CHAPITRE PREMIER. — ÉTUDE SUR LE CARACTÈRE DE PHILIPPE LE BEL.
Quel a été le
caractère de Philippe le Bel ? — Témoignages des contemporains. — Guillaume
l'Écossais. — Villani. — Geoffroi de Paris. — On ne peut admettre que
Philippe ait été un esprit faible. — Il a gouverné par lui-même. — Paroles de
l'évêque de Pamiers. — Il était peu ami des lettres. — Ce n'était pas un
prince guerrier. — Preuves de sa fermeté. Ses ministres ne sont que les
instruments dociles de sa volonté, moyennant quoi il les combla de biens. —
Il ne leur donne aucun pouvoir personnel. — Puissance de Marigny. — Pendant
la dernière année de sa vie, le caractère de Philippe semble avoir fléchi. —
Curieuse anecdote. — Récit de la mort du roi.
Dans le
cours de ce travail, j'ai attribué à Philippe le Bel toutes les mesures qui
furent prises sous son règne : j'ai supposé que rien ne s'était fait que par
son ordre et sous son inspiration ; j'ai personnifié en lui un gouvernement
habile, organisateur énergique ; j'ai presque tracé le portrait d'un grand
roi ; mais l'influence personnelle de ce prince sur les faits et la part
qu'il prit réellement à l'administration de la France et aux actes politiques
qui s'accomplirent sous son nom, furent-elles aussi grandes qu'elles le
paraissent ? C'est là un grave problème qu'il convient d'examiner. Les
historiens modernes se plaignent de l'absence de renseignements sur le
caractère de Philippe le Bel : il a cela de commun avec la plupart des rois
du moyen âge. Si l'on excepte saint Louis et Louis XI, que d'immortels
biographes, Joinville et Commines, ont fait vivre au-delà du tombeau, nous
sommes réduits à des conjectures sur la personnalité de la plupart des
souverains qui ont eu le plus d'action sur les destinées de notre pays. Quel
homme était Philippe-Auguste ? Connaissons-nous Charles V ? Quelle énigme que
ce Charles VII, que l'on a si longtemps représenté comme un roi fainéant, et
que l'on s'efforce de réhabiliter de nos jours ! Mais aucun d'eux n'est entouré
d'un mystère plus impénétrable que Philippe le Bel. On s'est plu à lui
accorder l'inflexibilité dont son gouvernement porte l'empreinte. On en a
fait le type abstrait de la royauté, telle que les légistes l'avaient rêvée :
on l'a dépeint comme un roi sans jeunesse et sans passions et n'ayant rien
d'humain. Cette figure n'est pas celle de la légende, qui se tait sur cet
homme que l'histoire n'a pas osé juger, et qu'elle a baptisé du nom de Bel,
n'osant pas l'appeler le Grand et ne voulant pas l'appeler le Mauvais_ Ce
sont les historiens récents, qui, impuissants à soulever le voile, ont créé
une figure de fantaisie, dont rien ne garantit la vérité. Les chroniqueurs
contemporains ne sont pas aussi muets qu'on le suppose ; peut-être en les
interrogeant avec soin n'est-il pas impossible de restituer à l'histoire
cette figure qu'on nous représente sous des traits si étranges. Un
chroniqueur publié d'hier, Guillaume l'Écossais, moine de Saint-Denis, qui
connut Philippe le Bel et l'assista dans ses derniers moments, a tracé de ce
prince un portrait qui parait tout d'abord invraisemblable, tant il diffère
de l'opinion généralement reçue[1]. Guillaume
fait le plus grand éloge de la beauté de Philippe et de sa dignité
extérieure. L'élégance de toute sa personne et la distinction de ses manières
répondaient à la beauté de son visage. Tout en lui annonçait un roi.
« Il se faisait remarquer, ajoute-t-il, par sa douceur et sa modestie,
fuyant avec horreur les mauvaises conversations, exact aux offices divins,
fidèle observateur des jeûnes prescrits par l'Église, domptant sa chair avec
un cilice. » Il me semble que ce portrait convient plutôt à saint Louis qu'à
Philippe le Bel. Guillaume
l'Écossais n'est pas moins favorable au roi qu'à l'homme : il attribue
l'établissement des nombreux impôts qui signalèrent son règne moins à son
initiative qu'à ses conseillers. Simple et bienveillant, il supposait les
autres animés des mêmes intentions, et accordait une confiance aveugle à des
hommes qui consultaient plutôt leurs propres intérêts que ceux, de l'État[2]. L'Italien
Villani est en partie conforme à Guillaume l'Écossais, sauf pour la piété du
roi, sur laquelle il garde le silence. C'était, dit-il, le plus bel homme du
monde, de haute stature, bien proportionné, assez sage et bon homme, ardent à
la chasse ; il négligeait le gouvernement de ses États et s'en déchargeait
sur autrui. Il suivit de mauvais conseils et fut trop confiant[3]. On croirait que Villani a
connu, ce qui n'a rien d'impossible, la chronique de Guillaume l'Écossais,
tant les deux récits se ressemblent. Geoffroi de Paris atteste l'amour du roi
pour la chasse, et se fait l'écho du sentiment public en faisant retomber sur
les conseillers du roi les nombreux impôts qui écrasèrent le peuple[4]. Il les accuse plusieurs fois
de tromper le roi et de détourner à leur profit les deniers publics. Une
satire composée vers l'an 1295 montre Philippe aimant à s'entourer, dès ses
jeunes années, de traitres et de voleurs[5]. L'excès de l'injure ôte toute
créance à cette accusation. Ainsi,
d'après ces divers témoignages, Philippe le Bel aurait été un prince bon et
crédule, vertueux même, si l'on en croit Guillaume l'Écossais. Son malheur
fut de se fier à ses conseillers. Philippe
le Bel fut-il un prince d'un caractère faible ? La réponse à cette question
offre un puissant intérêt. Négative, elle laisse à ce roi la responsabilité
du bien et du mal faits sous son nom, car alors ses actes auront été l'effet
d'une volonté arrêtée. Affirmative, elle l'absout et le met au nombre de ces
rois sans énergie, prête-noms de ministres et de favoris, qui règnent et ne
gouvernent pas. Si l'on veut bien se rappeler le tableau que nous avons tracé
du gouvernement de Philippe le Bel, on sera persuadé qu'une volonté ferme,
une persévérance que rien ne rebute, furent seules capables de venir à bout
d'entreprises aussi vastes : ce qui distingue ce règne, c'est l'unité qui se
fait remarquer dans la politique intérieure et extérieure, depuis le jour où
Philippe monta sur le trône jusqu'à celui qui mit fin à sa vie. Et si
l'honneur n'appartient pas à Philippe, à qui l'attribuer ? à un ministre ?
