LA FRANCE SOUS PHILIPPE LE BEL

 

LIVRE SIXIÈME. — DU TIERS-ÉTAT.

 

 

CHAPITRE PREMIER. — DES COMMUNES.

 

Décadence des communes jurées. — Leur nombre diminue. — Philippe le Bel n'accorde aucune charte de commune. — Les communes maintenues dans les fiefs pour contre-balancer l'autorité seigneuriale. —Les communes en tutelle. — Le parlement surveille la gestion des magistrats municipaux. — Déplorable situation financière des communes. — Causes de cet état de choses, les vices de l'organisation communale et les exactions du fisc. — Plusieurs communes font banqueroute. — Comment le parlement liquidait leurs dettes. — Plusieurs villes renoncent à leurs droits de commune. — Constitutions municipales octroyées par Philippe le Bel. — L'élément populaire supprimé. — Elections à deux degrés. — Listes de présentation. — Les magistrats municipaux sont considérés comme agents royaux.

 

Dans les chapitres précédents, j'ai successivement exposé les rapports du roi avec les trois ordres de la nation réunis dans les états généraux, avec la noblesse et avec le clergé ; il me reste à montrer quelle fut son action sur le tiers état. Cette étude sera l'objet du présent livre, qui sera court, car je ne puis ni ne dois entrer dans les détails de l'administration municipale ; je me bornerai à présenter' quelques considéra-fions générales et à citer quelques faits qui permettront d'apprécier si l'influence de Philippe le Bel fut utile ou funeste aux classes inférieures de la société.

La décadence des communes jurées, qui date de Philippe-Auguste, avait marché pendant tout le treizième siècle et était arrivée à son dernier période au commencement du siècle suivant. Est-ce à dire que les progrès du tiers état furent arrêtés ? Loin de là, ils continuèrent sans interruption, mais dans une autre direction que celle qu'ils avaient prise tout d'abord. La commune, qui fut au douzième siècle l'expression la plus complète de l'émancipation, n'était qu'une des formes que la liberté était susceptible de recevoir. C'était l'indépendance armée, révolutionnaire ; son caractère distinctif est l'isolement. Elle était merveilleusement appropriée du reste pour combattre les petites tyrannies féodales. Elle dut s'effacer peu à peu devant la formation des grands fiefs et surtout devant les conquêtes de la centralisation monarchique, dont elle fut d'abord l'auxiliaire. Les vieilles communes tombèrent sous la surveillance immédiate des agents royaux ; plusieurs même disparurent. En consultant le tableau des villes qui envoyèrent des députés aux états de 1308, on trouve désignées sous le titre de communautés une foule de localités dont l'érection en commune avait été confirmée au douzième siècle par des chartes royales insérées dans le recueil des ordonnances.

Il ne fut pas accordé une seule charte de commune pendant le règne de Philippe le Bel : ce fait est caractéristique. Un très-petit nombre furent confirmées[1]. Le parlement poursuivait avec persévérance les communes, et se servait pour les frapper des désordres qui éclataient fréquemment dans leur sein ; mais sa conduite variait suivant qu'il s'agissait d'une ville du domaine royal ou d'une commune soumise à un seigneur : les premières, il les supprimait ; quant aux autres, il les punissait fortement, mais il les laissait vivre. La commune de Laon, abolie en 1295[2], fut rétablie peu de temps après[3], l'évêque, dont elle dépendait, ayant eu le malheur de déplaire au roi ; il en fut de même à Amiens[4]. Celle de Beauvais fut obligée de payer une grosse amende, à la suite de débats scandaleux et violents avec son évêque, mais elle eut la consolation de voir son ennemi condamné à payer six mille livres tournois. Le parlement suivait l'ancienne politique des rois, de contenir la féodalité par les communes[5] ; il saisissait aussi toutes les occasions d'intervenir dans l'administration intérieure des cités, même dans les terres des grands feudataires. En 1308, la commune d'Abbeville ayant eu son maire et ses échevins destitués et jetés en prison par le sénéchal du comte de Ponthieu, sur la dénonciation des chefs de métiers, qui les accusaient de malversation, le prévôt royal de Saint-Riquier commença par les réintégrer dans leurs fonctions ; un peu plus tard seulement le roi fit mettre l'échevinage sous sa main et ordonna une enquête.

