CHAPITRE PREMIER. — DES COMMUNES.
Décadence des communes
jurées. — Leur nombre diminue. — Philippe le Bel n'accorde aucune charte de
commune. — Les communes maintenues dans les fiefs pour contre-balancer
l'autorité seigneuriale. —Les communes en tutelle. — Le parlement surveille
la gestion des magistrats municipaux. — Déplorable situation financière des
communes. — Causes de cet état de choses, les vices de l'organisation
communale et les exactions du fisc. — Plusieurs communes font banqueroute. —
Comment le parlement liquidait leurs dettes. — Plusieurs villes renoncent à
leurs droits de commune. — Constitutions municipales octroyées par Philippe
le Bel. — L'élément populaire supprimé. — Elections à deux degrés. — Listes
de présentation. — Les magistrats municipaux sont considérés comme agents
royaux.
Dans
les chapitres précédents, j'ai successivement exposé les rapports du roi avec
les trois ordres de la nation réunis dans les états généraux, avec la
noblesse et avec le clergé ; il me reste à montrer quelle fut son action sur
le tiers état. Cette étude sera l'objet du présent livre, qui sera court, car
je ne puis ni ne dois entrer dans les détails de l'administration municipale
; je me bornerai à présenter' quelques considéra-fions générales et à citer
quelques faits qui permettront d'apprécier si l'influence de Philippe le Bel
fut utile ou funeste aux classes inférieures de la société. La
décadence des communes jurées, qui date de Philippe-Auguste, avait marché
pendant tout le treizième siècle et était arrivée à son dernier période au
commencement du siècle suivant. Est-ce à dire que les progrès du tiers état
furent arrêtés ? Loin de là, ils continuèrent sans interruption, mais dans
une autre direction que celle qu'ils avaient prise tout d'abord. La commune,
qui fut au douzième siècle l'expression la plus complète de l'émancipation,
n'était qu'une des formes que la liberté était susceptible de recevoir.
C'était l'indépendance armée, révolutionnaire ; son caractère distinctif est
l'isolement. Elle était merveilleusement appropriée du reste pour combattre
les petites tyrannies féodales. Elle dut s'effacer peu à peu devant la
formation des grands fiefs et surtout devant les conquêtes de la
centralisation monarchique, dont elle fut d'abord l'auxiliaire. Les vieilles
communes tombèrent sous la surveillance immédiate des agents royaux ;
plusieurs même disparurent. En consultant le tableau des villes qui
envoyèrent des députés aux états de 1308, on trouve désignées sous le titre
de communautés une foule de localités dont l'érection en commune avait été
confirmée au douzième siècle par des chartes royales insérées dans le recueil
des ordonnances. Il ne
fut pas accordé une seule charte de commune pendant le règne de Philippe le
Bel : ce fait est caractéristique. Un très-petit nombre furent confirmées[1]. Le parlement poursuivait avec
persévérance les communes, et se servait pour les frapper des désordres qui
éclataient fréquemment dans leur sein ; mais sa conduite variait suivant
qu'il s'agissait d'une ville du domaine royal ou d'une commune soumise à un
seigneur : les premières, il les supprimait ; quant aux autres, il les
punissait fortement, mais il les laissait vivre. La commune de Laon, abolie
en 1295[2], fut rétablie peu de temps
après[3], l'évêque, dont elle dépendait,
ayant eu le malheur de déplaire au roi ; il en fut de même à Amiens[4]. Celle de Beauvais fut obligée
de payer une grosse amende, à la suite de débats scandaleux et violents avec
son évêque, mais elle eut la consolation de voir son ennemi condamné à payer
six mille livres tournois. Le parlement suivait l'ancienne politique des
rois, de contenir la féodalité par les communes[5] ; il saisissait aussi toutes
les occasions d'intervenir dans l'administration intérieure des cités, même
dans les terres des grands feudataires. En 1308, la commune d'Abbeville ayant
eu son maire et ses échevins destitués et jetés en prison par le sénéchal du
comte de Ponthieu, sur la dénonciation des chefs de métiers, qui les
accusaient de malversation, le prévôt royal de Saint-Riquier commença par les
réintégrer dans leurs fonctions ; un peu plus tard seulement le roi fit
mettre l'échevinage sous sa main et ordonna une enquête. Toutes
les communautés, quelle que fût leur condition, depuis la commune la plus
puissante, jouissant de la juridiction, jusqu'au plus humble hameau, étaient
considérées comme mineures. Le tuteur légal était, à la fin du treizième
siècle, pour les villes de commune, le roi, qui s'était déclaré le protecteur
de toutes les communes du royaume, même de celles qui étaient établies dans
les domaines des grands feudataires[6]. Cette tutelle finit par
