1789 L'ANNÉE CRUCIALE

 

CHAPITRE II. — DIFFICULTÉS À VAINCRE ET CONDITIONS DU SUCCÈS.

 

 

Quelque rassurants que pussent paraître les prémices de l'année 1789, il y avait, sous le calme trompeur des apparences, deux raisons d'inquiétude pour l'avenir, et il subsistait deux causes de violence : la logique implacable et impatiente des idéologues, moins préoccupés de faits que d'abstractions ; le besoin primitif de révolte, d'anarchie, le besoin ancestral de reprise individuelle qui resurgit au cœur des hommes lorsque leurs instincts sont débridés. C'est à ces deux sources que devait s'alimenter le torrent révolutionnaire. Pour certaines natures éprises d'idéal, la transparence de la première devrait faire excuser l'impureté de la seconde : Les philosophes, a écrit A. Aulard, ont offert [au peuple] la boussole de l'idéal... toute une lumière qui l'a éclairé et qui a éclairé le monde. Sans ces philosophes, inspirateurs, éducateurs, la Révolution n'aurait été qu'une sauvagerie égoïste[1]. Cette constatation est grave, et elle pose une question troublante : quand on reconnaît, comme le fait ici Aulard, l'immense danger de la sauvagerie égoïste pour toutes les sociétés humaines, est-on en droit d'excuser le déchaînement de ces passions, purement bestiales, par la poursuite d'un idéal, si élevé qu'il puisse être ? Du point de vue de la morale, la réponse ne saurait faire de doute : si la fin, en aucun cas, ne doit pouvoir justifier les moyens, il ne faut pas permettre aux sauvages égoïstes de prendre la philosophie pour paravent de leurs instincts.

 

I. — La propagande des idéologues

 

1 - C'est bien d'ailleurs cette crainte qu'avaient la plupart des philosophes du XVIIIe siècle. Ceux-ci, tout en restant profondément attachés au peuple, craignaient de voir déformer leurs idées les plus généreuses si l'application en était confiée à la foule, toujours brutale et ignorante lorsqu'elle n'est plus contenue et instruite, ou dominée et stylée. La devise de la plupart d'entre eux pouvait se formuler ainsi : Tout pour le peuple et rien par le peuple. Mais, précisément, grâce à l'assurance où ils étaient que leurs théories seraient appliquées dans la seule mesure où le permettrait-la raison, ils croyaient pouvoir donner libre cours à leurs penchants pour la ratiocination et ils poussaient leurs conceptions à l'extrême, sans souci des conséquences pratiques, allant jusqu'au matérialisme avec Diderot, jusqu'au communisme avec Morelly[2], jusqu'à l'athéisme avec d'Holbach, pour ne parler que des écrivains français. En attaquant ainsi toutes les idées sur lesquelles reposaient la société et l'Etat du temps, les philosophes ont certainement contribué à faire naître le climat d'où la Révolution violente devait sortir. C'est la faute à Voltaire, c'est la faute à Rousseau, chanteront plus tard les réactionnaires. Sans aller aussi loin, on peut dire que Rousseau, Voltaire et les autres ont leur part de responsabilité dans la catastrophe. Loin de nous la pensée, bien entendu, de vouloir justifier la censure politique et défendre le point de vue des partisans de la mise à l'index. Nous voudrions seulement faire voir en quelques mots combien, en 1789, la situation était différente chez nous de ce qu'elle était dans tous les autres pays.

En Angleterre, où la liberté des écrivains était grande, il ne semble pas que celle-ci pût entraîner de graves inconvénients : l'esprit pratique des Anglais et leur sens du réel les gardait du danger d'avoir une foi aveugle dans les bienfaits d'une application rigoureuse et intégrale d'idées abstraites. Partout ailleurs, si le souverain laissait dire, c'est généralement parce qu'il n'avait rien à craindre, vu l'analphabétisme général des masses et la stricte discipline sociale, et aussi, quand il s'agissait de la religion, parce qu'il était lui-même athée ou anticlérical par raison ou par intérêt : les despotes éclairés ne tenaient pas, en général — à cette époque déjà — à partager le pouvoir avec l'autre Souverain, celui d'En-Haut ; et ils voulaient contraindre les peuples à n'avoir plus désormais qu'un unique maître : l'Etat.

En France, au contraire, où les illettrés étaient sans doute alors aussi nombreux qu'ailleurs, mais où l'on rencontrait peut-être plus fréquemment que dans d'autres pays des esprits clairs et des intelligences ouvertes au sein des classes les plus humbles, il y avait, tenant le milieu entre les classes populaires et l'élite bourgeoise ou privilégiée de la nation, de nombreux individus qui, malgré leurs mérites et souvent leur instruction, n'avaient pas trouvé dans la société d'alors une place digne de leurs talents. Beaucoup sortaient des collèges dirigés par ces religieux qui recherchaient partout les sujets dignes d'intérêt pour entreprendre leur éducation dans l'espoir qu'ils feraient plus tard honneur à leur Ordre. Mais d'autres, restés occupés à d'humbles métiers, s'étaient faits eux-mêmes par la lecture et la méditation solitaire d'ouvrages qu'ils avaient souvent mal compris. Tous étaient naturellement d'ardents partisans des idées nouvelles, tous étaient frappés, révoltés du retard de leur pays, encombré d'archaïsmes et de survivances féodales, sur l'esprit du siècle, le siècle des lumières et de la raison. Tous aspiraient à des réformes profondes qui rendraient plus heureux le peuple, dont ils étaient.

Il y avait une autre différence entre le reste de l'Europe et la France. Presque partout ailleurs, entre les partisans des idées nouvelles, on donnait la préférence aux économistes sur les novateurs politiques ou sociaux, et cela n'était que tout naturel de la part des despotes éclairés : tandis que les réformateurs politiques voulaient mettre fin au Despotisme, les réformateurs économiques étaient prêts à collaborer avec lui. Les économistes, en effet, ont avant tout besoin d'ordre, et l'ordre ne peut pas exister sans une autorité supérieure. Sans doute la doctrine économique de l'époque était-elle basée sur la liberté, sur le laisser-faire et le laissez-passer. Mais il fallait bien obvier aux inconvénients du système, parer aux intrigues des monopoleurs tentés d'abuser de la liberté pour pressurer les populations, et, en même temps, réprimer les émeutes produites de temps à autre par la cherté relative des grains. De même, pour la gestion des finances publiques, il fallait un pouvoir fort capable d'imposer à chacun les sacrifices nécessaires et qui paraissent toujours trop lourds aux contribuables. Le consentement des impôts par les représentants de la Nation, qui est le privilège des peuples libres, ne se conçoit guère sans la vertu, surtout en temps de crise, quand l'intérêt général exige l'effacement de tous les intérêts particuliers, et puis, d'une manière générale, les avantages d'un gouvernement autoritaire sont incontestables pour la conduite des affaires matérielles. Aussi les économistes du XVIIIe siècle, qui voulaient, comme les politiques, le triomphe de la Raison, l'organisation par l'intelligence, étaient-ils, bien plus que ces derniers, disposés à s'accommoder du Despotisme. Et c'est ce qui explique que, de leur côté, les despotes les préféraient en général aux écrivains politiques : ainsi, par exemple, un Mercier de la Rivière était mieux compris peut-être dans la plupart des monarchies absolues de l'Europe qu'un Voltaire ou un Diderot.

Il en allait autrement en France où le succès d'un auteur ne dépendait pas du caprice du souverain, mais seulement des goûts du public. Or le Français n'a jamais eu beaucoup de penchant pour l'économie politique ou pour la science financière. Non que notre pays n'ait fourni, tant à cette époque qu'au siècle suivant, quelques-uns des plus originaux et des plus brillants représentants de ces disciplines. Pour nous en tenir au XVIIIe siècle, les inventeurs des théories physiocratiques dont le triomphe a précédé d'une ou deux décades notre Révolution ont tous été des Français, et l'Anglais Adam Smith n'a guère fait que condenser et vulgariser les idées des Quesnay et des Gournay, reprises par les Mercier de la Rivière, les Turgot et les Du Pont de Nemours. Sans doute. Il n'en est pas moins certain que la masse des Français moyens a toujours préféré d'autres exercices à ces sciences par trop sérieuses. De là sa réputation de légèreté auprès d'autres peuples aux goûts moins frivoles. Réputation d'ailleurs injustifiée, car le Français, lui aussi, sait se passionner pour autre chose que pour des futilités. Seulement, aux sciences exactes et aux données chiffrées, il préfère, en général, les théories, les constructions abstraites, les esquisses de sociétés futures où son goût de l'idéal et son penchant pour la justice peuvent se donner libre cours.