Toutes les communautés, quelle que fût leur condition, depuis la commune la plus puissante, jouissant de la juridiction, jusqu'au plus humble hameau, étaient considérées comme mineures. Le tuteur légal était, à la fin du treizième siècle, pour les villes de commune, le roi, qui s'était déclaré le protecteur de toutes les communes du royaume, même de celles qui étaient établies dans les domaines des grands feudataires[6]. Cette tutelle finit par devenir onéreuse. Elle fut une des causes du prompt développement que prit, à la fin du treizième siècle, la centralisation administrative. Les communes qui, du temps de saint Louis, avaient une certaine liberté d'action, qui géraient leurs biens avec le contrôle du seigneur ou des agents royaux, ne purent plus faire aucun acte important sans l'autorisation préalable du roi[7].

Le gouvernement réprimait avec sévérité dans les communes du domaine les mouvements populaires, les pétitions collectives, les assemblées de citoyens, qui jouaient un si grand rôle dans les anciennes communes. En 1291, les Rouennais dénoncèrent à l'autorité la gestion de leurs magistrats. Les comptes des maires qui avaient administré pendant les dix dernières années furent examinés par ordre du parlement et trouvés en règle. La cour du roi fit, en proclamant le résultat de cette enquête, une déclaration de principe qui mérite d'être rapportée. Elle prononça que lorsque les comptes des villes lui paraîtraient suspects, elle les ferait corriger de sa propre autorité, car c'était à elle et non au commun qu'il appartenait d'intenter des poursuites de ce genre ; et que désormais elle écouterait plus volontiers la plainte d'un ou de deux citoyens que celle du commun, attendu les périls qui étaient le résultat des excitations et ces commotions populaires[8]. Le parlement soutenait le principe d'autorité, même quand il résidait dans les magistrats communaux, ce qui ne l'empêchait pas de les faire emprisonner quand la commune ne payait pas régulièrement les impôts[9]. Pour empêcher les malversations dans l'administration financière des bonnes villes, saint Louis prescrivit aux maires de venir chaque année rendre leurs comptes à Paris devant des commissaires désignés pour les entendre[10]. Cette sage mesure est encore en vigueur sous Philippe le Hardi, mais on n'en trouve plus trace sous Philippe le Bel, car l'examen des comptes de la commune de Rouen, dont il a été question plus haut, constitue un fait isolé. L'ordonnance de saint Louis parait même être tombée en désuétude dès Philippe le Hardi, car un inventaire des archives de la chambre des comptes, rédigé en 1325, mentionne les comptes des villes seulement depuis 1259 jusqu'à 1281[11]. Mais la bonne gestion des deniers municipaux ne demeura pas sans garanties ; elle fut surveillée par les magistrats royaux. Un arrêt du parlement de Toulouse, de 1279, avait donné le choix aux consuls de cette ville de rendre leurs comptes au viguier royal de Toulouse ou aux personnes instituées à Paris par le roi pour recevoir ceux des communes de France[12]. Le parlement intervenait à chaque instant dans l'administration des villes. Un arrêt de l'an 1291, relatif aux villes de Noyon et de Ham, qui n'est pas dans les Olim, donne de précieux renseignements sur la manière dont il liquidait les dettes des communes. On convoquera par deux proclamations successives tous les créanciers. Ceux qui ne comparaîtront pas à l'une de ces deux sommations seront considérés comme déchus de leurs droits. On examinera les titres des créanciers : ce qui est usuraire sera retranché, et les dettes constatées légitimes subiront elles-mêmes une réduction fixée d'accord avec les créanciers. Une enquête sera faite sur ceux qui ont administré la commune : ceux qu'on reconnaîtra coupables rembourseront ce qu'ils lui auront fait perdre avec le produit de leurs biens, meubles et immeubles, même ceux qui auraient passé dans d'autres mains. Cette disposition avait pour objet d'atteindre les comptables qui auraient fait des cessions fictives de leurs biens. Le surplus des dettes sera éteint au moyen de la vente des biens communaux. Ceux qui possèdent des rentes à vie sur une ou deux communes produiront leurs titres : s'ils ont joui de la rente pendant un temps suffisant, eu égard au prix d'achat, le payement des arrérages sera suspendu jusqu'à l'extinction des dettes. Pour bien comprendre cet article, il faut se rappeler que les constitutions de rente se faisaient à un taux d'intérêt très-élevé ; il en résultait que les intérêts, accumulés pendant un laps de temps assez court, formaient une somme équivalente à celle qui avait été versée par le rentier. Quant aux villes elles-mêmes, il leur fut interdit d'intenter aucun procès sans une autorisation du parlement[13].

