LA FRANCE SOUS PHILIPPE LE BEL

 

LIVRE DOUZIÈME. — ORGANISATION MILITAIRE.

 

 

CHAPITRE UNIQUE[1]. — ARMÉE DE TERRE. - MARINE.

 

Service féodal. — Ban et arrière-ban. — Le service militaire devient une obligation pour tous. — Levées générales. — Levées de 1302, 1303, 1304. — Défaite de Courtrai. — Causes de cette défaite. — Les prestations pécuniaires substituées au service personnel. — Résultats de ce système. - Compagnies soldées. — Service militaire dû par los ecclésiastiques. Désordres causés par les mouvements de troupes. — Approvisionnement des armées. — Puissance militaire de la France. — Arsenal du Louvre. Commandants militaires. — Mesures prises contre les étrangers en temps de guerre. — Privilége des gens de guerre. — Marine.

 

On se fait une fausse idée des ressources dont disposaient au moyen âge nos rois pour assurer la défense nationale : on se les représente comme réduits au service féodal. Sans doute, pendant les trois premiers siècles de la race capétienne, le service féodal fut la seule force des armées royales, mais ce service n'était pas aussi méprisable qu'on se le figure. Chaque seigneur ne devant, il est vrai, rester sous les armes que quarante jours, et étant libre de se retirer après ce délai, il en résultait qu'on ne pouvait entreprendre que de courtes expéditions : l'indiscipline de ces troupes et la désobéissance des feudataires, qui, lorsqu'ils désapprouvaient le motif de la guerre, restaient dans leurs châteaux, étaient encore un obstacle à toute entreprise sérieuse ; mais il ne faut pas oublier que le roi, chef de la noblesse, avait le droit de convoquer tous ses vassaux directs, qui amenaient eux-mêmes leurs arrière-vassaux, de sorte qu'il se trouvait à la tête de toute la noblesse du royaume.

II y a plus, les nobles n'étaient pas seuls appelés sous les armes. D'après le droit féodal, tout non noble, quelle que fût sa condition, devait aider son seigneur à défendre son fief et souvent le fief du suzerain. C'est en vertu de ce principe que l'on vit, dès le onzième siècle, les vilains grossir les armées. Au douzième siècle, avec les communes naquirent les milices communales commandées par les magistrats municipaux et marchant sous l'étendard de la cité. Lorsque la patrie était menacée, la noblesse venait se ranger sous les bannières royales, les communes envoyaient leurs plus braves citoyens, les prélats amenaient leurs plus robustes tenanciers : le roi avait alors sous ses ordres une armée formidable. On a de ce fait deux exemples' remarquables : le premier en 1225, sous Louis VIII, quand l'empereur Henri VI menaçait la France d'une invasion ; le second, à la bataille de Bouvines.

Les éléments militaires furent perfectionnés : le service des communes fut réglé ; sous Philippe-Auguste[2], le nombre des roturiers ou sergents que les villes, les seigneurs et les églises devaient fournir fut déterminé[3].

Quand la royauté voulut étendre son influence en agrandissant ses domaines et en devenant conquérante, elle fut dans l'obligation de ne pas chercher exclusivement dans les milices féodales un instrument pour l'accomplissement de ses projets.

Dès le douzième siècle, les rois anglais avaient à leur solde des routiers recrutés parmi le peuple et la noblesse, qui obéissaient à un chef choisi par eux. Philippe-Auguste suivit cet exemple, et conquit la Normandie en partie avec des mercenaires placés sous la conduite d'un chef fameux, nommé Cadoc ; toutefois, l'emploi de ces bandes offrait de grands dangers. Licencié à la paix, quand on n'avait plus besoin de lui, le soldat était réduit à piller pour vivre et à devenir un brigand. Philippe-Auguste renonça, vers la fin de son règne, à employer les routiers. Cependant il fallait une armée : les rois engagèrent les nobles à servir au-delà du temps féodal, moyennant une indemnité. Ce système, combiné avec le service féodal, suffit à saint Louis, qui n'avait aucune idée de conquête. En même temps, le service des vilains prit de jour en jour une plus grande importance[4] ; mais tout cela fut insuffisant lorsque la royauté eut à soutenir des guerres étrangères, qui se prolongèrent pendant des années entières, et exigèrent la mise sur pied d'un nombre d'hommes considérable.

