CHAPITRE UNIQUE[1]. — ARMÉE DE
TERRE. - MARINE.
Service féodal. — Ban
et arrière-ban. — Le service militaire devient une obligation pour tous. —
Levées générales. — Levées de 1302, 1303, 1304. — Défaite de Courtrai. —
Causes de cette défaite. — Les prestations pécuniaires substituées au service
personnel. — Résultats de ce système. - Compagnies soldées. — Service
militaire dû par los ecclésiastiques. Désordres causés par les mouvements de
troupes. — Approvisionnement des armées. — Puissance militaire de la France.
— Arsenal du Louvre. Commandants militaires. — Mesures prises contre les
étrangers en temps de guerre. — Privilége des gens de guerre. — Marine.
On se
fait une fausse idée des ressources dont disposaient au moyen âge nos rois
pour assurer la défense nationale : on se les représente comme réduits au
service féodal. Sans doute, pendant les trois premiers siècles de la race
capétienne, le service féodal fut la seule force des armées royales, mais ce
service n'était pas aussi méprisable qu'on se le figure. Chaque seigneur ne
devant, il est vrai, rester sous les armes que quarante jours, et étant libre
de se retirer après ce délai, il en résultait qu'on ne pouvait entreprendre
que de courtes expéditions : l'indiscipline de ces troupes et la
désobéissance des feudataires, qui, lorsqu'ils désapprouvaient le motif de la
guerre, restaient dans leurs châteaux, étaient encore un obstacle à toute
entreprise sérieuse ; mais il ne faut pas oublier que le roi, chef de la
noblesse, avait le droit de convoquer tous ses vassaux directs, qui amenaient
eux-mêmes leurs arrière-vassaux, de sorte qu'il se trouvait à la tête de
toute la noblesse du royaume. II y a
plus, les nobles n'étaient pas seuls appelés sous les armes. D'après le droit
féodal, tout non noble, quelle que fût sa condition, devait aider son
seigneur à défendre son fief et souvent le fief du suzerain. C'est en vertu
de ce principe que l'on vit, dès le onzième siècle, les vilains grossir les
armées. Au douzième siècle, avec les communes naquirent les milices
communales commandées par les magistrats municipaux et marchant sous
l'étendard de la cité. Lorsque la patrie était menacée, la noblesse venait se
ranger sous les bannières royales, les communes envoyaient leurs plus braves
citoyens, les prélats amenaient leurs plus robustes tenanciers : le roi avait
alors sous ses ordres une armée formidable. On a de ce fait deux exemples'
remarquables : le premier en 1225, sous Louis VIII, quand l'empereur Henri VI
menaçait la France d'une invasion ; le second, à la bataille de Bouvines. Les
éléments militaires furent perfectionnés : le service des communes fut
réglé ; sous Philippe-Auguste[2], le nombre des roturiers ou
sergents que les villes, les seigneurs et les églises devaient fournir fut
déterminé[3]. Quand
la royauté voulut étendre son influence en agrandissant ses domaines et en
devenant conquérante, elle fut dans l'obligation de ne pas chercher
exclusivement dans les milices féodales un instrument pour l'accomplissement
de ses projets. Dès le
douzième siècle, les rois anglais avaient à leur solde des routiers recrutés
parmi le peuple et la noblesse, qui obéissaient à un chef choisi par eux.
Philippe-Auguste suivit cet exemple, et conquit la Normandie en partie avec
des mercenaires placés sous la conduite d'un chef fameux, nommé Cadoc ;
toutefois, l'emploi de ces bandes offrait de grands dangers. Licencié à la
paix, quand on n'avait plus besoin de lui, le soldat était réduit à piller
pour vivre et à devenir un brigand. Philippe-Auguste renonça, vers la fin de
son règne, à employer les routiers. Cependant il fallait une armée : les rois
engagèrent les nobles à servir au-delà du temps féodal, moyennant une
indemnité. Ce système, combiné avec le service féodal, suffit à saint Louis,
qui n'avait aucune idée de conquête. En même temps, le service des vilains
prit de jour en jour une plus grande importance[4] ; mais tout cela fut
insuffisant lorsque la royauté eut à soutenir des guerres étrangères, qui se
prolongèrent pendant des années entières, et exigèrent la mise sur pied d'un
nombre d'hommes considérable. Sous
Philippe le Bel, le droit du roi d'exiger le service militaire de tout homme
noble on non noble habitant le royaume, droit qui depuis le huitième siècle
n'avait existé qu'en théorie, fut formulé de nouveau et accepté. Le
souverain, quand la patrie était en danger, 6t des levées générales sous le
nom d'arrière-ban. La valeur du mot arrière-ban n'a jamais été bien définie.