On est frappé de voir combien de communes furent ruinées sous Philippe le Bel. Rien de plus déplorable que la situation financière de Reims, de Rouen, d'Amiens et de Provins[14]. Cet état de choses tenait sans doute jusqu'à un certain point à la constitution communale. Beaumanoir trace un tableau éloquent des fraudes mises en œuvre pour éluder l'obligation imposée aux magistrats municipaux de rendre leurs comptes en sortant de charge. Les fonctions de maire étaient devenues, par suite d'intrigues, le partage des membres de quelques riches familles bourgeoises se succédant tour à tour dans le gouvernement de la cité. Les nouveaux élus ne demandaient point de comptes sérieux à leurs prédécesseurs : le contrôle des agents royaux était indispensable. Cependant, on ne pouvait lever de tailles extraordinaires au profit de la commune sans lettres du seigneur[15] ou du roi[16]. Si le seigneur refusait la permission, le roi l'accordait quand l'établissement de l'impôt paraissait utile[17]. Mais le mauvais état des finances des communes doit aussi et pour la plus grande partie être attribué à Philippe le Bel lui-même, à ses exigences démesurées, aux amendes énormes dont le parlement frappait les infractions aux ordonnances[18], et aux extorsions des commissaires extraordinaires. Le mal devint tel, que l'on vit — et je n'ai pas rencontré d'exemple de ce fait antérieur à ce règne — des communes écrasées de dettes faire abandon général de tous leurs biens et même de leurs privilèges, de leur droit de commune et de leur justice. C'était, qu'on me permette de parler ainsi, de véritables faillites.

En 1308, le maire et les jurés de la commune de Corbie, d'un consentement unanime, considérant leurs charges communes, ainsi que la multitude de dettes et de rentes à vie qui les grevait, et tellement accablés par les emprunts qu'ils ne pouvaient plus espérer de se relever, transportèrent au roi Philippe, à perpétuité, leur commune et tous les droits qui y étaient attachés, leurs propriétés, leurs marais, leurs tourbières, les murs et les portes de la ville, le beffroi et les prisons[19]. On enleva le battant de la grosse cloche du beffroi pour marquer que la commune avait cessé d'exister[20].

Un certain nombre de localités reçurent de Philippe le Bel une constitution différente de celle des communes, mais assise sur des bases assez libérales. Ce qui distingue ces privilèges, c'est la concession de droits civils étendus ; les droits politiques au contraire y sont restreints. La royauté voyait dès lors avec défiance la participation des classes inférieures à l'administration des villes. Dans les communes, les magistrats étaient le produit de l'élection de tous les citoyens. A partir de Philippe le Bel, les privilèges accordés aux communautés n'admirent pas, sauf quelques rares exceptions[21], la nomination directe des maires par le peuple. Dans le Nord, l'élection fut généralement établie à deux degrés : les habitants élisaient plusieurs prudhommes, qui choisissaient les échevins dans leur sein ou parmi les autres citoyens[22]. Dans le Midi, les consuls étaient choisis par le viguier ou le bayle royal, sur une liste présentée par les consuls, ou par les consuls eux-mêmes, en présence d'un officier royal[23]. La même remarque s'applique aux chartes de privilèges octroyées par les seigneurs, lesquelles chartes n'avaient force de loi qu'après avoir été sanctionnées par le roi[24]. L'élection à deux degrés fut même substituée dans quelques cités à l'élection directe, qui y était en usage depuis longtemps[25]. Dès lors commença la transformation des magistrats municipaux en magistrats royaux.

 

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CHAPITRE DEUXIÈME. — DES BOURGEOISIES ROYALES.

 

A la liberté communale, qui était locale, la royauté oppose la bourgeoisie royale, qui était individuelle et indépendante du domicile à la fin du treizième siècle. — La plupart des hommes libres se font les bourgeois du roi, au détriment des seigneurs. — Plaintes de la noblesse. — Conditions requises pour être admis dans la bourgeoisie royale. — Résultats de l'établissement des bourgeoisies.

 

Le citoyen d'une commune ne trouvait protection que dans l'enceinte de sa ville ; partout ailleurs il était exposé sans défense aux poursuites des seigneurs. S'il allait se fixer dans une terre où la servitude était établie, il perdait sa liberté, car la servitude s'acquérait par prescription, après un séjour d'un an et un jour. Au treizième siècle, les habitants d'une ville du domaine étaient bourgeois du roi, et cette qualité les suivait et les protégeait dans toutes les parties du royaume. Ils échappaient en matière personnelle à la juridiction des seigneurs dont ils habitaient les fiefs. La qualité de bourgeois du roi s'obtenait par l'admission dans une ville royale, moyennant le payement de droits de jurée. Il arriva qu'à la fin du treizième siècle presque tous les hommes libres qui vivaient sous la domination des feudataires s'avouaient bourgeois du roi, et que les seigneurs virent anéantir leur juridiction.