devenir onéreuse. Elle fut une des causes du prompt développement que prit, à
la fin du treizième siècle, la centralisation administrative. Les communes
qui, du temps de saint Louis, avaient une certaine liberté d'action, qui géraient
leurs biens avec le contrôle du seigneur ou des agents royaux, ne purent plus
faire aucun acte important sans l'autorisation préalable du roi[7]. Le
gouvernement réprimait avec sévérité dans les communes du domaine les
mouvements populaires, les pétitions collectives, les assemblées de citoyens,
qui jouaient un si grand rôle dans les anciennes communes. En 1291, les
Rouennais dénoncèrent à l'autorité la gestion de leurs magistrats. Les
comptes des maires qui avaient administré pendant les dix dernières années
furent examinés par ordre du parlement et trouvés en règle. La cour du roi
fit, en proclamant le résultat de cette enquête, une déclaration de principe
qui mérite d'être rapportée. Elle prononça que lorsque les comptes des villes
lui paraîtraient suspects, elle les ferait corriger de sa propre autorité,
car c'était à elle et non au commun qu'il appartenait d'intenter des
poursuites de ce genre ; et que désormais elle écouterait plus volontiers la
plainte d'un ou de deux citoyens que celle du commun, attendu les périls qui
étaient le résultat des excitations et ces commotions populaires[8]. Le parlement soutenait le
principe d'autorité, même quand il résidait dans les magistrats communaux, ce
qui ne l'empêchait pas de les faire emprisonner quand la commune ne payait
pas régulièrement les impôts[9]. Pour empêcher les
malversations dans l'administration financière des bonnes villes, saint Louis
prescrivit aux maires de venir chaque année rendre leurs comptes à Paris
devant des commissaires désignés pour les entendre[10]. Cette sage mesure est encore
en vigueur sous Philippe le Hardi, mais on n'en trouve plus trace sous
Philippe le Bel, car l'examen des comptes de la commune de Rouen, dont il a
été question plus haut, constitue un fait isolé. L'ordonnance de saint Louis
parait même être tombée en désuétude dès Philippe le Hardi, car un inventaire
des archives de la chambre des comptes, rédigé en 1325, mentionne les comptes
des villes seulement depuis 1259 jusqu'à 1281[11]. Mais la bonne gestion des
deniers municipaux ne demeura pas sans garanties ; elle fut surveillée par
les magistrats royaux. Un arrêt du parlement de Toulouse, de 1279, avait
donné le choix aux consuls de cette ville de rendre leurs comptes au viguier
royal de Toulouse ou aux personnes instituées à Paris par le roi pour
recevoir ceux des communes de France[12]. Le parlement intervenait à
chaque instant dans l'administration des villes. Un arrêt de l'an 1291,
relatif aux villes de Noyon et de Ham, qui n'est pas dans les Olim, donne de
précieux renseignements sur la manière dont il liquidait les dettes des
communes. On convoquera par deux proclamations successives tous les
créanciers. Ceux qui ne comparaîtront pas à l'une de ces deux sommations
seront considérés comme déchus de leurs droits. On examinera les titres des
créanciers : ce qui est usuraire sera retranché, et les dettes constatées
légitimes subiront elles-mêmes une réduction fixée d'accord avec les
créanciers. Une enquête sera faite sur ceux qui ont administré la commune :
ceux qu'on reconnaîtra coupables rembourseront ce qu'ils lui auront fait
perdre avec le produit de leurs biens, meubles et immeubles, même ceux qui
auraient passé dans d'autres mains. Cette disposition avait pour objet
d'atteindre les comptables qui auraient fait des cessions fictives de leurs
biens. Le surplus des dettes sera éteint au moyen de la vente des biens
communaux. Ceux qui possèdent des rentes à vie sur une ou deux communes
produiront leurs titres : s'ils ont joui de la rente pendant un temps
suffisant, eu égard au prix d'achat, le payement des arrérages sera suspendu
jusqu'à l'extinction des dettes. Pour bien comprendre cet article, il faut se
rappeler que les constitutions de rente se faisaient à un taux d'intérêt
très-élevé ; il en résultait que les intérêts, accumulés pendant un laps de
temps assez court, formaient une somme équivalente à celle qui avait été
versée par le rentier. Quant aux villes elles-mêmes, il leur fut interdit
d'intenter aucun procès sans une autorisation du parlement[13]. On est
frappé de voir combien de communes furent ruinées sous Philippe le Bel. Rien
de plus déplorable que la situation financière de Reims, de Rouen, d'Amiens
et de Provins[14]. Cet état de choses tenait sans
doute jusqu'à un certain point à la constitution communale. Beaumanoir trace
un tableau éloquent des fraudes mises en œuvre pour éluder l'obligation
imposée aux magistrats municipaux de rendre leurs comptes en sortant de charge.