mais quel est-il ? l'histoire ne nous a pas transmis le nom du Suger ou du
Richelieu de ce règne. Les princes, faibles se laissent bien gouverner par un
homme de génie, mais jamais l'ascendant d'un homme médiocre n'a de durée : le
pouvoir des favoris qui n'ont d'autre titre que le caprice et l'engouement du
prince, est trop grand pour n'être pas ardemment convoité et disputé : de là
des chutes et des élévations soudaines et des changements dans la manière de
gouverner. Le
règne d'un prince faible offre donc dans la politique et dans
l'administration des variations et des revirements qui tiennent aux causes
que je viens d'indiquer. On n'aperçoit aucun de ces symptômes dans l'histoire
de Philippe le Bel : loin de là, on trouve une série d'actes qui dénotent une
direction ferme et unique, qui ne peut venir que du roi. Dans
l'ancienne monarchie, la personne du prince était sacrée. Une fiction
ingénieuse rapportait au chef de l'État tout ce qui se faisait de bien et
rejetait les fautes sur ses ministres. C'est ce qui est arrivé pour Philippe
le Bel, surtout à propos des impôts. Les contemporains accusèrent ses
conseillers, et ces reproches sont reproduits de nos jours et étendus au roi
lui-même. Il y aurait, ce me semble, de l'injustice à reprocher à Philippe le
Bel d'avoir établi des impôts : j'ai démontré que ce ne fut ni par avarice ni
pour prodiguer en folles dépenses, mais pour satisfaire aux besoins nouveaux
de l'administration qu'il fonda, et surtout pour soutenir des guerres
entreprises dans le but d'agrandir la France. Des sommes immenses furent
ainsi perçues il est vrai ; le peuple, toujours prompt à soupçonner ceux qui
gouvernent, ne put croire que tout eût été loyalement dépensé, et soupçonna
les ministres de s'en être approprié une partie. Ces accusations se sont
surtout adressées au surintendant des finances, Enguerran de Marigny ; elles
ont même été portées officiellement contre lui, après la mort de Philippe le
Bel, lors de son procès, et contribué à sa condamnation. Elles étaient
pourtant fausses et furent reconnues comme telles par une commission nommée
par Philippe le Bel sur son lit de mort, à la demande de Marigny lui-même[6]. Il faut
donc rejeter au rang des erreurs populaires cette opinion qui veut donner aux
conseillers de Philippe le Bel la responsabilité de ses actes. Loin
d'avoir été un esprit faible, Philippe paraît avoir été à la fois très-ferme
et très-froid. Ce que dit un témoin d'une grande autorité, Guillaume
l'Écossais, de sa douceur et de sa piété, s'explique en faisant la part de
l'exagération dans un moine qui avait été arraché aux solitudes du cloître
pour être transporté à la cour d'un grand roi, dans l'intimité duquel il
vécut quelque temps. Ce témoignage prouve tout au plus que Philippe ne fut
pas un de ces esprits inquiets et méfiants, aux instincts tyranniques et
mauvais, que l'on croirait nés pour lè malheur de ceux. qui les approchent,
un Louis XI, en un mot, ce type complet du vilain homme, qui n'en a pas moins
été un grand roi. Tel ne
paraît pas avoir été Philippe le Bel, mais il était très-réservé et parlait
peu ; il était difficile de soutenir son regard. Son ennemi mortel,
l'évêque de Pamiers, Bernard Saisset, avait éprouvé l'effet de ce regard, et
il n'avait pu l'oublier. Il avait eu des querelles avec le comte de Foix au sujet
de sa ville de Pamiers ; il s'était plaint à Philippe qui l'avait froidement
accueilli. Il se vengeait en racontant un apologue injurieux pour le roi,
qu'il comparait au duc, le plus beau, mais en même temps le plus vil des
oiseaux, que ceux-ci avaient élu pour roi, qui ne répondait pas quand on lui
parlait, et qui ne savait que regarder fixement[7]. Il disait aussi que ce n'était
ni un homme ni une bête, mais une statue[8]. La statue placée sur le
tombeau de Philippe le Bel à Saint-Denis lui donne des traits sévères et
empreints d'une grande énergie. Quoique
pourvu d'une bonne instruction, puisqu'il savait le latin, il n'eut jamais de
goût pour les lettres. Guillaume Guiart, qui le célébra dans un long poème,
et qui fut un vaillant soldat, deux titres à la protection d'un prince
éclairé, ne parait pas avoir eu part à ses bienfaits, et fut réduit, pour
vivre, de vendre pièce à pièce son chétif héritage[9]. Doué
d'une force physique extraordinaire, car il faisait plier deux chevaliers en
leur appuyant les mains sur les épaules, Philippe aimait peu les exercices
corporels[10] ; la chasse était son seul
plaisir : c'était un goût général à la noblesse[11]. Sans talents militaires, il se
dispensait volontiers de prendre part à la guerre. On le vit plusieurs fois
exciter l'indignation de son armée en demandant une trêve la veille d'une
bataille[12] ou le lendemain d'une victoire[13] ; et cependant il était
très-brave. A la bataille de Mons-en-Puelle, les Flamands surprirent le camp
français et allèrent droit à la tente du roi, qui n'eut pas le temps de
s'armer. Il vit périr à ses côtés Hugues de Bouville, son chambellan, et les
deux frères Gencien, ses écuyers, qui lui firent un rempart de leurs corps.