La noblesse se plaignit : ses réclamations étaient fondées, une ordonnance de l'an 1287 prévint les abus sans porter atteinte aux droits du prince et aux immunités des bourgeois. Le droit de bourgeoisie fut ainsi réglé « pour oster les fraudes et les malices qui se faisaient par ochoison d'icelles bourgeoisies, dont li subgiet estoient durement grevés et durement plaignant ».

Celui qui voulait entrer en bourgeoisie devait aller trouver le prévôt ou le maire de la ville où il voulait s'établir, et lui dire : « Sire, je vous requiers la bourgeoisie de cette ville et suis apparellez de faire ce que j'en doi faire ». Le prévôt ou le maire le recevait en présence de deux ou trois témoins, après lui avoir fait jurer qu'il achèterait dans l'an et jour une maison de la valeur de soixante sous parisis au moins. Il promettait en outre révérence au roi et à la ville, et s'engageait sur hypothèque de ses biens à remplir ses promesses[26]. On lui donnait ensuite un sergent pour aller avec lui signifier à son ancien seigneur son entrée dans la bourgeoisie de cette ville. Le nouveau bourgeois devait demeurer dans la ville dont il était membre, depuis la veille de la Saint-Jean jusqu'à la Toussaint, sauf en cas de maladie ou pour pèlerinage, et encore pouvait-il, pendant, ce temps, s'absenter avec sa femme pour faire sa moisson, ses foins ou ses vendanges. Celui qui n'était pas marié devait avoir continuellement un valet au lieu de son domaine, depuis la Saint-Jean jusqu'à la Toussaint, et à cette condition, il lui était permis*de s'absenter toute l'année « pour ses besoignes faire », pourvu qu'il revînt assister aux quatre grandes fêtes annuelles. On était bourgeois tant qu'on n'avait pas solennellement renoncé à la bourgeoisie. L'article 7 n'a pas été compris par Laurière ; ce savant jurisconsulte l'analyse ainsi : Le bourgeois et °la bourgeoise seront justiciables de corps et de meubles du seigneur auquel ils auront fait nouvel aveu. L'article porte que le seigneur dont le nouveau bourgeois aura quitté la terre, aura la connaissance des délits commis par lui pendant les trois mois qui auront précédé son entrée en bourgeoisie, quand le délit sera notoire et que le seigneur l'aura prouvé devant la justice de la ville, dans les trois mois de la réception[27]. Les hommes libres étaient seuls admis dans la bourgeoisie. Le roi avait d'abord stipulé que cette ordonnance ne serait pas applicable dans les pays de frontière[28]. En 1293 il la rendit exécutoire dans tout le royaume. En 1295, il interdit de faire aucune bourgeoisie en Champagne[29].

Mais tous ces règlements furent illusoires : les bourgeoisies continuèrent à être personnelles, les bourgeois du roi remplirent les fiefs des barons[30], ainsi que l'attestent les plaintes de la noblesse de Champagne, en 1315[31]. Les bourgeois étaient efficacement protégés. En 1290, le bailli d'Auvergne ordonna au prévôt de Brioude de défendre au chapitre de cette ville de vexer plusieurs habitants qui étaient bourgeois du roi, soit en les citant en jugement, soit en les excommuniant, et de l'y contraindre par la saisie du temporel[32].

Par l'institution des bourgeoisies du roi, la liberté, qui avec le régime communal était locale, devint personnelle. L'homme du roi fut l'homme libre par excellence, la liberté le suivait dans les fiefs des seigneurs, au milieu de populations soumises à l'esclavage ; c'était le civis romanus du moyen âge ; mais à côté de cet homme heureux, que d'autres hommes étaient déshérités de la liberté !

 

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CHAPITRE TROISIÈME. — DES AFFRANCHISSEMENTS.

 

Affranchissements généraux des serfs du domaine en Languedoc. — Les serfs affranchis deviennent propriétaires. — Effroyables abus de pouvoir qui amenèrent l'émancipation des serfs du Midi. — Exactions et tyrannie de P. de Latilly et de R. de Brillac. — Histoire des habitants de Laurac. Justice de Philippe le Bel. — Nombreux affranchissements individuels de la part des seigneurs. — Ces actes n'étaient valables qu'après avoir été confirmés par le roi. — Pourquoi ? — Motifs des affranchissements. Considérants remarquables de la charte d'affranchissement du comté de Valois. — Progrès de la civilisation arrêtés par la guerre de cent ans.

