LA FRANCE SOUS PHILIPPE LE BEL

 

LIVRE SEPTIÈME. — DE L'ADMINISTRATION EN GÉNÉRAL.

 

 

CHAPITRE PREMIER. — ADMINISTRATION CENTRALE.

 

Conseil. — Grands officiers de la couronne. — Chanceliers. — Chancellerie. — Philippe n'eut que des gardes du sceau. — Formules de chancellerie. — Notaires et secrétaires da roi. — Trésor des chartes.

 

Jusqu'au milieu du treizième siècle, le pouvoir central fat confié à un petit nombre de personnes ; le roi avait pour ministres les grands officiers de la couronne et gouvernait avec l'aide d'un conseil, revêtu d'attributions politiques, judiciaires, administratives et financières. Sous saint Louis, certains membres de ce conseil furent spécialement chargés de rendre la justice, d'autres s'occupèrent de l'examen de la comptabilité ; niais ils continuèrent à former un seul corps, connu sous le nom de cour ou de conseil du roi. Philippe le Bel sépara ces éléments divers, en forma trois corps distincts et donna naissance au parlement, à la chambre des comptes et au conseil[1].

Le conseil ne fut organisé qu'en 1318 sous Philippe le Long. Il ne fonctionnait pas d'une manière régulière, et sa compétence n'était pas déterminée ; il y avait des conseillers plutôt qu'un conseil. Sa composition variait suivant la nature des questions qui y étaient traitées. Les princes du sang y étaient ordinairement admis ; on appelait quelques hauts barons à y prendre part, quand il s'agissait de la rédaction d'une loi d'utilité générale. Une ordonnance du 16 janvier 1306 porte : « Nous vous faisons sçavoir que, comme nous, par nostre grand conseil, à la requeste et instance de mout de prélaz et barons, etc.[2] » Dans une lettre sur le fait des monnaies adressée le 18 janvier 1308 au comte de la Marche, on lit : « Comme par le conseil des dix preudes hommes — les députés des villes — et de nostre autre grant conseil, eussiens ordené[3]. » Une autre ordonnance, sur les monnaies, de juin 1313, s'exprime ainsi : « Nous, par pleine délibération de nostre plein conseil[4]. » Nous avons vu que les ordonnances concernant la justice étaient quelquefois faites au parlement[5].

Les affaires administratives courantes, telles que les concessions de lettres de grâces, de privilèges et de confirmations de chartes, étaient traitées au conseil, mais les registres de la chancellerie qui, pour les règnes suivants, mentionnent souvent les délibérations du conseil et les noms de ceux qui y furent présents, ne donnent aucune indication semblable pour le règne de Philippe le Bel ; ils rapportent seulement le nom du conseiller qui donnait au clerc de chancellerie l'ordre de rédiger les actes approuvés au conseil.

Cependant, les conseillers étaient en titre d'office et nommés par lettres patentes. J'ai trouvé une de ces nominations, de l'année 1310[6], portant que le roi, satisfait de la fidélité, des connaissances et des services de Pierre de Chalon, son clerc, et voulant l'élever selon son mérite, tout en le retenant au nombre des clercs familiers de son hôtel, lui donna le rang de conseiller en son conseil ; ce qui devait lui permettre de le voir plus fréquemment.

On faisait prêter aux conseillers le serment suivant : « Vous jurez que vous serez féaux et loyaux au roi et son ainné fils roi de France, et li garderez son cors, ses membres et s'onneur terrienne. Se il vous dit son secré, vous le garderez ; et s'il vous demande conseil, vous lui doiroiz bon et léal, à vostre esciant. Si vous aist Dieu et les sainctes paroles[7]. »

Les conseillers en titre d'office étaient tous choisis dans le clergé séculier[8].