Dans des temps plus récents, on entendait par là l'appel des nobles[5]. Plusieurs textes du
commencement du quatorzième siècle prouvent que sous Philippe le Bel l'arrière-ban
s'appliquait à la fois aux nobles et aux roturiers. En 1315, Louis X promit
aux seigneurs du duché de Bourgogne de n'exiger d'eux ni de leurs hommes de
service militaire, « sauf pour l'arrière-ban, auquel cas tout homme- du
royaume est tenu de marcher, pourvu que le service militaire soit exigé dans
toute l'étendue du royaume[6] ». La
charte aux Normands, accordée par le même roi, porte que les nobles et les
roturiers de Normandie, après avoir acquitté les services auxquels chacun
d'eux était astreint, seraient exempts de tonte participation à la guerre, si
ce n'est lorsque l'arrière-ban serait décrété, en cas de nécessité urgente,
et pour des causes raisonnables[7]. En
1302, Philippe le Bel, qui pour lors assiégeait Lille, ordonna aux baillis «
de semondre par arrière-ban, toute manière de gens, qui porront porter armés,
nobles et non nobles, de pooté ou d'autre condition, qu'ils soient à la
quinzaine d'aoust à Arras[8] ». Enfin, au mois de juin
de l'année suivante, il écrivit à l'évêque d'Auxerre pour lui faire part de
son intention, « de semondre par voie d'arrière-ban, auquel toute
manière de gent, si comme vous savez, sont tenuz à venir sans nulle
excusation[9] ». L'âge
requis était de dix-huit à soixante ans[10]. Le gouvernement avait soin
d'établir ce que nous appellerions des classes : on appelait d'abord sous les
armes les habitants des provinces les plus rapprochées du théâtre de la
guerre. Ce n'était qu'en cas de péril urgent que l'on faisait venir les milices
des provinces éloignées : c'est ainsi qu'en 1303 les nobles et les roturiers
de Languedoc furent semons à Arras pour marcher contre les Flamands[11]. Jusqu'alors, les communes
s'appuyaient sur leurs anciens privilèges pour ne pas sortir, qui de la
seigneurie, qui de la province, qui du royaume. Ces distinctions furent
effacées : un principe nouveau était invoqué, celui de la défense de la
patrie. Je vais exposer en quelles circonstances Philippe fit ces levées
générales : ce ne fut guère qu'à propos de la guerre contre les Flamands. En
1302, on appela sous les armes tous les nobles qui avaient soixante livres de
rente et les roturiers possédant cent livres en meubles, ou deux cents livres
tant en meubles qu'en immeubles[12]. A la fin de la même année, on
exigea le service des nobles jouissant de quarante livres de rente, et des
roturiers qui avaient trois cents livres de capital. Ceux qui voulurent rester
dans leurs foyers eurent la faculté de se racheter moyennant une somme dont
le taux ne fut pas fixé, mais abandonné à l'arbitraire des commissaires
royaux. En 1303, les roturiers qui, non compris les ustensiles de leur hôtel,
avaient en meubles de cinquante à cinq cents livres, ou un revenu en terre de
vingt livres, non compris le manoir, et tout noble ayant cinquante livres de
rente, durent servir en personne pendant quatre mois ou se racheter : le
noble en payant la moitié de son revenu, le roturier le cinquantième de ses
biens[13]. Ce que
Philippe voulait, c'était de l'argent. Les commissaires chargés de la levée
reçurent l'ordre d'engager les roturiers à s'exempter du service personnel
moyennant finance ; mais cette mesure eut des conséquences inattendues : on
manqua d'hommes, et le roi fut obligé de défendre de recevoir le prix du
service militaire. Les barons furent mandés, « car oncques ne fut si
grand besoin[14] ». En 1303, on modifia le
système suivi jusqu'alors. Le service fut fixé à quatre mois ; les nobles
durent servir en personne ou fournir un remplaçant ou payer. Les roturiers
furent tenus de fournir un certain nombre de sergents, ordinairement six par
cent feux. Ils les équipaient, les armaient et les soldaient. « Six
sergents de pied, des plus souffisans et des meilleurs qu'on pourra trouver
ès paroisses ou ailleurs, si ceux des paroisses n'étoient pas souffisans, et
seront armés de pourpoins et de haubergeons ou de gambesons, de bacinés et de
lances ; et des six il y en aura deux arbaletriers[15]. » Les
roturiers, dont la conduite avait été si brillante à Bouvines, rendirent de
grands services sous Philippe le Bel : ils étaient surtout aptes à combattre
les milices flamandes, composées de bourgeois des cités. On raconte que la
noblesse française, jalouse de l'infanterie qui allait lui ravir l'honneur de
la journée, lui passa sur le corps pour se précipiter sur l'ennemi. On sait
que les chevaliers tombèrent dans des canaux qu'ils n'avaient pas aperçus, et
y trouvèrent la mort : jamais la noblesse n'avait éprouvé un pareil désastre.