 

Louis X, dans une ordonnance célèbre, affranchit les serfs du domaine royal[33]. Il généralisa ce que son père avait fait pour plusieurs provinces de la couronne. En 1298, Philippe le Bel donna la liberté aux serfs du domaine royal dans les sénéchaussées de Toulouse et de Carcassonne[34]. Ces serfs se divisaient en deux classes, en hommes de corps, véritables serfs, et en hommes de caselage ; ces derniers libres de leur personne, mais cultivant des terres serviles. Souvent ces deux qualités étaient réunies. Ces deux classes de serfs reçurent l'ingénuité la plus parfaite ; le roi exprima formellement qu'il ne réservait aucun des droits des patrons sur les affranchis. Cette dernière clause peut paraître singulière ; car, dans le droit du moyen âge, l'esclavage personnel n'existant pas, du moins en France, l'affranchissement brisait tout lien entre le maitre et le nouvel homme libre, qui jouissait de tous les droits de l'homme né dans la plénitude de la liberté : c'est là une phrase de légiste, une réminiscence du droit romain. Ce bienfait ne fut pas gratuit : les serfs de caselage durent payer à l'avenir un cens annuel de douze deniers tournois, pour chaque septerée de terre. Les auteurs qui ont traité de l'histoire de l'abolition de l'esclavage[35] n'ont point fait attention à une disposition qui est d'une importance capitale, que les terres qui étaient tenues en caselage le seraient désormais en emphytéose[36]. On sait que l'emphytéose était un bail à long terme, révocable seulement par suite de la cessation du payement de la rente : or, ici, il n'y avait point de terme fixé ; il en résulta que les serfs du Languedoc reçurent non-seulement la liberté, mais encore devinrent propriétaires. Cette mesure si libérale fut dictée à Philippe par le désir de faire oublier aux populations méridionales une série d'actes tyranniques dont elles avaient été les victimes. Il avait à cœur de réparer des abus de pouvoir monstrueux, qui sont complètement inconnus et dont on douterait si les pièces officielles ne venaient accumuler les preuves de leur existence[37].

On trouve dans le supplément du Trésor des chartes une grande quantité de rouleaux originaux, remontant à l'année 1298, et renfermant tous des plaintes des villes du Midi contre Pierre de Latilly et Raoul de Brillac, chevalier. J'ai reconnu qu'ils concernent tous une accusation portée par les communautés du Languedoc contre ces deux personnages, et qu'ils contiennent les mêmes griefs. Je prends au hasard la plainte des consuls de Laurac. Ce qui se passa à Laurac se passa identiquement dans les autres villes ou villages de la sénéchaussée de Toulouse. Pierre de Latilly et R. de Brillac furent envoyés par le roi en qualité de réformateurs et d'enquêteurs généraux : ils étaient chargés de revendiquer les domaines usurpés, de réclamer les payements des dettes dues au fisc, en un mot de faire de l'argent par tous les moyens possibles[38]. Ils comprirent leur mission, mais ils allèrent trop loin pour ne pas être désavoués. Par leurs ordres, un de leurs agents se rendit à Laurac avec une suite nombreuse de sergents, rassembla les consuls et soixante notables, et leur déclara qu'il était envoyé par les seigneurs commissaires pour lever les sommes dues pour hommages et caselage (droits dus par les hommes de corps et de caselage), ainsi que pour infraction aux ordonnances sur les monnaies. Il engagea les consuls à transiger avec lui. Ceux-ci repoussèrent cette demande, alléguant que si quelques habitants devaient quelque chose au roi, on pouvait les poursuivre, mais que la communauté n'était pas solidaire. L'envoyé leur ordonna de se rendre à Toulouse à jour fixe, pour comparaître devant les enquêteurs. Sur leur refus de jurer d'obéir à cet ordre, il les tint prisonniers, et fit chasser de leurs maisons les femmes et les enfants de ceux qui étaient présents. Ils cédèrent enfin et jurèrent d'aller à Toulouse. Ils trouvèrent dans cette ville les réformateurs, qui leur proposèrent de nouveau une transaction : ils refusèrent et furent constitués prisonniers dans la ville. Au bout de plusieurs jours ils se soumirent et s'engagèrent en pleurant à payer une somme de trois mille livres tournois. Chacun d'eux fut obligé de se porter caution pour la somme entière. Un délégué des commissaires se rendit à Laurac, convoqua les habitants et soumit à leur acceptation le traité : ils ne voulurent pas le ratifier. Les sergents firent évacuer les maisons et en apportèrent les clefs au lieutenant des enquêteurs. Toute résistance était inutile devant de semblables violences, les habitants promirent ce qu'on voulut[39]. En un grand nombre d'endroits, les commissaires firent payer les droits de caselage à des hommes libres : on les tourmentait de toute manière pour les amener à composition[40].