Les conseillers laïques sont désignés dans les documents officiels sous le nom de chevaliers le.roi ou chevaliers de l'hôtel. Ils partageaient avec les clercs la haute direction des principales branches de l'administration ; mais ils ne jouissaient que d'une initiative très-restreinte. Ils avaient en partie remplacé à la tête du gouvernement, mais avec un pouvoir bien moins étendu, les grands officiers de la couronne qui, jusqu'à la fin du douzième siècle, avaient été les-ministres du roi. C'étaient le grand sénéchal, le bouteiller, le chambrier, le connétable et le chancelier. L'office de grand sénéchal fut laissé vacant à partir de Philippe-Auguste, qui craignit que cette charge ne devînt un danger pour la royauté, par suite de l'importance des attributions qui y étaient attachées. Les grands officiers contresignaient les diplômes solennels revêtus, du monogramme du roi. Quand je dis qu'ils contresignaient, cela est inexact, car il a été récemment démontré, pour le règne de Philippe-Auguste, que la formule adstantibus in palatio, qui précède dans les diplômes l'énumération de ces officiers, n'indique pas leur présence lors de la confection de l'acte, mais seulement leur existence. Cette observation s'applique aux règnes suivants, et même à quelques règnes précédents, notamment à celui de Louis VII[9]. Sous Philippe le Bel, le bouteiller et le chambrier furent entièrement effacés par leurs collègues, et cessèrent même de remplir des fonctions publiques pour être exclusivement des officiers du roi. La direction des finances fut confiée à un surintendant dont le titre n'avait rien de déterminé. Les fonctions du connétable s'accrurent ; mais ce ne fut qu'à la fin du quatorzième siècle qu'il devint le chef de l'année et fut revêtu d'une autorité presque égale à celle du roi. Le chambrier et le bouteiller étaient ordinairement choisis parmi les princes du sang, et le connétable dans les rangs de la plus haute noblesse. Quant au chancelier, il acquit une importance hors ligne : c'était le secrétaire du roi, le chef de ses bureaux. Tous les actes de l'autorité royale lui passaient par les mains ; étudier l'organisation de la chancellerie sous Philippe le Bel, c'est faire connaître comment se manifestait la volonté de prince, c'est initier aux procédés du gouvernement dans un temps où la centralisation administrative fit de remarquables progrès.

Le chancelier avait la garde du grand sceau et le faisait apposer aux lettres royales. II souscrivait les diplômes solennels revêtus du monogramme ; quand la charge de chancelier n'était pas remplie, le nom du chancelier était remplacé sur ces mêmes diplômes par la formule vacante cancellaria. Au douzième et au treizième siècle, les rois laissèrent fréquent-ment la chancellerie vacante quelquefois pour des espaces de temps assez longs. Philippe-Auguste n'eut pas de chancelier en titre depuis l'an 1285 jusqu'à sa mort[10]. Les vacances de la chancellerie furent aussi très-fréquentes sous saint Louis et sous Philippe le Hardi. Quant au règne de Philippe le Bel, Mabillon[11], les éditeurs modernes du Glossaire de Ducange, et les continuateurs de l'Histoire généalogique des grands officiers de la couronne, du P. Anselme, donnent des listes de chanceliers qu'il est impossible d'accepter, car la chancellerie fut vacante pendant tout le règne de Philippe le Bel. Ce prince n'eut que des gardes du sceau.

Aucun titre officiel ne donne en effet le titre de chancelier aux différents personnages qui figurent sur ces listes. Il n'y eut pas de chancelier sous Philippe le Bel, et cela n'étonne pas quand on connaît le caractère de ce prince. Les chanceliers étaient à vie : leur position leur donnait un grand crédit auprès du roi, dont ils étaient les premiers conseillers. Un conseiller perpétuel devient souvent incommode, surtout aux princes qui pratiquent le gouvernement personnel ; il suscite quelquefois une opposition qui déplaît. On parait à cet inconvénient en nommant un garde des sceaux, révocable, qu'on brisait quand ses conseils n'allaient pas au-devant des désirs du maître, ou qu'il répugnait à s'associer à certaines mesures.

L'archevêque de Narbonne fut remercié, et Nogaret reçut les sceaux le jour où l'on décida l'arrestation des Templiers. Un registre du Trésor des chartes nous l'apprend officiellement[12]. On comprend que dans cette circonstance, ou bien quand il s'agissait de faire le procès de Boniface VIII, le dévouement d'un garde des sceaux pris parmi les hommes d'Église, ainsi qu'ils l'étaient ordinairement, pouvait n'être pas à la hauteur des exigences royales ; et il était indispensable de le remplacer par un homme plus dévoué et moins scrupuleux. Telle fut l'origine de la fortune de Pierre de Flote et de Guillaume de Nogaret, qui furent les premiers laïques auxquels on confia le sceau.

En ne nommant pas de chancelier, Philippe agissait avec prudence ; il évitait ainsi de donner le scandaleux spectacle, qui se renouvela trop souvent dans les derniers temps de la monarchie, d'un chancelier, d'un l'Hospital, d'un d'Aguesseau disgraciés pour n'avoir pas su plier et trahir leur conscience, et privés de leurs fonctions dont l'exercice était confié à un garde des sceaux complaisant.