Il est probable qu'une part de cet engouement a été due, à l'époque, à l'influence de Montesquieu. Mais Montesquieu lui-même est très français sous ce rapport. Il n'a pas créé chez nous, s'il l'y a répandue et renforcée, l'illusion funeste de tant de Français de cette époque — illusion restée hélas ! celle de tant de Français d'aujourd'hui — que le bonheur d'une communauté humaine dépend essentiellement du plan sur lequel cette communauté est organisée, qu'il y a une recette pour bâtir les sociétés et que des lois bien conçues, des institutions artificiellement établies et imaginées de toutes pièces, sont aussi ou plus efficaces que les combinaisons naturelles, fruit de l'expérience et de l'histoire.

 

2 - C'est donc surtout à l'étude des théoriciens politiques et sociaux, français ou étrangers, que se sont mis les hommes dont nous allons parler tout à l'heure, ces philosophes de seconde zone qui, par leurs origines et par leur goût de l'action, étaient préparés à devenir, en cas de Révolution violente, les chefs des masses populaires. Or, tandis que les représentants des classes aisées en restaient au système préconisé par l'Esprit des lois, le système de la monarchie — c'est-à-dire de la monarchie constitutionnelle, aux trois pouvoirs bien équilibrés et inspirés chacun par l'honneur, principe fondamental de toute la machine — ces amateurs de théories sociales qui sortaient du peuple se mettaient à l'école des penseurs désireux de substituer au Despotisme, fondé sur la crainte, non pas la Monarchie mue par l'honneur, mais la République, que doit guider la vertu. Avec Rousseau, ils prenaient les hommes à l'état de nature et cherchaient le meilleur contrat social que ces hommes pussent passer entre eux, c'est-à-dire celui qui les éloignerait le moins possible de leur état primitif, puisque, d'après les enseignements du Maître, c'était là l'état idéal. Or, à l'état de nature, les hommes étaient, croyaient-ils, libres et égaux entre eux. La République démocratique était ainsi pour eux le système idéal d'organisation politique.

Sans doute, en 1789, aucun philosophe de marque n'admet encore la possibilité pratique, pour un état de la grandeur de la France, de renoncer à la forme monarchique non plus qu'à la hiérarchie sociale. Comme l'ont fait tous les penseurs jusque-là, à l'instar de Platon dans sa République, ils qualifient, avec Thomas Morus, ces beaux rêves d'Utopie. Mais, parmi les ambitieux et les agités qui se préparent déjà à conduire les foules à l'assaut de la société aussitôt que les circonstances seront favorables, il s'en trouve qui n'ont pas de ces timidités et de ces scrupules et qui, par tous les moyens, vont chercher à répandre dans le peuple les idées les plus extrêmes. Pour cela, ils s'adressent aux écrits de ceux qui, dans le passé, ont été à la fois des écrivains et des hommes d'action, c'est-à-dire aux pamphlétaires. Les théoriciens les attirent moins, et c'est pourquoi sans doute on relève moins souvent chez eux l'influence de la Révolution américaine, pourtant plus récente, que celle de la Révolution d'Angleterre, antérieure de plus d'un siècle. La Révolution d'Amérique a, certes, exercé une influence incontestable sur plusieurs grands chefs politiques et sur des milieux intellectuels ou aisés, par les loges de francs-maçons, par les sociétés antiesclavagistes, et par les Français qui connaissaient l'Amérique comme La Fayette et Brissot. Mais les constitutions des treize états indépendants de l'Amérique du Nord, bien que traduites en français dès 1778, n'avaient guère séduit que des théoriciens comme Condorcet, lequel raffolait de la constitution de Pennsylvanie, au témoignage de John Adams[3]. La Déclaration d'indépendance du 4 juillet 1776 elle-même ne semble pas avoir frappé, autant qu'on pourrait le croire, les hommes dont nous parlons, ceux qui serviront d'inspirateurs et de guides aux prolétaires de la capitale. Peut-être la Révolution américaine était-elle moins bien connue d'eux ? Ou peut-être trouvaient-ils au personnel qui l'avait dirigée un caractère insuffisamment démocratique ? Peut-être enfin faut-il plutôt s'arrêter à l'influence de la franc-maçonnerie anglaise sur la France du XVIIIe siècle, influence qui s'est d'abord manifestée par la création de nos premières loges, qui s'est traduite ensuite par la préparation d'un terrain favorable à l'éclosion du mouvement révolutionnaire, et qui aurait ainsi contribué à mettre plutôt à la mode chez nous l'histoire des convulsions intérieures du peuple britannique ? Nous ne saurions en décider. Dans tous les cas, c'est bien aux hommes de la Révolution anglaise du XVIIe siècle, beaucoup plus qu'à ceux de la Révolution d'Amérique du XVIIIe, que s'adressent de préférence les écrivains politiques de deuxième zone, ceux qui deviendront bientôt des agitateurs de quartier dans la capitale, comme ce Théophile Mandar, obscur publiciste qui se fera bien vite un nom dans le personnel des sociétés populaires, et qui, dès 1790, publiera en deux volumes in-8° la traduction de l'ouvrage d'un anglais du XVIIe siècle, Needham, sous le titre suivant : De la souveraineté du peuple et de l'excellence d'un Etat libre, traduit de l'anglais et enrichi de notes de J.-J. Rousseau, Mably, Condorcet, Letrosne, etc. (2)[4]. Ce livre, qui fait la théorie et l'apologie du système de la démocratie pure, obtiendra un grand succès auprès des extrémistes parisiens pour lesquels Mandar deviendra l'auteur de la Souveraineté du peuple, tandis que, de son côté, le véritable père de l'ouvrage, Needham, polémiste aujourd'hui bien oublié, homme sans conscience et sans vergogne[5] sera regardé par ces mêmes milieux comme une sorte de demi-dieu dont on invoquera les mânes[6]. Exemple curieux, mais qui est loin d'être unique. D'autres écrivains anglais, en effet, surtout de ceux appartenant à l'époque de la Restauration de 1660, jouiront d'une popularité analogue. Tandis que Locke, le célèbre philosophe mort en 1704, et son Essai sur l'entendement humain connaîtront une grande vogue dans les milieux éclairés, un homme politique connu qui fut décapité en 1683, Sidney, auteur d'un écrit posthume composé sous le Protectorat de Cromwell et traduit en français en 1702[7], sera porté aux nues par les cercles populaires qui le compareront à Brutus et en susciteront également les mânes à côté de ceux de Needham[8].

Dans la pensée intime de ces ardents démocrates, qui seront à l'avant-garde du mouvement révolutionnaire depuis 1789 jusqu'à la Révolution du 10 août, la Démocratie et la République ne seront plus, comme on le voit par ces faits, des rêves sans consistance, d'inaccessibles utopies. Le souvenir de la première Révolution anglaise du XVIIe siècle et de la République de Cromwell hantera la plupart de ces cerveaux, et, si, parmi ceux-ci, il en sera quelques-uns de modérés, des hommes sans fiel et sans malice, comme le maître d'école Claude Dansard, fondateur de la première société fraternelle, qui cherchera uniquement à instruire ses concitoyens en leur expliquant les décrets de l'Assemblée nationale, en revanche, à côté et derrière eux, il s'en trouvera d'autres, d'un caractère tout différent, comme le futur républicain François Robert, qui sauront faire auprès du peuple une toute autre propagande. Dans la bouche de ces hommes, les mots de République, de Liberté, d'Egalité auront un sens nouveau : il ne s'agira plus, cette fois, de souvenirs classiques ou de controverses théoriques, mais bien de principes dont on attend et dont on réclame l'application pratique. Aussi, lorsque la Constituante, au lieu de tirer de la Déclaration des Droits ses conséquences logiques, s'arrêtera à mi-chemin, les publicistes de ce camp protesteront-ils contre les décisions de l'Assemblée Nationale au nom du droit naturel, et s'attacheront-t-ils à laisser dans les esprits l'impression que la justice était violée, puisqu'on ne faisait pas régner immédiatement entre tous les hommes cette égalité complète, cette liberté absolue qu'on venait de reconnaître comme étant de droit.