Ces odieuses manœuvres se renouvelèrent dans trop de localités pour ne pas soulever une tempête. Les consuls des communautés ainsi dépouillées et violentées portèrent leurs plaintes au pied du trône. Philippe s'émut et ordonna une enquête qui fit connaître la vérité. Ce fut alors que fut rendue l'ordonnance qui affranchissait les serfs du Languedoc et où il déclara nulles et non avenues les procédures de P. de Latilly et de R. de Brillac, ainsi que les concessions de finances qu'ils avaient extorquées[41]. Comme le recouvrement des droits dus par les serfs avait été la source des exactions des commissaires généraux, en abolissant la servitude, Philippe prévint le retour de semblables faits. On est heureux de constater qu'il valait mieux que ses agents et que son cœur n'était pas fermé à la justice et à la pitié. En 1303, cette mesure libérale fut étendue aux sénéchaussées d'Agenais, de Rouergue et de Gascogne[42]. Le roi donna la même année pouvoir à G. de Gilly d'affranchir ses hommes de corps du bailliage de Caen[43].

Cet exemple fut suivi par les seigneurs, dont un grand nombre émancipèrent en masse leurs serfs : les affranchissements individuels ne furent- pas moins fréquents ; mais ces manumissions, soit générales, soit particulières, n'étaient valables qu'après avoir été confirmées par le roi. Cet usage n'était pas nouveau : on le trouve établi dès saint Louis, et il existait sans doute longtemps auparavant.

Ces confirmations ne s'obtenaient qu'en payant un droit, elles n'avaient même d'autre origine et d'autre objet que le payement de ce droit.

Le serf, bien que le christianisme le proclamât devant Dieu l'égal de son maître, n'était aux yeux de la loi qu'une propriété ; ce n'était pas l'esclave antique, une chose dont on eût le droit d'user et d'abuser, qu'on pût transporter, vendre, échanger à son gré. Il faisait en quelque sorte partie du sol sur lequel il était, couchant et levant, pour me servir de l'expression consacrée ; l'affranchir, c'était lui donner la faculté d'aller où bon lui semblerait, par conséquent lui permettre de quitter la glèbe à laquelle il était attaché, c'était diminuer la valeur de la terre ; et comme cette terre était un fief, c'était abréger le fief ; et comme du roi relevaient tous les fiefs, c'était nuire au roi que d'affranchir un serf. De là, nécessité de la confirmation royale, et, partant, d'une indemnité qui compensât la perte éprouvée[44]. Cela explique pourquoi les registres de la chancellerie renferment un si grand nombre de confirmations d'affranchissements faits par les seigneurs dans les provinces les plus éloignées[45]. La plupart de ces actes, qui étaient les titres les plus précieux des gens du tiers état, puisqu'ils constataient leur liberté, étaient rédigés en français.

Il ne faut pas attribuer ces nombreux affranchissements exclusivement à un sentiment louable d'équité : ils étaient surtout dictés par le besoin d'argent : toutefois on ne saurait méconnaître que leurs auteurs n'aient senti qu'en donnant, même pour un motif d'intérêt, la liberté à leurs serfs, ils accomplissaient un devoir sacré. Écoutons plutôt le préambule de l'acte dans lequel Charles de Valois affranchit les serfs du Valois :

« Comme créature humaine, qui est formée à l'image nostre Seigneur, doie généralement estre franche par droit naturel, et, en aucun pais et certains lieus, ceste naturel liberté ou franchise, par le jou de servitude (qui tant est haineuse), soit si effaciée et occurcie que les homes et fames qui habitent es pais et lieus dessus diz, en leur vivant sont réputés ains corne morz, et à la fin de leur doleureuse et chétive vie, si estroitement liez et démenez que des biens que Dieu leur a presté en cest siècle et que il ont acquis par leur propres labours, et acreuz et gardez par leur pourvéance, il ne puevent en leur derrenne volonté disposer ne ordener, ne accroistre en leurs propres fils, filles et autres prochains. Nous meuz de pitié, pour le remède et salu de nostre ame, et pour considération de humanité et de commun profit, donnons et ouctroions très plénière franchise et liberté perpétuel à toutes personnes... de nostre comté de Valois[46]. »