Sous Philippe le Bel, le droit du roi d'exiger le service militaire de tout homme noble on non noble habitant le royaume, droit qui depuis le huitième siècle n'avait existé qu'en théorie, fut formulé de nouveau et accepté. Le souverain, quand la patrie était en danger, 6t des levées générales sous le nom d'arrière-ban. La valeur du mot arrière-ban n'a jamais été bien définie. Dans des temps plus récents, on entendait par là l'appel des nobles[5]. Plusieurs textes du commencement du quatorzième siècle prouvent que sous Philippe le Bel l'arrière-ban s'appliquait à la fois aux nobles et aux roturiers. En 1315, Louis X promit aux seigneurs du duché de Bourgogne de n'exiger d'eux ni de leurs hommes de service militaire, « sauf pour l'arrière-ban, auquel cas tout homme- du royaume est tenu de marcher, pourvu que le service militaire soit exigé dans toute l'étendue du royaume[6] ».

La charte aux Normands, accordée par le même roi, porte que les nobles et les roturiers de Normandie, après avoir acquitté les services auxquels chacun d'eux était astreint, seraient exempts de tonte participation à la guerre, si ce n'est lorsque l'arrière-ban serait décrété, en cas de nécessité urgente, et pour des causes raisonnables[7].

En 1302, Philippe le Bel, qui pour lors assiégeait Lille, ordonna aux baillis « de semondre par arrière-ban, toute manière de gens, qui porront porter armés, nobles et non nobles, de pooté ou d'autre condition, qu'ils soient à la quinzaine d'aoust à Arras[8] ». Enfin, au mois de juin de l'année suivante, il écrivit à l'évêque d'Auxerre pour lui faire part de son intention, « de semondre par voie d'arrière-ban, auquel toute manière de gent, si comme vous savez, sont tenuz à venir sans nulle excusation[9] ».

L'âge requis était de dix-huit à soixante ans[10]. Le gouvernement avait soin d'établir ce que nous appellerions des classes : on appelait d'abord sous les armes les habitants des provinces les plus rapprochées du théâtre de la guerre. Ce n'était qu'en cas de péril urgent que l'on faisait venir les milices des provinces éloignées : c'est ainsi qu'en 1303 les nobles et les roturiers de Languedoc furent semons à Arras pour marcher contre les Flamands[11]. Jusqu'alors, les communes s'appuyaient sur leurs anciens privilèges pour ne pas sortir, qui de la seigneurie, qui de la province, qui du royaume. Ces distinctions furent effacées : un principe nouveau était invoqué, celui de la défense de la patrie. Je vais exposer en quelles circonstances Philippe fit ces levées générales : ce ne fut guère qu'à propos de la guerre contre les Flamands.

En 1302, on appela sous les armes tous les nobles qui avaient soixante livres de rente et les roturiers possédant cent livres en meubles, ou deux cents livres tant en meubles qu'en immeubles[12]. A la fin de la même année, on exigea le service des nobles jouissant de quarante livres de rente, et des roturiers qui avaient trois cents livres de capital. Ceux qui voulurent rester dans leurs foyers eurent la faculté de se racheter moyennant une somme dont le taux ne fut pas fixé, mais abandonné à l'arbitraire des commissaires royaux. En 1303, les roturiers qui, non compris les ustensiles de leur hôtel, avaient en meubles de cinquante à cinq cents livres, ou un revenu en terre de vingt livres, non compris le manoir, et tout noble ayant cinquante livres de rente, durent servir en personne pendant quatre mois ou se racheter : le noble en payant la moitié de son revenu, le roturier le cinquantième de ses biens[13].