Il réussit à monter à cheval, et, armé d'une masse que lui donna un boucher
de Paris, il se précipita sur l'ennemi. Déjà
l'armée française était en déroute ; le bruit du danger que courait le roi
arrêta les fuyards ; et dès qu'ils le virent à cheval et frappant rudement
les ennemis qui l'entouraient, ils poussèrent de grands cris de joie : « Le
roi combat ! le roi combat ! » Ils se précipitèrent sur les
Flamands, les repoussèrent, et une grande victoire termina cette bataille
commencée sous de si tristes auspices. Philippe rentra dans le camp en
triomphateur ; son courage et son sang-froid avaient sauvé l'armée[14]. Le
génie de Philippe le Bel lui faisait préférer les négocia-fions diplomatiques
à la guerre : il n'employait la force qu'à regret. Ce qui le distingue, c'est
une persévérance et une ténacité sans bornes ; il en donna des preuves dans
sa jeunesse. A peine était-il roi que les dominicains lui demandèrent le cœur
de Philippe le Hardi pour le placer dans leur chapelle à Paris : il le leur
accorda. L'abbé de Saint-Denis réclama, se fondant sur le testament du feu
roi, qui avait élu sépulture dans son abbaye. Le légat appuya cette
réclamation, et prétendit qu'il fallait une dispense du Saint-Siège : les
théologiens furent unanimes sur ce point. Philippe ne céda pas, et déclara
que son autorité suffisait : il fut fait ainsi qu'il l'avait ordonné[15]. Ce
caractère entier, il le montra toute sa vie : il n'abandonna jamais un projet
après l'avoir conçu ; il poursuivit pendant sept années la condamnation des
templiers, et ne renonça jamais à son plan d'incorporer la Flandre au domaine
de la couronne. Loin d'être sans énergie et sans volonté, et d'obéir à ses
conseillers, il ne chercha dans ses ministres que des instruments[16]. Dans les premières années de
son règne, les comtes d'Artois et d'Évreux, ses oncles, eurent quelque
influence. L'administration des finances fut confiée jusqu'en 1306 ; ces deux
Florentins dont j'ai souvent parlé, Bichet et Mouchet. Guillaume de Flote fut
quelque temps à la tête de la justice : il périt en 1302, et eut pour
successeur Guillaume de Nogaret, simple juge de province, que Philippe tira
de son obscurité, et qui joua un grand rôle dans le procès de Boniface VIII.
Malgré la confiance du roi et les services signalés qu'il lui avait rendus
jusqu'à se faire excommunier, Nogaret ne put jamais obtenir le rang de chancelier[17], dont il remplissait les
fonctions. Philippe évitait de donner à ses ministres des positions
officielles qui auraient pu leur permettre de résister et assurer leur
indépendance. Toutefois,
dans les deux dernières années de son règne, cet esprit si ferme semble
s'être affaissé sous le poids des malheurs publics et des chagrins
domestiques ; il investit de la plus hante faveur un gentilhomme normand,
ancien chambellan de la reine, Enguerran de Marigny[18], financier habile et surtout
dévoué, et qui atteignit un degré de puissance extraordinaire. Le roi finit
par ne plus voir que par les yeux de son ministre, ce qui excita la jalousie
des princes du sang, surtout de Charles de Valois[19]. Cette animosité donna même
naissance à une piquante anecdote : la cour était au château de Vincennes ;
le roi de Navarre, Louis le Hutin, qui était entré dans le complot contre
Marigny, et à qui tout semblait permis, annonça un divertissement auquel il
pria le roi d'assister avec son ministre et toute la cour. Il s'agissait
d'une représentation de marionnettes, sous la direction d'un jongleur habile. Le
théâtre représentait la chambre royale, tendue de tapisseries fleurdelisées ;
mais laissons parler le chroniqueur, dont le style naïf offre un grand charme
: « Y avoit un lit paré de drap d'or, sur lequel gisoit un personnage
fait à la sensblance du roy. Puis avoit ledit maistre (le jongleur) plusieurs imaiges fait et
ordonné à la semblance de plusieurs grands seigneurs, lesquels vinrent pour
parler au roy l'un après l'autre. Premier y vint Charles de Valois, qui
heurta à l'huis de la chambre, et dit qu'il voloit parler au roy : dont lui
dit li chambellans : « Monseigneur, vous ne pou parler, car li roys l'a
défendu » : dont se parti de l'huis tout courroucié. Puis y vinrent les
autres frères du roy, et puis Loys de Navarre et Charles de La Marche, à qui
on respondit tout pareillement. Après ceux-ci vint Engherran de Marigny en
grand boban, à tout avec trois serjanz à masses devant luy, auquel on ouvri
la chambre en disant : e Monseigneur, bien soyez » venus, li roy a grand
desir de parler à vous », puis, s'en alla jusqu'au lit du roy. Quand
Engherran de Marigny, qui estoit à la fenestre, se perçut que ledit jeu
estoit pour lui mocquer, moult en fut argué. Quand Loys de Navarre et
Charles, son frère, dirent que c'estoit leur fait. » Le roy s'emporta et punit
son fils Louis[20]. Cette
confiance illimitée de Philippe le Bel dans son ministre est attestée par
d'autres témoignages contemporains[21]. Mais, malheureusement pour
Marigny, Louis le Butin allait bientôt régner, et l'on s'explique aisément
comment le favori de Philippe le Bel fut livré par le nouveau roi au
ressentiment de Charles de Valois, et expia sa grandeur sur le gibet de
Montfaucon. Malgré tout son grand pouvoir, Enguerran de Marigny n'avait
d'autre titre que celui de chambellan du roi. Il acquit d'immenses richesses,
ainsi que les autres ministres de Philippe, qui prodiguait les domaines de
l'État à ceux qui le servaient avec fidélité[22]. Cependant il paraîtrait que sa
reconnaissance finissait avec les services qu'on lui rendait, car la plupart
de ses ministres eurent, lui vivant, leurs biens confisqués après leur mort[23]. Philippe
n'avait pu assister en indifférent aux scènes tragiques qui assombrirent son
règne : le supplice des Templiers, la mort de Clément V, l'adultère des deux
belles filles du roi, dont les amants furent publiquement pendus à Poissy,
étaient venus troubler cette âme si fortement trempée. En
1314, la guerre recommença contre les Flamands. Les révoltes de la noblesse,
l'établissement des ligues, le refus des impôts, vinrent rendre la situation
encore plus difficile. On faisait circuler de sinistres rumeurs : Arnaud de
Villeneuve annonçait la fin du monde ; on rappelait d'anciennes prophéties ;
l'on touchait à la période marquée par le cinquième sceau de l'Apocalypse,
qui précédait la venue de l'Antéchrist. Des signes apparurent dans le ciel,
présage funeste de quelque mort illustre. Encore
à la fleur de l'âge, Philippe fut pris d'un mal que les contemporains ont
voulu expliquer par le poison, d'autres par une chute de cheval et une
blessure faite par un sanglier. Les mieux informés ne parlent que d'une
maladie de langueur. Le 4 novembre 1314, il ressentit une vive douleur à
l'estomac et une soif que rien ne pouvait apaiser ; il se fit transporter à
Fontainebleau, où il était né. Il languit pendant trois semaines. Le mardi
avant la Saint-André (26 novembre), il fit une confession générale et
communia ; dès lors il fut obligé de garder le lit. Il prit ses dernières
dispositions, dicta son testament avec des fondations pieuses[24], et ne songea plus qu'à son
salut. Il récitait fréquemment le verset : In manus tuas, Domine, commendo
spiritum meum, et l'hymne Jesu, nostra redemptio. A ceux qui
s'informaient de ce, qu'il éprouvait, il répondait qu'il ressentait une soif