Ce noble langage est empreint, à un haut degré, de compassion envers le malheur qu'enseigne le christianisme ; mais on y trouve aussi, ce qui est nouveau, un sentiment profond de légalité et du droit des hommes à la liberté. La servitude y est appelée haineuse ; Charles de Valois proclame qu'il agit pour le salut de son âme et « pour considération de l’humanité ». Le rédacteur de cette charte devait être à la fois un prêtre et un légiste, sans doute quelque membre du parlement. Si on rapproche de cet acte la belle déclaration de Louis X : « Comme chacun, par droit de nature, doit être franc...[47] », on reconnaitra que la civilisation était en progrès, et que le temps n'était peut-être pas éloigné où la servitude allait disparaitre dans toute la France. La guerre de cent ans vint fermer cet avenir de prospérité et de bonheur.

 

 

 



[1] Reims, 1309. Ord., t. XII, p. 381. — Rouen, décembre 1309. Ord., t. Il, p. 412, mais en faisant des réserves.

[2] Olim, t. II, p. 384.

[3] Février 1297. Ord., t. XI, p. 388, mais avec cette restriction qui fut tenue comme une menace suspendue au-dessus de la commune, quamdiu nobis placuerit.

[4] Ord., t. XII, p. 367.

[5] Arrêt du parlement du 13 juin 1308. Reg. XLII du Trésor des chartes, fol 107 v°.

[6] Le parlement posait ce principe. Voyez une enquête de la fin du treizième siècle sur les franchises du consulat de Cahors. Il y est dit que tout différend entre l'évêque et la commune au sujet des droits municipaux devait être porté au parlement. Suppl. du Trésor des chartes, J. 1029, n° 8.

[7] Les aliénations de biens communaux au milieu du treizième siècle, pour lesquelles on n'exigeait d'autre formalité que le consentement de la commune, furent soumises à l'approbation royale. « J'entend que borjois ne puet pas aliéner la chose de la commune sanz le commendement du roy. »

[8] Olim, t. II, p. 526 et 527.

[9] En 1310, les échevins de Reims furent mis en prison pro debito regio. Varin, t. II, p. 3.

[10] Ord., t. I, p. 82.

[11] Historiens de France, p. 521. D. Tabula Roberti Mignon.

[12] Bibl. imp., Cartulaire de Toulouse, Cartul. 74, fol. 24.

[13] Trésor des chartes, Reg. XXXIV, fol. 36. (1290. In parlamento candalose.)

[14] Varia, Doc. inédits, t. I et II. — Chéruel, Histoire de Rouen. — A. Thierry, Amiens. — Bourquelot, Notice sur le cartulaire de Provins, Bibl. de l'École des chartes, 4e série, p. 434-439.

[15] Olim, t. II, p. 542, année 1311.

[16] Philippe permet aux habitants de Nonette en Auvergne de percevoir une taille extraordinaire qui sera répartie par quatre prudhommes sous la surveillance du châtelain. Arch. imp. Or. J. 1046, n° 5, en 1290. — Autorisation accordée aux Lyonnais pour lever des droits sur les marchandises qui s'y vendaient. 1295. Ord., t. XII, p. 330.

[17] En 1307, les échevins de Reims voulurent lever une taille, l'archevêque s'y opposa, le roi le leur permit. Cartul. de l’arch. de Reims, fol. 73. Arch. imp., département de la Marne. Voyez la même chose en 1300. Varin, t. II, p. 1.

[18] La ville de Carcassonne fut contrainte en 1308 de payer au roi 20,000 livres tournois, j'ignore pour quelle cause. Le roi lui permit de percevoir la onzième partie de tous les revenus mobiliers et immobiliers. Mai 1308. Or. Trésor des chartes. Carcassonne. — En 1306, la commune d'Amiens fut condamnée à 20,000 livres d'amende, super rescussa quatuor malefactorum bennitorum, Olim, t. II, p. 197. Voyez ibid., passim.

[19] Bouthors, Coutumes locales du bailliage d'Amiens, t. I, p. 340.

[20] Mémoires de la Société des antiquités de Picardie, t. II, p. 348.

[21] En 1286, le roi accorda aux habitants de Breteuil le droit d'élire chaque année deux personnes pour les gouverner, qui pourront appeler au conseil ceux des habitants qu'elles jugeront à propos. Ord., t. VIII, p. 24.

[22] Charte de Château-Thierry, 1301. Ord., t. XI, p. 348.

[23] Voyez les privilèges de la bastide de Marziac, en 1300. Ord., t. XII, p. 341.