Les fonctions de maire étaient devenues, par suite d'intrigues, le partage
des membres de quelques riches familles bourgeoises se succédant tour à tour
dans le gouvernement de la cité. Les nouveaux élus ne demandaient point de
comptes sérieux à leurs prédécesseurs : le contrôle des agents royaux était
indispensable. Cependant, on ne pouvait lever de tailles extraordinaires au
profit de la commune sans lettres du seigneur[15] ou du roi[16]. Si le seigneur refusait la
permission, le roi l'accordait quand l'établissement de l'impôt paraissait
utile[17]. Mais le mauvais état des
finances des communes doit aussi et pour la plus grande partie être attribué
à Philippe le Bel lui-même, à ses exigences démesurées, aux amendes énormes
dont le parlement frappait les infractions aux ordonnances[18], et aux extorsions des
commissaires extraordinaires. Le mal devint tel, que l'on vit — et je n'ai
pas rencontré d'exemple de ce fait antérieur à ce règne — des communes
écrasées de dettes faire abandon général de tous leurs biens et même de leurs
privilèges, de leur droit de commune et de leur justice. C'était, qu'on me
permette de parler ainsi, de véritables faillites. En
1308, le maire et les jurés de la commune de Corbie, d'un consentement
unanime, considérant leurs charges communes, ainsi que la multitude de dettes
et de rentes à vie qui les grevait, et tellement accablés par les emprunts
qu'ils ne pouvaient plus espérer de se relever, transportèrent au roi
Philippe, à perpétuité, leur commune et tous les droits qui y étaient
attachés, leurs propriétés, leurs marais, leurs tourbières, les murs et les
portes de la ville, le beffroi et les prisons[19]. On enleva le battant de la
grosse cloche du beffroi pour marquer que la commune avait cessé d'exister[20]. Un
certain nombre de localités reçurent de Philippe le Bel une constitution
différente de celle des communes, mais assise sur des bases assez libérales.
Ce qui distingue ces privilèges, c'est la concession de droits civils étendus
; les droits politiques au contraire y sont restreints. La royauté voyait dès
lors avec défiance la participation des classes inférieures à
l'administration des villes. Dans les communes, les magistrats étaient le
produit de l'élection de tous les citoyens. A partir de Philippe le Bel, les
privilèges accordés aux communautés n'admirent pas, sauf quelques rares
exceptions[21], la nomination directe des
maires par le peuple. Dans le Nord, l'élection fut généralement établie à
deux degrés : les habitants élisaient plusieurs prudhommes, qui choisissaient
les échevins dans leur sein ou parmi les autres citoyens[22]. Dans le Midi, les consuls
étaient choisis par le viguier ou le bayle royal, sur une liste présentée par
les consuls, ou par les consuls eux-mêmes, en présence d'un officier royal[23]. La même remarque s'applique
aux chartes de privilèges octroyées par les seigneurs, lesquelles chartes
n'avaient force de loi qu'après avoir été sanctionnées par le roi[24]. L'élection à deux degrés fut
même substituée dans quelques cités à l'élection directe, qui y était en
usage depuis longtemps[25]. Dès lors commença la
transformation des magistrats municipaux en magistrats royaux. * * * * * * * * * *
CHAPITRE DEUXIÈME. — DES BOURGEOISIES ROYALES.
A la liberté
communale, qui était locale, la royauté oppose la bourgeoisie royale, qui
était individuelle et indépendante du domicile à la fin du treizième siècle.
— La plupart des hommes libres se font les bourgeois du roi, au détriment des
seigneurs. — Plaintes de la noblesse. — Conditions requises pour être admis
dans la bourgeoisie royale. — Résultats de l'établissement des bourgeoisies.
Le
citoyen d'une commune ne trouvait protection que dans l'enceinte de sa ville
; partout ailleurs il était exposé sans défense aux poursuites des seigneurs.
