LA FRANCE SOUS PHILIPPE LE BEL

 

LIVRE QUATRIÈME. — DU CLERGÉ FRANÇAIS.

 

 

CHAPITRE PREMIER. — INTERVENTION DE LA ROYAUTÉ DANS LES AFFAIRES DE L'ÉGLISE.

 

Le clergé séculier favorable an roi ; le clergé régulier dévoué au pape. — Les élections d'évêques et d'abbés ne peuvent avoir lieu qu'avec l'autorisation du roi. — Droit de régale ; en quoi consistait-il ? — Abus du droit de régale. — Droit de garde. — Le parlement connait des excès commis par des ecclésiastiques. — Défense aux églises d'acquérir des biens sans la permission du roi. — Droit de main-morte. — Les religieux sont contraints par le roi de porter l'habit de leur ordre.

 

Le clergé de France était riche, nombreux et puissant. II avait de magnifiques privilèges qu'il fut obligé de défendre contre les deux grands pouvoirs dont il relevait, le pape et le roi. Mais dans cette double lutte, il fo divisé d'intérêts comme il l'était dans la hiérarchie ; car il y avait deux clergés, le séculier et le régulier. Déjà depuis longtemps le clergé séculier, quoique soumis de cœur au Saint-Siège, professait une certaine indépendance compatible avec l'unité de la foi catholique, indépendance dont les évêques étaient les promoteurs et qui se manifesta d'une manière remarquable en plusieurs occasions.

Dès la fin du dixième siècle, le corps épiscopal faisait cause commune avec la royauté. Cette alliance produisit les plus heureux effets. Les prélats apportèrent au gouvernement royal les règles d'une saine administration et lui offrirent des hommes éclairés et fidèles ; en échange ils reçurent protection à la fois contre la féodalité militaire et contre les exigences de Rome. Les rois ne trouvèrent pas, sauf dans quelques abbayes de fondation royale, le même dévouement dans le clergé régulier, dont une pallie avait été enlevée à la juridiction des évêques pour être placée sous l'autorité immédiate du Saint-Siège[1]. Les ordres mineurs surtout, qui obéissaient à des supérieurs généraux élus souvent parmi des étrangers, ne reconnaissaient de supérieur que le pape et ne pouvaient pas, à proprement parler, être comptés parmi le clergé français. A la tête de cette milice inféodée à la papauté était Cîteaux, dont les opulentes abbayes et les innombrables prieurés couvraient le nord de la France, qu'ils avaient fertilisé ; car les Cisterciens regardaient le travail des mains comme le plus puissant auxiliaire de la prière et un des meilleurs moyens d'acquérir la perfection morale. Saint Louis eut une prédilection pour les moines, particulièrement pour les prêcheurs ou dominicains, et se plut à choisir dans leur sein les exécuteurs de ses volontés ; mais Philippe le Bel revint à l'ancienne politique de ses ancêtres et prit exclusivement ses ministres et ses agents parmi les membres du clergé séculier.

Les rapports du roi avec l'Église étaient fréquents ; les élections des évêques et des abbés devant, sous peine de nullité, être autorisées par le roi. Voici quelles étaient à la fin du treizième siècle les limites de l'intervention royale en première matière. On ne pouvait procéder à aucune élection canonique sans la permission du souverain. On conserve an trésor des chartes une centaine de demandes de ce genre adressées Philippe le Bel[2]. Le droit du roi de casser les choix faits sans autorisation est formulé dans un arrêt du parlement de l'an 1307[3], contre l'abbaye de Saint-Magloire ; mais on usait rarement rie cette sévérité. Les élections irrégulières étaient confirmées moyennant finance. En 1286, le chapitre de Clermont paya mille livres tournois pour n'avoir pas fait précéder le choix d'un évêque des formalités voulues[4]. En 1294, Guillaume, élu évêque de Chatons, fut obligé d'engager le temporel de son évêché et de promettre de payer l'amende qui lui serait imposée, pour s'être fait élire à l'insu du prince[5].

Les rois tenaient fortement à être prévenus des vacances des évêchés et des abbayes pour deux raisons : d'abord, ils influaient sur les choix à faire ; en second lieu, ils exerçaient la régale, c'est-à-dire qu'ils jouissaient de tous les biens et de tontes les prérogatives attachés aux sièges vacants, et cela tant que le nouveau titulaire n'était pas installé[6]. Les biens en régale étaient administrés comme domaines royaux, et la main du roi n'était levée que lorsque le prélat élu avait été confirmé, en cour de Rome, si c'était un évêque ou un abbé d'un monastère exempt, on que l'élection avait reçu l'approbation de l'évêque diocésain, s'il s'agissait d'un abbé ordinaire[7]. Il y avait deux régales, la temporelle et la spirituelle. L'une mettait le souverain en possession des biens ; l'autre du droit de nomination aux bénéfices ecclésiastiques[8]. Elle n'existait pas dans toute la France. Philippe le Bel fut obligé de reconnaitre que le Languedoc en était exempt.

L'administration du temporel des sièges vacants soulevait de nombreuses plaintes par suite des abus qui s'y commettaient. Philippe donna à plusieurs reprises satisfaction au clergé sur ce point. En 1303, il prescrivit aux commissaires ou gardiens des régales de veiller à la conservation des biens qui leur étaient confiés, et leur défendit d'abattre les bois de haute futaie, de couper les taillis avant le temps et de détruire les étangs. Ils devinrent responsables de leur gestion et durent réparer les dommages qu'ils auraient causés et payer en outre de fortes amendes[9]. Ces menaces ne furent pas vaines ; en exécution de cette ordonnance, on traduisit devant le parlement plusieurs commissaires qui avaient attiré sur eux l'attention par leurs déprédations[10].