Tous ceux qui s'élèveront ainsi — souvent avec talent — contre les décisions par lesquelles la Constituante entendra ne pas couper entièrement les ponts avec le passé, sont bien, tous, les disciples des philosophes du XVIIIe siècle, c'est-à-dire de ces théoriciens en chambre qui, comme Rousseau, le plus célèbre c'entre eux, ont fabriqué l'homme en soi : un homme imaginaire, sans habitudes ni sentiments, tout en cerveau, et qui ne se laisse convaincre que par des raisons, un homme qui n'a rien de commun avec les hommes réels. Pour eux, entre le républicain anglais du XVIIe siècle et le républicain français de la fin du XVIIIe, il n'y a aucune différence. Quelles que soient les conditions de temps et de lieux, les mêmes réformes s'imposent et leur réussite est toujours certaine. La société est mal organisée, constatent-ils : il doit suffire d'un décret pour la changer. En cas d'échec, accidentel bien entendu, et simplement passager, il n'y aurait qu'à recommencer l'expérience, et, si le gouvernement, cette fois, venait à refuser son concours, il faudrait de toute nécessité le renverser. Un pareil état d'esprit prépare pour l'avenir la permanence de l'insurrection. Il constituait un grave danger de continuel bouleversement pour une société qui n'avait encore aucune expérience politique et sur laquelle les systèmes, si séduisants en apparence, exerçaient un irrésistible attrait.

 

II. — Le danger social

 

1 - A côté des excitations des théoriciens politiques, la question sociale constituait l'autre danger. Et celui-ci était peut-être le plus grave des deux, le despotisme féodal étant sans doute plus abhorré encore par la foule que le despotisme ministériel. Sans doute, comme nous l'avons fait voir dans le chapitre précédent, ni l'abolition de la servitude personnelle, ni même celle des droits féodaux ou la suppression aux yeux de la loi des privilèges honorifiques ne paraissaient, au premier abord, devoir donner lieu à une opposition irréductible de la part des privilégiés, qui, d'un autre côté, se déclaraient prêts à renoncer à leurs privilèges pécuniaires. Deux menaces redoutables n'en pesaient pas moins sur la paix sociale du plus prochain avenir.

a) Le premier danger était celui d'un entraînement général, par la contagion de l'exemple, à la négation de tout rang, de toute distinction sociale, en même temps qu'à la suppression arbitraire des droits les plus légitimes quand leur exercice était susceptible de choquer l'instinct niveleur des masses. Il n'était nul besoin pour cela de propagande doctrinale. Même en l'absence de toute revendication théorique préalable il était à craindre, en cas de Révolution brusquée, de voir sans cesse s'élargir le cercle des réclamations populaires, et la foule des humbles, se poussant l'un l'autre du coude ou de l'épaule, s'enhardir à brimer ses anciens maîtres jusqu'à perdre la notion instinctive des distances, de toutes les distances, non pas seulement celles que mettaient entre les différents sujets d'un même Roi des privilèges caducs ou même la richesse, mais même encore celles que consacraient des usages très anciens et parfaitement inoffensifs et que justifiaient très souvent la bonne éducation, le mérite personnel ou les services rendus à la Nation. La hiérarchie consacrée par l'ancienne loi ne risquait pas seule d'être mise en question du jour au lendemain, mais avec elle toute hiérarchie quelconque. Une fois renversées les ultimes barrières matérielles édifiées pour sa conservation par l'ancienne société, les derniers des manants pouvaient être tentés de s'affranchir des convenances les plus élémentaires et de la retenue la plus naturelle pour prendre leur revanche de nombreux siècles d'oppression. Alors, ils ne s'en tiendraient plus à la suppression de la mainmorte ; ils ne se contenteraient plus d'interdire aux pigeons du château de picorer leurs semis ou aux équipages de chasse du seigneur de gâter leurs récoltes. Bref la protection de leurs intérêts matériels ne suffirait plus à les apaiser. La seule vue d'une innocente girouette les mettrait en fureur ; ils songeraient à brûler le banc privilégié à l'église, à interdire livrées et armoiries, et il leur faudrait toucher de leurs mains calleuses celles, gantées, de la châtelaine pour bien se convaincre eux-mêmes que l'égalité allait régner désormais, et à jamais, entre tous les hommes.

Sans doute de telles perspectives n'étaient-elles guère à envisager au moment de la réunion des Etats-généraux. Et les questions, somme toute secondaires, posées par ce qu'on appellera plus tard les signes de la féodalité, pouvaient encore, à ce moment-là, être jugées à leur juste valeur par les esprits pondérés. On pouvait encore songer à laisser au temps le soin d'égaliser les conditions en n'interdisant jusque-là à personne l'usage des hochets de la vanité que la loi se contenterait d'ignorer. Mais, une fois ouvertes les écluses des passions niveleuses, le flot montant des revendications sociales risquait d'emporter en un instant, sinon en droit, du moins en fait, toutes distinctions quelconques, même les plus naturelles, même les plus fondées en équité, en permettant aux vauriens les plus effrontés d'oser impunément les plus outrageantes familiarités à l'égard des plus nobles, des plus vertueux et des meilleurs de leurs concitoyens.

b) Cependant il y avait encore autre chose à craindre, pour les ex-privilégiés, de la part de leurs anciens tenanciers, et quelque chose de plus grave que de passagères privautés. Outre le côté des bienséances, la question sociale avait un aspect économique : hausse du coût de la vie d'une part, et propriété de l'autre. Propriété surtout. Comme il arrive toujours, le renversement de la hiérarchie sociale risquait de mettre en cause la propriété elle-même, et, sous le couvert des réclamations concernant l'abolition plus ou moins complète des derniers droits féodaux, on pouvait craindre de voir présenter des revendications d'une toute autre nature.

Il ne s'agissait pourtant pas encore ici du danger des théories, comme pour la menace politique. Le principe même de la propriété individuelle n'était pas menacé, comme l'était celui de l'absolutisme, par les théoriciens férus de systèmes, et les premiers pamphlétaires de la Révolution ne se montreront pas partisans de cette loi agraire dont il sera tant question quelques années plus tard. Lorsque Loustalot, par exemple, combattra le décret du marc d'argent et s'élèvera contre l'aristocratie des riches, il ne réclamera que contre l'octroi de privilèges politiques à la richesse, et non contre la richesse elle-même ; il ne visera pas à la suppression des distinctions sociales par celle des différences de fortune. Il aurait pu le faire cependant : l'abbé Mably et le littérateur Morelly[9] n'ont-ils pas prêché une sorte de communisme ? Cependant, avant Babeuf, les idées que nous appelons socialistes n'apparaissent pas dans l'histoire de la Révolution française. Ceci, évidemment, est dû au peu d'intérêt des Français en général pour les raisonnements touchant à l'économie politique : le fait que Babeuf, notre premier théoricien socialiste ait exercé la profession de commissaire à terrier et se soit ainsi trouvé tout naturellement porté vers ces questions par ses obligations professionnelles elles-mêmes, est significatif à cet égard.

Il n'y avait donc guère à craindre, au début de la Révolution, de voir des théoriciens exciter le peuple à la destruction du régime capitaliste sur lequel ont été fondées à peu près toutes les sociétés qui se sont succédé depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. Mais, en un pareil domaine, il n'est nul besoin de savantes théories et de subtils raisonnements pour exciter les convoitises des déshérités : la sauvagerie égoïste constitue, à elle toute seule, un immense danger dans toute société où les différentes classes sont dans un état d'équilibre instable. Etait-ce le cas chez nous en 1789, et, si elle s'y posait, comment la question sociale se présentait-elle ?

D'abord, à peu près comme autrefois en ce qui concerne la répartition de la propriété et de la possession des terres — la France était alors un pays presque entièrement agricole —, question que nous aurons d'abord à étudier et dont l'examen, nous pouvons le dire tout de suite, ne suffira pas à expliquer l'importance de la crise sociale à la veille de la Révolution. Mais, ensuite, sur le terrain des redevances, avec un caractère de gravité tout nouveau qui rendait les revendications des paysans plus pressantes que jamais.