S'il allait se fixer dans une terre où la servitude était établie, il perdait
sa liberté, car la servitude s'acquérait par prescription, après un séjour
d'un an et un jour. Au treizième siècle, les habitants d'une ville du domaine
étaient bourgeois du roi, et cette qualité les suivait et les protégeait dans
toutes les parties du royaume. Ils échappaient en matière personnelle à la
juridiction des seigneurs dont ils habitaient les fiefs. La qualité de
bourgeois du roi s'obtenait par l'admission dans une ville royale, moyennant
le payement de droits de jurée. Il arriva qu'à la fin du treizième siècle presque
tous les hommes libres qui vivaient sous la domination des feudataires
s'avouaient bourgeois du roi, et que les seigneurs virent anéantir leur
juridiction. La
noblesse se plaignit : ses réclamations étaient fondées, une ordonnance de
l'an 1287 prévint les abus sans porter atteinte aux droits du prince et aux
immunités des bourgeois. Le droit de bourgeoisie fut ainsi réglé « pour
oster les fraudes et les malices qui se faisaient par ochoison d'icelles
bourgeoisies, dont li subgiet estoient durement grevés et durement plaignant ». Celui
qui voulait entrer en bourgeoisie devait aller trouver le prévôt ou le maire
de la ville où il voulait s'établir, et lui dire : « Sire, je vous
requiers la bourgeoisie de cette ville et suis apparellez de faire ce que
j'en doi faire ». Le prévôt ou le maire le recevait en présence de deux
ou trois témoins, après lui avoir fait jurer qu'il achèterait dans l'an et
jour une maison de la valeur de soixante sous parisis au moins. Il promettait
en outre révérence au roi et à la ville, et s'engageait sur hypothèque de ses
biens à remplir ses promesses[26]. On lui donnait ensuite un
sergent pour aller avec lui signifier à son ancien seigneur son entrée dans
la bourgeoisie de cette ville. Le nouveau bourgeois devait demeurer dans la
ville dont il était membre, depuis la veille de la Saint-Jean jusqu'à la Toussaint,
sauf en cas de maladie ou pour pèlerinage, et encore pouvait-il, pendant, ce
temps, s'absenter avec sa femme pour faire sa moisson, ses foins ou ses
vendanges. Celui qui n'était pas marié devait avoir continuellement un valet
au lieu de son domaine, depuis la Saint-Jean jusqu'à la Toussaint, et à cette
condition, il lui était permis*de s'absenter toute l'année « pour ses
besoignes faire », pourvu qu'il revînt assister aux quatre grandes fêtes
annuelles. On était bourgeois tant qu'on n'avait pas solennellement renoncé à
la bourgeoisie. L'article 7 n'a pas été compris par Laurière ; ce savant
jurisconsulte l'analyse ainsi : Le bourgeois et °la bourgeoise seront
justiciables de corps et de meubles du seigneur auquel ils auront fait nouvel
aveu. L'article porte que le seigneur dont le nouveau bourgeois aura quitté
la terre, aura la connaissance des délits commis par lui pendant les trois
mois qui auront précédé son entrée en bourgeoisie, quand le délit sera
notoire et que le seigneur l'aura prouvé devant la justice de la ville, dans
les trois mois de la réception[27]. Les hommes libres étaient
seuls admis dans la bourgeoisie. Le roi avait d'abord stipulé que cette
ordonnance ne serait pas applicable dans les pays de frontière[28]. En 1293 il la rendit
exécutoire dans tout le royaume. En 1295, il interdit de faire aucune
bourgeoisie en Champagne[29]. Mais
tous ces règlements furent illusoires : les bourgeoisies continuèrent à être
personnelles, les bourgeois du roi remplirent les fiefs des barons[30], ainsi que l'attestent les
plaintes de la noblesse de Champagne, en 1315[31]. Les bourgeois étaient
efficacement protégés. En 1290, le bailli d'Auvergne ordonna au prévôt de
Brioude de défendre au chapitre de cette ville de vexer plusieurs habitants
qui étaient bourgeois du roi, soit en les citant en jugement, soit en les
excommuniant, et de l'y contraindre par la saisie du temporel[32]. Par
l'institution des bourgeoisies du roi, la liberté, qui avec le régime
communal était locale, devint personnelle. L'homme du roi fut l'homme libre
par excellence, la liberté le suivait dans les fiefs des seigneurs, au milieu
de populations soumises à l'esclavage ; c'était le civis romanus du
moyen âge ; mais à côté de cet homme heureux, que d'autres hommes étaient
déshérités de la liberté ! * * * * * * * * * *
CHAPITRE TROISIÈME. — DES AFFRANCHISSEMENTS.
Affranchissements
généraux des serfs du domaine en Languedoc. — Les serfs affranchis deviennent
propriétaires. — Effroyables abus de pouvoir qui amenèrent l'émancipation des
serfs du Midi. — Exactions et tyrannie de P. de Latilly et de R. de Brillac.
— Histoire des habitants de Laurac. Justice de Philippe le Bel. — Nombreux
affranchissements individuels de la part des seigneurs. — Ces actes n'étaient
valables qu'après avoir été confirmés par le roi. — Pourquoi ? — Motifs des
affranchissements. Considérants remarquables de la charte d'affranchissement
du comté de Valois. — Progrès de la civilisation arrêtés par la guerre de
cent ans.