Le chancelier n'était pas encore le chef de la justice : dans les rôles du parlement qui nous sont parvenus, il est inscrit en tête des clercs, mais il vient après les prélats et les barons[13].

Le collège des notaires ou clercs de chancellerie fut organisé : chaque notaire dut contre-signer les lettres qu'il expédiait. On trouve sous Philippe le Long trois clercs du secret, qui rédigeaient les lettres confidentielles du roi, les actes de proprio motu. Une ordonnance du même prince attribue à ces clercs les mêmes honoraires que ceux dont Maillard jouissait sous son père[14]. Ceci nous apprend que ce Maillard remplissait auprès de Philippe le Bel les fonctions de secrétaire intime. J'ai rencontré un très-grand nombre d'actes signés : PAR LE ROI, Maillard[15]. Maillard mangeait à la table des chapelains du roi[16]. Telle fut l'humble origine des secrétaires d'État.

On sait que Philippe-Auguste avait fait rédiger un état de ses domaines ; sur les registres qui renfermaient cet état, on inscrivit les actes de la chancellerie et les chartes les plus importantes provenant du clergé et de la noblesse et concernant le roi. Plusieurs de ces registres servirent à saint Louis pour enregistrer les actes officiels de son temps. Ce même prince fit faire des transcriptions des actes qui lui étaient adressés, et sur le même registre on inscrivait les lettres royales. Philippe le Bel établit un ordre régulier : il prescrivit que les actes qui payeraient au sceau seraient copiés sur des registres spéciaux, tenus sous la surveillance du chancelier ou de celui qui en faisait les fonctions.

Telle est l'origine de cette belle collection des minutes de la chancellerie du Trésor des chartes qui va de Philippe le Bel à Henri III. Quand je dis minutes, je suis inexact, car tout porte à croire que ce sont des copies faites d'après les originaux. A chaque instant l'ordre chronologique des pièces est interverti ; des registres entiers sont de la même écriture, quoique les pièces qu'ils renferment portent des signatures de notaires différents. Ces signatures elles-mêmes ne sont pas originales ; elles ne sont même pas reproduites sur les registres avant l'année 1310. Certains de ces registres étaient uniquement destinés aux actes importants revêtus du grand sceau de cire verte. Les mandements aux baillis sont mêlés aux concessions de privilèges ; cependant il existe pour le règne de Philippe le Bel deux petits registres, qui se répètent, d'un format moins grand que les autres, qui renferment exclusivement des actes de l'an 1300 à 1304, relatifs à la guerre de Flandre. On voit là l'intention de faire une collection d'actes purement administratifs, intention qui ne parait pas avoir été suivie.

Le génie organisateur de Philippe le Bel, qui réglait la chancellerie, ne pouvait négliger les archives de la couronne, connues sous le nom de Trésor des chartes et placées par saint Louis à la Sainte-Chapelle. Il institua en 1307, sur la proposition de Nogaret, la charge de garde du Trésor des chartes et la confia à Pierre d'Étampes, chanoine de Sens, un de ses clercs, qui rédigea des inventaires. Quelques-uns de ses travaux existent encore. Pour compléter l'ensemble du Trésor des chartes, Philippe ordonna de transcrire, sur des registres spéciaux, et, dans un ordre méthodique, les actes les plus importants dont les originaux étaient déposés au Trésor des chartes[17].

 

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CHAPITRE DEUXIÈME. — ADMINISTRATION LOCALE.

 

Baillis et sénéchaux. — Prévôts, vicomtes, viguiers, juges, bayles, sergents. — Règles communes à tous les fonctionnaires. — Responsabilité. Enquêteurs et réformateurs.

 

La confusion des pouvoirs administratif, financier, judiciaire et militaire entre les mains des agents du roi dans les provinces, simplifiait singulièrement les rouages de l'administration. Cependant le temps approchait où le nombre toujours croissant des affaires soumises aux officiers royaux allait nécessiter la répartition entre plusieurs personnes des fonctions réunies jusqu'alors sur une seule tète. Des tentatives furent faites dans ce sens sous Philippe le Bel, mais elles n'eurent qu'une courte durée ou furent restreintes à certaines localités. Les mandataires du prince dans les provinces conservèrent en principe l'exercice des différents pouvoirs qui appartenaient au roi, dont ils étaient les représentants.

L'administration provinciale comportait deux degrés de fonctionnaires : au premier rang se trouvaient les baillis, appelés sénéchaux dans le Midi. Jusqu'à la fin du treizième siècle, ils étaient choisis dans la noblesse ; sous Philippe le Bel, les baillis furent souvent des roturiers[18], tandis que l'on continua de recruter les sénéchaux parmi les chevaliers[19].