La régale ne s'appliquait qu'il certains évêchés et aux abbayes fondées par les rois. Quand nue église était menacée par quelque seigneur[11], ce qui était fréquent, et qu'elle redoutait des violences, elle demandait la protection ou garde du roi, et elle était dès lors traitée comme les abbayes royales. Les baillis étaient chargés de veiller à leur sûreté et plaçaient auprès de chacune d'elles un sergent qui défendait de leur nuire sous peine de violer le ban du roi.

Le clergé donnait souvent lui-même de scandaleux exemples, et plus d'une fois les rivalités monastiques enfantèrent des rixes sanglantes[12]. Le parlement évoquait la connaissance des désordres de ce genre, bien qu'ils fussent commis par des gens d'église, mais les amendes auxquelles il condamnait les coupables étaient bien douces en comparaison de celles dont il frappait les nobles et les roturiers, pour des délits bien moins graves[13].

La sauvegarde royale s'étendait à des églises situées en dehors du domaine royal. En 1292, Philippe le Bel accorda à Charles de Valois la garde de toutes les églises et chapelles des comtés d'Anjou et du Maine, excepté des églises cathédrales d'Angers et du Mans et de celles auxquelles on avait donné le privilège de ne pouvoir être mises hors de la garde du roi. Les églises placées sous la protection du monarque avaient sur leur porte un bâton fleurdelisé, emblème du pouvoir, on bien des panonceaux ou drapeaux aux armes de France[14]. Dès le treizième siècle, le droit de garde assimilait les églises qui en jouissaient aux monastères de fondation royale[15]. Le roi avait le droit, lors de son avènement, de nommer à une place de moine ou de religieux dans chacun de ces monastères[16].

La sauvegarde était quelquefois accordée à perpétuité, plus souvent encore pour un temps limité. En 1289, Guillaume de Hangest, un des baillis de Champagne, prit sous la protection du roi toutes les possessions dit chapitre de Saint-Étienne de Toul, situées sur la rive gauche de la Meuse, pour trois ans[17]. Chaque feu devait payer une redevance annuelle de douze deniers. Ce traité rut renouvelé pour trois autres années par Culard de la Porte, bailli de Chaumont[18]. Enfin, en 1291, Philippe le Bel accorda sa sauvegarde à l'église de Toul et à ses propriétés, sa vie durant et aux mêmes conditions[19]. Le droit de garde n'entrainait pas la régale.

La piété des fidèles et l'entrée dans les ordres religieux de personnes riches augmentaient chaque jour les possessions du clergé régulier : le douzième siècle s'était surtout distingué par son ardeur à enrichir les églises, qui menacèrent d'absorber la presque totalité du sol de la France. II était urgent d'arrêter cc développement extraordinaire des possessions territoriales du clergé, qui avait plus d'un inconvénient.

Quand une église acquérait, soit par achat, soit par donation, une propriété immobilière, elle était tenue de l'aliéner dans l'an et jour, à moins que le seigneur dans le fief duquel le bien acquis était situé ne In' donnai la permission de le conserver, permission qu'il n'accordait que moyennant finance. Eu effet, dès qu'une terre entrait dans le domaine de l'Église, elle devenait comme morte, et le seigneur dont elle relevait se voyait privé des droits de mutation exigés ordinairement à la mort du vassal ou lors du changement de propriétaire. Telle fut l'origine du droit d'amortissement[20].

Philippe le Hardi posa en principe, en 1275, le droit du roi de lever l'amortissement pour toutes les acquisitions faites dans l'étendue du royaume[21].

Philippe le Bel fit faire à différentes reprises des recherches générales de tous les biens acquis par les églises, et ne les autorisa à les garder qu'en payant des sommes importantes[22]. En 1290, le roi prescrivit aux religieux de porter l'habit ecclésiastique, chacun suivant sa règle, sous peine de ne pas être admis à jouir des privilèges de leur ordre. Cette ordonnance était dirigée principalement contre les templiers, dont la plupart portaient le costume de la noblesse[23].

 

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CHAPITRE DEUXIÈME. — LUTTE DU POUVOIR ROYAL CONTRE LA JURIDICTION ECCLÉSIASTIQUE.

 

Nature de la juridiction ecclésiastique, à la fois spirituelle et temporelle. Faveur méritée dont elle jouissait. — Sa compétence en matière personnelle. — Elle revendique le jugement des clercs criminels, — Plaintes de la noblesse. — Philippe le Bel se sert de ce prétexte pour interdire aux ecclésiastiques les fonctions civiles. — Compétence ratione materiæ. — Elle s'étend à tout. — Tableau tracé par P. Dubois des envahissements des officiaux des évêques. — Empiète faite en Languedoc sur les usurpations de la juridiction ecclésiastique sur la juridiction temporelle. Juridiction volontaire de l'Église. — Comment celte juridiction résida presque exclusivement à la fin du treizième siècle entre les mains des évêques. — Lutte entre les agents du roi et le clergé. — Excommunications. — L'appel comme d'abus en usage dès Philippe le Bel. — intervention du parlement en matière spirituelle. — Causes de la popularité des tribunaux ecclésiastiques. — Le clergé impose la reconnaissance d'une partie des droits qui lui étaient contestés en accordant des subsides au roi. — Philippe le Bel consacre par des ordonnances les lois de l'Église contre les blasphémateurs.