Ce que Philippe voulait, c'était de l'argent. Les commissaires chargés de la levée reçurent l'ordre d'engager les roturiers à s'exempter du service personnel moyennant finance ; mais cette mesure eut des conséquences inattendues : on manqua d'hommes, et le roi fut obligé de défendre de recevoir le prix du service militaire. Les barons furent mandés, « car oncques ne fut si grand besoin[14] ». En 1303, on modifia le système suivi jusqu'alors. Le service fut fixé à quatre mois ; les nobles durent servir en personne ou fournir un remplaçant ou payer. Les roturiers furent tenus de fournir un certain nombre de sergents, ordinairement six par cent feux. Ils les équipaient, les armaient et les soldaient. « Six sergents de pied, des plus souffisans et des meilleurs qu'on pourra trouver ès paroisses ou ailleurs, si ceux des paroisses n'étoient pas souffisans, et seront armés de pourpoins et de haubergeons ou de gambesons, de bacinés et de lances ; et des six il y en aura deux arbaletriers[15]. »

Les roturiers, dont la conduite avait été si brillante à Bouvines, rendirent de grands services sous Philippe le Bel : ils étaient surtout aptes à combattre les milices flamandes, composées de bourgeois des cités. On raconte que la noblesse française, jalouse de l'infanterie qui allait lui ravir l'honneur de la journée, lui passa sur le corps pour se précipiter sur l'ennemi. On sait que les chevaliers tombèrent dans des canaux qu'ils n'avaient pas aperçus, et y trouvèrent la mort : jamais la noblesse n'avait éprouvé un pareil désastre. Les historiens belges modernes ont insulté ces vaillants hommes, qui ne furent pas vaincus par les Flamands, mais qui périrent en cédant à l'entraînement irréfléchi de leur courage. L'accusation d'avoir amené le funeste résultat de cette bataille en écrasant leur propre infanterie est malheureusement fondée ; à l'aspect du carnage que les gens des communes françaises faisaient des Flamands, ils éprouvèrent une émulation qui n'était pas exempte de jalousie :

Seingnors, regardez à vos elz

Comment nos gêna de pié le font.

Flamens près de desconfis sont.

Avant, seingnors, grans et menors.

Gardez que nous aions l'ennor

Et le pris de ceste bataille.

Faisons retraire la piétaille,

Se ont très-bien fet lor devoir[16].

Guillaume de Flote fut d'avis de laisser achever aux communes ce qu'elles avaient si bien commencé ; mais le comte d'Artois ayant fait une réflexion qui tendait à mettre en doute la bravoure et la loyauté du chancelier, celui-ci se précipita sur les ennemis, au milieu desquels il trouva la mort. Le comte d'Artois et les autres nobles crièrent arrière aux gens de pied, qui, tout étonnés de cet ordre, se débandèrent et se retirèrent en confusion ; plusieurs furent même renversés par la cavalerie[17]. Dans cette circonstance, la noblesse française n'éprouva pas, ainsi que le répètent les historiens belges, une défaite honteuse. Celui qui sacrifie sa vie pour l'honneur est respectable, surtout quand il est vaincu. Les nobles de Philippe le Bel eurent le tort de se tromper d'époque et de se croire encore au beau temps de la chevalerie, où les chevaliers combattaient les chevaliers, et où les batailles n'étaient que de grands tournois. Ils avaient dans les Flamands des ennemis qui à la haine du roturier contre le noble joignaient un sentiment nouveau, le patriotisme, et puisaient une force surnaturelle dans le désir d'échapper au joug dont on les menaçait.

En 1314, le roi fit proclamer que toutes manières de gens nobles et non nobles fussent en armes et en chevaux, chacun selon son état, à Arras, le jour de Notre-Dame de septembre, pour aller en l'ost de Flandre. Les nobles et roturiers purent se racheter[18]. En Champagne, ceux qui possédaient au moins mille livres payèrent le cinquantième de leurs biens[19].

Avec le produit des rachats, le roi payait des soudoyers. Les nobles recevaient une solde proportionnée à leur qualité.

En 1294, Henri de Luxembourg, comte de la Roche, s'engagea à fournir deux cents armures de fer — hommes d'armes cuirassés — aux gages accoutumés, c'est-à-dire vingt sous pour les bannerets, dix sous pour les simples chevaliers et cinq sous pour les écuyers[20]. Une ordonnance de la même époque assigne le même tarif aux services des nobles qui prirent part à la guerre de Guienne[21]. Les chevaliers soudoyés formaient de petites compagnies, ayant à leur tête un capitaine qui traitait avec le roi[22] : c'était souvent le seigneur avec ses vassaux. Outre leurs gages, on leur payait la valeur des chevaux qu'ils perdaient ; leur solde était ordinairement payée par trimestre[23].