On a prétendu que le roi pouvait seul avoir des _baillis : c'est une erreur. Les seigneurs et les églises confiaient le gouvernement de leurs fiefs à des baillis[20], et cela dès le douzième siècle. Dans les premiers temps de leur institution, les baillis royaux étaient toujours au nombre de deux pour un même bailliage et agissaient de concert[21]. Leur action s'étendait surtout sur la police générale. On exigeait d'eux une active surveillance de la noblesse, et ils furent les plus utiles instruments de la royauté.

Ils étaient choisis par le conseil[22], et prêtaient serment entre les mains du roi[23]. Sous Philippe le Bel, ils cessèrent de siéger au parlement, ainsi qu'ils l'avaient fait précédemment. Les ordres du roi leur étaient adressés directement, et ils les faisaient parvenir aux agents inférieurs et aux seigneurs : nous avons des renseignements précis sur le mode de transmission de ces ordres, qui parvenaient à des distances reculées avec une rapidité qui a lieu de nous surprendre, à une époque où les postes n'étaient pas encore créées[24]. Les sergents d'armes de roi étaient chargés des missions les plus importantes : un crédit considérable était affecté dans le budget de l'État à ce service, que l'on désignait sous le nom de Messageries[25].

Les gages des baillis étaient élevés : le prévôt de Paris, faisant fonctions de bailli, recevait 16 sous par jour ; les baillis de Champagne et de France, 365 livres par an ; le sénéchal de Rouergue, 400 livres ; les sénéchaux d'Auvergne et de Saintonge, 500 livres ; le sénéchal de Périgord, 600 livres ; ceux de Toulouse, de Beaucaire et de Carcassonne, chacun 700 livres[26].

L'ensemble des bailliages s'étendait sur toute la surface du royaume et comprenait les grands fiefs : c'est ainsi que la Bretagne était du ressort du bailliage de Tours ; toute la Guienne et la Gascogne relevaient de la sénéchaussée du Périgord ; la Bourgogne faisait partie du bailliage de Mâcon. Le degré inférieur de la hiérarchie était occupé par des agents qui avaient un nom différent selon les provinces. Dans l'Ile de France et dans le centre, immédiatement au-dessous des baillis, étaient les prévôts, placés à la tête des prévôtés, circonscriptions plutôt domaniales qu'administratives. Ils n'étaient pas nommés par le roi, sauf quelques exceptions. Ils affermaient aux enchères publiques les revenus des prévôtés[27], qui se composaient : 1° du produit des domaines royaux ; 2° des cens et autres redevances dus an roi ; 3° des amendes et des émoluments de justice jusqu'à un certain taux. Les prévôts avaient, dans des limites plus ou moins étendues, l'exercice de la juridiction de la police et des autres pouvoirs administratifs. On comprend combien ce système était mauvais. Il y avait souvent plusieurs prévôts pour une prévôté ; l'ordonnance de 1303 crut être sévère en statuant qu'il ne pourrait y en avoir que deux[28]. On exigea des adjudicataires des garanties de moralité. Les baillis ne durent admettre, aux termes de la même ordonnance, que des laïques, solvables, jouissant d'une bonne réputation, non suspects d'usure : les chevaliers étaient exclus ; mais ces prescriptions furent fréquemment violées. Ces inconvénients avaient frappé saint Louis. Il supprima à Paris les prévôts fermiers, pour y substituer un prévôt ou garde de la prévôté, qui recevait un traitement fixe. Cette mesure était d'autant plus nécessaire que le prévôt de Paris remplissait les fonctions de bailli. Dans les comptes du treizième et du quatorzième siècle, on trouve à Paris une prévôté et un bailliage distincts[29], ayant chacun des recettes et des dépenses particulières ; mais il n'y eut jamais de bailli, ainsi que l'ont prétendu les auteurs de l'Art de vérifier les dates[30].

Dans quelques 'villes importantes, on établit des gardiens de prévôtés, entre autres à Orléans[31], mais ce fut là l'exception. Quelques-uns de ces prévôts s'appelaient sous-baillis[32].

