pp. 326-329.

[2] E. Lavaquery, Le Cardinal de Boisgelin, t. I, p. 249.

[3] E. Lavaquery, Le Cardinal de Boisgelin, t. II, p. 17.

[4] Voir ci-dessus, chapitre premier, la première note du § III.

[5] L'intendant Boucher écrivait en parlant de Bordeaux : Il est certain que l'esprit républicain règne dans cette ville et qu'on y abhorre toute autorité.

[6] Versatile dans tous ses plans, dit de lui l'abbé de Véri, il cédait alternativement, soit aux légèretés de sa femme, soit au ministre du moment, soit à l'instigation véhémente de ses alentours, soit aux éléments populaires (E. Lavaquery, op. cit., t. II, p. 17).

[7] On sait son exclamation en apprenant, le 23 juin après la séance royale, le refus des Communes de se retirer dans leur chambre : Puisqu'ils ne veulent pas se retirer, f..., qu'ils restent !

[8] Voir les principes invariables de la Monarchie française exposés par le Garde des Sceaux, de Lamoignon, au lit de justice du 19 novembre 1787, d'après l'arrêté du Parlement lui-même en date du 20 mars 1766. En voici l'essentiel. Au Roi seul appartient la puissance souveraine, dont il n'est comptable qu'à Dieu, le Roi étant uni à la Nation par un lien indissoluble, ne faisant qu'un avec elle, et la Nation ayant intérêt à ce que les droits de son chef ne souffrent aucune altération. Voir, d'autre part, les textes de 1787 et 1788 cités ci-dessus, chapitre premier, § II, 2.

[9] Naturellement les privilégiés n'avaient que trop tendance à placer au nombre de celles-ci la division des sujets du Roi en Ordres distincts, dont ils proclamaient la séparation constitutive de la Monarchie.

[10] Voir ci-dessus, chapitre premier, § II, 3.

[11] Sur la législation et le commerce des grains, Paris, 1775, in-8°. Dans cet ouvrage, Necker prend le contre-pied de la théorie des Physiocrates, alors en faveur, et qui visait à maintenir le principe de l'absolue liberté du commerce. Necker y soutient que cette complète liberté n'est pas le meilleur moyen d'assurer l'approvisionnement en grains du public, et que l'Etat doit intervenir pour réglementer celui-ci, afin d'éviter aux consommateurs les inconvénients majeurs d'une absence complète de contrôle des particuliers détenteurs de grains.

[12] De l'administration des finances de la France, 1784, 3 vol. in-8°.

[13] Dans son essai de 1775 sur le commerce des grains, Necker oppose les propriétaires au peuple. Les lois, dit-il, n'ont été faites que pour les premiers, et le faible est opprimé par le fort derrière le bouclier de la loi. L'intervention du gouvernement est nécessaire pour protéger les pauvres contre les riches, cela dans l'intérêt même du maintien de l'ordre, car il faut encore préférer le régime actuel, qui fait vivre le pauvre du travail donné par le riche, au bouleversement effroyable qui, seul, pourrait amener un ordre de choses nouveau — De même, dans son ouvrage de 1784 sur l'administration des finances, Necker soutient que les salariés reçoivent la loi des propriétaires, que les progrès mécaniques ne profitent qu'à ces derniers, que l'inégalité des fortunes ne fait qu'augmenter avec le temps, que la misère des basses classes vient de la surpopulation, qu'un gouvernement démocratique peut atténuer cet espèce d'esclavage, et que l'accroissement de la dette publique dénature l'esprit social parce que les emprunts d'État ne profitent qu'aux seuls rentiers, cette classe d'hommes qui peuvent devenir citoyens de tous les pays.

[14] L. Dutil, D'où est venue l'idée du doublement du Tiers aux Etats généraux de 1789 ? Article de La Révolution française, 1929, pp. 48-58.