Louis
X, dans une ordonnance célèbre, affranchit les serfs du domaine royal[33]. Il généralisa ce que son père
avait fait pour plusieurs provinces de la couronne. En 1298, Philippe le Bel
donna la liberté aux serfs du domaine royal dans les sénéchaussées de
Toulouse et de Carcassonne[34]. Ces serfs se divisaient en
deux classes, en hommes de corps, véritables serfs, et en hommes de caselage
; ces derniers libres de leur personne, mais cultivant des terres serviles.
Souvent ces deux qualités étaient réunies. Ces deux classes de serfs reçurent
l'ingénuité la plus parfaite ; le roi exprima formellement qu'il ne réservait
aucun des droits des patrons sur les affranchis. Cette dernière clause peut
paraître singulière ; car, dans le droit du moyen âge, l'esclavage personnel
n'existant pas, du moins en France, l'affranchissement brisait tout lien
entre le maitre et le nouvel homme libre, qui jouissait de tous les droits de
l'homme né dans la plénitude de la liberté : c'est là une phrase de légiste,
une réminiscence du droit romain. Ce bienfait ne fut pas gratuit : les serfs
de caselage durent payer à l'avenir un cens annuel de douze deniers tournois,
pour chaque septerée de terre. Les auteurs qui ont traité de l'histoire de
l'abolition de l'esclavage[35] n'ont point fait attention à
une disposition qui est d'une importance capitale, que les terres qui étaient
tenues en caselage le seraient désormais en emphytéose[36]. On sait que l'emphytéose était
un bail à long terme, révocable seulement par suite de la cessation du
payement de la rente : or, ici, il n'y avait point de terme fixé ; il en
résulta que les serfs du Languedoc reçurent non-seulement la liberté, mais encore
devinrent propriétaires. Cette mesure si libérale fut dictée à Philippe par
le désir de faire oublier aux populations méridionales une série d'actes
tyranniques dont elles avaient été les victimes. Il avait à cœur de réparer
des abus de pouvoir monstrueux, qui sont complètement inconnus et dont on
douterait si les pièces officielles ne venaient accumuler les preuves de leur
existence[37]. On
trouve dans le supplément du Trésor des chartes une grande quantité de
rouleaux originaux, remontant à l'année 1298, et renfermant tous des plaintes
des villes du Midi contre Pierre de Latilly et Raoul de Brillac, chevalier.
J'ai reconnu qu'ils concernent tous une accusation portée par les communautés
du Languedoc contre ces deux personnages, et qu'ils contiennent les mêmes
griefs. Je prends au hasard la plainte des consuls de Laurac. Ce qui se passa
à Laurac se passa identiquement dans les autres villes ou villages de la
sénéchaussée de Toulouse. Pierre de Latilly et R. de Brillac furent envoyés
par le roi en qualité de réformateurs et d'enquêteurs généraux : ils étaient
chargés de revendiquer les domaines usurpés, de réclamer les payements des
dettes dues au fisc, en un mot de faire de l'argent par tous les moyens
possibles[38]. Ils comprirent leur mission,
mais ils allèrent trop loin pour ne pas être désavoués. Par leurs ordres, un
de leurs agents se rendit à Laurac avec une suite nombreuse de sergents,
rassembla les consuls et soixante notables, et leur déclara qu'il était envoyé
par les seigneurs commissaires pour lever les sommes dues pour hommages et
caselage (droits dus par les hommes de corps et de caselage), ainsi que pour
infraction aux ordonnances sur les monnaies. Il engagea les consuls à
transiger avec lui. Ceux-ci repoussèrent cette demande, alléguant que si
quelques habitants devaient quelque chose au roi, on pouvait les poursuivre,
mais que la communauté n'était pas solidaire. L'envoyé leur ordonna de se
rendre à Toulouse à jour fixe, pour comparaître devant les enquêteurs. Sur
leur refus de jurer d'obéir à cet ordre, il les tint prisonniers, et fit
chasser de leurs maisons les femmes et les enfants de ceux qui étaient
présents. Ils cédèrent enfin et jurèrent d'aller à Toulouse. Ils trouvèrent
dans cette ville les réformateurs, qui leur proposèrent de nouveau une
transaction : ils refusèrent et furent constitués prisonniers dans la ville.