La Normandie était partagée en vicomtés gouvernés par des vicomtes, nommés par le roi. Dans les sénéchaussées de Beaucaire et de Carcassonne, les vicomtes existaient sous le nom de viguiers, vicarii, et étaient préposés à une étendue de pays nommée viguerie[33]. Dans le Toulousain et dans la partie de la Guienne qui avait appartenu au comte Alphonse, il n'y avait pas de viguier, sauf à Toulouse ; mais, dans cette province, où la civilisation fit de bonne heure de grands progrès, on n'avait pas consenti à laisser aux fermiers des domaines le droit de rendre la justice. Alphonse confia la juridiction de première instance à des juges, judices, dont le ressort s'appela judicature ou jugerie. Ces jugeries, qui étaient dans le principe purement judiciaires, devinrent dès la fin du treizième siècle des circonscriptions administratives et des subdivisions des sénéchaussées[34]. Dans tout le Midi, les prévôts s'appelaient bayles (bajuli). Le territoire soumis à un bayle s'appelait baylie[35].

Au-dessous des prévôts et des bayles étaient les sergents, servientes ; exécuteurs des ordres des baillis et des autres agents royaux[36], ils remplissaient aussi les fonctions d'huissiers. Ils portaient comme emblème de leur pouvoir une baguette fleurdelisée. Leur personne était inviolable. Les sergents furent les plus ardents auxiliaires des baillis dans l'œuvre de l'extension de l'autorité royale au détriment des églises et de la noblesse.

Ils étaient nommés et destitués par les baillis et les sénéchaux en pleine assise[37] ; ils fournissaient caution[38]. Leur nombre était fixe[39] ; cependant il y en avait tant, qu'en 1303 le roi ordonna d'en supprimer une partie dans les terres des prélats et des barons, à moins qu'ils n'y fussent nés ou ne s'y fussent mariés. Dans ces deux Cas, ils ne pouvaient y exercer leurs fonctions, et étaient soumis, pour tout ce qui ne regardait pas leur office, à la juridiction de leur seigneur[40]. En Normandie, les sergents étaient fieffés, et le territoire dans lequel ils avaient droit d'instrumenter s'appelait sergenterie. Ils avaient sous leurs ordres des sous-sergents, dont ils répondaient[41].

L'ordonnance de 1303, pour la réformation du royaume, fixa des règles communes à tous les officiers royaux. — Nul ne devait être bailli, sénéchal, prévôt, juge, dans son pays natal (§ 27). Nul bailli ne pouvait avoir sous ses ordres, en qualité de juges ou de prévôts, ses parents, alliés ou commensaux (§ 18). Ils prêtaient serment d'être bons et loyaux serviteurs du roi, de rendre exacte justice à chacun, de respecter les ordonnances de saint Louis[42] et les franchises locales[43] (§ 15). Ils juraient aussi d'obéir à l'inquisition, et de se conformer à cette même ordonnance de 1303 ; de ne pas accepter de cadeaux, de ne pas entrer dans les monastères sans nécessité (§ 23), et de ne pas se marier ni marier leurs enfants dans le bailliage, sans la permission du roi ou de son lieutenant[44]. Ils étaient tenus d'exercer leurs fonctions en personne, et de n'établir de substituts ou de lieutenants qu'en cas de maladie" ou d'absence pour le service du roi, et de choisir pour le remplacer un homme du pays, qui prêtait serment de se conduire loyalement (§ 22). La résidence leur était imposée. Un mandement du mois de novembre 1303 ordonna à tous les officiers, quels qu'ils fussent, d'être à leur poste dans la quinzaine, sous peine d'encourir la destitution ipso facto[45]. Il leur était enjoint de recevoir les ordres du roi avec respect, et de les exécuter promptement, à moins qu'ils ne fussent en opposition avec leur serment ou contraires aux intérêts du prince.

Après leur sortie de charge, ils restaient quarante jours dans leur bailliage, pour répondre de leurs actes. Cette responsabilité n'était point périmée par ce laps de temps ; elle passait aux héritiers[46].

Les officiers royaux inférieurs étaient justiciables des baillis, des sénéchaux et du parlement, tous étaient en outre soumis, ainsi que les baillis, à une juridiction extraordinaire, aux enquêteurs et réformateurs.