[15] On lit dans le rapport de Necker au Roi lu à la séance du Conseil du 27 décembre 1788 : Il est remarquable que le Languedoc, la Provence, le Hainaut, le Dauphiné, enverront nécessairement, selon leurs formes constitutives, autant de députés du Tiers-État que des deux premiers Ordres.

[16] Dans son rapport du 27 décembre, Necker déclare, pour faire adopter le doublement du Tiers, que ce serait le seul moyen d'obtenir une majorité aux États-généraux, dans le cas où les trois Ordres, se tenant réciproquement en échec, finiraient par se résoudre à délibérer en commun. Mais il a soin d'ajouter, pour rassurer les timorés, que c'est là une hypothèse bien invraisemblable : On peut supposer, contre la vraisemblance, que les trois Ordres, venant à faire usage réciproquement de leurs droits d'opposition, il y eût une telle inaction dans les délibérations des États-généraux que, d'un commun accord et sollicité par l'intérêt public, il désirât (sic) des délibérations en commun, fût-ce en obtenant du Souverain que leur (sic) vœu pour toute innovation exigeât une supériorité quelconque de suffrages. Une telle disposition ou toute autre du même genre, quoique nécessitée par le bien de l'État, serait peut-être inadmissible ou sans effet si les représentants des communes ne composaient pas la moitié de la représentation nationale.

[17] Peut-être, à cette tenue, ne voudrez-vous... — Vous considérerez, Messieurs, si c'est à une première tenue des États-généraux... — ... Au milieu des Assemblées nationales dont celles-ci n'est que la première en rang. — ... Les avantages et les inconvénients des formes qu'on a cru devoir observer pour la convocation de cette première Assemblée. — Voir aussi le passage où il est suggéré que les Etats provinciaux pourraient fournir les éléments d'une Assemblée générale intermédiaire — intermédiaire entre deux sessions d'États-généraux, comme les commissions intermédiaires des provinces entre deux sessions d'États provinciaux.

[18] Égalité entre les Ordres : ... déterminer qu'il n'y aura désormais aucunes distinctions pécuniaires entre les différents Ordres de l'État ; l'abolition surtout des privilèges pécuniaires. — Égalité entre les provinces : ... chercher à établir plus d'égalité entre les contributions de chaque province.

[19] Ils [les membres des États provinciaux] pourraient fournir un jour une partie des députés des États du royaume, ou une assemblée générale intermédiaire.

[20] Voir ci-dessus, § II, 2 à la dernière note.

[21] S'il était possible qu'elle [Sa Majesté] fût uniquement occupée d'assurer son influence sur vos déterminations, elle saurait bien apercevoir que l'ascendant du Souverain serait, un jour ou l'autre, favorisé par l'établissement général et constant des délibérations en commun ; car, dans un temps où les esprits ne seraient pas soutenus comme aujourd'hui par une circonstance éclatante, peut-on douter qu'un roi de France n 'eût des moyens pour captiver ceux qui, par leur éloquence et leurs talents, paraîtraient devoir entraîner un grand nombre de suffrages ? — Ceci est une allusion évidente à ce qui se passait à cette époque même en Angleterre. On sait, en effet, le rôle joué outre-Manche, au XVIIIe siècle, par la corruption parlementaire.

[22] Voir ci-après, chapitre V, § II, 2.

[23] Cette motion portait que chaque député appartient à l'Assemblée générale et ne pouvait recevoir que d'elle seule la sanction qui le constitue membre des Etats-généraux ; que l'esprit public est le premier besoin de cette Assemblée nationale ; que la délibération commune peut seule l'établir, et que c'est enfin dans cette Assemblée générale... que seront fixés, sur les principes de la raison et de l'équité, les droits de tous les citoyens. En conséquence, ajoute la motion les députés des Communes... ne consent iront pas que, par des arrêtés particuliers de chambres séparées, on porte atteinte au principe que chaque député n'est plus, après l'ouverture des États-généraux, le député d'un Ordre, mais que tous sont les représentants de la Nation. Récit des séances des députés des Communes, édition Aulard, pp. 20-21.