ardente. Il demanda l'extrême-onction, qu'il reçut avec foi ; il consolait
ceux qui l'entouraient en pleurant, et quand on lui demandait : « Sire,
comment vous est ? » il disait : « Selon qu'il plaît à Dieu,
aussi il me plaît[25]. » Il fit
ensuite venir sa famille ; et, s'adressant à son fils aîné, il se reprocha
d'avoir accablé son peuple d'impôts et d'avoir compromis son salut éternel[26]. Il exhorta Louis à bien
gouverner son peuple, à observer la justice et à consulter ses oncles. Il lui
donna sa bénédiction et l'embrassa ; il en fit autant à ses autres fils et à
ses frères, et les requit de faire prier pour lui. Il demanda ensuite qu'on
le laissât seul. Il fit alors de tristes réflexions sur le néant des
grandeurs humaines, et s'humilia devant la main de Dieu qui le frappait. Il
appela son confesseur et plusieurs de ses serviteurs, et leur dit : « Frères,
regardez ce que vaut le monde ; voici le roi de France. » Le
vendredi matin, il sembla qu'il voulût reposer ; il demanda les prières que
l'Église adresse au Tout-Puissant pour lui recommander l'âme de ceux qu'il va
citer à son tribunal. La recommandation fut faite par l'évêque de Chalon et
l'abbé de Saint-Denis. A l'heure de tierce, il demanda pardon des scandales
et des mauvais exemples qu'il avait donnés. Les clercs lurent la Passion,
qu'il écouta attentivement. Vers la fin, il récita ce verset : « Seigneur
Dieu, je rends mon esprit en tes mains. » Il resta quelques instants sans
mouvement : on le crut mort. Quand midi sonna, il dit à son confesseur : « Frère
Renaud, je vous connais bien et tous ceux qui sont ici. Priez Dieu pour moi. »
On commença l'office du Saint-Esprit, et quand on arriva à ces paroles : « Le
prince de ce monde est venu, » le roi rendit l'esprit[27]. Il était dans sa
quarante-septième année. L'opinion
populaire, qui se plaît à voir dans les infortunes humaines le châtiment de
grandes fautes, attribua la mort prématurée de Philippe le Bel et de ses
trois fils, et l'extinction de sa race, à la colère céleste qui vengeait
Boniface VIII et les Templiers[28]. La
veille de sa mort, Philippe fit des additions à son testament ; il fit
quelques legs à des couvents, surtout au monastère de Saint-Louis à Poissy,
et laissa quelques gages de son souvenir à ses enfants et à ses vieux
serviteurs. J'ai sous les yeux l'original de ce codicille. Il porte avec la
signature du secrétaire intime de Philippe le Bel, Maillard, et à la suite de
la formule : PAR LE ROI, cette étrange phrase : Et
du consentement du roi de Navarre. Le
testament de Philippe avait-il donc besoin, pour être valable, du
consentement de son héritier ? L'exécution des dernières volontés de cet
homme sous qui tout avait plié, furent soumises, lui vivant et régnant, à
l'approbation de son- fils. Grande leçon que donne l'histoire ! un roi, sur
son lit de mort, a déjà cessé de régner. * * * * * * * * * *
CHAPITRE DEUXIÈME. — RÉSUMÉ.
Comme quoi le règne de Philippe le Bel a été un
grand règne.
Comme
on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les digues qu'on lui oppose,
et enfin les renverser dans un moment, ainsi la puissance souveraine, sous
Auguste, agit insensiblement, et renversa sous Tibère avec violence. Cette
vive image, que j'emprunte à Montesquieu, exprime avec une admirable vérité
les progrès accomplis par le pouvoir royal sous saint Louis et sous Philippe
le Bel ; non qu'il soit possible d'établir un parallèle entre Octave et Louis
IX, entre le tyran de Caprée et l'adversaire de Boniface VIII, mais, en
France, dans la seconde moitié du treizième siècle, comme à Rome, sous les
deux premiers empereurs, la monarchie passa brusquement et sans transition
d'une situation modeste et embarrassée aux exagérations du despotisme. Le
gouvernement de Philippe le Bel fut même plus absolu que celui de ses
successeurs, et, chose étrange, ce résultat était dû à saint Louis et à la
force morale qu'il avait donnée au principe d'autorité. La royauté prit pour
elle les hommages qui s'adressaient au génie et à la vertu : elle grandit
dans l'opinion publique, elle fut comme sanctifiée. Dans
les actes de Philippe le Bel, il faut distinguer ceux qui furent le produit
du développement régulier des institutions anciennes, de ceux qui furent
dictés par les circonstances. Les uns furent intelligents et durables :
c'était la continuation de l'œuvre de Philippe-Auguste et de saint Louis. Les
autres, violents et iniques, ont peut-être pour excuse la nécessité. La cause
de tous les maux fut un immense besoin d'argent sans cesse renouvelé, qui fut
la conséquence non pas du système de corruption qu'on prête à ce roi, mais
des nombreuses guerres qu'il eut à soutenir. Disons à son honneur que toutes
ces guerres furent entreprises pour donner à la France les limites qui
semblent lui avoir été assignées par la nature. Toutefois, je ne veux pas
cacher que les prétextes de ces guerres furent souvent injustes : l'injustice
est le' vice capital de ce règne, tout en est comme infecté. Et cependant que
de grandes choses ! La politique étrangère de Henri IV et de Richelieu
inaugurée, la féodalité abaissée, l'administration établie, la séparation du
pouvoir religieux et du pouvoir séculier accomplie, la justice réglée,
l'armée organisée, la science financière créée, et, pour couronner l'œuvre,
la nation convoquée pour la première fois dans les états généraux : avec
Philippe le Bel cesse le moyen âge, nous entrons dans le monde moderne. Et ne
nous étonnons pas, et surtout ne soyons pas trop sévères en voyant les
scandales, les fautes et les malheurs qui accompagnèrent la réalisation de ce
merveilleux programme. La vie des peuples est comme celle des individus, une
lutte perpétuelle contre des obstacles sans cesse renaissants. Le progrès
s'achète bien cher : heureux quand on peut l'acquérir aux prix de douloureux
sacrifices. Sans doute, les états généraux ne jouèrent sous Philippe le Bel
qu'un rôle insignifiant : ils ne furent guère que les comparses de la
royauté. Mais on sut dès lors en France qu'il y avait un pouvoir qui n'était
ni la noblesse, ni le clergé, ni le tiers état, qui était à la fois tout
cela, la nation. Chez les autres peuples, les assemblées représentatives sont
issues des révolutions : les états généraux furent convoqués par Philippe le
Bel volontairement et sans contrainte ; il leur fit sanctionner
l'indépendance de la couronne par rapport au Saint-Siège ; et s'il ne les
admit pas à prendre une part sérieuse au gouvernement, il n'en posa pas moins
en principe le droit de la nation d'être consultée sur les grandes questions
de gouvernement, et surtout sur le vote des impôts. Le règne de Philippe le
Long, l'un des plus féconds dans l'histoire en sages ordonnances et en mesures
réparatrices, fut le fruit de cette politique, qui admettait le peuple dans
les conseils du souverain pour l'éclairer. Philippe le Bel peut donc être,
regardé comme le créateur du système représentatif en France. Un
autre mérite de ce prince à nos yeux est d'avoir terrassé la féodalité et de
l'avoir réduite à néant, en la dépouillant de ses prérogatives, qui étaient
contraires à la civilisation et à l'ordre public, telles que le droit de
guerre privée. Par les anoblissements, il combla la distance qui séparait le
noble du roturier, distance que la richesse de la bourgeoisie et la pauvreté
de la noblesse avaient déjà diminuée : il institua de nouvelles pairies.