Saint Louis avait, dès 1248, envoyé dans les provinces des commissaires pris dans le clergé, pour réparer les injustices et les dommages dont ses sujets avaient eu à souffrir de la part de ses officiers ou de ses prédécesseurs. Ces commissaires, appelés enquêteurs et réformateurs, jugeaient sommairement les plaintes qui leur étaient déférées : c'étaient véritablement des ministres de grâce et de justice. Philippe le Hardi suivit cet exemple, mais le pouvoir des enquêteurs porta ombrage au parlement, qui, en 1281, défendit aux commissaires envoyés pour informer de la conduite des prévôts et sergents, de prononcer des condamnations, et leur enjoignit de rapporter leurs enquêtes à la cour du roi, qui statuerait[47] : ce règlement ne fut pas exécuté. Le règne de Philippe le Bel fut signalé par des envois fréquents de commissaires extraordinaires, mais dans une autre pensée que celle qui avait, sous saint Louis, présidé à leur création[48]. De 1290 à 1300, on trouve une multitude de commissaires-enquêteurs pour la réformation du royaume[49]. Les communautés de la sénéchaussée de Carcassonne se plaignirent au roi de ces réformateurs, qui citaient au parlement de Paris les habitants de ces provinces éloignées, et extorquaient de l'argent sous prétexte d'usure, de détention de monnaies prohibées[50], etc.

Les pouvoirs confiés à ces agents étaient exorbitants. En 1301, le roi donna commission à Guillaume de Nogaret et à un nommé Jean de Marchés, de prendre des informations sur les usurpations faites sur la couronne, en Champagne, d'informer sur la conduite des officiers, de les punir, et de faire rentrer dans la main du roi tout ce qui en avait été soustrait[51]. Ces commissaires condamnaient extrajudiciairement à de fortes amendes ceux qu'ils trouvaient en contravention avec les ordonnances royales[52]. Toutefois, dans des lettres du mois de décembre 1302, le roi, en nommant des réformateurs, leur prescrivit de le consulter sur les questions qui leur paraîtraient douteuses ou obscures[53]. Ils avaient ordinairement l'inspection de plusieurs bailliages ; ils étaient toujours deux, dont, sauf de rares exceptions, un membre du clergé séculier et un chevalier.

La grande ordonnance pour la réformation du royaume, du mois de mars 1303, prescrivit l'envoi dans les provinces d'enquêteurs pour s'informer des anciennes coutumes et savoir comment les choses se passaient du temps de saint Louis, avec ordre de rétablir les bonnes coutumes qui seraient tombées en désuétude, et d'abolir les mauvaises qui auraient pu être établies depuis cette époque[54]. La France fut inondée de réformateurs[55], sous prétexte de veiller au maintien de la justice, mais qui n'avaient d'autre but que de faire entrer de l'argent dans le trésor royal. Nogaret, Pierre de Belle-Perche, Béraud de Mercœur et Guillaume de Plasian reçurent, en 1304, pleins pouvoirs de mettre en liberté toutes sortes de prisonniers, tant laïques qu'ecclésiastiques, en quelque lieu qu'ils fussent détenus, de révoquer les statuts, de les interpréter[56] ; ils eurent même une procuration générale pour traiter des affaires du roi[57].

Les enquêteurs jouissaient d'une autorité discrétionnaire sur les agents royaux, et ils en abusaient. En 1307, en Languedoc, ils confisquèrent et vendirent au profit du fisc les biens d'un clerc qui n'avait jamais été au service du roi[58]. Ils empiétaient sur les attributions des juges. En 1310, on voit les réformateurs transiger avec un homme accusé d'un meurtre, dont le procès avait été instruit[59]. Ils laissaient échapper les coupables et condamnaient des gens absous par les tribunaux. En Périgord, ils firent payer une amende de cent livres à un individu qui avait été acquitté[60]. Certains délits étaient enlevés aux juridictions ordinaires et placés dans leur compétence. Ils recevaient commission de poursuivre ceux qui violaient les ordonnances sur les guerres privées et le port d'armes, sur les infractions à la défense d'exporter des armes, de l'argent et des denrées[61]. Quelle garantie pouvaient offrir ces hommes qui, aux termes mêmes de leur nomination, procédaient sans suivre les formalités voulues, punissaient les crimes réputés impunis, et restituaient au roi ce qui avait été usurpé ? Ils devaient, il est vrai, demander des instructions au roi ou bien au parlement dans les circonstances qui offraient de la gravité ; mais cela était abandonné à leur discrétion[62]. En un mot, les enquêteurs et les réformateurs, qui étaient institués pour soulager le peuple et le mettre à l'abri des abus administratifs, devinrent eux-mêmes un fléau plus redoutable que celui qu'ils avaient mission d'empêcher et de punir. Heureusement, on pouvait appeler au parlement de leurs décisions. Les Olim renferment la mention de plusieurs de ces appels, qui furent souvent jugés en faveur des plaignants.