Les historiens belges modernes ont insulté ces vaillants hommes, qui ne
furent pas vaincus par les Flamands, mais qui périrent en cédant à
l'entraînement irréfléchi de leur courage. L'accusation d'avoir amené le
funeste résultat de cette bataille en écrasant leur propre infanterie est
malheureusement fondée ; à l'aspect du carnage que les gens des communes
françaises faisaient des Flamands, ils éprouvèrent une émulation qui n'était
pas exempte de jalousie : Seingnors,
regardez à vos elz Comment
nos gêna de pié le font. Flamens
près de desconfis sont. Avant,
seingnors, grans et menors. Gardez
que nous aions l'ennor Et
le pris de ceste bataille. Faisons
retraire la piétaille, Se
ont très-bien fet lor devoir[16]. Guillaume
de Flote fut d'avis de laisser achever aux communes ce qu'elles avaient si
bien commencé ; mais le comte d'Artois ayant fait une réflexion qui tendait à
mettre en doute la bravoure et la loyauté du chancelier, celui-ci se
précipita sur les ennemis, au milieu desquels il trouva la mort. Le comte
d'Artois et les autres nobles crièrent arrière aux gens de pied, qui, tout
étonnés de cet ordre, se débandèrent et se retirèrent en confusion ;
plusieurs furent même renversés par la cavalerie[17]. Dans cette circonstance, la
noblesse française n'éprouva pas, ainsi que le répètent les historiens
belges, une défaite honteuse. Celui qui sacrifie sa vie pour l'honneur est
respectable, surtout quand il est vaincu. Les nobles de Philippe le Bel
eurent le tort de se tromper d'époque et de se croire encore au beau temps de
la chevalerie, où les chevaliers combattaient les chevaliers, et où les
batailles n'étaient que de grands tournois. Ils avaient dans les Flamands des
ennemis qui à la haine du roturier contre le noble joignaient un sentiment
nouveau, le patriotisme, et puisaient une force surnaturelle dans le désir
d'échapper au joug dont on les menaçait. En
1314, le roi fit proclamer que toutes manières de gens nobles et non nobles
fussent en armes et en chevaux, chacun selon son état, à Arras, le jour de
Notre-Dame de septembre, pour aller en l'ost de Flandre. Les nobles et
roturiers purent se racheter[18]. En Champagne, ceux qui
possédaient au moins mille livres payèrent le cinquantième de leurs biens[19]. Avec le
produit des rachats, le roi payait des soudoyers. Les nobles recevaient une
solde proportionnée à leur qualité. En
1294, Henri de Luxembourg, comte de la Roche, s'engagea à fournir deux cents
armures de fer — hommes d'armes cuirassés — aux gages accoutumés,
c'est-à-dire vingt sous pour les bannerets, dix sous pour les simples
chevaliers et cinq sous pour les écuyers[20]. Une ordonnance de la même
époque assigne le même tarif aux services des nobles qui prirent part à la
guerre de Guienne[21]. Les chevaliers soudoyés
formaient de petites compagnies, ayant à leur tête un capitaine qui traitait
avec le roi[22] : c'était souvent le seigneur
avec ses vassaux. Outre leurs gages, on leur payait la valeur des chevaux
qu'ils perdaient ; leur solde était ordinairement payée par trimestre[23]. Les
églises devaient, comme sous les Carlovingiens, envoyer à l'armée des
chariots et des chevaux, et en outre un certain nombre de sergents
proportionné à l'étendue de leurs domaines. Le service personnel était même
exigé de certains prélats. En 1304, l'abbé de la Noé -reçut l'ordre de
rejoindre le roi à l'armée, ainsi que ses prédécesseurs l'avaient fait
jusqu'alors[24]. Mais la plupart des évêques et
des abbés avaient été à différentes époques déchargés de cette obligation
contraire aux lois de l'Église. Les
mouvements de troupes ne se faisaient pas sans causer de grands désordres
dans le royaume : les soudoyers, en rentrant dans leurs foyers, pillaient
tout sur leur passage et attentaient même à la vie des personnes : on vit la
milice communale de Castelnaudary, revenant de la guerre de Flandre, mettre
le feu à la ville de Gaillac et ravager les campagnes d'alentour[25]. Des malfaiteurs saisissaient