Jusqu'alors, la naissance avait réglé le rang : la volonté du prince dispensa
de noblesse et fut la principale source de la grandeur. La royauté, secondée
par les légistes du tiers état, s'appliqua les maximes de Rome et s'érigea en
monarchie absolue. Elle fit des lois générales obligatoires dans tout le royaume
; elle osa même invoquer la plénitude de l'autorité royale, elle qui, un
demi-siècle plus tôt, était obligée en droit et en fait de prier humblement
les grands vassaux d'exécuter ses ordonnances. La
féodalité domptée voulut ressaisir son pouvoir ; elle profita du
mécontentement général causé par les impôts pour se soulever ; elle couvrit
sa révolte du prétexte du bien public ; elle voulut faire participer le
peuple à sa rébellion, en lui promettant de l'associer à sa victoire. Elle
parla des libertés publiques, et elle ne désirait qu'une chose, restaurer ses
vieux privilèges, aussi funestes au peuple qu'à la royauté. Cette réaction
eut à la mort de Philippe le Bel un triomphe éphémère. La noblesse n'eut qu'à
demander, on lui accorda tout ce qu'elle réclamait, ce qui pouvait se résumer
en trois mots : Droit à l'anarchie. Mais son règne était fini ; le peuple
avait joui trop longtemps de la paix sous le régime royal, tout dur et tout
chargé d'impôts qu'il était, pour souffrir patiemment les jeux de prince dont
il avait perdu l'habitude. Philippe le Long fit alliance avec le tiers état,
lui donna des armes, et la noblesse rentra dans le devoir. On peut affirmer
que sous Philippe le Bel la féodalité fut moins puissante qu'elle le fut un
siècle et demi plus tard. En effet, l'avènement des Valois, favorable aux
prétentions aristocratiques, et les malheurs de la guerre de cent ans,
vinrent lui donner une force nouvelle. La création de grands apanages en
faveur de princes du sang donna naissance à une seconde féodalité tout aussi
dangereuse pour la couronne que la première, et dont la destruction fut
l'œuvre de Louis XI. Quant
au tiers état, il croissait en importance politique. Philippe choisit dans
son sein ses plus fidèles conseillers et ses agents les plus habiles. A la
liberté communale, toujours tumultueuse et souvent stérile, il substitua la
liberté civile en développant les bourgeoisies royales ; c'était un progrès,
car le citoyen des communes ne jouissait de ses privilèges que dans
l'enceinte de sa ville ; partout ailleurs il était un étranger, un ennemi,
tandis que le bourgeois du roi portait avec lui ses droits et ses libertés
dans les fiefs seigneuriaux, au milieu de populations vouées à l'esclavage.
Dès lors se manifeste une tendance marquée à substituer dans les villes la
tutelle administrative à l'indépendance municipale. Les magistrats cessent
d'être le produit de l'élection directe pour devenir des officiers royaux
choisis sur une liste de présentation. Toute initiative est détruite pour
faire place à l'action de jour en jour plus envahissante du pouvoir central. Les
grands corps de l'État furent constitués ; le conseil du roi, le parlement,
la chambre des comptes, confondus jusqu'alors, reçurent une existence
séparée. On ne saurait prononcer le nom du parlement sans songer à Philippe
le Bel. En lisant les anciens registres de cet illustre tribunal, on est
frappé du concours puissant qu'il apporta à la monarchie. Il retint au profit
de la couronne une partie de ses anciennes attributions politiques, que la
royauté du dix-huitième siècle, oublieuse des services rendus, lui contesta,
et dont elle voulut le dépouiller. On doit reconnaître dans le parlement un
des éléments de grandeur de notre patrie. On a envié à l'Angleterre son
parlement électif, mais si le parlement anglais lutta quelquefois, au moyen
âge, contre le despotisme, il fut aussi tour à tour le promoteur de la guerre
civile ou l'approbateur servile des plus grands excès de l'absolutisme ;
notre parlement est une institution originale, française, conforme aux mœurs
de nos pères et au génie de la nation, et dont on n'a pas voulu comprendre la
grandeur. Ce n'était pas un pouvoir pondérateur, car l'ancienne constitution
n'admettait pas l'équilibre des pouvoirs. La royauté n'avait pas de
contre-poids ; mais au-dessous d'elle se trouvait le parlement, pouvoir modérateur
émanant d'elle, dévoué, mais donnant respectueusement et avec fermeté des
conseils. Son rôle fut moins noble sous Philippe le Bel ; il se montra trop
soumis ; il fut souvent un instrument, et fit taire fréquemment la justice
pour servir les intérêts du roi. La
confusion des pouvoirs administratifs, judiciaires, financiers et militaires,
qui cesse dans les hautes régions du pouvoir, se perpétue dans les degrés
inférieurs, moins par ignorance des vrais principes de toute bonne
administration, que pour laisser une plus grande autorité aux représentants
du roi dans les provinces. On trouve alors l'administration aussi fortement
constituée que trois siècles plus tard ; la vigueur du roi maintenait même,
parmi les nombreux fonctionnaires chargés d'exécuter ses ordres, une
hiérarchie et une discipline qui n'existèrent pas à des époques plus
récentes, où des conflits d'attributions s'élevaient à chaque instant. Le roi
avait dans ses baillis, ses sénéchaux, ses prévôts et ses sergents, une armée
obéissante et dévouée, toujours prête à l'attaque, dont il fallait souvent
modérer l'ardeur, et qui lui conquit pied à pied la France sur la féodalité
et sur l'Église. A ces hommes on ne demandait pas le respect des droits de
chacun, le maintien des libertés publiques, la sauvegarde des intérêts
privés, mais un zèle de tous les instants à veiller sur les droits de la
couronne, à les étendre et à faire dominer en tous lieux l'autorité royale.