A la fin du règne de Philippe le Bel, la juridiction des commissaires généraux s'étendait à tout, sauf aux causes civiles. Sous prétexte qu'on avait usurpé les droits du roi, ils extorquaient de l'argent et faisaient signer des obligations de payer de fortes sommes[63]. Ils ne pouvaient destituer les baillis, mais ils informaient contre eux. Le roi ou le parlement décidait, mais rarement la révocation était prononcée. Les abus de pouvoir les plus criants obtenaient toujours des lettres de rémission pour leurs auteurs[64]. Seuls la malversation et le détournement des deniers royaux étaient punis par le retrait de l'emploi et par la restitution des sommes indûment perçues[65]. On était bien loin du règne équitable et paternel de saint Louis, dont le souvenir était vivant chez le peuple. Le contraste rendait encore plus insupportable le gouvernement envahissant et tracassier de Philippe le Bel, qui ne connaissait d'autre loi que l'intérêt du prince, et de limite que celle que pouvait lui opposer la révolte.

 

 

 



[1] Voyez M. Peugeot, Olim, t. III, préface, p. XIX et suiv. — Pardessus, Essai sur l’organisation judiciaire, p. 133 et suiv.

[2] Ord., t. I, p. 446. — Voyez M. Beugnot, Olim, t. III, préface, p. XIX.

[3] Ord., p. 454.

[4] Ord., p. 536. Voyez d'autres exemples, p. 390, 475.

[5] Ordonnance concernant les bourgeoisies. Cette ordonnance fut faite au parlement de 1287. Ord., t. 1, p. 316.

[6] Poissy, jour de Saint-Vincent, 1310. Reg. XLII du Trésor des chartes, n° 133.

[7] Reg. XXX du Trésor der chartes, fol. 243.

[8] Voyez la liste des conseillers en 1285. Reg. LVII du Trésor des chartes, fol. 5.

[9] Delisle, Catalogue des actes de Philippe-Auguste, préface, p. LXXX.

[10] Delisle, Catalogue des actes de Philippe-Auguste, préface, p. LXXIX.

[11] De re diplomaticus, p. 12.

[12] Reg. XLIV du Trésor der chartes, fol. 3.

[13] L'ordenance des parlemenz (vers 1307). Bibl. imp., Cartul. 170, fol. 169.

[14] Reg. LVII du Trésor des chartes, fol. 41.

[15] Arch. de l'Emp., K. 36, 37 et 38, et JJ. 35 à 44, passim.

[16] Ordonnance de Philippe le Bel. Reg. LVII, fol. 50. Tessereau, dans son Histoire de la chancellerie, p. 10, prétend que les trois clercs du secret existaient du temps de Philippe le Bel ; cela est inexact.

[17] Desselles, Mém. sur le Trésor des chartes, p. 22. Voyez l'original des lettres de création de cet office, Trésor des chartes, J. 476, n° 1. Bordier, Arch. de la France, p. 131. — Ce que je dis ici du Trésor des chartes est le fruit de mes remarques personnelles sur les registres originaux.

[18] Olim, passim. Il y avait pourtant quelques chevaliers ; on trouve un Jean, sire de Vaucelles, chevalier, bailli de Touraine en 1313. Trésor des chartes, Reg. XXXII, n° 12. — Gille de Maubuisson, seigneur de Montigny. Id., n° 94.

[19] Jean d'Aunai, chevalier, sénéchal de Carcassonne en 1308. Trésor des chartes, Reg. XL, n° 63. — Guichard de Marziac, sénéchal de Toulouse en 1312. Ibid., Reg. XLVI, n° 238. — Eustache de Beaumarchais, gouverneur de Navarre et sénéchal de Toulouse, était de bonne noblesse. Voyez Anélier, Guerre de Navarre, publ. par Fr. Michel.

[20] Un bailli de Courtenay, A. I., J. 415, n° 170, en 1308. — Un bailli de Hesdin, au comte d'Artois, en 1294. S. 5061, etc.

[21] Or. J. 237, n° 6 (en 1221), et L. 1199.

[22] Ord., t. I, p. 360.

[23] Trésor des chartes, Reg. XXX, fol. 199 v°.

[24] Voyez l'instruction rédigée en langue française qui fut remise en 1294 à un sergent chargé de transmettre aux sénéchaux du Midi l'ordre de convoquer les députés des églises. Bibl. imp., mss. Balme, 10312 A, fol. 22 v°.

[25] Ordonnance de 1314. Notices et extraits, n° 40.

[26] Reg. de la Chambre des comptes, P. 2289, p. 870.

[27] Ord., t. I, p. 360 (1303). — Ibid., p. 463 (1306).

[28] Ord., p. 360 (1303).