 

L'Église avait au moyen âge une double juridiction : comme possesseur de fiefs, elle rendait la justice à ses vassaux et à ses tenanciers ; mais elle avait une autre juridiction qui lui était propre et qui lui appartenait en tant qu'Église, juridiction à la fois spirituelle et temporelle, appartenant à l'évêque ou à ses délégués, appelée cour de chrétienté. L'importance du rôle joué par le clergé dans la société étendit considérablement les limites de cette dernière juridiction, qui a sa source dans les premiers temps du christianisme.

La juridiction de l'Église faisait concurrence à la juridiction séculière : Philippe le Bel s'efforça de la contenir dans de justes limites. Avant de montrer quels moyens il employa pour arriver à ce but, je vais essayer de déterminer quelle était, à l’avènement de ce prince, la compétence des tribunaux ecclésiastiques[24]. Cette compétence était universelle ; elle s'exerçait sur tous, soit à cause des personnes, soit à cause des objets qui pouvaient donner naissance au litige.

En matière personnelle[25]. — Entre clercs pour fonte espèce de procès ; — entre clercs et laïques, si le clerc était défendeur, s'il s'agissait d'actions mobilières et personnelles, la compétence de l'official était exclusive, même si l'engagement dont l'exécution était contestée avait été contracté sous le sceau du roi, c'est-à-dire si l'acte constitutif de cet engagement avait été scellé par un des agents chargés d'apposer les sceaux qui, dans chaque bailliage ou prévôté du domaine royal, étaient destinés à donner de l'authenticité aux actes[26].

En 1274, Philippe le Hardi avait déclaré contraire au droit écrit que le laïque demandeur contre un clerc fin enlevé à la juridiction séculière ; celte décision s'appliquait seulement aux causes réelles[27].

En matière criminelle, les difficultés étaient grandes. Le même prince statua qu'on devait s'en rapporter au droit écrit pour savoir à qui, du seigneur justicier ou de l'évêque, appartenait la punition des clercs homicides[28]. Par droit écrit, il ne faut pas entendre, non plus que dans le texte cité plus liant, le droit romain, mais les canons des conciles, les décrétales et les concordats passés à différentes époques et dans diverses provinces entre le pouvoir civil et l'autorité ecclésiastique ; en un mot, tous les documents législatifs qu'on pouvait opposer à la coutume qu'invoquait le clergé, coutume qui aurait légitimé ses prétentions.

En général, tout clerc accusé d'un crime était, après avoir été dégradé, remis aux tribunaux séculiers pour subir le supplice[29]. Cette immunité des clercs fut invoquée par Philippe le Bel pour leur interdire les fonctions civiles[30].

En matière réelle, la compétence des officialités était très-étendue, surtout depuis qu'an commencement du treizième siècle le pape Innocent III avait proclamé que l'Église, comme juge du péché, avait le droit de juger toutes les actions humaines. Les évêques prétendirent connaître toutes les conventions auxquelles on s'était engagé par serinent, car celui qui manquait à sa promesse commettait un péché[31]. Ils étendirent leurs prétentions jusqu'aux causes féodales, sous prétexte que le serment était la base des devoirs féodaux ; mais cela leur fut formellement interdit[32], et ils y renoncèrent[33], mais les procès relatifs au mariage et aux testaments leur demeurèrent.

Des savants ont cru que sous Philippe le Bel l'Église avait cessé de connaitre de l'exécution des contrats formés sous la foi du serment[34] ; on s'est appuyé sur le silence de Beaumanoir et sur une ordonnance de l'an 1274 (lisez 1294), qui prescrit aux magistrats royaux de ne pas souffrir que les bourgeois de Lille soient traduits devant les officialités pour des affaires temporelles[35]. J'ai trouvé de nombreuses preuves du contraire. En 1294, l'évêque d'Uzès se plaignit de ce qu'ou empêchait ses officiaux de connaitre des contrats et des conventions passées sous le serment ou sous la garantie de la bonne foi. Le procureur du roi de la sénéchaussée de Beaucaire, consulté sur la réalité des griefs du prélat, répondit que les officiers royaux ne mettaient pas obstacle à ce que les officiaux connussent des causes à raison du serment, mais qu'ils veillaient à ce qu'à la faveur du spirituel on n'usurpât pas la juridiction temporelle[36]. Cet exemple prouve, toutefois, que si le droit de l'Église était reconnu, l'exercice de ce droit était entravé.

Les cours d'Église étaient exclusivement compétentes pour les questions relatives aux dîmes dues an clergé, mais non à celles qui étaient entre les mains des laïques, quand même elles avaient appartenu à l'Église, ce qu'on appelait dilues inféodées ; mais les dilues données à cens ou à rentes par l'Église étaient considérées comme dînes ordinaires, et les questions qu'elles soulevaient soumises à la juridiction ecclésiastique[37].

Ceux qui se rendaient coupables d'usure devenaient justiciables de l'Église, qui s'était arrogé le droit de faire jurer aux marchands qu'ils ne prêteraient pas à usure[38]. Ce délit était mirti fori, c'est-à-dire que les usuriers étaient successivement punis par la justice ordinaire, pour le délit, ensuite livrés aux officiaux pour expier le péché. Les canonistes soutenaient que la cour d'Église était seule compétente, mais cela ne fut pas admis. L'excommunication était prononcée contre les usuriers endurcis.