 

2 - a) Sous le rapport de la répartition des propriétés, il ne paraît pas y avoir eu une différence très sensible entre la situation à la veille de la Révolution et celle de la fin du règne de Louis XIV. Il se peut que la part des deux Ordres privilégiés ait légèrement diminué au cours du siècle ; mais nous ne saurions donner de précisions à cet égard. Nous ne pouvons, dans tous les cas, chiffrer avec certitude la proportion des propriétaires et des non-propriétaires à la veille de la Révolution. Cette question a été souvent discutée et nombre de travaux ont apporté des détails intéressants. Mais, en l'absence d'un dénombrement régulier et complet, il est impossible de se prononcer. Cela dépend d'ailleurs, d'abord, de la définition qu'il convient de donner du mot propriétaire sous l'Ancien Régime. Dans la hiérarchie féodale, le seigneur, c'est-à-dire le chef d'une Seigneurie ou circonscription élémentaire tenue en fief, était considéré, au moyen âge, comme le propriétaire véritable de toutes les terres de sa seigneurie. A part celles de ces terres qu'il faisait exploiter directement au moyen de la corvée et qui constituaient son domaine, tout le reste était réparti en tenures exploitées par des tenanciers, sortes de locataires ou de fermiers qui se succédaient de père en fils, leur location étant consentie à perpétuité moyennant une redevance annuelle ou cens fixée une fois pour toutes. A cet égard, toutes les terres du royaume auraient dû avoir comme propriétaire un membre de la noblesse, un ecclésiastique, un chapitre ou une communauté religieuse. Les anciens francs-alleux ayant à peu près disparu, la règle aurait dû être qu'il n'y avait pas de terre sans seigneur. Mais, on le sait, l'institution des communes, considérées comme des seigneuries collectives, a d'abord fait qu'il a pu y avoir des seigneurs-propriétaires ni nobles ni ecclésiastiques. Les deux premiers Ordres ne peuvent donc être considérés, même du point de vue théorique que nous venons d'exposer et qui était celui des feudistes, comme propriétaires de la totalité des terres du royaume. Il est certain cependant que, pour ceux qui raisonnaient de cette manière, la grande majorité de celles-ci devait appartenir à des membres de la Noblesse ou du Clergé. C'est ainsi qu'à la seconde Assemblée des Notables réunie par Louis XVI, nous voyons le Troisième Bureau, dans un avis donné en réponse à la cinquième question soumise à son examen[10] (avis collationné le 10 décembre 1788), faire la déclaration suivante : Il est aisé de se convaincre que, sous le rapport de la propriété, les deux premiers Ordres composeront peut-être plus des deux tiers de la Nation. Et, en effet, poursuit le texte en question : Presque toutes les propriétés rurales ne sont que des concessions des seigneurs qui, s'étant réservé sur ces concessions des cens ou redevances, en sont encore les propriétaires primitifs.

Cependant, depuis le XIIe ou le XIIIe siècle, il s'était produit bien des changements, et pas seulement dans le personnel des seigneurs ou des roturiers exploitants, mais dans la condition même de ces derniers. Au cours des âges, de nombreux tenanciers de censives s'étaient affranchis du paiement du cens, soit régulièrement par rachat, soit simplement en fait. Ces francs-tenanciers étaient ainsi devenus pleinement propriétaires. D'autre part, certains tenanciers de censives — c'est-à-dire tenant leurs terres directement du seigneur — avaient plus de terres qu'ils ne pouvaient en exploiter, et ils apparaissaient ainsi, bien que soumis au cens seigneurial, comme des sortes de propriétaires pour la partie qu'ils affermaient à leur tour. Mais, surtout, il faut remarquer que le tenancier d'une censive n'était pas un locataire comme les autres : il ne pouvait être dépouillé de son fonds qu'il transmettait à ses héritiers, ou qu'il léguait, donnait, vendait, et que, comme nous venons de le dire, il pouvait louer à son gré. Du point de vue de la réalité économique et sociale, et non plus du point de vue purement juridique qui était celui des feudistes, on doit donc considérer comme propriétaires tous les tenanciers de censives. Ce principe, établi par Loutchisky, contesté par Kovalevski, semble aujourd'hui universellement admis[11]. Son application restreint naturellement beaucoup la part des deux premiers Ordres dans la propriété de la terre.

b) Mais, ici, une autre question se pose : parmi les exploitants agricoles, c'est-à-dire parmi les paysans, quelle était la proportion des propriétaires définis de la manière qui vient d'être dite et celle des simples fermiers ? En d'autres termes, y a-t-il eu, avant la Révolution, une petite propriété paysanne ?

Quand on répète l'adage bien connu que la Révolution a été une translation en grand de la propriété, on s'imagine trop souvent qu'elle a fait passer la propriété des mains de la Noblesse et du Clergé dans celles des paysans, qu'elle a créé de toutes pièces la petite propriété paysanne. Or l'étude, entreprise de nos jours, de la vente des biens nationaux a fait voir, non seulement que, bien souvent, le dépouillement du rentier noble ou ecclésiastique opéré par cette vente avait eu lieu au profit d'un autre rentier membre du Tiers-Etat au lieu de l'être à celui de l'usager exploitant, mais encore qu'il fallait abandonner cette idée, trop longtemps acceptée les yeux fermés, que les propriétaires des terres sous l'Ancien Régime étaient, pour la plupart, des privilégiés ou des bourgeois des villes, et, par conséquent, peu nombreux.

Ici non plus la conception nouvelle ne s'est pas imposée du premier coup. C'est que la tradition classique qu'elle contredisait s'appuyait sur le témoignage de nombreux Cahiers de doléances et que, depuis toujours, les historiens étaient habitués à considérer les Cahiers de 1789 comme une source d'une valeur inégalable. Quand, tout à la fin du siècle dernier, on commença à proposer de contrôler celle-ci, pour les questions concernant la propriété foncière, au moyen des rôles des vingtièmes, le savant auteur de la publication relative à la convocation des Etats-généraux de 1789, Armand Brette[12], et Edme Champion, dans son petit livre sur La France d'après les cahiers de 1789, s'évertuèrent à démontrer la complète inutilité, voire même l'inexactitude de ces nouveaux témoignages. Cependant, en dépit des erreurs plus ou moins voulues — pour favoriser les propriétaires aisés — que peuvent contenir les rôles des vingtièmes (en ce qui concerne d'ailleurs seulement les estimations de la valeur des propriétés), il vaut mieux s'en rapporter, pour la superficie des biens-fonds, à la mensuration faite par les agents autres que ceux de l'estimation (mensuration présentant d'autres garanties que l'estimation et qui fournit des chiffres précis et sérieux), plutôt qu'aux plaintes intéressées et plus ou moins fantaisistes des paysans de 1789, désireux de pousser au noir le tableau de leur condition dans l'espoir d'obtenir pour le redressement de leur situation le plus d'avantages possible[13].

Entre les tenants des rôles des vingtièmes et ceux des Cahiers de doléances, l'hésitation n'est donc pas permise. Les cahiers restent utiles accessoirement, mais c'est des rôles qu'il faut partir. Or les travaux basés sur ces derniers, les études de Loutchisky notamment, ont démontré que la petite propriété paysanne n'avait nullement été une création de la Révolution, qu'elle était antérieure à celle-ci. Et il faut reconnaître que ces études ont, en effet, établi un certain nombre de moyennes très suggestives. C'est ainsi, par exemple, qu'il n'y aurait eu que 17% de paysans non-propriétaires dans deux élections du Limousin[14].

On a cependant critiqué avec raison la méthode suivie par Loutchisky, qui compte comme propriétaires tous les individus possédant une portion quelconque, si petite soit-elle, de terre — par exemple un verger, un jardin, etc. —, même quand ils n'auraient pu en subsister. De plus, des faits isolés comme l'exemple des deux élections du Limousin, qui porte seulement sur un tout petit coin du territoire national, ne sauraient autoriser à conclure pour l'ensemble du royaume. Plusieurs érudits ont donc repris les investigations de l'historien russe et des travaux comme ceux de MM. Bloch, Marion, Sée, Laude, Donat, Schmitt, Porée, Martin, Nicolle, G. Lefebvre, etc. ont contribué à étendre et à préciser nos connaissances. Ces recherches sont beaucoup plus utiles que tous les raisonnements que l'on pourrait faire a priori. Dire, par exemple, que la proportion des paysans propriétaires a dû augmenter au cours du XVIIe siècle parce que nombre de ceux-ci ont racheté le cens qu'ils avaient à payer au moyen d'économies prélevées jusque sur leur nécessaire ne signifie pas grand'chose. Il est arrivé, en effet, en sens contraire, que des seigneurs aient arrondi leur domaine par des achats, et nous ne pouvons pas dire lequel des deux mouvements a eu le plus d'importance. Mais, des travaux que nous venons de citer, on peut dégager quelques conclusions sérieuses, sinon absolument définitives.

Il apparaît d'abord, écrit M. G. Lefebvre dans une excellente étude qu'il a consacrée il y a une dizaine d'années à la question[15], qu'une extrême variété caractérisait, en 1789, la carte agraire de la France. D'une région à l'autre, le pourcentage de la Noblesse passe de 9 à 44 ; il est rare que le Clergé dépasse 20% mais il descend au-dessous d'un ; la bourgeoisie va de 12 à 45 ; les paysans de 22 à 70. On voit ensuite, par les moyennes de ces chiffres extrêmes, que la part du clergé est la plus faible de toutes, contrairement à ce que l'on aurait pu attendre. M. G. Lefebvre estime que dans l'ensemble de la France, elle n'a pas pu excéder le dixième[16]. Ainsi la vente des biens ecclésiastiques ne pouvait pas constituer l'inépuisable source de richesses que se représentait la Constituante. Les parts de la noblesse et de la bourgeoisie, à peu près équivalentes l'une de l'autre, devaient faire ensemble un peu moins de la moitié du total. Quant à celle des paysans, elle est au moins égale à ces deux-là réunies, mais varie énormément suivant les régions : plus importante dans celles primitivement forestières et dans les montagnes, c'est-à-dire là où le défrichement a été le fait des individus, elle est très faible au contraire là où il a fallu de grands travaux, préalables à toute mise en culture, comme ces dessèchements que seuls pouvaient entreprendre des abbayes ou des personnages disposant de capitaux importants ; faible aussi aux environs des grandes villes où sont les propriétaires — nobles ou bourgeois —. Dans l'ensemble, la part des paysans doit avoisiner la moitié des terres cultivables.