Les églises devaient, comme sous les Carlovingiens, envoyer à l'armée des chariots et des chevaux, et en outre un certain nombre de sergents proportionné à l'étendue de leurs domaines. Le service personnel était même exigé de certains prélats. En 1304, l'abbé de la Noé -reçut l'ordre de rejoindre le roi à l'armée, ainsi que ses prédécesseurs l'avaient fait jusqu'alors[24]. Mais la plupart des évêques et des abbés avaient été à différentes époques déchargés de cette obligation contraire aux lois de l'Église.

Les mouvements de troupes ne se faisaient pas sans causer de grands désordres dans le royaume : les soudoyers, en rentrant dans leurs foyers, pillaient tout sur leur passage et attentaient même à la vie des personnes : on vit la milice communale de Castelnaudary, revenant de la guerre de Flandre, mettre le feu à la ville de Gaillac et ravager les campagnes d'alentour[25]. Des malfaiteurs saisissaient ce prétexte dans l'espoir d'assurer l'impunité à leurs méfaits ; mais le roi donna les ordres les plus sévères pour qu'on les châtiât sévèrement[26]. En 1312, on fit un exemple terrible près de Bourges ; on en pendit plus de cinq cents. Geoffroi de Paris prétend qu'il y avait de la faute du roi[27]. En effet, on faisait de grandes levées ; chacun dépensait une partie de son avoir pour s'armer et s'entretenir : à peine l'armée était-elle réunie, qu'on la licenciait sans combattre, remettant la campagne à une autre année, ou bien l'on concluait une trêve, Philippe le Bel étant dans l'habitude de ne livrer bataille qu'après avoir épuisé la voie des négociations. Le même chroniqueur reproche au roi de mal payer ses troupes.

Toutes poursuites, soit au civil, soit au criminel, étaient suspendues contre ceux qui étaient à l'armée[28].

Une des grandes préoccupations du gouvernement était l'alimentation des armées en campagne : on exemptait de tous péages les denrées qui avaient cette destination. On donnait toutes facilités aux marchands qui apportaient des vivres aux troupes[29]. Le gouvernement lui-même ordonnait aux baillis de faire de grands approvisionnements dans leurs provinces, en blé, lard, bœufs, moutons et fourrages[30].

A la tête de l'armée étaient le connétable et les maréchaux de France, au nombre de deux. Sous leurs ordres étaient des capitaines préposés à des compagnies plus ou moins nombreuses. L'infanterie était sous les ordres du grand maitre des arbalétriers. Les pays de frontières étaient soumis à l'autorité de commandants généraux jouissant d'une autorité presque absolue. L'art de disposer des troupes pour arrêter l'ennemi et prévenir des surprises n'était pas autant dans l'enfance qu'on pourrait le supposer : voici les mesures qui furent prises pour mettre le royaume à l'abri des attaques des Anglais et envahir la Guienne, telles qu'elles sont indiquées par' un document officiel contemporain.

En 1293, on envoya sous la conduite de Simon de Melun, maréchal de France, et de Jean de Burlas, grand maître des arbalétriers, une armée pour garder les frontières de la Guienne. L'année suivante une grande armée fut dirigée sur les provinces méridionales, sous la conduite du connétable, mais ce fut en 1295 que la guerre prit de grandes proportions. Une grande armée, sous les ordres du comte de Valois, frère du roi, envahit la Guienne. En même temps d'autres corps d'armée furent échelonnés le long des frontières du Nord menacées par le roi d'Angleterre et ses alliés. Tout le littoral de la Manche fut gardé et mis à l'abri d'une descente. On comptait six corps d'armée : l'un à Calais et à Boulogne, sous les ordres du comte d'Antin ; un autre à Abbeville, sous la conduite du comte d'Aumale. Le sire d'Harcourt et Jean de Rouvoy commandaient les troupes de Normandie ; Fougue de Melle et Hugues de Thouars défendaient la Rochelle et les environs. Lé sire de Châtillon protégeait, avec une armée, la Champagne contre une invasion venant d'Allemagne[31].

Les chefs de corps recevaient pleins pouvoirs pour traiter avec les nobles et les roturiers, et les engager au service du roi. Des pensions sur le trésor étaient la récompense des services distingués[32].