[24] E. de Pressensé, L'Eglise el la Révolution française, pp. 31-32.

[25] C'est ainsi que s'exprime, par exemple, Camus, à la séance du 9 juin 1790 : Il est bien établi que le Clergé ne doit pas faire une corporation dans l'État (Moniteur, réimpression, t. IV, p. 587).

[26] Voir ci-dessus chapitre II, § II, 1.

[27] Sur cette question, voir plus loin, chapitre VIII, § III, 1.

[28] A. Malet, Précis d'Histoire : XVIIIe siècle, Révolution. Empire, p. 367 : La Noblesse repousse la vérification des pouvoirs en commun par vanité.

[29] Opinion de M. Necker relativement au décret de l'Assemblée nationale concernant les titres, les noms, les armoiries (Supplément au Moniteur du 2 juillet 1790, réimpression, t. V, pp. 17-19).

[30] F. Corréard, Précis d'Histoire depuis 1789 jusqu'en 1889, Paris, 1895, p. 29. Voir également le précis d'Ammann et Coutant (1715-1815), Paris, 1905, p. 241 : Le Roi et la plupart des privilégiés espéraient que les représentants de la Nation allaient faire un grand sacrifice pour remplir le Trésor ; après quoi, toutes choses continueraient à aller comme auparavant, et tous les privilèges seraient maintenus.

[31] Ammann et Coutant, loc. cit.

[32] A. Malet, Précis d'Histoire 1715-1815, p. 367. Et, de même, Ammann et Coûtant, loc. cit. : Si l'on votait par tête, le Tiers-État aurait la majorité. Les réformes seraient donc possibles. Si au contraire on votait par Ordre, il y aurait trois petites assemblées séparées... Le vote du Tiers-Etat serait alors toujours annulé par les deux votes contraires des deux assemblées de privilégiés et les réformes deviendraient impossibles. Le Tiers-État ne pouvait donc transiger sur cette question capitale.

[33] A. Malet, op. cit., p. 358 : La Révolution ne s'accomplit pas sans lutte. L'Ancien Régime se défendit. Pour l'abattre, il fallut une double intervention du peuple de Paris... le 14 juillet 1789... [et] le 6 octobre de la même année.

[34] Voir le procès-verbal imprimé de la Chambre de la Noblesse, séance du 4 juin, où les commissaires de la Noblesse aux Conférences de conciliation rendent compte à la Chambre de la conférence de la veille (tenue en présence des commissaires du Roi). — Procès-verbal des séances de la Chambre de l'Ordre de la Noblesse aux Etats-Généraux tenues à Versailles en 1789, Paris, impr. Nat., 1792, in-8°, 377 p.

[35] Ce programme n'était pas nouveau, et le terme de Communes pour désigner la représentation du Tiers aux États-généraux est antérieur à l'ouverture de ceux-ci, et même à la période électorale. Il est certain qu'il était déjà en usage en décembre 1788, comme le montrent plusieurs passages du Rapport de Necker à la séance du Conseil du Roi du 27 de ce mois : Une telle disposition... serait peut-être indésirable ou sans effet, si les représentants des Communes ne composaient pas la moitié de la représentation nationale. Et, plus loin : Je pense qu'elle [S. M.] peut et doit prescrire le doublement du Tiers pour satisfaire le vœu général des Communes de son royaume. Et, tout de suite après, il parle des députés des communautés. Il y avait donc, en fait, plusieurs mois au moins avant la réunion des États, une tendance très nette à envisager le Tiers sous la forme d'une multitude de Communes dont le nom évoque une certaine autonomie, une certaine indépendance, une prétention non équivoque à s'administrer soi-même en se choisissant ses propres administrateurs. Ce mouvement doit remonter au projet de Turgot sur les municipalités, et les citations que nous venons de faire du Rapport de Necker au Conseil du 27 décembre 1788, semblent prouver que Necker, en proposant le doublement du Tiers, poursuivait le même but que Turgot.