Mais, ce qui est le plus important à constater, c'est l'extrême petitesse et, par conséquent, la multiplicité des exploitations agricoles. D'une part, chez les paysans, la propriété est très morcelée : le plus grand nombre de ceux-ci ne détiennent que des parcelles infimes. Ils n'ont, pour la plupart, que trop peu de terres pour vivre ; ils doivent louer leurs bras à autrui ou exercer un métier à côté — d'après Loutchisky, 18% seulement des paysans-propriétaires pouvaient vivre indépendants —. D'autre part, chez les privilégiés et chez les bourgeois, si les propriétés se trouvent naturellement entre les mains d'un nombre beaucoup plus restreint de propriétaires, chaque patrimoine est constitué d'une foule de lots d'étendue petite ou médiocre : les grandes fermes sont rares. La plupart des exploitations agricoles — qu'elles soient entre les mains de propriétaires ou de fermiers — sont donc de peu d'importance. Ainsi, entre le type d'organisation agraire de l'Europe orientale — grandes seigneuries exploitées directement par le seigneur au moyen de serfs assujettis à la corvée — et celui de l'Angleterre (grands domaines exploités par des hommes libres, mais réduits à la condition de journaliers non-propriétaires travaillant pour le lord propriétaire du domaine), la France, à laquelle on pouvait ajouter la région rhénane de l'Allemagne, constituait un troisième type original, caractérisé, d'une part par le nombre relativement grand des paysans-propriétaires et, d'autre part, par le morcellement, en beaucoup de lots isolés, des propriétés restées entre les mains des privilégiés ou des bourgeois, c'est-à-dire des non-exploitants.

 

3 - a) Cette situation, qui annonce déjà celle d'aujourd'hui — on sait que la France est le pays des innombrables petits propriétaires et des multiples petites exploitations agricoles —, ne semble pas, à première vue, devoir poser la question sociale d'une manière aiguë, comme on pourrait s'y attendre au contraire dans le cas des pays à latifundia et à personnels agricoles importants, que ceux-ci soient serviles ou libres. Or, c'est précisément en France, et en France seulement, qu'une explosion redoutable allait avoir lieu. Rien ne semblait cependant annoncer celle-ci au début de l'année 1789. Nul, parmi les paysans, ne songeait à réclamer contre le principe même de la propriété, dont tous se montraient très respectueux : les simples manouvriers n'auraient pas osé élever la voix lors de la rédaction des Cahiers, et c'est celle des paysans-petits propriétaires qui s'y fait seule entendre. Ceux-ci admettent fort bien qu'on paie le loyer de la terre puisque nombre d'entre eux donnent eux-mêmes tout ou partie de leurs terres à bail. Quant aux fermiers, ils trouvent naturel de payer le prix de leur location au propriétaire, qu'il soit paysan, bourgeois, noble ou ecclésiastique. Ce n'est donc pas sous le rapport du principe même de la propriété que la question sociale se posait avec une acuité particulière en 1789. Et cependant, elle se posait. Dans quelles conditions ?

On pourrait être tenté d'attribuer à la misère le mécontentement profond des masses paysannes. Il est certain qu'il y avait dans les campagnes beaucoup de misère : Dans le Nord, l'enquête de 1790 évalue à un cinquième le nombre des indigents en temps normal[17]. La cause en réside, en partie, dans l'extrême petitesse des exploitations qui maintenait la routine et empêchait le progrès technique, en partie dans le fait, déjà signalé, que de nombreux paysans n'avaient pas suffisamment de terres pour vivre, en partie aussi dans l'augmentation incontestable de la population et dans l'incapacité où se trouvait le gouvernement de donner du travail à un nombre appréciable de gens. La misère qui sévissait était d'ailleurs plus grande en 1788-89 que dans les années antérieures, et, de plus, le prix de la vie n'avait pas cessé d'augmenter depuis plusieurs décades, comme nous le ferons voir dans un instant. C'est cette misère qui a poussé, à l'époque, nombre de malheureux à se faire mendiants, contrebandiers, voleurs et à former de véritables bandes d'errants[18]. Mais, s'il y avait misère, et même disette, combien de fois notre pays n'avait-il pas connu des situations bien plus terribles encore ! Ces circonstances passagères ont sans doute aggravé la crise, mais elles ne l'ont pas créée.

On peut aussi songer à l'appât constitué par les grands domaines pour les paysans, trop petits propriétaires, qui cherchaient à s'arrondir. Mais, nous l'avons dit, les grands domaines constituaient l'exception, et c'est dans tout le pays que la crise a éclaté. La véritable cause de celle-ci est ailleurs.

Ce qui a produit cette crise, ce qui lui a donné sa gravité, c'est précisément ce qui, au premier abord, semble devoir la rendre inexplicable : la multiplicité des tout petits propriétaires attachés au principe même de la propriété. Ce n'est pas, en effet, pour s'emparer du bien d'autrui qu'ils protestent, mais pour s'affranchir d'obligations qu'ils ne croient pas devoir, eux qui sont de libres propriétaires, et leur opposition fait songer plutôt à celle du petit artisanat du faubourg Saint-Antoine, à Paris, qu'à celle des masses du prolétariat dans certains quartiers misérables de la capitale.

Lorsque nous avons commencé plus haut l'examen de la question de la propriété paysanne à la veille de la Révolution, nous avons dit que la première difficulté à vaincre dans cette étude résidait dans la définition même de la propriété à cette époque. Pour les feudistes, le véritable propriétaire était le seigneur censier et les tenanciers de censive étaient de simples locataires : pour eux, le cens n'était autre chose que le loyer de la terre. Pour les paysans, au contraire, un tenancier de censive, qui disposait véritablement en maître de sa terre, était le véritable propriétaire de celle-ci et la censive n'était pas un loyer mais l'un de ces droits féodaux, signes de la directe, qui étaient en horreur aux gens des campagnes et dont ils réclamaient l'abolition.

Que le cens représentât un loyer ou une obligation féodale, l'intérêt pratique de la question était que, dans le premier cas, le tenancier en devrait l'acquit au seigneur, même après la suppression des droits féodaux, tandis que, dans le deuxième, il en serait débarrassé par celle-ci. Or, d'une manière générale, les paysans tendaient à la diminution ou à la suppression, comme restes de la féodalité abhorrée, de la plus grande partie possible des redevances qu'ils payaient aux privilégiés, tandis que ces derniers, au contraire, s'ingéniaient à augmenter lesdites redevances, afin d'arrondir leurs revenus. C'est dans cette attitude relativement récente des deux premiers Ordres à l'égard des paysans qu'il faut rechercher l'origine de ce que pouvait avoir de particulièrement menaçant, en 1789, la question sociale. C'est de là que devait venir le danger de la sauvagerie égoïste, au cas où toutes barrières seraient rompues et toute autorité affaiblie : la plupart des paysans exploitants, qu'ils dussent, au vrai, être considérés comme propriétaires, comme fermiers ou comme métayers, pouvaient constituer un grand danger social si les redevances exigées d'eux, à un titre quelconque, par les représentants des deux premiers Ordres, étaient difficilement et impatiemment supportées.