Au bout de plusieurs jours ils se soumirent et s'engagèrent en pleurant à
payer une somme de trois mille livres tournois. Chacun d'eux fut obligé de se
porter caution pour la somme entière. Un délégué des commissaires se rendit à
Laurac, convoqua les habitants et soumit à leur acceptation le traité : ils
ne voulurent pas le ratifier. Les sergents firent évacuer les maisons et en
apportèrent les clefs au lieutenant des enquêteurs. Toute résistance était
inutile devant de semblables violences, les habitants promirent ce qu'on
voulut[39]. En un grand nombre d'endroits,
les commissaires firent payer les droits de caselage à des hommes libres : on
les tourmentait de toute manière pour les amener à composition[40]. Ces
odieuses manœuvres se renouvelèrent dans trop de localités pour ne pas
soulever une tempête. Les consuls des communautés ainsi dépouillées et
violentées portèrent leurs plaintes au pied du trône. Philippe s'émut et
ordonna une enquête qui fit connaître la vérité. Ce fut alors que fut rendue
l'ordonnance qui affranchissait les serfs du Languedoc et où il déclara
nulles et non avenues les procédures de P. de Latilly et de R. de Brillac,
ainsi que les concessions de finances qu'ils avaient extorquées[41]. Comme le recouvrement des
droits dus par les serfs avait été la source des exactions des commissaires
généraux, en abolissant la servitude, Philippe prévint le retour de
semblables faits. On est heureux de constater qu'il valait mieux que ses
agents et que son cœur n'était pas fermé à la justice et à la pitié. En 1303,
cette mesure libérale fut étendue aux sénéchaussées d'Agenais, de Rouergue et
de Gascogne[42]. Le roi donna la même année
pouvoir à G. de Gilly d'affranchir ses hommes de corps du bailliage de Caen[43]. Cet
exemple fut suivi par les seigneurs, dont un grand nombre émancipèrent en
masse leurs serfs : les affranchissements individuels ne furent- pas moins
fréquents ; mais ces manumissions, soit générales, soit particulières,
n'étaient valables qu'après avoir été confirmées par le roi. Cet usage n'était
pas nouveau : on le trouve établi dès saint Louis, et il existait sans doute
longtemps auparavant. Ces
confirmations ne s'obtenaient qu'en payant un droit, elles n'avaient même
d'autre origine et d'autre objet que le payement de ce droit. Le
serf, bien que le christianisme le proclamât devant Dieu l'égal de son
maître, n'était aux yeux de la loi qu'une propriété ; ce n'était pas
l'esclave antique, une chose dont on eût le droit d'user et d'abuser, qu'on
pût transporter, vendre, échanger à son gré. Il faisait en quelque sorte
partie du sol sur lequel il était, couchant et levant, pour me servir de
l'expression consacrée ; l'affranchir, c'était lui donner la faculté d'aller
où bon lui semblerait, par conséquent lui permettre de quitter la glèbe à
laquelle il était attaché, c'était diminuer la valeur de la terre ; et comme
cette terre était un fief, c'était abréger le fief ; et comme du roi
relevaient tous les fiefs, c'était nuire au roi que d'affranchir un serf. De
là, nécessité de la confirmation royale, et, partant, d'une indemnité qui
compensât la perte éprouvée[44]. Cela explique pourquoi les
registres de la chancellerie renferment un si grand nombre de confirmations
d'affranchissements faits par les seigneurs dans les provinces les plus
éloignées[45]. La plupart de ces actes, qui étaient
les titres les plus précieux des gens du tiers état, puisqu'ils constataient
leur liberté, étaient rédigés en français. Il ne
faut pas attribuer ces nombreux affranchissements exclusivement à un
sentiment louable d'équité : ils étaient surtout dictés par le besoin
d'argent : toutefois on ne saurait méconnaître que leurs auteurs n'aient
senti qu'en donnant, même pour un motif d'intérêt, la liberté à leurs serfs,
ils accomplissaient un devoir sacré. Écoutons plutôt le préambule de l'acte
dans lequel Charles de Valois affranchit les serfs du Valois : « Comme
créature humaine, qui est formée à l'image nostre Seigneur, doie généralement
estre franche par droit naturel, et, en aucun pais et certains lieus, ceste
naturel liberté ou franchise, par le jou de servitude (qui tant est
haineuse), soit si
effaciée et occurcie que les homes et fames qui habitent es pais et lieus
dessus diz, en leur vivant sont réputés ains corne morz, et à la fin de leur
doleureuse et chétive vie, si estroitement liez et démenez que des biens que
Dieu leur a presté en cest siècle et que il ont acquis par leur propres
labours, et acreuz et gardez par leur pourvéance, il ne puevent en leur derrenne
volonté disposer ne ordener, ne accroistre en leurs propres fils, filles et
autres prochains. Nous meuz de pitié, pour le remède et salu de nostre ame,
et pour considération de humanité et de commun profit, donnons et ouctroions
très plénière franchise et liberté perpétuel à toutes personnes... de nostre
comté de Valois[46]. » Ce noble langage est empreint, à un haut degré, de compassion envers le malheur qu'enseigne le christianisme ; mais on y trouve aussi, ce qui est nouveau, un sentiment profond de légalité et du droit des hommes à la liberté. La servitude y est appelée haineuse ; Charles de Valois proclame qu'il agit pour le salut de son âme et « pour considération de l’humanité ». Le rédacteur de cette charte devait être à la fois un prêtre et un légiste, sans doute quelque membre du parlement. Si on rapproche de cet acte la belle déclaration de Louis X : « Comme chacun, par droit de nature, doit être franc...[47] », on reconnaitra que la civilisation était en progrès, et que le temps n'était peut-être pas éloigné où la servitude allait disparaitre dans toute la France. La guerre de cent ans vint fermer cet avenir de prospérité et de bonheur. |
[1]
Reims, 1309. Ord., t. XII, p. 381. — Rouen, décembre 1309. Ord., t. Il, p. 412,
mais en faisant des réserves.