Au Louvre était le grand arsenal. L'artillerie du roi y était déposée : on y fabriquait aussi les engins de guerre[33].

Certaines mesures étaient la conséquence de la guerre. Tous les étrangers appartenant à la nation ennemie qui se trouvaient sur le territoire français lors de l'ouverture des hostilités, nobles, clercs ou marchands, étaient arrêtés et leurs biens saisis[34]. Tel était le droit public : les Français éprouvaient le même traitement de la part des ennemis[35]. Les Français convaincus d'avoir quitté le royaume étaient punis par la confises-fion de leurs biens, car, disait le roi, il est raisonnable que celui qui abandonne sa patrie et refuse de contribuer aux charges communes soit exclu des fruits de la justice. Ceux mêmes qu'on surprenait en route pour émigrer étaient mis lors la protection du roi[36].

Un grand nombre de seigneurs dont les biens étaient situés en Flandre ou dans les provinces envahies par l'ennemi furent ruinés. Le roi leur accorda une indemnité, consistant dans la moitié du revenu qu'ils avaient perdu pour les chevaliers, et le tiers pour les autres nobles. Quelques bourgeois furent admis à jouir du bénéfice de ces indemnités, qui devaient être prélevées sur le produit des prises et des confiscations des biens des Flamands : en attendant, elles étaient assignées sur le trésor[37]. Elles furent supprimées à la paix, car alors chacun, en vertu des traités, rentra dans ses biens[38].

II me reste à dire quelques mots de la manière de faire la guerre sur mer. Le poète Guillaume Guiart, dans un récit d'une expédition dirigée en 1304 contre Ziericsée, donne de précieux détails sur la marine militaire au commencement du quatorzième siècle : à cette époque, la flotte de Philippe le Bel qui agit contre la Hollande se composait de trente-huit nefs ou gros vaisseaux, et de onze galères, placées sous les ordres de Renier Grimaldi, qui portait le titre d'amiral. Des trente-huit vaisseaux, huit étaient espagnols : les autres appartenaient au port de Calais et aux ports de Normandie, Les nefs étaient crénelées et munies de châteaux à l'avant et à l'arrière. La flotte portait dix mille sergents. Les galères de l'amiral étaient à l'arrière-garde. Dans les châteaux des nefs se trouvaient des arbalétriers qui lançaient de grosses pierres. Legrand d'Aussy, qui a tait un intéressant commentaire sur le récit de Guillaume Guiart, prétend qu'il n'y avait pas de marine permanente ; que le roi s'entendait avec des armateurs français et étrangers, qui armaient en guerre des bâtiments marchands. Ce savant suppose pourtant que Philippe le Bel possédait quelques vaisseaux[39]. Cette opinion est trop absolue : des documents inédits permettent d'affirmer que l'État avait une marine. On en trouve la preuve dans un mémoire qui fut adressé en 1296 au roi par « Beneet Zacharie, amiraux généraux du très-excellentissime roy de France[40] ». Il était question de faire une descente en Angleterre : Zacharie, consulté sur les voies et moyens propres à assurer le succès de cette entreprise, proposa son plan : il résulte de ce document, qui renferme les plus curieux détails sur la tactique, que Philippe le Bel avait à lui appartenant treize ussiers — vaisseaux munis de portes pour l'embarquement des chevaux —, dont sept à Rouen, cinq à La Rochelle et à La Réole, et un à Calais. Zacharie en possédait deux : il proposait d'en porter le nombre à vingt et un en achetant « un grant ussier de marchands », et en prenant « quatre des plus grandes galères du roy, hauts et larges, et ouvrant les parderrière à guise d'ussiers ».

Chaque huissier pouvait contenir vingt chevaliers et leurs chevaux, en tout quatre cents ; plus, quatre cents hommes de pied. Le convoi devait être accompagné de quatre galères, dont deux en sentinelles et deux pour transporter les vivres. Zacharie évaluait ce qu'une pareille expédition pouvait conter :

« Le premier coust est les gages as marins qui servent, environ 4.800 marins en 24 ussiers et galies et en 22 batiaus, que nous ferons conte que cousteront le mois l'un par l'autre 40 sous par mois ; et bien que nous les porrions avoir por 35 sous, mes nous leur entendons à donner tant par ir résons : l'une est que nous les armerons de meilleur gent, et l'autre est que nous n'entendons à donner à patrons, ne à nochers, ne à autres marins pour leur vivre tant seulement pain et egue (eau), fèves et pois.