De là de nombreux abus et de justes plaintes qu'on ne pouvait laisser sans
réponse, et qui provoquèrent fréquemment l'envoi de réformateurs qui
mettaient le comble à l'injustice et à l'arbitraire. Les notions du juste et
de l'injuste, en matière de gouvernement, n'avaient d'autre défenseur que le
parlement, qui intervenait souvent en matière d'administration, et dont on
voudrait avoir à louer plus souvent, sous ce règne, l'indépendance et
l'impartialité. Le
service féodal était devenu insuffisant pour soutenir des guerres qui se
prolongeaient au-delà de quelques mois. L'état de la société ne permettait
pas encore l'établissement d'une armée permanente. Philippe proclama le
devoir de chacun, noble ou roturier, de contribuer à la défense de la patrie.
La levée du ban et de l'arrière-ban lui donna des armées nombreuses. La mise
sur pied de ces armées entraîna des dépenses excessives ; pour y faire face
on établit des impôts. Les besoins de l'État prirent des proportions
inconnues auparavant. En même temps l'administration se constituait avec ses
rouages compliqués et coûteux. Pour satisfaire à ces exigences, on ne pouvait
se contenter des anciennes ressources : Philippe le Bel eut une idée de génie
; il voulut établir des impôts indirects sur les objets de consommation. La
maltôte n'était autre chose qu'un impôt de ce genre, qui avait l'avantage
d'atteindre toutes les classes de la société. L'opposition soulevée par cette
mesure fut générale, et telle, que Philippe dut supprimer la maltôte et
recourir à des impôts dont tout le poids portait sur le tiers état ; mais la
noblesse ne resta pas longtemps exempte. Il tira les conséquences du principe
que tout Français devait porter les armes ; mais au service personnel il
permit de substituer le payement d'une somme d'argent qui variait suivant la
fortune de chacun. L'égalité devant l'impôt fut rétablie par ce moyen. Le
clergé contribua largement aux charges publiques, à certaines conditions. La
permission du Saint-Siège, exigée jusqu'alors pour lever des impôts sur
l'Église, devint une formalité. Dans ces mesures Philippe devançait son
siècle ; mais il ne sut pas toujours échapper aux préjugés de son temps, et
surtout aux mauvais conseils d'une nécessité impérieuse. II se procura de
l'argent par la persécution des Juifs et des marchands lombards établis en
France. L'odieux de l'invention ne lui appartenait pas ; il imitait ce qu'il
voyait faire partout autour de lui. Il crut s'enrichir en altérant les
monnaies, et il acheva la ruine du commerce déjà ébranlé par les guerres. Il
ne trouvait que peu de ressources dans le crédit public tel qu'il était
organisé. L'établissement de nouveaux impôts soulevait de grandes difficultés
; l'altération des monnaies offrait des ressources faciles à exploiter, qui
paraissaient inépuisables et dont il eut la faiblesse d'abuser. Ses
successeurs commirent tous la même faute, sans avoir la même excuse. Les
assignats doivent nous rendre indulgents pour Philippe le Bel. Il fit des
emprunts forcés, il multiplia les confiscations : je ne prétends pas
l'excuser, mais ce ne fut pas pour satisfaire des fantaisies ruineuses. Il
multiplia les prohibitions d'exporter les matières premières nécessaires à
l'industrie, mais ce fut sur les réclamations des fabricants français, qui
demandèrent protection au gouvernement contre la concurrence étrangère. Il
fixa des lois de maximum pour le prix des denrées. Cette expérience produisit
un effet opposé à celui qu'on en attendait. Ce sont là des fautes qu'on ne
peut lui reprocher ; elles sont de son temps et ont trouvé des imitateurs qui
avaient cependant pour s'instruire l'exemple du passé. Les
papes réclamaient, en qualité de vicaires de Dieu, la suprématie sur les
rois, non comme rois, mais comme chrétiens ; cette distinction, admissible en
théorie, menaçait de s'effacer souvent dans la pratique ; c'était une
prétention déguisée à la suprématie. Philippe-Auguste avait résisté, saint
Louis séparait à son tour le vicaire de Jésus-Christ du prince temporel. La
question était restée indécise ; Philippe la trancha, on sait comment. Rien
ne saurait faire excuser la violation du droit des gens dont il se rendit
coupable envers Boniface VIII, ni l'odieux de la procédure qu'il intenta
contre sa mémoire, ni la pression qu'il exerça sur Clément V, ni les
iniquités et les infamies du procès et de la suppression de l'ordre du
Temple, ni le supplice de Jacques de Molay. Pour arriver à son but, il
employa tous les moyens. La raison d'État étouffait en lui tout scrupule. Mais
on a été trop loin en lui prêtant de vastes desseins de réforme religieuse et
en l'érigeant en précurseur de Henri VIII. Il affecta, et tout porte à croire
qu'il professait un sincère attachement aux doctrines de l'Église[29] et à la papauté. Son différend
avec Boniface VIII n'affaiblit pas ce respect. Il évita tout ce qui aurait pu
amener un schisme, et repoussa les suggestions de ses conseillers qui osaient
lui montrer la suppression du pouvoir temporel des papes comme le premier
échelon pour arriver à la monarchie universelle. Le transport du Saint-Siège
dans la ville d'Avignon ne doit pas lui être impute, mais aux Romains
eux-mêmes, chez lesquels les souverains pontifes ne trouvaient plus aucune
sûreté. Il fit même restituer par les Vénitiens une partie du patrimoine de
saint Pierre qu'ils avaient usurpée. Les démêlés de Philippe le Bel avec le
Saint-Siège eurent pour résultat de dessiner nettement la position respective
de l'Église et du pouvoir laïque, et d'établir que, si une obéissance entière
était due au pape en matière de foi, il n'avait, pour tout ce qui concerne le
temporel, que le droit de donner des avis et des conseils, auxquels il était
permis de ne pas se soumettre. N'oublions
pas surtout que Philippe le Bel voulut donner à la France ses-limites
naturelles : il réunit Lyon au domaine ; il espéra chasser les Anglais de
Guienne. Son intention était de reculer le royaume jusqu'au Rhin. Il prit à
sa solde la plupart des princes allemands ; son influence s'étendait dans
toute l'Europe. Mais cette grande puissance était trop prématurée pour être
stable. Il voulut faire partie intégrante de la monarchie la Flandre, dont
les comtes faisaient cause commune avec les ennemis de la France. La Flandre
elle-même n'aurait peut-être pas demandé mieux, s'il ne l'eût pas 'pressurée
et accablée d'impôts. Elle engagea une de ces résistances héroïques qui
semblent ne devoir se rencontrer que là où il y a une nationalité. Ce peuple
de marchands et de fabricants avait besoin de liberté pour son commerce ; il
lui fallait des laines anglaises pour ses métiers : il lui fallait surtout la
paix pour écouler ses produits. La France ne lui apportait que des entraves
au commerce extérieur, des prohibitions d'importation, la ruine, en un mot.