[2]
Olim, t. II, p. 384.
[3]
Février 1297. Ord., t. XI, p. 388, mais avec cette restriction qui fut tenue
comme une menace suspendue au-dessus de la commune, quamdiu nobis placuerit.
[4]
Ord., t. XII, p. 367.
[5]
Arrêt du parlement du 13 juin 1308. Reg. XLII du Trésor des chartes, fol
107 v°.
[6]
Le parlement posait ce principe. Voyez une enquête de la fin du treizième
siècle sur les franchises du consulat de Cahors. Il y est dit que tout
différend entre l'évêque et la commune au sujet des droits municipaux devait
être porté au parlement. Suppl. du Trésor des chartes, J. 1029, n° 8.
[7]
Les aliénations de biens communaux au milieu du treizième siècle, pour
lesquelles on n'exigeait d'autre formalité que le consentement de la commune,
furent soumises à l'approbation royale. « J'entend que borjois ne puet pas
aliéner la chose de la commune sanz le commendement du roy. »
[8]
Olim, t. II, p. 526 et 527.
[9]
En 1310, les échevins de Reims furent mis en prison pro debito regio.
Varin, t. II, p. 3.
[10]
Ord., t. I, p. 82.
[11]
Historiens de France, p. 521. D. Tabula Roberti Mignon.
[12]
Bibl. imp., Cartulaire de Toulouse, Cartul. 74, fol. 24.
[13]
Trésor des chartes, Reg. XXXIV, fol. 36. (1290. In parlamento
candalose.)
[14]
Varia, Doc. inédits, t. I et II. — Chéruel, Histoire de Rouen. —
A. Thierry, Amiens. — Bourquelot, Notice sur le cartulaire de Provins,
Bibl. de l'École des chartes, 4e série, p. 434-439.
[15]
Olim, t. II, p. 542, année 1311.
[16]
Philippe permet aux habitants de Nonette en Auvergne de percevoir une taille
extraordinaire qui sera répartie par quatre prudhommes sous la surveillance du
châtelain. Arch. imp. Or. J. 1046, n° 5, en 1290. — Autorisation accordée aux
Lyonnais pour lever des droits sur les marchandises qui s'y vendaient. 1295. Ord.,
t. XII, p. 330.
[17]
En 1307, les échevins de Reims voulurent lever une taille, l'archevêque s'y
opposa, le roi le leur permit. Cartul. de l’arch. de Reims, fol. 73.
Arch. imp., département de la Marne. Voyez la même chose en 1300. Varin, t. II,
p. 1.
[18]
La ville de Carcassonne fut contrainte en 1308 de payer au roi 20,000 livres
tournois, j'ignore pour quelle cause. Le roi lui permit de percevoir la onzième
partie de tous les revenus mobiliers et immobiliers. Mai 1308. Or. Trésor
des chartes. Carcassonne. — En 1306, la commune d'Amiens fut condamnée à
20,000 livres d'amende, super rescussa quatuor malefactorum bennitorum, Olim,
t. II, p. 197. Voyez ibid., passim.
[19]
Bouthors, Coutumes locales du bailliage d'Amiens, t. I, p. 340.
[20]
Mémoires de la Société des antiquités de Picardie, t. II, p. 348.
[21]
En 1286, le roi accorda aux habitants de Breteuil le droit d'élire chaque année
deux personnes pour les gouverner, qui pourront appeler au conseil ceux des
habitants qu'elles jugeront à propos. Ord., t. VIII, p. 24.
[22]
Charte de Château-Thierry, 1301. Ord., t. XI, p. 348.
[23]
Voyez les privilèges de la bastide de Marziac, en 1300. Ord., t. XII, p.