[36] Journal de Coster, édité par A. Houtin, dans l'ouvrage intitulé : Les séances des députés du Clergé aux Etats-généraux de 1789, Paris, 1917, in-8° (Collection de la Société d'histoire de la Révolution française), p. 82 : M. l'archevêque de Vienne a ensuite proposé de vérifier les pouvoirs des députés par les Commissaires pris dans les trois Ordres, ce qui tendait à ramener l'Ordre à la délibération par tête. Grand et bon débat sur la manière de faire cette vérification, ou par commissaires, ou en assemblée [du Clergé]. On est allé aux voix... A la pluralité de 130 voix contre 114, il a passé de faire la vérification en assemblée.

[37] Journal de Coster : La députation à peine sortie de la salle. (Il s'agit de la députation du Clergé chargée de porter au Tiers la réponse de l'Ordre au sujet de la proposition de la vérification des pouvoirs en commun ; la députation vient de quitter la salle du Tiers pour retourner dans celle du Clergé), plusieurs membres du Tiers courent après elle, et à leur tête, M. Mounier qui propose que la nomination des commissaires se fasse en assemblée générale. Point de réponse satisfaisante de la part du Clergé qui témoigne même quelque mécontentement de cette façon singulière d'entrer en conférence.

[38] Dans la première des Conférences de conciliation, celle du 23 mai, les commissaires de la Noblesse manifestèrent la crainte que la vérification des pouvoirs en commun, n'entraîne l'établissement du vote par tête en assemblée générale (Moniteur, I, 40).

[39] Voir Moniteur, I, 32 et 35. Cette déclaration disait notamment : Nous déclarons formellement être dans l'intention de respecter et n'avoir aucun droit d'attaquer les propriétés et prérogatives légitimes du Clergé et de la Noblesse ; nous sommes également convaincus que les distinctions d'Ordre ne mettront aucune entrave à l'union et à l'activité nécessaires aux État-généraux, et nous ne nous croyons pas permis d'avoir aucune disposition irritante, aucun principe extrême, etc. Cette initiative du Malouet a soulevé l'assemblée, écrira, le jour même, le député de Provence Ricard, au ministre Necker, auquel il ne cache pas qu'on répandait le bruit que Malouet n'était que son instrument. Voir le texte de cette lettre, dont l'original est conservé aux Archives nationales, dans les Annales historiques de la Révolution française, 1936, pp. 550-552. Le député Ricard ne partage pas, pour sa part, l'opinion de ceux qui accusent Malouet de servir certains intérêts. Il le croit sincère dans sa proposition de respecter les prérogatives légitimes des possédants-fiefs ; mais, dit-il qu'entend-il par prérogatives légitimes ? Et, tout en se défendant soi-même de pouvoir être suspecté de partialité, puisqu'il est aussi possédant-fief et d'une fortune qui le met au-dessus des besoins ordinaires, il ajoute, en parlant de Malouet : Par prérogatives légitimes, entend-il, tout ce qui a été adjugé en vertu des règlements des cours souveraines, juges et parties dans tous les différends qui y ont donné lieu ? Y comprend-il tous ces abus sous lesquels le peuple gémit et qui font véritablement son malheur ? Y comprend-il la justice rendue par des juges amovibles ? Le trafic du retrait féodal ? Voudrait-il, par exemple, qu'on laissât subsister cette terrible loi qui rend les vassaux, même absents, responsables des pièges et lacets que leurs ennemis pourraient faire dans leurs domaines ? Ce sont précisément toutes ces questions d'espèces posées par la liquidation du régime féodal qu'il aurait fallu discuter entre intéressés — c'est-à-dire entre chambres distinctes — mais sous le contrôle suprême du Roi, dont l'arbitrage désintéressé aurait dû garantir l'adoption des solutions les plus justes, c'est-à-dire les plus équitables.