« Cist coust monte le mois, 9.600 livres tournois : somme pour 3 mois 38.400 livres. »

« Le secons coust est des choses à vivre, et nous feurons compte que li pain, les fèves et li pois cousteront pour la soufisance de Ôn homme, par un mois 15 sous tournois. »

« Li tiers coust est les armeures 3.000 livres.

» Le quart coust est li apparel et les choses besogneuses as ussier et a galies, si comme sont abres, anthenes, gouvernaux, voiles, cordes, reines (rames), 5.000 livres. Somme toute 63.800 livres tournois[41]. »

Différents comptes inédits font connaître en quoi consistaient l'équipement et l'armement des navires ; mais je ne puis ici entrer dans ces détails par trop techniques, et qui ont plus de rapport avec l'histoire de l'art militaire qu'avec celle des institutions[42].

Un des principaux ports militaires était celui d'Harfleur, que Philippe le Bel avait acheté en 1293 au comte de Gueldre[43].

Il y avait aussi en temps de paix des flottilles destinées à protéger le commerce et qui étaient entretenues aux frais des marchands.

Les commandants de flotte s'étaient appelés amiraux : cependant il y eut dès cette époque des amiraux en titre d'office[44].

En résumé, sous Philippe le Bel, au service personnel on substitua l'impôt, ce qui constituait un grand pas vers la civilisation, car tout le monde y gagnait : les roturiers pouvaient se livrer en sécurité au commerce, à l'industrie ou bien à la culture des champs ; le gouvernement, car les levées générales entraînaient toujours de grands désordres, les multitudes à peine armées et inhabiles étant un embarras ; tandis qu'au moyen de la prestation d'un impôt, le roi était en état de solder une armée de nobles, qui par leur condition étaient exercés au métier des armes, et de roturiers de bonne volonté tirés des milices communales, enfin d'étrangers. La difficulté ne fut pas de trouver de l'argent, mais de l'employer efficacement à organiser une bonne armée de mercenaires. Philippe le Bel ne réussit pas dans ces premières tentatives ; mais cela ne doit pas surprendre. C'était une tâche difficile que celle d'improviser de nombreuses armées avec les ressources insuffisantes qu'offraient le service féodal et les milices communales ; mais Philippe s'assura, pour faire face aux périls imminents, aux menaces d'invasion, une ressource nouvelle, en ressuscitant sous le nom d'arrière-ban les levées en masse et en proclamant le devoir de tout Français de porter les armes pour la défense de la patrie.

 

 

 



[1] Ce chapitre sera peu développé, je renvoie pour de plus amples renseignements à mon ouvrage intitulé : Histoire de l'organisation militaire de la France depuis l'origine de la monarchie jusqu'à la révolution, auquel l'Académie des sciences morales et politiques a bien voulu décerner une de ses récompenses.

[2] Bibl. imp., cartul. de Philippe-Auguste.

[3] Voyez les rôles publiés par Larroque, Traité du ban, p. 55.

[4] Voyez le rôle des principaux feudataires avec l'indication des sergents roturiers qu'ils devaient amener avec eux : Larroque, Traité du ban, p. 98.

[5] Larroque, Traité du ban et de l'arrière-ban, p. 1 à 15.

[6] Ord., t. I, p. 369. Ord., t. I, p. 369.

[7] Ord., t. I, p. 588.

[8] Reg. XXXVI du Trésor des chartes, fol. 5 v°.

[9] Trésor des chartes, Reg. XXXV, fol. 30 v°.

[10] « Nous vous mandons et commandons que vous mandez et commandez à tons vos hommes et subgez destroitement nobles et non nobles, de quelque condition qu'il soient, qui auront aage de XVIII anz et de plus jusques à l'auge de LX ans, c'est assavoir, que celui qui aura LX anz et non plus, il convendra qu'il soient aus diz jours et bien en armes, chascun selon sa condition. » Jeudi après l'Annonciation 1302. Reg. XXVI du Trésor des chartes, n° XLV.