Or, il semble bien que cela ait été le cas à la veille de la Révolution, et c'est en cela, c'est dans cette question de mesure, que la situation à cette époque s'avérait manifestement plus grave qu'à aucun autre moment dans le cours du siècle. Sans doute les Cahiers n'ont protesté que contre les droits féodaux, non contre le droit de propriété ; mais il était difficile, en pratique, de faire cette distinction, et les intéressés aspiraient à voir sensiblement diminuer l'ensemble des redevances qu'ils payaient, quels que pussent en être l'origine et le caractère, les différentes redevances étant d'ailleurs parfois confondues dans le canon qu'ils avaient souscrit.

b) Cet état d'esprit ne peut provenir que d'une aggravation relativement récente desdites redevances. Celle-ci a été contestée. Dans une étude sur La Féodalité sous Louis XVI[19], A. Aulard a soutenu qu'il n'y avait nulle certitude... si, en effet, cette féodalité s'aggrava. D'abord, il invoque l'édit d'août 1779 portant abolition de la servitude personnelle et du droit de mainmorte dans les domaines du roi ainsi que du droit de suite et de poursuite des seigneurs sur leurs propres serfs ; ensuite il rappelle que le cens, le droit seigneurial par excellence, celui dans lequel on voyait le signe éminent de la directe, était resté au même tarif qu'autrefois, au XVIIe ou même au XVIe siècle, ce qui équivalait, en pratique, à un allégement réel, étant donné la diminution du pouvoir d'achat des métaux précieux ; enfin il cite quelques cas de seigneurs qui exercèrent avec humanité leurs droits. Mais, en sens contraire, M. Sagnac a autrefois démontré, dans sa thèse latine[20], que le roi et les seigneurs ont poursuivi, au XVIIIe siècle, l'accroissement de leurs droits en exerçant des reprises ou même en effectuant des usurpations. Ce qui paraît prouvé, c'est que, quelle qu'ait pu en être la raison[21], beaucoup de terriers furent renouvelés sous Louis XVI, surtout dans la décade qui précéda immédiatement l'ouverture du mouvement révolutionnaire. Cette révision des titres de propriété n'était d'ailleurs pas chose nouvelle : dès le XVIIe siècle, on voit des seigneurs exiger de leurs vassaux des aveux et dénombrements à intervalles plus ou moins réguliers, opérations rendues indispensables par les changements survenus entre temps dans les noms des tenanciers de censive par suite de partage ou autrement. La rénovation des terriers des années 1780 à 1789 n'a donc rien d'exceptionnel ; mais, A. Aulard le reconnaît lui-même (p. 40 de son étude), elle augmenta, du moins nominalement, les revenus des seigneurs, et, même si le fait n'a peut-être pas été aussi général qu'on a bien voulu le dire, il n'en est pas moins certain qu'on vit plusieurs de ceux-ci pousser leurs commissaires à terrier à faire des découvertes en leur promettant un pourcentage en cas de succès.

La preuve que cette révision des terriers a été presque générale et qu'il faut y voir la cause principale du mécontentement des campagnes à la veille de la Révolution, nous la voyons dans ce fait que, là où elle n'a certainement pas eu lieu, c'est-à-dire dans certaines régions de la partie occidentale du royaume, les paysans n'ont pas eu à l'égard de leurs seigneurs la même attitude hostile ou haineuse que dans tout le reste du pays. Dans le bocage vendéen notamment, les baux des fermes étaient renouvelés depuis un temps immémorial, toujours au même taux, et ce dernier, par suite de l'évolution économique, avait fini par devenir très léger. Aussi s'en acquittait-on volontiers en le regardant comme le loyer de la terre dont on reconnaissait sans difficulté au seigneur le droit de propriété. Le sentiment d'une dette légitime contractée à l'égard de ce dernier était même si vivace que, quelques années plus tard, en pleine Révolution, lorsque les biens des émigrés seront vendus par la Nation, on verra des fermiers, après avoir payé le loyer de leur ferme à l'acquéreur du bien national, le payer une seconde fois, par scrupule de conscience, à l'ancien seigneur dont ils reconnaîtront ainsi le droit imprescriptible de légitime propriétaire. Ce fait démontre en même temps, mieux que toute autre chose, combien le taux de ces fermages était faible pour l'époque, car il tombe sous le sens que ceux qui l'acquittaient ainsi bénévolement une deuxième fois auraient été bien incapables de cet acte d'héroïsme si la redevance en question avait été de quelque importance. Mais cette popularité de la noblesse dans le bocage vendéen est une exception, due à la manière particulièrement humaine dont les seigneurs de ce pays traitaient leurs tenanciers. Partout ailleurs, la désaffection des campagnes pour leurs cadres sociaux est la preuve irréfutable d'un traitement tout opposé, et, dans le reste du royaume, les paysans, aigris, bien loin de considérer la redevance comme le prix légitimement dû pour le loyer de la terre, étaient portés à y voir le signe de la féodalité abhorrée, et à se regarder orgueilleusement eux-mêmes comme les véritables propriétaires du fonds qu'ils faisaient fructifier.

C'est donc, à notre sens, cette rénovation des terriers, peut-être d'ailleurs opérée seulement depuis une dizaine d'années, ainsi que le fait qu'elle s'accompagnait de l'obligation pour les censitaires de payer au fisc certains droits très lourds — ils ont été fortement élevés, eux aussi, par des lettres-patentes du 20 août 1786[22] —, c'est surtout cela qui a dû faire grandir dans l'âme paysanne, à la veille de la Révolution, la haine de la féodalité et des féodaux.

 

4 - a) D'autres raisons ont pu contribuer à aggraver le mécontentement : par exemple la hausse générale des prix, qui a marqué la deuxième moitié du XVIIIe siècle et qui, d'après les recherches si poussées de M. Labrousse[23], a affecté surtout, chez nous, la période 1785-1789. Cette hausse a probablement été déterminée par la prolifération des moyens de paiement. Sans doute, depuis la catastrophe causée par Law, n'est-il plus question de la monnaie de papier proprement dite. Mais la nécessité du crédit a obligé à multiplier les traites, effets de commerce, lettres de change, etc., qui tenaient lieu de circulation fiduciaire. Sous Louis XVI, d'ailleurs, la Caisse d'Escompte a repris la fabrication de véritables billets de banque, et, depuis l'édit de surséance du 18 août 1788, le gouvernement en est même revenu au système de Law, c'est-à-dire aux billets au porteur inconvertibles, ce qui fait qu'à la réunion des Etats-généraux les billets de caisse, bien que dans une sphère restreinte — ils n'avaient cours forcé qu'à Paris —, annoncent déjà les assignats. Cependant, au printemps de 1789, la monnaie que l'on employait partout et tous les jours était surtout une monnaie métallique et, comme, depuis les édits de 1726, il n'avait plus été touché à la teneur des pièces en métal fin — teneur qui est déjà, à très peu près, celle du système monétaire de germinal —, on ne saurait songer à attribuer à des manipulations monétaires, cette cause la plus fréquente et la plus importante des changements de prix, la hausse générale du coût de la vie à la veille de la Révolution.

Mais il y a eu en France, au XVIIIe siècle, surtout dans la deuxième moitié de ce siècle, une véritable surabondance d'espèces : il a, en effet, été frappé chez nous pour 2 milliards 446 millions et demi de pièces d'or et d'argent entre 1726 et 1780, parce que la France, à elle seule, a retenu à cette époque la moitié des métaux précieux qui sont entrés en Europe pendant cette période, et que la production minière mondiale du XVIIIe siècle a été : pour l'or, supérieure aux productions réunies des deux siècles précédents, et, pour l'argent, à peu près des 8/10mes de celles-ci. Or cette augmentation des moyens de paiement a été beaucoup plus rapide que celle des stocks de marchandises : le développement de l'industrie en France, arrêté par la guerre de sept ans, reprend bien un peu sous Louis XVI, mais nous sommes très en retard sous ce rapport sur l'Angleterre, à laquelle nous commençons à peine à emprunter le machinisme. D'autre part, il se pourrait que les premières constructions dudit machinisme aient dévoré, à ce moment, pour une création de biens indirects — c'est-à-dire non consommables et pas encore producteurs de biens directs —, une grande quantité de biens de consommation dont la demande a tendu ainsi à dépasser l'offre.

Dans tous les cas, et quoi qu'il en puisse être de ces diverses tentatives d'explications, le résultat, c'est-à-dire la hausse générale des prix, reste incontestable. Celle-ci aurait atteint, d'après M. Labrousse, pendant la période 1785-1789, 65% de l'indice de la période 1726-1741 prise par lui pour base, ce qui revient à dire qu'au lieu des cent livres qu'il en coûtait pour se procurer certaines marchandises vers 1740, il fallait en débourser 165 en 1789, ce renchérissement atteignant d'ailleurs surtout les denrées alimentaires, et, en premier lieu, le pain qui, suivant M. Labrousse, entre au moins pour moitié dans les dépenses d'un ménage populaire.

b) Cette hausse générale des prix a certainement été pour quelque chose dans la sourde montée des rancunes des masses. Tandis que le renchérissement apparent des objets nécessaires à l'existence aurait atteint 65%, le salaire nominal ne se serait accru, toujours d'après M. Labrousse, que de 22%. Les salariés auraient ainsi vu leur pouvoir d'achat baisser d'environ 26%, soit d'un bon quart[24], ce qui revient à dire qu'ils seraient devenus sensiblement plus misérables. Et ceci est bien confirmé par les témoignages des étrangers, comme cet Arthur Young, si net et si catégorique dans ses dires, et dont le témoignage peut être admis sur ce point, alors qu'en général on doit s'en servir avec précaution, parce qu'il compare la France de 1789, non avec la France de 1740, mais avec l'Angleterre de 1789. D'ailleurs la population de la France a certainement augmenté d'une manière sensible au cours du XVIIIe siècle et l'abondance de la main d'œuvre n'a pu que faire baisser le niveau moyen des salaires.