[29] Voyez le compte des bailliages et des prévôtés de France de 1299. B. I., suppl. franç. 4743.

[30] Les bénédictins citent un registre du Trésor des chartes (Reg. XXXV, fol. 35, n° 52). J'ai vérifié la citation, il n'y est fait mention que des baillis de Sens, d'Auvergne, de Bourges, de Senlis, d'Amiens et de Vermandois.

[31] A Orléans, Guillaume Tibout, garde de la prévôté. Trésor des chartes, J. 148 n° 16, en 1293.

[32] A Poissy, en 1312, accord entre le sous-bailli et le maire de la commune. Trésor des chartes, J. 387, n° 18, et en 1310. Olim, t. III, p. 489.

[33] Bibl. de l'École des chartes, 4e série, t. I, p. 214 et 215.

[34] Organisation judiciaire du Languedoc. Bibl. de l'École des chartes, 4e série, t. I, p. 211 et suiv.

[35] Organisation judiciaire du Languedoc. Bibl. de l'École des chartes, 4e série, t. I, p. 208 et suiv.

[36] Ils gardaient les bénéfices ecclésiastiques saisis. — Doat., 155, p. 271. Lettre du roi au sénéchal de Toulouse, 1290. — Voyez les Olim, passim.

[37] Ord., t. I, p. 399.

[38] Ord., p. 363. 27 mai 1308. Trésor des chartes, Reg. XLII, n° 1.

[39] Ord., p. 296, 363 et 399.

[40] Ord., t. I, p. 319 et 362.

[41] Trésor des chartes, Reg XLI, n° 167, et XLVIII, n° 130.

[42] Ordonnance sur la manière dont les sénéchaux et autres officiers doivent à leur première assise, à la requête des consuls, jurer de garder les ordonnances de saint Louis, 1303. — Trésor des chartes, Reg. XXXVII, n° 10.

[43] Olim, t. II, p. 97, et note 24, p. 863.

[44] Mesnard, Histoire de Nismes, t. I, preuves, p. 134, en 1294. Voyez une permission dans ce genre donnée per le roi à un bailli en 1303. Trésor des chartes, Reg. XLII bis, fol. 2.

[45] Ord., t. I, p. 387.

[46] Olim, t. III, p. 823, en 1313.

[47] Olim, t. II, p. 188.

[48] Lettre du 18 octobre 1285. Bibl. imp., collection de Languedoc : continuation de l'Histoire générale de Languedoc (par dom Bourotte), t. LXXI, fol. 55.

[49] Coll. de Languedoc, t. LXXI, p. 55 ; et Doat., 156, fol, 1.

[50] Doat., 156, fol. 88.

[51] Or. Trésor des chartes, J. 199, n° 42.

[52] En 1302, en Gascogne, procédures de Guy, évêque de Soissons, et de l'archidiacre d'Auge. Or. J. 387, n° 15.

[53] Nomination de Philippe, chancelier de l'Église de Bourges, et de P. de Sainte-Croix. Or. K. 166, n° 103 (mercredi après Sainte-Luce 1302). Voyez d'autres lettres semblables du même mois. Trésor des chartes, Reg. XXXVI, fol. 11 et 12, 13 r° (pour le bailliage de Senlis).

[54] Ord., t. I, p. 358, § 4.

[55] Voyez pour le Languedoc les listes données par dom Bourotte. Coll. de Languedoc, t. LXXI, p. 56 et 57 ; et pour le reste de la France, Trésor des chartes, Reg. XXXV, n° 198 et 199.

[56] Or. Trésor des chartes, J, 365, n° 5, 16 février 1303, vieux style ; et Reg. L, fol. 91.

[57] J. 365, n° 6, et Reg. L, fol. 90, v°, même date.

[58] Olim, t. III, p. 231.

[59] Trésor des chartes, Reg. XLI, fol. 212 r°.

[60] Olim, t. III, p. 777.

[61] Lettres de nomination d'enquêteurs. Reg. XLI du Trésor der chartes, fol. 111.

[62] Olim, t. III, p. 588, en 1310 ; p. 788, p. 812.

[63] Olim, p. 988.

[64] Rémission pour Guichard de Marziac, sénéchal de Toulouse, des excès commis par lui dans ses fonctions. Avril 1312. Trésor des chartes, Reg. XLVI, n° 233. — Rémission pour un sergent royal qui avait mutilé un homme, qui depuis avait été condamné à mort. Août 1314. Id., Reg. L, n° 55.

[65] Olim, t. III, p. 579. Le bailli d'Amiens destitué, en 1300, pour concussion.