Le choix ne fut pas long : le duel commença avec des chances en apparence
inégales, avec des alternatives de succès et de revers, duel qui durait
encore quand Philippe mourut et où les Flamands devaient finir par triompher.
La Flandre, c'est l'ombre pour le règne de Philippe le Bel, c'est l'obstacle
contre lequel vinrent se briser ses projets ; ce fut la source de tous les
malheurs de la France, des exactions fiscales, de l'altération des monnaies,
de l'épuisement des finances, de la déchéance de l'industrie, du malaise
général, du mécontentement de tous, de la défiance de la part du prince, et
des actes de rigueur auxquels le gouvernement se crut obligé de recourir pour
prévenir des révoltes[30]. Philippe
mourut au milieu de la désaffection de la nation, désaffection dont nous
possédons des témoignages énergiques[31]. La
poésie se fit l'écho des plaintes du peuple et retraça dans de vives
complaintes les souffrances du pays. Elle reprocha au petit-fils de saint
Louis sa dureté, la détresse où il avait réduit la gent menue, et prit texte
des calamités publiques pour proclamer qu'on était arrivé à ces temps
maudits, annoncés par d'anciennes prophéties, où l'Antéchrist devait régner[32]. Cette
impression funeste qu'éprouvèrent ceux qui vivaient du temps de Philippe le
Bel, a é% partagée par un éminent historien moderne. « On croirait
volontiers, dit M. Michelet, que ce temps est le règne du diable, n'étaient
les belles ordonnances qui y apparaissent par intervalles et y font comme la
part de Dieu. » Il y a là une grande exagération sans doute, mais elle
peut trouver son excuse dans le désolant spectacle qu'offraient les dernières
années du règne de Philippe le Bel. La lutte du roi contre Boniface VIII
avait inquiété les consciences. Le procès fait à la mémoire de ce pape, les
infamies que les ministres du roi imputaient à celui qui avait été en ce
monde le vicaire révéré de Jésus-Christ, avait ébranlé chez plusieurs le
respect de l'autorité et affaibli le principe d'obéissance aux puissances
établies, qui jusqu'alors était resté entier, Le procès de l'ordre du Temple,
accusé par le roi d'hérésie, avait alarmé la foi de tous et fait naitre des
doutes contre le roi lui-même. Les supplices des Templiers avaient excité une
pitié générale. Les désastres éprouvés en Flandre avaient porté atteinte à
l'orgueil national et diminué la confiance de la nation en elle-même. En
résumé, Philippe le Bel, est loin d'être l'idéal de la royauté ni le type
d'un bon gouvernement. Il fut arbitraire et souvent tyrannique ; mais ses
défauts mêmes furent utiles. Loin de moi le désir de faire l'apologie des
mesures iniques qui pèsent sur sa mémoire. Je sais qu'il n'y a qu'une morale,
qu'elle est la même pour les rois et les particuliers, et que le mal ne peut
produire le bien. Les mauvaises actions en politique, l'histoire est là pour
l'attester, n'ont jamais profité à leurs auteurs ; l'honnêteté est encore le
moyen le plus sûr de réussir. Or, Philippe le Bel, on ne peut se le
dissimuler, manqua quelquefois de droiture ; il préféra trop souvent ses
intérêts à la justice, et commit des fautes qui rendirent sa mémoire si
détestée, que son fils fut obligé de forcer les églises à lui accorder des
prières. Mais, le dirai-je, il ne faut pas lui appliquer les règles
ordinaires avec lesquelles on juge les hommes ; il vint à une époque de
transition : il fut placé entre le moyen âge qui finissait et le monde
moderne dont il était le précurseur. Ce fut, qu'on me passe cette expression,
je n'en trouve pas d'autre qui rende exactement ma pensée, ce fut un
révolutionnaire. Il rompit avec le passé, il rejeta la domination jusqu'alors
souveraine de l'Église, il inaugura et organisa le gouvernement civil. Pour
atteindre ce but, il dut déployer une vigueur peu commune, car la lutte fut
vive. Il fallait de la promptitude, de la décision et une foi presque fatale
dans le succès. Les grandes réformes ne peuvent s'accomplir sans froisser des
intérêts. Le but, pour être atteint, veut souvent être dépassé, car il faut
compter sur une inévitable réaction. Philippe dépassa le but : au lieu de
faire la monarchie forte, il la rendit absolue ; mais ses successeurs se
chargèrent de la faire déchoir des hauteurs où il l'avait placée. Ses
contemporains eurent beaucoup à souffrir, mais leurs descendants
recueillirent les fruits des institutions dont il enrichit notre pays. A tout
prendre, son règne a été un grand règne, et son nom doit être inscrit à côté
de ceux de Charlemagne et de Louis XIV, parmi les fondateurs de la France. FIN DE L'OUVRAGE
|
[1]
Historiens de France, t. XXI, p. 201 et suiv.
[2]
Historiens de France, t. XXI, p. 205.
[3]
Muratori, t. IX, p. 473. — Conf. Rainaldi, t. V, p. 29.
[4]
Chronique métrique, vers 1301 et suiv., 431, 1524.