ce prétexte dans l'espoir d'assurer l'impunité à leurs méfaits ; mais le roi
donna les ordres les plus sévères pour qu'on les châtiât sévèrement[26]. En 1312, on fit un exemple
terrible près de Bourges ; on en pendit plus de cinq cents. Geoffroi de Paris
prétend qu'il y avait de la faute du roi[27]. En effet, on faisait de
grandes levées ; chacun dépensait une partie de son avoir pour s'armer et
s'entretenir : à peine l'armée était-elle réunie, qu'on la licenciait sans
combattre, remettant la campagne à une autre année, ou bien l'on concluait
une trêve, Philippe le Bel étant dans l'habitude de ne livrer bataille
qu'après avoir épuisé la voie des négociations. Le même chroniqueur reproche
au roi de mal payer ses troupes. Toutes
poursuites, soit au civil, soit au criminel, étaient suspendues contre ceux
qui étaient à l'armée[28]. Une des
grandes préoccupations du gouvernement était l'alimentation des armées en
campagne : on exemptait de tous péages les denrées qui avaient cette
destination. On donnait toutes facilités aux marchands qui apportaient des
vivres aux troupes[29]. Le gouvernement lui-même
ordonnait aux baillis de faire de grands approvisionnements dans leurs
provinces, en blé, lard, bœufs, moutons et fourrages[30]. A la
tête de l'armée étaient le connétable et les maréchaux de France, au nombre
de deux. Sous leurs ordres étaient des capitaines préposés à des compagnies
plus ou moins nombreuses. L'infanterie était sous les ordres du grand maitre
des arbalétriers. Les pays de frontières étaient soumis à l'autorité de
commandants généraux jouissant d'une autorité presque absolue. L'art de
disposer des troupes pour arrêter l'ennemi et prévenir des surprises n'était
pas autant dans l'enfance qu'on pourrait le supposer : voici les mesures qui
furent prises pour mettre le royaume à l'abri des attaques des Anglais et
envahir la Guienne, telles qu'elles sont indiquées par' un document officiel
contemporain. En
1293, on envoya sous la conduite de Simon de Melun, maréchal de France, et de
Jean de Burlas, grand maître des arbalétriers, une armée pour garder les
frontières de la Guienne. L'année suivante une grande armée fut dirigée sur
les provinces méridionales, sous la conduite du connétable, mais ce fut en
1295 que la guerre prit de grandes proportions. Une grande armée, sous les
ordres du comte de Valois, frère du roi, envahit la Guienne. En même temps
d'autres corps d'armée furent échelonnés le long des frontières du Nord
menacées par le roi d'Angleterre et ses alliés. Tout le littoral de la Manche
fut gardé et mis à l'abri d'une descente. On comptait six corps d'armée :
l'un à Calais et à Boulogne, sous les ordres du comte d'Antin ; un autre à
Abbeville, sous la conduite du comte d'Aumale. Le sire d'Harcourt et Jean de
Rouvoy commandaient les troupes de Normandie ; Fougue de Melle et Hugues de
Thouars défendaient la Rochelle et les environs. Lé sire de Châtillon
protégeait, avec une armée, la Champagne contre une invasion venant
d'Allemagne[31]. Les
chefs de corps recevaient pleins pouvoirs pour traiter avec les nobles et les
roturiers, et les engager au service du roi. Des pensions sur le trésor
étaient la récompense des services distingués[32]. Au
Louvre était le grand arsenal. L'artillerie du roi y était déposée : on y
fabriquait aussi les engins de guerre[33]. Certaines
mesures étaient la conséquence de la guerre. Tous les étrangers appartenant à
la nation ennemie qui se trouvaient sur le territoire français lors de
l'ouverture des hostilités, nobles, clercs ou marchands, étaient arrêtés et
leurs biens saisis[34]. Tel était le droit public :
les Français éprouvaient le même traitement de la part des ennemis[35]. Les Français convaincus
d'avoir quitté le royaume étaient punis par la confises-fion de leurs biens,
car, disait le roi, il est raisonnable que celui qui abandonne sa patrie et
refuse de contribuer aux charges communes soit exclu des fruits de la justice.