Une des plus fortes peines infligées par l'Église était l'excommunication ; mais elle n'exécutait pas elle-même ses sentences, elle livrait les coupables au bras séculier. L'excommunication entraînait des peines temporelles : celui qui passait mie année entière dans l'anathème voyait ses biens saisis jusqu'à ce qu'il eut été réconcilié. Philippe le Bel était prêt à lutter contre la trop grande extension de la juridiction ecclésiastique, mais il fut arrêté dans ses projets par les circonstances[39]. Les Églises de France lui accordèrent de fréquents subsides, et pour prix de ces concessions exigèrent la confirmation de leur juridiction et de leurs autres privilèges. Cette confirmation leur fut accordée d'une manière générale dans la grande ordonnance de 1303[40], et séparément aux églises de Touraine en 1297[41], de Normandie en 1300[42], de Languedoc en 1300[43] et en 1304[44], aux provinces de Reims et Bourges en 1304[45], de Picardie en 1309[46]. En 1290 le roi avait déclaré, à la prière des prélats, que les biens meubles des ecclésiastiques vivant canoniquement ne seraient pas justiciables des cours laïques[47].

Diverses ordonnances du même rappelèrent aux agents royaux que la punition des prêtres accusés de crimes capitaux ne leur appartenait pas, mais qu'il devait livrer les prévenus à l'autorité ecclésiastique ; car, malgré les anciens concordais, les prêtres criminels étaient jugés par les officiaux[48]. En 1303, les évêques de Normandie se plaignirent de ce que les juges séculiers voulaient punir les clercs : le roi consulta la coutume générale du pays et y lut un article qui donna raison aux évêques[49]. Or, une transaction, passée en 1191 entre le clergé et le sénéchal de Normandie, avait formellement attribué aux cours laïques la punition des clercs qui commettraient un crime capital. Le clergé normand avait donc réussi, dans l'espace d'un siècle, à faire abolir les droits des juridictions laïques sur les clercs, et à faire insérer dans la coutume que les crimes qui, dans le droit commun, étaient punis par la peine de mort ou la perte d'un membre, entraineraient seulement pour les clercs coupables le bannissement[50].

Les officialités se montraient peu sévères pour les gens d'église, et cela lit naître des scandales. A Abbeville, en 1310, un clerc accusé d'homicide ayant été absous par l'official, fut hué par le peuple et poursuivi à coups de pierres[51].

Les abus de la juridiction ecclésiastique attirèrent souvent l'attention du gouvernement. Un homme parfaitement placé pour savoir ce qui se passait, puisqu'il était avocat du roi et chargé en celte qualité de surveiller les officialités, Pierre Dubois a fait un tableau peut-être un peu charge, mais instructif, des empiétements des cours ecclésiastiques[52]. En vain les ordonnances avaient fixé des limites et imposé de justes restrictions à leurs progrès toujours croissants, leurs envahissements poursuivaient leur cours, et depuis saint Louis elles avaient tellement gagné du terrain qu'elles enlevaient presque toutes les actions personnelles aux justices du roi et des seigneurs. Sous Philippe le Bel, il était passé en coutume et admis dans la jurisprudence qu'un laïque cité devant une cour laïque, comme défendeur à une action personnelle, pouvait la décliner quand le demandeur était un clerc, parce que ce clerc, s'il avait été défendeur, aurait refusé de se soumettre à la juridiction séculière[53]. L'assemblée, convoquée en 1304 à Aurillac pour voter un décime, déclarait que, dans la province de Bourges, l'Église avait depuis plus de trente ans le droit de connaître des causes réelles et personnelles entre laïques[54].

Malgré les promesses que l'octroi des décimes lui avait arrachées, Philippe faisait surveiller les cours de chrétienté. J'ai sons les veux une enquête faite dans le Languedoc, et où l'on trouve la preuve de l'existence dans le Midi des abus signalés par Dubois en Normandie[55]. Écoutons ce document, qui précise les accusations :

« En matière personnelle, réelle et mixte, des laïques traînent des laïques devant les juges d'Église, même pour réclamer l'exécution d'obligations pour lesquelles on n'avait pas prèle de serment, même quand le laïque défendeur déclinait la compétence.

« Les officiaux forcent les notaires royaux à délivrer copie aux parties des actes et instruments reçus par eux officiaux, comme s'ils l'avaient été par les notaires. »

Cet article concerne la juridiction volontaire des officialités. Tous les actes relatifs aux mineurs étaient passés en double devant un notaire royal et devant la cour de chrétienté, et munis du sceau de l'official. A la fin du treizième siècle, presque tous les contrats qu'on rencontre dans les archives sont revêtus de ce sceau ; les sceaux des évêques de Normandie, qui ne rapportaient rien du temps de saint Louis, donnaient sous Philippe le Bel, tous frais faits, un revenu annuel de plus de vingt mille livres[56].

J'ai recherché les causes de cet accroissement extraordinaire de la juridiction gracieuse des officiantes, accroissement qui s'explique difficilement au premier abord, car il est contemporain du développement de la juridiction volontaire du roi. A partir de saint Louis, on institua auprès de chaque bailliage, de chaque prévôté, des notaires royaux pour recevoir les contrais, et des gardes des sceaux pour les authentiquer par l'opposition du sceau royal. Voici ce que j'ai constaté.