[11] Reg. XXXV du Trésor des chartes.

[12] Ord., t. I, p. 173.

[13] Ord., L I, p. 39i.

[14] Mandement du 15 août 1303. Reg. XXXII du Trésor des chartes.

[15] Ordonnance du ter mai 1304. Notices et extraits, n° XXI.

[16] Geoffroy de Paris, Chronique métrique, p. 46 et 47.

[17] Guillaume Guiart, Branche des royaux lignages, t. II, p. 237. Ce dernier chroniqueur prit part à la bataille.

Parmi les piétons se flatissent

Qu'à force de destriers entreuveut

Et merveilleus nombre en estreignent.

[18] Instruction secrète. Arch. de l'Emp., 2289, fol. 164. Notices et extraits, n° XLI.

[19] Historiens de France, t. XXI, p. 567. Compte de recettes.

[20] Or. Trésor des chartes, J. 608, n° 6. Voyez aussi les gages des chevaliers pendant la guerre de Gascogne, en 1296. Compotus thesaurariorum Luparce, apud Larroque, Traité du ban, p. 94.

[21] Ord., t. XI.

[22] Voyez quittance de Vignemont, 1298, — et d'Adam de Cardenoy. K. 37, n° 5.

[23] Journal du trésor, fol. 104.

[24] Reg. XXXV du Trésor des chartes, n° LXI.

[25] Olim, t. III, p. 314.

[26] Mercredi après la Toussaint 1303. Reg. XXXVI du Trésor des chartes, n° CLI.

[27] Chronique métrique, p. 175 et 176.

[28] Mandement en faveur de Bernard de la Voûte, 13 octobre 1304. K. 37, n° 29.

[29] Dimanche après la Madeleine 1303. Reg. XXXVI du Trésor des chartes, n° CLXI.

[30] Voyez les mandements aux baillis pour faire des provisions de blé, vin, lard, huile, porcs, etc. Notices et extraits, n° XXII (en 1304).

[31] Mémoire anonyme. Notices et extraits, n° VII, d'après l'original. Trésor der chartes, J. 654, n° 16.

[32] « Le roi établit Gaucher de Châtillon, connétable ; Berna de Mercœur, Jacques, sire de Béon, et Mile de Noyers, maréchal de France, pour traiter à toutes manières de personnes à qui nous sommes tenuz pour leur gages acquis és establies, et donne leur nostre pooir de faire assenemenz en nos rentes et domaines. » 20 août 1303. Reg. XXXVI du Trésor des chartes, n° CVII.

[33] Journal du trésor, passim. — Comptes de 1299 et de 1305.

[34] Mandement du roi, dans Mesnard, Histoire de Nismes, t. I, preuves, p. 4, 133 (28 septembre 1294).

[35] Biens d'Anglais confisqués en France, et réciproquement. Olim, t. III, p- 36.

[36] Ordonnance du vendredi avant la Saint-Paul 1302. Bibl. imp., n° 8409, fol. 85 v°.

[37] Lettres en faveur de Foulques, bourgeois de Gand, août 1302. Or. J. 1021.

[38] Ord., t. I, p. 36.

[39] Mémoires de l'Institut national ; Sciences morales, t. II, p. 50.

[40] Il est question de ce Benoît Zacharie dans le Journal du trésor, 18 mai 1298, avec le titre de admiraldus navium, fol. 68 r°. — C'était un Génois. Voyez Ducange, Histoire de Constantinople.

[41] Or. Trésor des chartes, J. 458, n° 364. Voyez le texte de ce mémoire dans nos Notices et extraits.

[42] Voyez le rouleau intitulé : C'est le compte de Gyrart le Battelier pour l'armée de la mer, l'an de grâce 1295. Arch. de l'Emp., K. 36, n° 23. Traité passé en 1294 avec Pierre Delamar. Trésor des chartes, J. 385, n° 12, etc. Je me réserve de faire un travail spécial sur cet objet important.

[43] Bibl. imp., or. Chartes Colbert, Philippe le Bel, n° 6.

[44] Renier de Grimaldi, en 1207. Reg. XLIV du. Trésor des chartes, n° 39.