Ceux mêmes qu'on surprenait en route pour émigrer étaient mis lors la
protection du roi[36]. Un
grand nombre de seigneurs dont les biens étaient situés en Flandre ou dans
les provinces envahies par l'ennemi furent ruinés. Le roi leur accorda une
indemnité, consistant dans la moitié du revenu qu'ils avaient perdu pour les
chevaliers, et le tiers pour les autres nobles. Quelques bourgeois furent admis
à jouir du bénéfice de ces indemnités, qui devaient être prélevées sur le
produit des prises et des confiscations des biens des Flamands : en
attendant, elles étaient assignées sur le trésor[37]. Elles furent supprimées à la
paix, car alors chacun, en vertu des traités, rentra dans ses biens[38]. II me
reste à dire quelques mots de la manière de faire la guerre sur mer. Le poète
Guillaume Guiart, dans un récit d'une expédition dirigée en 1304 contre
Ziericsée, donne de précieux détails sur la marine militaire au commencement
du quatorzième siècle : à cette époque, la flotte de Philippe le Bel qui agit
contre la Hollande se composait de trente-huit nefs ou gros vaisseaux, et de
onze galères, placées sous les ordres de Renier Grimaldi, qui portait le
titre d'amiral. Des trente-huit vaisseaux, huit étaient espagnols : les
autres appartenaient au port de Calais et aux ports de Normandie, Les nefs
étaient crénelées et munies de châteaux à l'avant et à l'arrière. La flotte
portait dix mille sergents. Les galères de l'amiral étaient à
l'arrière-garde. Dans les châteaux des nefs se trouvaient des arbalétriers
qui lançaient de grosses pierres. Legrand d'Aussy, qui a tait un intéressant
commentaire sur le récit de Guillaume Guiart, prétend qu'il n'y avait pas de
marine permanente ; que le roi s'entendait avec des armateurs français et
étrangers, qui armaient en guerre des bâtiments marchands. Ce savant suppose
pourtant que Philippe le Bel possédait quelques vaisseaux[39]. Cette opinion est trop absolue
: des documents inédits permettent d'affirmer que l'État avait une marine. On
en trouve la preuve dans un mémoire qui fut adressé en 1296 au roi par « Beneet
Zacharie, amiraux généraux du très-excellentissime roy de France[40] ». Il était question de
faire une descente en Angleterre : Zacharie, consulté sur les voies et moyens
propres à assurer le succès de cette entreprise, proposa son plan : il
résulte de ce document, qui renferme les plus curieux détails sur la
tactique, que Philippe le Bel avait à lui appartenant treize ussiers —
vaisseaux munis de portes pour l'embarquement des chevaux —, dont sept à
Rouen, cinq à La Rochelle et à La Réole, et un à Calais. Zacharie en
possédait deux : il proposait d'en porter le nombre à vingt et un en achetant
« un grant ussier de marchands », et en prenant « quatre des plus
grandes galères du roy, hauts et larges, et ouvrant les parderrière à guise
d'ussiers ». Chaque
huissier pouvait contenir vingt chevaliers et leurs chevaux, en tout quatre
cents ; plus, quatre cents hommes de pied. Le convoi devait être accompagné
de quatre galères, dont deux en sentinelles et deux pour transporter les
vivres. Zacharie évaluait ce qu'une pareille expédition pouvait conter : « Le
premier coust est les gages as marins qui servent, environ 4.800 marins en 24
ussiers et galies et en 22 batiaus, que nous ferons conte que cousteront le
mois l'un par l'autre 40 sous par mois ; et bien que nous les porrions avoir
por 35 sous, mes nous leur entendons à donner tant par ir résons : l'une est
que nous les armerons de meilleur gent, et l'autre est que nous n'entendons à
donner à patrons, ne à nochers, ne à autres marins pour leur vivre tant
seulement pain et egue (eau), fèves et pois. « Cist