 

5 - Seulement les salariés ne constituaient pas toute la population travailleuse de la France, et du reste, dans ce pays encore aux trois-quarts agricole, sur les 15 à 20 millions de paysans que l'on pouvait compter, les prolétaires — manouvriers ou mendiants auxquels on peut joindre les mainmortables — eussent-ils été environ cinq millions, comme le croyait Lavoisier, ou sensiblement davantage comme le voudraient certains auteurs de nos jours, il n'en est pas moins certain que ce sont les non-prolétaires — petits propriétaires ruraux ou fermiers-exploitants — qui constituaient l'armature sociale de la classe paysanne. Or, la situation de ces non-salariés n'aurait certainement pas été rendue plus mauvaise par le renchérissement de la vie — bien loin de là, puisqu'ils touchaient 65% de plus sur la vente de leurs produits alors qu'ils ne payaient que 22% de plus leurs ouvriers — s'ils n'avaient pas, en contre-partie, vu augmenter sensiblement les charges qu'ils devaient acquitter au seigneur — et c'est ici que nous retrouvons la question de la rénovation des terriers.

Non seulement, en effet, les salariés n'étaient pas tous les travailleurs, mais les travailleurs n'étaient pas tous les Français. Or l'augmentation du coût de l'existence intéressait tout le monde, et même elle atteignait plus durement les individus qui vivaient du travail des autres que les producteurs, détenteurs de richesses consommables dont le prix pouvait être augmenté à volonté. Ces derniers, c'est-à-dire les paysans, vendant plus cher leurs produits, ceux qui vivaient de redevances devaient, à leur exemple, chercher à augmenter ces dernières.

Dans le cas d'une terre roturière et d'un propriétaire non-noble, le paysan locataire ne pouvait rien dire et ne songeait pas non plus à réclamer, puisqu'il était le premier à reconnaître la légitimité du droit de propriété ; mais, quand le paysan avait en face de lui, non plus un bourgeois mais un noble, il pouvait songer à contester la nature de la redevance qu'on lui réclamait, se refuser à y voir le prix d'une location, et lui attribuer le caractère d'une de ces obligations féodales dont tout le monde réclamait alors la disparition.

Que l'augmentation des redevances dues par les paysans aux privilégiés ou aux bourgeois ait augmenté, comme le veut M. Labrousse, de 98% le prix des fermages, tandis que l'augmentation du prix des denrées aurait été de 65% seulement, en d'autres termes, que les classes possédantes se soient réellement enrichies à ce petit jeu, c'est là un point qui reste douteux[25]. Mais, surtout, la question semble mal posée. La crise agraire qui a éclaté n'a pas eu, en effet, le caractère que la simple lecture de ces chiffres semblerait vouloir lui donner : elle n'a pas été une sorte de guerre servile provoquée par le spectacle du super-enrichissement de riches donné à des pauvres encore appauvris. Que certains riches, très riches, privilégiés ou non, aient pu s'enrichir encore dans la circonstance, la chose est bien possible. Mais, à côté de cela, combien de ces petits seigneurs, qui n'avaient jamais été riches, n'étaient-ils pas, par l'élévation du coût de l'existence, menacés de mourir de faim, leurs préjugés leur défendant de travailler ? Leur âpreté à poursuivre la rénovation des terriers n'était souvent de leur part que le fait d'une impérieuse nécessité.

Quant aux paysans, peu importe, pour expliquer leur hostilité, la question de savoir si, compte tenu de tout — diminution des salaires à payer lorsqu'ils employaient des tâcherons, augmentation des produits du sol vendus par eux, augmentation des redevances dues au privilégié ou au bourgeois —, ils ont gagné ou perdu par rapport à leur condition antérieure. Pour qui connaît l'âme paysanne, âpre au gain, serrée pour la dépense, il n'est pas difficile de concevoir l'effet qu'à dû produire l'augmentation des redevances, surtout par la voie de cette rénovation des terriers entreprise par les privilégiés depuis une dizaine d'années.

Cette rénovation a causé un vif mécontentement dans les masses paysannes dont les intérêts se heurtaient à ceux des rénovateurs. Sans doute, lors de la rédaction des cahiers, a-t-on eu soin de faire la distinction entre les droits dus au seigneur en tant que propriétaire et les sommes qu'on devait lui verser en acquit des charges féodales. Mais plus d'une de ces âmes simples ne se tenait pas pour satisfaite par la mise par écrit de ces revendications minima, et il y subsistait une rancune tenace contre le seigneur lui-même et contre son château à cause des maudits terriers. Cette rancune était d'ailleurs d'autant plus vive que le seigneur était plus proche et plus petit personnage, car, en ce cas, ce dernier, pressé par la nécessité, était d'autant plus serré dans ses revendications, et l'on en venait à le haïr personnellement puisqu'on avait affaire à lui personnellement et presque chaque jour, tandis qu'un grand seigneur vivant à la cour, un évêque, une communauté religieuse, n'agissaient que par l'intermédiaire d'agents d'affaires qui attiraient sur eux les haines paysannes. Vienne donc le jour où, l'autorité étant relâchée et la force publique absente, l'exemple en sera fourni sur quelque point du territoire, ce sera comme une traînée de poudre, et, partout dans le royaume, après l'assaut donné par les paysans aux demeures seigneuriales, on verra le ciel rougeoyer aux lueurs des incendies de terriers.

 

III. — La conduite à suivre. Imminence du danger social

 

Ainsi donc, revendications extrêmes des théoriciens politiques et appétits brutaux des masses populaires, ces deux grandes causes possibles de violences et d'excès en temps de crise devaient inciter les responsables à choisir et à appliquer une politique à la fois vigoureuse et prudente.

En premier lieu, les entraînements périlleux auxquels on s'exposait en proclamant solennellement des principes abstraits, si justes qu'ils pussent paraître, avertissaient suffisamment du danger des théories toutes faites et conseillaient de se placer exclusivement sur le terrain solide des réalités en se laissant guider, moins par une sorte de préfiguration de la société future que par la préoccupation de ne pas rompre brusquement avec un passé séculaire dont l'évolution devait être simplement accélérée.

Et, en deuxième lieu, la question sociale devait retenir toute l'attention du pouvoir. Entre les intérêts contraires prêts à s'affronter, celui-ci devait tout de suite arrêter les termes d'un compromis équitable et savoir ensuite, au besoin, imposer ce dernier à la fois aux uns et aux autres. Il n'y avait pour cela pas un instant à perdre — comme on allait le reconnaître plus tard, trop tard, hélas ![26], car à tout moment une explosion pouvait survenir, la moindre étincelle étant susceptible de mettre le feu aux poudres.

Le gouvernement avait bien conscience de l'imminence de ce deuxième danger, mais il ne réalisait guère celui-ci que sous sa forme traditionnelle, celle des jacqueries provoquées par la misère et par la cherté des grains. A la suite de mauvaises récoltes et de l'hiver 1788-89, la misère était plus grande que jamais, et la disette régnait au printemps de 1789. L'attention des pouvoirs publics était donc attirée de ce côté. Mais ils ne se rendaient pas compte de la menace, beaucoup plus grave, constituée par le mécontentement des masses paysannes contre les seigneurs-propriétaires à cause de la rénovation des terriers.

Tandis que les révoltes provoquées par le manque de farine avaient seulement un caractère sporadique, cette autre cause de mécontentement s'étendait à tout le royaume, un royaume bien plus unifié qu'au XVIIe siècle et auquel la campagne électorale venait encore de donner une conscience plus nette de sa cohérence. Le danger de propagation de la flamme était ainsi plus grand qu'il n'avait jamais pu être au cas où un foyer d'incendie viendrait à s'allumer quelque part.