341.
[24]
Privilèges de Tournai, Ord., t. XII, p. 371, en 1308. — Mêmes
dispositions pour la bastide de la Peyrouse. Ibid., p. 380.
[25]
Privilèges de Gardemont, en 1310. Ord., t. XIII, 383. — Mêmes
dispositions pour Lunes, en 1312. Id., p. 390. — Montolieu. Id.,
t. VII, p. 399, en 1313.— Montcabrier, avril 1308. Id., t. XII, p. 362,
etc.
[26]
Voyez des procès-verbaux de bourgeoisie dans Mesnard, Histoire de Nîmes,
t. I, preuves, p. 165, en 1310. On s'engagea à acheter dans les deux ans 50
livres tournois de bien-fonds.
[27]
Ord., t. I, p. 314 et 315.
[28]
Ord., t. I, p. 316.
[29]
Trésor des chartes, Reg. XXXIV, pièce 32.
[30]
Brussel, Nouvel usage des fiefs, p. 943. — Laurière, Instituts de
Loisel, note, p. 70 et 71. — Olim, t. III, p. 431, en 1309.
[31]
Ord., t. I, p. 576.
[32]
Lettre de Jean de Trie, du 25 avril 1290. Or. Trésor des chartes, carton
1046, n° 1.
[33]
Ord., t. I, p. 583.
[34]
Ord., t. XII, p. 325 (avril 1298).
[35]
Voyez édit. Biot, Histoire de l'abolition de l'esclavage, p. 352.
[36]
Ord., t. XII, p. 335.
[37]
Plaintes des consuls de Laurac. Suppl. du Trésor, des chartes, J. 896,
J. 1031, n° 7, J. 1034, n° 48 ; — de Saint-Félix, J. 1036, n° 8 ; — de
Montgaillard, J. 1033, n° 10 ; — de Castelnaudary, J. 1033, n° 11 ; — de
Caincte-Gabelle, J. 1031, n° 9, et J. 1029, n° 2 ; — d'Hauterive, J. 1033, u€'
9 ; — de Puy-Laurent, J. 1024, n° 38 ; — de Villemur, J. 896, etc.,
[38]
Vaissette, t. IV, p. 115. — Voyez la défense de P. de Latilly contre les
consuls de Caincte-Gabelle. J. 1031, n° S.
[39]
Rouleau intitulé : Isti sunt testes producti per consules de Lauraco, etc.,
examinati per mag. Sysnoneus Suavis, cantorum ecclesis Agen. et J. Antonii,
leguns doctorein. J. 1031, n° 7.
[40]
Vaissette, t. IV, Preuves, col. 113.
[41]
Or. Trésor des chartes, suppl., J. 892, n° 3.
[42]
Lettres patentes du vendredi après la Nativité de la Vierge, 1302-1303.
Vaissette, t. IV, Preuves, col. 127.
[43]
Trésor des chartes, Reg. XXXV, n° 48.
[44]
En 1302, on voit les agents du fisc poursuivre un homme de mainmorte que son
maître laissait libre. Olim, t. III, p. 85.
[45]
Je citerai, entre autres : confirmation de l'affranchissement accordé à Jean de
Lagrangue par le comte de Rinci, septembre 1310. — Trésor des chartes,
Reg. XLVII, n° 66. — Conf. de l'affranch. de Jean de Boves par François,
cardinal diacre de Sainte-Marie in Cosmedin et trésorier de l'église de
Laon. Mai 1312. Id., Reg. XLVIII, n° 16. — Conf. de la manumission par
Guillaume de Chatons, comte d'Auxerre, de Jean le Ragarat. Mai 1311. Id.,
Reg. XLVII, n° 141. — Conf. de l'affranch. de Vincent, dit Marchant, par Jean,
sire de Dammartin. Mars 1314. Id., Reg. XLII, n° 11. — Antres en 1300. Id.,
Reg. XXVIII, nos 38 et 39. — En 1308. Id., Reg. XL, n° 152 et 153. — En
1312. Id., Reg. XLVIII, n° 208. En 1314. Id., Reg. L, n° 11, etc.
[46]
19 avril 1311. Reg. XXXII du Trésor des chartes, nunc Bibl. imp.,
Colbert, 9607, fol. 73. Cet affranchissement fut accordé moyennant 21,000
livres. Cartier, Histoire du Valois, t. II, p. 197 et 198. Les autres
seigneurs du Valois affranchirent leurs serfs : en 1311, l'abbé de Valséri ; Gallia
christiana, t. IX, p. 487. — Le seigneur de Nanteuil-le-Haudouin, Cartier,
t. II, p. 199.
[47]
Ord., t. I, p. 583.