coust monte le mois, 9.600 livres tournois : somme pour 3 mois 38.400 livres. » « Le
secons coust est des choses à vivre, et nous feurons compte que li pain, les
fèves et li pois cousteront pour la soufisance de Ôn homme, par un mois 15
sous tournois. » « Li
tiers coust est les armeures 3.000 livres. » Le
quart coust est li apparel et les choses besogneuses as ussier et a galies,
si comme sont abres, anthenes, gouvernaux, voiles, cordes, reines (rames), 5.000 livres. Somme toute 63.800
livres tournois[41]. » Différents
comptes inédits font connaître en quoi consistaient l'équipement et
l'armement des navires ; mais je ne puis ici entrer dans ces détails par trop
techniques, et qui ont plus de rapport avec l'histoire de l'art militaire
qu'avec celle des institutions[42]. Un des
principaux ports militaires était celui d'Harfleur, que Philippe le Bel avait
acheté en 1293 au comte de Gueldre[43]. Il y
avait aussi en temps de paix des flottilles destinées à protéger le commerce
et qui étaient entretenues aux frais des marchands. Les
commandants de flotte s'étaient appelés amiraux : cependant il y eut dès
cette époque des amiraux en titre d'office[44]. En résumé, sous Philippe le Bel, au service personnel on substitua l'impôt, ce qui constituait un grand pas vers la civilisation, car tout le monde y gagnait : les roturiers pouvaient se livrer en sécurité au commerce, à l'industrie ou bien à la culture des champs ; le gouvernement, car les levées générales entraînaient toujours de grands désordres, les multitudes à peine armées et inhabiles étant un embarras ; tandis qu'au moyen de la prestation d'un impôt, le roi était en état de solder une armée de nobles, qui par leur condition étaient exercés au métier des armes, et de roturiers de bonne volonté tirés des milices communales, enfin d'étrangers. La difficulté ne fut pas de trouver de l'argent, mais de l'employer efficacement à organiser une bonne armée de mercenaires. Philippe le Bel ne réussit pas dans ces premières tentatives ; mais cela ne doit pas surprendre. C'était une tâche difficile que celle d'improviser de nombreuses armées avec les ressources insuffisantes qu'offraient le service féodal et les milices communales ; mais Philippe s'assura, pour faire face aux périls imminents, aux menaces d'invasion, une ressource nouvelle, en ressuscitant sous le nom d'arrière-ban les levées en masse et en proclamant le devoir de tout Français de porter les armes pour la défense de la patrie. |
[1]
Ce chapitre sera peu développé, je renvoie pour de plus amples renseignements à
mon ouvrage intitulé : Histoire de l'organisation militaire de la France depuis
l'origine de la monarchie jusqu'à la révolution, auquel l'Académie des sciences
morales et politiques a bien voulu décerner une de ses récompenses.
[2]
Bibl. imp., cartul. de Philippe-Auguste.
[3]
Voyez les rôles publiés par Larroque, Traité du ban, p. 55.
[4]
Voyez le rôle des principaux feudataires avec l'indication des sergents
roturiers qu'ils devaient amener avec eux : Larroque, Traité du ban, p.
98.
[5]
Larroque, Traité du ban et de l'arrière-ban, p. 1 à 15.
[6]
Ord., t. I, p. 369. Ord., t. I, p. 369.
[7]
Ord., t. I, p. 588.
[8]
Reg. XXXVI du Trésor des chartes, fol. 5 v°.
[9]
Trésor des chartes, Reg. XXXV, fol. 30 v°.
[10]
« Nous vous mandons et commandons que vous mandez et commandez à tons vos
hommes et subgez destroitement nobles et non nobles, de quelque condition qu'il
soient, qui auront aage de XVIII anz et de plus jusques à l'auge de LX ans,
c'est assavoir, que celui qui aura LX anz et non plus, il convendra qu'il
soient aus diz jours et bien en armes, chascun selon sa condition. » Jeudi
après l'Annonciation 1302. Reg. XXVI du Trésor des chartes, n° XLV.