Dans la première moitié du treizième siècle, presque tous les actes destinés à conserver le souvenir des transactions entre particuliers étaient passés devant les curés, les doyens, les officiaux d'archidiacre et les archidiacres eux-mêmes en bien plus grand nombre que devant les officialités diocésaines, tandis qu'à la fin du même siècle les actes que l'on trouve sont presque tous revêtus du sceau des officiantes, et qu'on en trouve à peine quelques-uns munis de sceaux d'ecclésiastiques d'un rang moins élevé[57]. Il résulte de ce rapprochement qu'à la fin du treizième siècle, c'était moins la juridiction volontaire de l'Église qui s'était accrue que celle des évêques., et cela au détriment du clergé inférieur. En un mot, la juridiction volontaire résida exclusivement entre les mains des évêques et de leurs délégués, les officiaux ; et comme on exigeait des droits pour l'apposition de sceaux, les évêques se créèrent par là un revenu considérable.

Continuons l'exposé des griefs contenus dans l'enquête : « Les officiaux forcent les sergents royaux à mettre à exécution les sentences rendues dans les cours ecclésiastiques en matière séculière. — Ils forcent les prévôts à contraindre, par la saisie des biens et la prison, des laïques excommuniés à se réconcilier avec l'Église, quand ils sont restés excommuniés pendant un an. »

Les Établissements de saint Louis permettaient de saisir les biens de l'excommunié endurci, mais non de le tenir en prison[58]. Les personnes frappées d'excommunication ne pouvaient ester en justice[59]. En 1302, Philippe le Bel déclara abrogée une ordonnance de saint Louis établissant des peines contre ceux qui resteraient excommuniés plus d'une année[60].

« Ils contraignent, par voie d'excommunication, les laïques à payer leurs dettes, et à acquitter les legs pies et non pies, ainsi que les cens, bien que la plainte ait été portée au juge séculier, et les créanciers laïques à rendre les instruments constatant les dettes payées. — Ils ne veulent pas avertir trois fois les clercs mariés ou adonnés à une profession manuelle de prendre un genre de vie conforme aux canons, cela malgré les réquisitions multipliées des magistrats séculiers ; loin de là, ils les protègent. L'enquête reproche aux prélats de donner la tonsure à des hommes illettrés ou mariés, a des enfants intellect carentes, et même à des criminels, pour les soustraire aux châtiments qu'ils avaient mérités. —

« Les prélats font des statuts dans des synodes an préjudice du pouvoir temporel et sans son consentement, et les font mettre à exécution. »

Cet article montre que dès lors on agitait cette grave question du droit qu'a le clergé de s'assembler et de faire des règlements sans la permission du pouvoir laïque ; mais rien ne fut alors résolu à cet égard. Les conciles provinciaux qui se tinrent sous Philippe le Bel furent convoqués par les légats an nom du pape[61]. Je ne parle pas de ces assemblées réunies par ordre du roi et où le clergé votait des décimes : ce ne sont pas des conciles proprement dits. Le roi reconnut que les légats pouvaient entrer dans son royaume sans son autorisation[62].

« Ils (les prélats) empêchent les ecclésiastiques de prendre part aux contributions publiques, à raison des biens pour lesquels les anciens possesseurs avaient coutume de payer l'impôt. n Cette plainte était juste ; aussi, malgré les protestations des évêques, les clercs mariés et artisans furent contraints de payer les tailles personnelles, et tous les ecclésiastiques les impôts pour les biens qu'ils possédaient, soit par héritage, soit par acquisition.

« Ils ne punissent pas suffisamment les clercs qui commettent des crimes, bien qu'ils en soient convaincus : ils font en sorte de supprimer les témoignages, et ils nuisent ainsi aux seigneurs, auxquels les biens des condamnés reviennent par droit de confiscation.

« Les délégués du pape s'efforcent de connaitre tics causes temporelles ; ils traînent hors de leurs diocèses les laïques qui leur résistent, les excommunient, les lassent par toutes sortes de dépenses et de vexations jusqu'à ce qu'ils cèdent. »

Dans les siècles précédents, les causes entre les églises et les seigneurs étaient presque toujours jugées par des délégués du pape ; mais à partir du milieu du treizième siècle, ces mêmes causes furent portées en grande partie au parlement. Les églises elles-mêmes acquiescèrent à ce changement, car elles trouvaient bonne justice à la cour du roi, où siégeaient un grand nombre de prélats et d'ecclésiastiques. Philippe le Bel accorda que les causes des prélats seraient directement portées au parlement, et leur donna la facilité d'y plaider par procureur, tant en demandant qu'en défendant, pourvu qu'ils comparussent en personne au commencement des causes où leur présence serait nécessaire[63].

Une autre empiète, faite en 1307 dans la province de 'l'ours, reproduit les faits constatés dans le document que je viens d'analyser[64].

Les agents royaux, surtout les procureurs du roi établis dans les bailliages et les sénéchaussées, faisaient une rude guerre aux officialités ; ils dénonçaient sans relâche les empiétements de la juridiction spirituelle sur la juridiction temporelle[65]. Ces obscurs légistes, peu bienveillants pour le clergé, professant même des opinions hardies sur la discipline, poursuivaient avec acharnement l'extension de l'autorité royale et l'affaiblissement des privilèges ecclésiastiques. Leur ardeur les emportait quelquefois trop loin et les rendait injustes. Mais leurs adversaires étaient puissants : les prélats pouvaient invoquer l'usage, et ils avaient pour eux les laïques, qui se soumettaient avec empressement à leur juridiction. Ils avaient dans les mains l'excommunication, dont ils frappaient le juge séculier assez téméraire pour vouloir leur disputer les justiciables, arme d'autant plus terrible que l'excommunication était sans appel. Le seul recours possible était au métropolitain ; mais ce dernier était juge dans sa propre cause ; il ne pouvait consacrer l'amoindrissement de la juridiction ecclésiastique. L'appel au pape n'existait mème pas, car le pape n'accordait des juges que dans certains cas déterminés, au nombre desquels n'étaient pas ces abus d'origine récente[66].