Or, la capitale était toujours prête à jouer ce rôle de boutefeu. Le Français a l'esprit frondeur et le Parisien, sous ce rapport, est un Français cent pour cent. Il se révolte pour un rien : à la veille de l'ouverture des Etats, l'émeute Réveillon ne venait-elle pas d'en donner la preuve ? Enfin, il s'engoue d'un homme avec la plus grande facilité, et il est capable, dans ce cas, de ne se laisser arrêter par rien. On l'avait bien vu autrefois pendant la Ligue et sous la minorité de Louis XIV. En 1789, c'est Necker qui était son dieu. Mais n'est-il pas dangereux pour un roi, dans des circonstances aussi graves, de remettre son sort entre les mains d'un ministre. Et puis, si Necker était assez loyal pour se refuser à prendre la tête des révoltés contre la couronne en suivant les exemples donnés jadis par un Mayenne ou par un Condé, était-il de taille à venir à bout de l'émeute comme avait su le faire un Mazarin ?

 

 

 



[1] A. Aulard, L'esprit de la Révolution française, article publié dans La Révolution française, 1928, pp. 5 à 11. Voir à la page 7. C'est nous qui avons souligné les derniers mots.

[2] Sur Morelly, voir plus loin, § II, n. 1.

[3] Voir le livre de miss L. M. Gidney, L'Influence des Etats-Unis d'Amérique sur Brissot, Condorcet el Mme Roland, Paris, Rieder, 1930, in-8°, 176 p.

[4] Par T. Mandar, Paris, 1790, 2 volumes in-8° de (4)-XLIV-208 et (4)-304 pages.

[5] Needham (1620-1678), après avoir attaqué la Cour royale avec la dernière violence dans un hebdomadaire le Mercurius britannicus, se mit ensuite à son service et la défendit avec non moins d'ardeur dans le même périodique dont il changea simplement le titre en celui de Mercurius pragmaticus. Mais, en 1649, forcé de s'enfuir, puis atteint et emprisonné par les républicains, il accepta, pour sauver sa vie, de retourner une fois de plus sa veste, et il fit reparaître son premier Mercurius avec l'épithète, cette fois, de politicus. En 1660, après la Restauration. Needham s'enfuit d'abord à l'étranger, mais il trouva bientôt le moyen de rentrer en grâce auprès du nouveau roi, et de revenir en Angleterre.

[6] Comme le fera Chaumette dans le passage suivant de son discours à la Convention, du 19 octobre 1792, prononcé au nom de la Commune de Paris (Chaumette présidait à ce moment le Conseil général de la Commune) : Mânes de Caton ! Mânes de Sidney ! Mânes de Needham ! Planez sur les têtes de nos législateurs !... Sidney, l'un des chefs parlementaires de la première révolution anglaise du XVIIe siècle, et l'un des juges du Roi Charles Ier, obtint, comme Needham, son pardon après la restauration de 1660. Mais, à la différence de ce dernier, qui ne chercha qu'à se faire oublier, il conspira en faveur de la République, et finit sur l'échafaud en 1683.

[7] Les Discours sur le gouvernement qui furent regardés à l'époque comme la Bible des républicains.

[8] Voir le discours de Chaumette à la Convention du 19 octobre 1792, cf. plus haut en note.

[9] Ce dernier, régent ou précepteur à Vitry-le-François, et qu'il ne faut pas confondre avec l'abbé Morellet, est l'auteur de plusieurs ouvrages curieux, entre autres : Le Prince, les délices du cœur, 1751, où l'on propose que le Souverain fasse le bonheur de ses sujets au moyen d'une sorte de communisme et le Code de la nature, 1755, faussement attribué, à l'époque, à Diderot, et qui veut établir l'usage commun des instruments de travail et de production.

[10] Cette cinquième question était la suivante : Quel doit être le nombre respectif des députés de chaque Ordre ? Sera-t-il égal pour chaque députation ?

[11] Voir l'article de J. Leclerc, Propriété et féodalité. Qu'est-ce qu'un propriétaire sous l'Ancien Régime ? dans la revue Etudes du 20 mai 1934.

[12] Armand Brette, Recueil des documents inédits relatifs à la convocation des Etats généraux de 1789 (Collection des documents inédits relatifs à l'histoire de France), 4 volumes in-4° et un atlas, Paris, 1894.

[13] Sur cette question de la valeur relative des Cahiers de doléances et des rôles des vingtièmes, nous retrouvons la même opposition que tout à l'heure entre les deux historiens russes, Kovalevsky, partisan des premiers, et Loutchisky, défenseur des seconds, un troisième historien de la même nationalité, M. Onou, ayant publié, en russe, un important ouvrage en 1908, sur Les Élections et les cahiers de 1789 au point de vue de leur sincérité. On trouvera un rapide exposé de toute la question dans un article qu'un autre historien russe, M. Karéiev, a publié, en français, dans la revue La Révolution française, 1913 (1), pp. 481-503.

[14] Loutchisky, La Propriété paysanne en France à la veille de la Révolution, principalement en Limousin, Paris, Champion, 1912, in-8°, 295 pages.

[15] G. Lefebvre, La propriété foncière à la fin de l'Ancien Régime, article paru dans la Revue d'histoire moderne, 1928, pp. 103-130.

[16] G. Lefebvre, La propriété foncière à la fin de l'Ancien Régime, article paru dans la Revue d'histoire moderne, p. 111. Dans un ouvrage récent, E. Soreau, Ouvriers et paysans de 1789 à 1792, Paris, 1936, in-8°, elle est estimée à 6 et 7% du sol.

[17] G. Lefebvre, article cité, p. 123.

[18] C'est le nom que leur a appliqué M. G. Lefebvre, dans son livre sur La Grande Peur, dont il sera question plus loin (voir ci-après chapitre VI, § II, 2).

[19] Etudes et leçons sur la Révolution française, 7e série (1913), pp. 1-48.

[20] Ph. Sagnac, Quomodo jura dominii aucta fuerint regnante Ludovico sexto decimo, Le Puy, 1898, in-8°.

[21] On a dit que les seigneurs ont voulu faire refaire leurs terriers pour répondre à la campagne dirigée contre les droits féodaux. On a dit aussi que l'argent ayant fortement perdu de son pouvoir d'achat dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, les seigneurs ont cherché par tous les moyens à augmenter leurs revenus. Enfin il est certain qu'à la longue les anciens terriers, vu les mutations et les divisions, devenaient en partie inutilisables (A. Aulard, op. cit., p. 29, et voir pp. 35-36). Il était donc indispensable de les renouveler périodiquement.

[22] Voir Aulard, op. cit., pp. 30-31.

[23] G.-F. Labrousse, Esquisse du mouvement des prix el des revenus en France au XVIIIe siècle, Paris, 1931, in-8°, 2 vol. de XXXIX-695 pages ensemble (n° 3 de la Collection scientifique d'économie politique, Dalloz, éditeurs).

[24] Le salaire primitif étant par définition égal aux besoins du standing primitif (soit 100 de salaires pour 100 de dépenses), le salaire nouveau passe à 122, tandis que 165 deviennent nécessaires pour maintenir le même standing, qu'auparavant. Le salaire nouveau ne couvre donc plus que les 122/165e soit 73,939% des besoins du standing primitif, et ce dernier se trouve ainsi abaissé de 26,061%.

[25] Si les classes possédantes s'étaient enrichies, elles auraient augmenté leurs dépenses somptuaires. Or, on a précisément fait remarquer que les commerces de luxe ont enregistré de nombreuses faillites dans les années 1780 à 1785. Il est à présumer que, trompés par les premières augmentations — toutes nominales — des revenus des classes possédantes, certains commerçants ont cru s'enrichir en développant leurs fonds de commerce. Leur ruine a fourni la preuve que leur calcul était faux et que l'augmentation de richesse des classes aisées était plus apparente que réelle.

[26] Voici, d'après Le point du jour, quelques-unes des paroles prononcées, au cours de la célèbre séance de la nuit du 4 août 1789, par le député du Tiers de la sénéchaussée de Lesneven, Le Guen de Kerangall, qui aurait paru à la tribune avec des habits de paysan : Vous eussiez prévenu l'incendie des châteaux si vous aviez été plus prompts à déclarer que... ces titres, qui humilient l'espèce humaine, allaient être anéantis. Vous ne ramènerez, Messieurs, le calme dans la France agitée que quand vous aurez promis au peuple que vous allez convertir en prestation, en argent, rachetable à volonté, tous les droits féodaux quelconques ; que les lois que vous allez promulguer anéantiront jusqu'aux moindres traces [du mal] dont il se plaint justement. Pour le bien de la paix, hâtez-vous... Un cri général se fait entendre. Vous n'avez pas un instant à perdre. — Cet avertissement venait malheureusement trop tard : à la suite de la Grande Peur, qui avait provoqué la séance du 4 août, l'anarchie devait s'installer dans le pays. Les impôts ne rentrant plus, la situation désespérée de l'État conduira aux mesures fatales d'où sortira plus tard la Révolution violente.