[11]
Reg. XXXV du Trésor des chartes.
[12]
Ord., t. I, p. 173.
[13]
Ord., L I, p. 39i.
[14]
Mandement du 15 août 1303. Reg. XXXII du Trésor des chartes.
[15]
Ordonnance du ter mai 1304. Notices et extraits, n° XXI.
[16]
Geoffroy de Paris, Chronique métrique, p. 46 et 47.
[17]
Guillaume Guiart, Branche des royaux lignages, t. II, p. 237. Ce dernier
chroniqueur prit part à la bataille.
Parmi les
piétons se flatissent
Qu'à force de
destriers entreuveut
Et merveilleus
nombre en estreignent.
[18]
Instruction secrète. Arch. de l'Emp., 2289, fol. 164. Notices et extraits,
n° XLI.
[19]
Historiens de France, t. XXI, p. 567. Compte de recettes.
[20]
Or. Trésor des chartes, J. 608, n° 6. Voyez aussi les gages des
chevaliers pendant la guerre de Gascogne, en 1296. Compotus thesaurariorum
Luparce, apud Larroque, Traité du ban, p. 94.
[21]
Ord., t. XI.
[22]
Voyez quittance de Vignemont, 1298, — et d'Adam de Cardenoy. K. 37, n° 5.
[23]
Journal du trésor, fol. 104.
[24]
Reg. XXXV du Trésor des chartes, n° LXI.
[25]
Olim, t. III, p. 314.
[26]
Mercredi après la Toussaint 1303. Reg. XXXVI du Trésor des chartes, n° CLI.
[27]
Chronique métrique, p. 175 et 176.
[28]
Mandement en faveur de Bernard de la Voûte, 13 octobre 1304. K. 37, n° 29.
[29]
Dimanche après la Madeleine 1303. Reg. XXXVI du Trésor des chartes, n° CLXI.
[30]
Voyez les mandements aux baillis pour faire des provisions de blé, vin, lard,
huile, porcs, etc. Notices et extraits, n° XXII (en 1304).
[31]
Mémoire anonyme. Notices et extraits, n° VII, d'après l'original. Trésor der
chartes, J. 654, n° 16.
[32]
« Le roi établit Gaucher de Châtillon, connétable ; Berna de Mercœur,
Jacques, sire de Béon, et Mile de Noyers, maréchal de France, pour traiter à
toutes manières de personnes à qui nous sommes tenuz pour leur gages acquis és
establies, et donne leur nostre pooir de faire assenemenz en nos rentes et
domaines. » 20 août 1303. Reg. XXXVI du Trésor des chartes, n° CVII.
[33]
Journal du trésor, passim. — Comptes de 1299 et de 1305.
[34]
Mandement du roi, dans Mesnard, Histoire de Nismes, t. I, preuves, p. 4,
133 (28 septembre 1294).
[35]
Biens d'Anglais confisqués en France, et réciproquement. Olim, t. III,
p- 36.
[36]
Ordonnance du vendredi avant la Saint-Paul 1302. Bibl. imp., n° 8409, fol. 85
v°.
[37]
Lettres en faveur de Foulques, bourgeois de Gand, août 1302. Or. J. 1021.
[38]
Ord., t. I, p. 36.
[39]
Mémoires de l'Institut national ; Sciences morales, t. II, p. 50.
[40]
Il est question de ce Benoît Zacharie dans le Journal du trésor, 18 mai
1298, avec le titre de admiraldus navium, fol. 68 r°. — C'était un
Génois. Voyez Ducange, Histoire de Constantinople.
[41]
Or. Trésor des chartes, J. 458, n° 364. Voyez le texte de ce mémoire
dans nos Notices et extraits.
[42]
Voyez le rouleau intitulé : C'est le compte de Gyrart le Battelier pour
l'armée de la mer, l'an de grâce 1295. Arch. de l'Emp., K. 36, n° 23.
Traité passé en 1294 avec Pierre Delamar. Trésor des chartes, J. 385, n°
12, etc. Je me réserve de faire un travail spécial sur cet objet important.
[43]
Bibl. imp., or. Chartes Colbert, Philippe le Bel, n° 6.
[44]
Renier de Grimaldi, en 1207. Reg. XLIV du. Trésor des chartes, n° 39.