On a prétendu que ce fut seulement en 1329, sons Philippe de Valois, qu'on put appeler au parlement des abus de l'autorité ecclésiastique, et que cela fut établi dans une assemblée composée de légistes et de clercs, où la supériorité des tribunaux royaux sur les cours d'Église fut soutenue avec force par l'avocat du roi, Pierre de Cugnières, qui fit adopter son opinion. On trouve sous Philippe le Bel des preuves que le roi n'acceptait pas toutes les décisions des tribunaux ecclésiastiques. Quand les magistrats royaux saisissaient par ordre du prince les biens d'un clerc coupable d'un délit quelconque, es officiaux prétendaient que cette saisie était illégale, et excommuniaient ceux qui l'avaient prescrite ou exécutée. Quelle résistance opposer ? Dubois lui-même n'osait donner aucun conseil au roi à ce sujet, ou du moins exprimer clairement sa pensée. Il se contenta de donner à entendre qu'on devait braver l'excommunication en pareil cas[67]. Philippe le Bel suivit ce conseil : Non-seulement on ne tiendra compte de ces censures injustes, mais encore ou procédera par des voies de rigueur contre ceux qui les auront prononcées. Un arrêt du parlement déclara que si les officiaux renvoyaient absous des clercs notoirement coupables, le roi saisirait les biens de ces clercs, et que si les juges d'Église lançaient l'excommunication contre les officiers qui avaient ordonné la saisie, le temporel des juges d'Église serait mis sous la main du roi. Le roi se faisait juge de la justice des excommunications, et en ordonnait la levée. On en a la preuve dans ce qui se passa à Rouen en 1291. Le chapitre de la cathédrale frappa d'excommunication le maire de la commune par suite d'un conflit de juridiction entre la ville et le chapitre. Le maire mourut dans l'anathème. Philippe le Bel enjoignit aux chanoines de lever l'excommunication et de permettre que le défunt l'Ut enterré en terre sainte[68].

Le droit d'asile, qui avait été dans des temps plus anciens un refuge contre l'oppression[69], mais qui ne donnait plus lieu qu'à des abus, fut restreint. Dans le Languedoc, malgré les défenses des papes[70], le clergé donnait asile dans les églises aux débiteurs qui s'y réfugiaient pour frustrer leurs créanciers. Les laïques qui aidaient les malfaiteurs à chercher l'impunité, en se retirant dans les lieux consacrés, furent poursuivis judiciairement[71]. Les baillis, quand il s'agissait des intérêts du roi, violaient les asiles, et en certains cas il fut permis d'arracher le coupable du lien où il s'était réfugié[72]. Le privilège clérical, qui était acquis par la tonsure reçue des mains d'un évêque, ne mit plus ceux qui la portaient à l'abri de la justice séculière. Les abus appellent le châtiment. Le privilège de la tonsure avait été pour le clergé un moyen de soustraire à la justice ordinaire des hommes indignes : ce privilège ne fuit plus respecté, malgré les plaintes des conciles.

Dans un mémoire au roi, Dubois proposa divers moyens de faire rentrer la juridiction ecclésiastique dans des limites convenables. Le premier consistait à réunir les prélats, et à leur signifier l'intention du roi de créer des tabellions aux actes desquels ils devaient ajouter foi. Dans chaque cité, on établirait deux de ces notaires, avec mission d'assister les laïques qui déclineraient la juridiction ecclésiastique, d'instrumenter pour eux et de leur indiquer les procédures à suivre. On instituerait auprès de chaque officialité nu procureur, pour veiller à ce qu'on n'excommuniât pas ceux qui refuseraient de comparaître devant les officiers[73].

Ce plan ne fut pas adopté ; du moins les notaires, qui furent établis en grand nombre par Philippe le Bel, ne réunirent pas les attributions que Dubois voulait leur donner. Toutefois, on établit auprès des officialités des avocats et des procureurs du roi, avec mission de les surveiller et de défendre les droits du pouvoir séculier[74].

Tant que les tribunaux laïques furent mal organisés, les cours ecclésiastiques jouirent d'une faveur méritée. Mais c'est justement à partir de saint Louis, c'est-à-dire quand les juges royaux offrirent tontes garanties, que la juridiction de l'Église s'accrut dans des proportions incroyables. On ne peut attribuer ce fait bizarre aux concessions du saint roi, qui sut toujours séparer le temporel du spirituel, mais à l'influence du clergé sur le peuple et peut-être aussi à la plus grande moralité des officialités. Dès lors, les jurisconsultes proclamèrent l'utilité d'empêcher le spirituel d'empiéter sur le temporel. « Bone coze, et profitable selonc Dieu et selonc le siècle, dit Beaumanoir, que cil qui gardent la justice espirituel se meslassent de ce qui appartient à l'espiritualité tant solement, et laissassent justicier et explectier à le laie justice les cas qui apartienent à le temporalité. »