[24] Privilèges de Tournai, Ord., t. XII, p. 371, en 1308. — Mêmes dispositions pour la bastide de la Peyrouse. Ibid., p. 380.

[25] Privilèges de Gardemont, en 1310. Ord., t. XIII, 383. — Mêmes dispositions pour Lunes, en 1312. Id., p. 390. — Montolieu. Id., t. VII, p. 399, en 1313.— Montcabrier, avril 1308. Id., t. XII, p. 362, etc.

[26] Voyez des procès-verbaux de bourgeoisie dans Mesnard, Histoire de Nîmes, t. I, preuves, p. 165, en 1310. On s'engagea à acheter dans les deux ans 50 livres tournois de bien-fonds.

[27] Ord., t. I, p. 314 et 315.

[28] Ord., t. I, p. 316.

[29] Trésor des chartes, Reg. XXXIV, pièce 32.

[30] Brussel, Nouvel usage des fiefs, p. 943. — Laurière, Instituts de Loisel, note, p. 70 et 71. — Olim, t. III, p. 431, en 1309.

[31] Ord., t. I, p. 576.

[32] Lettre de Jean de Trie, du 25 avril 1290. Or. Trésor des chartes, carton 1046, n° 1.

[33] Ord., t. I, p. 583.

[34] Ord., t. XII, p. 325 (avril 1298).

[35] Voyez édit. Biot, Histoire de l'abolition de l'esclavage, p. 352.

[36] Ord., t. XII, p. 335.

[37] Plaintes des consuls de Laurac. Suppl. du Trésor, des chartes, J. 896, J. 1031, n° 7, J. 1034, n° 48 ; — de Saint-Félix, J. 1036, n° 8 ; — de Montgaillard, J. 1033, n° 10 ; — de Castelnaudary, J. 1033, n° 11 ; — de Caincte-Gabelle, J. 1031, n° 9, et J. 1029, n° 2 ; — d'Hauterive, J. 1033, u€' 9 ; — de Puy-Laurent, J. 1024, n° 38 ; — de Villemur, J. 896, etc.,

[38] Vaissette, t. IV, p. 115. — Voyez la défense de P. de Latilly contre les consuls de Caincte-Gabelle. J. 1031, n° S.

[39] Rouleau intitulé : Isti sunt testes producti per consules de Lauraco, etc., examinati per mag. Sysnoneus Suavis, cantorum ecclesis Agen. et J. Antonii, leguns doctorein. J. 1031, n° 7.

[40] Vaissette, t. IV, Preuves, col. 113.

[41] Or. Trésor des chartes, suppl., J. 892, n° 3.

[42] Lettres patentes du vendredi après la Nativité de la Vierge, 1302-1303. Vaissette, t. IV, Preuves, col. 127.

[43] Trésor des chartes, Reg. XXXV, n° 48.

[44] En 1302, on voit les agents du fisc poursuivre un homme de mainmorte que son maître laissait libre. Olim, t. III, p. 85.

[45] Je citerai, entre autres : confirmation de l'affranchissement accordé à Jean de Lagrangue par le comte de Rinci, septembre 1310. — Trésor des chartes, Reg. XLVII, n° 66. — Conf. de l'affranch. de Jean de Boves par François, cardinal diacre de Sainte-Marie in Cosmedin et trésorier de l'église de Laon. Mai 1312. Id., Reg. XLVIII, n° 16. — Conf. de la manumission par Guillaume de Chatons, comte d'Auxerre, de Jean le Ragarat. Mai 1311. Id., Reg. XLVII, n° 141. — Conf. de l'affranch. de Vincent, dit Marchant, par Jean, sire de Dammartin. Mars 1314. Id., Reg. XLII, n° 11. — Antres en 1300. Id., Reg. XXVIII, nos 38 et 39. — En 1308. Id., Reg. XL, n° 152 et 153. — En 1312. Id., Reg. XLVIII, n° 208. En 1314. Id., Reg. L, n° 11, etc.

[46] 19 avril 1311. Reg. XXXII du Trésor des chartes, nunc Bibl. imp., Colbert, 9607, fol. 73. Cet affranchissement fut accordé moyennant 21,000 livres. Cartier, Histoire du Valois, t. II, p. 197 et 198. Les autres seigneurs du Valois affranchirent leurs serfs : en 1311, l'abbé de Valséri ; Gallia christiana, t. IX, p. 487. — Le seigneur de Nanteuil-le-Haudouin, Cartier, t. II, p. 199.

[47] Ord., t. I, p. 583.