[5]
Satire communiquée par M. Bordier. Elle a été imprimée depuis dans le Bulletin
de la Société de l'histoire de France.
[6]
Voyez Lacabane, Dissertations sur l'histoire de France, p. 9. — Ce fait
est attesté par une lettre patente conservée au Trésor des chartes, Reg.
L, n° 115.
[7]
Dupuy, Preuves du différend entre Philippe le Bel et l'évêque de Pamiers à
la suite du différend avec Boniface VIII, p. 644.
[8]
Dupuy, Preuves du différend entre Philippe le Bel et l'évêque de Pamiers à
la suite du différend avec Boniface VIII, p. 649.
[9]
De Wailly, Notice sur Guillaume Guiart.
[10]
Chronique anonyme. Bibl. imp., 5689 C.
[11]
Chronique de Jean Desnouelles, Historiens de France, t. XXI, p. 192. J.
de Fracheto, Historiens de France, t. XXI, p. 22.
[12]
En 1302, avant la bataille de Courtrai. Chronique de Flandre, documents
belges, t. III, p. 124.
[13]
Après la bataille de Mons-en-Puelle en 1304.
[14]
Chronique anonyme de D. Sauvage. Chronique anonyme inédite, Bibl.
imp., n° 5689 C. — Guillaume l'Écossais, Historiens de France, t. XXI,
p. 205. — Jean de Saint-Victor, ibid., p. 643, etc. Tous les
chroniqueurs sont unanimes sur ce point : M. Kervyn a jugé à propos de faire de
Philippe le Bel un lâche ; en présence du témoignage de l'histoire, c'est là
une erreur singulière, mais que le patriotisme flamand de l'auteur ne peut
faire excuser. Histoire de Flandre, t. II, p. 525 et 526.
[15]
Chronique Guillelmi de Fracheto, Historiens de France, t. XXI, p. 7.
[16]
Notre opinion avait été déjà adoptée par un écrivain qui avait le sens
historique très-développé, par le P. Daniel, Histoire de France, t. IV,
p. 484.
[17]
Voyez les plaintes de Nogaret. Dupuy, Différend de Philippe le Bel arec
Boniface VIII, p. 518 et 616.
[18]
Voyez sur Marigny, P. Clément, Trois drames historiques, où l'on
trouvera l'indication des principaux documents originaux qui font connaître la
vie privée de ce ministre.
[19]
Sur Charles de Valois, qui parait avoir été tendrement aimé de Philippe, qui le
combla de seigneuries et lui ouvrit son trésor, mais qui ne parait pas lui
avoir laissé de part au gouvernement, voyez Ducange, Histoire de
Constantinople, t. I et II ; et Trésor des chartes, Valois.
[20]
Chronique de Flandre, documents belges, t. III, p. 137. Quoique la
rédaction de cette chronique remonte au quinzième siècle, le compilateur s'est
servi de récits antérieurs.
[21]
Chronique métrique de G. de Paris, édit. Buchon, p. 239 et 240.
En cela année que j'ai dist
Cil chevalier sans contredit,
Enguerran ci-dessus nommé
Fu el royaulme moult renommé.
Du roy Phelippe estoit-il
sire,
Nul de riens ne l'osoit
desdire.
Tout estoit fet ce qu'il
vouloit,
De cele part qu'il se
couloit,
Le roy fesoit entièrement :
De tout ot le gouvernement.
Nus vers le roy Phelipe aler
Ne pooit pas, n'à lui parier,
Se de sa volenté n'estoit.
Celui de tout s'entremetoit,
Ne les voyons riens empétrer,
S'Enguerran vouloit
contraster,
Riens ne pouvoient vers le
roy.
Si le tenoit-on comme roi.
[22]
Voyez les plaintes de Philippe le Long à ce sujet dans une ordonnance relative
à la restitution des domaines de la couronne aliénés. Ord., t. I, p.
665.
[23]
Exemple, les deux frères Bichet et Mouchet : en vertu d'un mandement du roi,
ordonnant la saisie des biens des deux frères à cause des grosses sommes qu'ils
devaient au roi. Reg. XI du Trésor des chartes, n° XXXII. — Renier
Flamand, autre agent supérieur du roi, eut aussi ses biens confisqués, propter
delictum. Reg. XLII du Trésor des chartes, n° 101 (en 1309).
[24]
Codicille de Philippe le Bel. Or. Trésor des chartes, J. 403, n° 19,
copie K. 38, n° 16. Voyez le texte dans Notices et extraits. — Philippe
avait fait plusieurs testaments successifs : le dernier était du 17 mai 1311.
Or. J. 403, n° 17.
[25]
Guillaume l'Écossais, Historiens de France, t. XXI, p. 206 et 207.
[26]
Jean de Saint-Victor, Historiens de France, t. XXI, p. 659. — Conf. Chronique
métrique de Geoffroy de Paris, édit. Buchon.
[27]
Guillaume l'Écossais, p. 207. Conf. Lacabane, Dissertations sur l'histoire
de France au quatorzième siècle : Mort de Philippe le Bel, p. 9 et 10. —
Delisle, Notice sur le recueil des historiens des Gaules, p. 9 et 10.
[28]
Villani, t. VIII, chap. XCII.
[29]
Il fonda les monastères de Poissy en l'honneur de saint Louis, juillet 1304
(Reg. II du Trésor des chartes, n° 42), et l'abbaye du Moncel (Reg. XLI
du Trésor des chartes, n° XXVII), en 1309. Ces deux établissements
religieux furent de sa part l'objet d'une grande sollicitude.
[30]
En 1305, le roi fit proclamer dans Paris défense à toutes personnes, d'aucun
état, métier ou condition, de se réunir au-delà de cinq, soit le jour, soit la
nuit, publiquement ou en secret. Les infracteurs devaient être internés au
Châtelet, et n'être relâchés que sur l'ordre du roi. (Mercredi après la
Quasimodo.) Ord., t. I, p. 28.
[31]
Sur la désaffection profonde du Midi, qui était prêt à se séparer de la
monarchie, continuateur de la Chronique G. de Fracheto, Historiens de France,
t. XXI, p. 22.
[32]
Bulletin de la Société de l'histoire de France, t. I, p. 223. Complainte
publiée par M. Chabaille.
Car Jhesus Cris
Nous fait savoir
Que nez pour voir
Est Antécris.
Plus n'est liés,
Car déliés
Court par le règne,
Le pape sert
Du roi desert
Comment il règne.
Voyez aussi la prophétie que j'ai publiée, Notices
et extraits, n° XLIII.