Mais quels étaient ces cas ? La définition en était difficile. Les actes de l'état civil étant des actes religieux et reçus par le clergé, tontes les contestations auxquelles ces actes donnaient naissance étaient du ressort des cours de l'Église ; en outre, la juridiction ecclésiastique était bien autrement active que la séculière. Il y avait un official au chef-lieu de l'évêché, et plusieurs autres officiaux forains dans les archidiaconés. Ils ne restaient pas sur leur siège à attendre les justiciables, mais ils faisaient des tournées, visitaient les paroisses, connaissant des délits d'adultère, qui restèrent de leur compétence exclusive, et de tous les actes auxquels le mariage donnait naissance, tels que constitution de dot et de douaire, etc. Les curés favorisaient la juridiction de l'official et la recommandaient à leurs paroissiens. Les formes de la procédure ecclésiastique étaient plus simples, plus rapides et moins couteuses : motifs puissants de préférence sur les tribunaux laïques, où les procès étaient longs et dispendieux.

La juridiction volontaire des officiaux ainsi que celle des tabellions royaux trouva, dès la fin da treizième siècle, une redoutable concurrence dans les notaires apostoliques, institués au nom du pape dans les principales villes des États chrétiens, et dont les actes étaient reçus comme authentiques par les tribunaux ecclésiastiques.

La législation de Philippe le Bel ne pouvait manquer de porter l'empreinte des sentiments religieux qui animaient la société. Les défenses faites par saint Louis de jurer le nom de Dieu et des saints et de le profaner, furent renouvelées sous son petit-fils : la peine rut graduée suivant la gravité du délit et l'âge du coupable. Les blasphèmes étaient punis d'une amende de vingt à quarante sous ; ceux que leur pauvreté mettait hors d'état de payer cette amende étaient exposés au pilori avec un écriteau qui les désignait comme blasphémateurs, etc., etc.[75].

 

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CHAPITRE TROISIÈME. — RESTRICTIONS APPORTÉES À L'INQUISITION.

 

Origine de l'Inquisition. — Elle adoucit ses rigueurs à la fin du treizième siècle. — Etat de l'hérésie à cette époque. — Sévérité des dominicains. — Elle excite des émeutes. — Elle est réprimée par le roi. — En 1298, elle est favorisée. — Elle excite en 1301 une réprobation universelle dans le Midi. — Philippe accueille les plaintes du peuple et réglemente le saint-office. — Paroles remarquables qu'il prononce. — Il nomme des commissaires charges de faire une enquête. — L'évêque manque d'être assassiné. — Manifestations enthousiastes en l'honneur des commissaires royaux. — La haine contre l'inquisition est à son comble. — Conspiration dans le Midi pour se soustraire il la domination française qui ne supprime pas l'inquisition. — Mécontentement général. — Philippe se rend dans le Midi pour calmer les passions. — Il réprime l'inquisition de concert avec le pape Clément V. — Vaines plaintes des dominicains.

 

Une des principales attributions de la juridiction ecclésiastique était la recherche et la punition de ceux qui s'écartaient de la foi catholique pour embrasser quelqu'une de ces opinions hétérodoxes qui étaient si répandues depuis la fin du douzième siècle, surtout dans le Midi. Une piété mal entendue et la crainte exagérée du diable favorisaient ces hérésies, qui admettaient pour la plupart la lutte des deux principes du bien et du mal, et se rattachaient par quelque point an manichéisme[76]. La croisade contre les Albigeois n'extirpa point l'hérésie, qui se perpétua encore pendant plusieurs siècles dans les campagnes. Les évêques, comme gardiens de l'intégrité de la foi dans leurs diocèses, avaient la connaissance du crime d'hérésie. Grégoire IX leur adjoignit l'ordre de Saint-Dominique (en 1233). Les dominicains établirent dans les principales villes des tribunaux où ils jugeaient tous ceux qui étaient accusés d'hérésie, de judaïsme, de maléfices et de sorcellerie. Leur siège principal était à Carcassonne. Les peines qu'ils prononçaient étaient celle du feu, la pénitence et la prison. Les actes de foi étaient très-rares à la fin du treizième siècle. On appelait ainsi le supplice du bûcher, supplice qui était réservé aux chefs des hérétiques connus sous le nom de parfaits. La prison était une peine nouvelle : dans les tribunaux laïques, l'emprisonnement préventif était seul connu[77].

Les prisons de l'inquisition s'appelaient murs, et ceux qu'on y renfermait emmurés. Des historiens se sont imaginé qu'on enfermait vivants les condamnés dans l'épaisseur d'un mur, et qu'on les y laissait expirer dans les angoisses de la faim et du désespoir. Le savant auteur de l'histoire des Cathares, M. Schmidt, sans donner dans des exagérations de ce genre, n'a pas assez distingué, ce nie semble, les différentes phases de l'inquisition au treizième siècle[78]. Les rigueurs contre les hérétiques n'eurent pas toujours la même intensité. Il n'a pas non plus assez tenu compte des efforts faits par Philippe le Bel pour restreindre ; surtout il n'a pas constaté le résultat remarquable auquel on était arrivé à la mort de ce prince, grâce aux efforts du roi et du pape Clément V[79].

Le pouvoir laïque s'associait aux poursuites contre les hérétiques, dont les biens lui appartenaient à titre de confiscation[80]. Les évêques n'abandonnèrent pas entièrement aux frères prêcheurs les devoirs de l'inquisition. On conserve à la Bibliothèque impériale un registre original des poursuites exercées de l'an 1285 à 1300 par l'évêque d'Albi. Il y prend le litre d'inquisiteur de la foi dans le diocèse d'Albi et de vice-gérant de l'inquisiteur général du royaume, qui était un dominicain.

La sévérité des moines de Saint-Dominique amena des tempêtes : le peuple du Midi se souleva coutre eux et fut soutenu par l'autorité temporelle. Philippe le Bel parait avoir eu peu de sympathie pour l'inquisition. En L'288, il lui interdit de juger les juifs sans une information préalable faite par le bailli ou par le sénéchal[81].

En 1291, sur la plainte des consuls de Carcassonne, il ordonna au sénéchal de cette ville de ne prêter le secours du bras séculier que contre ceux qui seraient manifestement hérétiques. C'était ôter tout pouvoir aux inquisiteurs, que de leur enlever le droit de faire exécuter leurs sentences et même de contraindre les prévenus à comparaitre devant eux, sans le bon vouloir d'un officier royal, qui devenait lui-même juge de leur culpabilité[82]. En 1296, le sénéchal recuit l'ordre de ne plus arrêter d'hérétiques[83] ; mais une ordonnance du mois de septembre 1298 donna force de loi à une décrétale de Boniface VIII. Les agents du roi durent jurer d'obéir aux évêques et aux inquisiteurs et de conduire, sur leur réquisition, dans les prisons du saint-office, les hérétiques ainsi que leurs fauteurs, défenseurs et recéleurs, et de mettre à exécution les jugements rendus coutre eux, sans délai et nonobstant l'appel : car le bénéfice de l'appel n'existait point pour ces fils de l'iniquité. Le dispositif de celle ordonnance est pris mot pour mot dans la constitution Ut inquisitionis[84].

En 1301, l'inquisition excita une réprobation universelle dans le Languedoc[85]. Les habitants d'Albi, de Cordes et de Carcassonne se firent remarquer par leur animosité, contre les dominicains, qu'ils dénoncèrent au roi[86]. Philippe accueillit leurs plaintes. Il déclara que les geôliers de l'inquisition devaient être choisis par l'évêque ou par le sénéchal, et que les inquisiteurs ne feraient aucune arrestation sans le consentement de l'évêque. En cas de désaccord, on rapporterait à la décision d'une assemblée d'ecclésiastiques. Défense d'obéir séparément à l'évêque ou à l'inquisiteur ; car, ajoutait le roi, « nous ne saurions souffrir que la vie et la mort de nos sujets dépendent de la volonté et du caprice d'un seul homme, peut-être peu instruit et aveuglé par la passion[87]. » Il exigea et obtint, non sans peine, la destitution du frère Foulque, inquisiteur dans le Toulousain. En même temps il envoya dans l'Albigeois deux commissaires, l'archidiacre d'Auge et le vidame d'Amiens, Jean de Picquigny, faire une enquête sur la conduite des inquisiteurs dans cette province. La présence de ces commissaires, qui se montrèrent hostiles à l'inquisition, ne fit qu'accroître le désordre. Au retour d'un voyage, l'évêque d'Albi faillit être massacré par la populace ameutée à une porte de la ville. Le prélat dut son salut à son calme et à son courage. Il ordonna aux gentilshommes de sa suite, qui voulaient le défendre, de déposer leurs épées, et s'avança lentement en donnant sa bénédiction à la foule qui l'entourait et lui barrait le passage eu poussant des cris de mort. Cette scène dramatique ferait le sujet d'un beau tableau[88]. Les dominicains furent chassés des églises ; pendant plus de cinq années la prédication leur fut interdite, et l'inquisition suspendue par les commissaires du roi. La reconnaissance du peuple pour l'archidiacre d'Auge et le vidame d'Amiens ne connut pas de bornes ; elle alla jusqu'à substituer leurs images à celles de saint Pierre et de saint Dominique, de chaque côté d'un crucifix placé sur une porte située près du couvent des prêcheurs. Les commissaires furent excommuniés. Au mois de juin 1302, le roi ôta aux inquisiteurs le pouvoir de punir les juifs pour usures et maléfices. Le plus grand mécontentement régnait dans le Midi, on y était fatigué de l'inquisition[89].

La sage administration de saint Louis et d'Alphonse de Poitiers avait réconcilié le Languedoc avec la domination française. Cependant il y avait toujours des méridionaux qui regrettaient l'ancienne indépendance de leur pays. Ceux surtout que leurs opinions religieuses exposaient aux rigueurs du saint-office se rappelaient le temps où, sous les comtes nationaux, la liberté de conscience était tolérée ; à ces regrets venaient se joindre des espérances : les regards se tournèrent vers l'Aragon. Un roi aragonais, don l'étire, n'avait-il pas péri en combattant Simon de Montfort ? On attendait de là le salut. Une désaffection profonde pour Philippe le Bel, causée par ses exactions, jointe à la haine qu'inspirait l'inquisition, menaçait d'amener une séparation violente entre le Midi et Ir Nord, et de ruiner à son début ce commencement d'unité nationale qui avait été acquis au prix de tant de sang.

La défaite de Courtrai et les succès des Flamands semblaient devoir encourager la révolte : le moment d'agir était venu. Philippe vit le mal et en comprit la gravité. Il ne voulut abandonner à personne le soin d'y porter remède. Il se rendit lui-même en Languedoc, en visita les principales villes, accorda des grâces, continua les privilèges. Arrivé à Toulouse, il déclara solennellement être venu pour ramener la paix parmi le peuple et réprimer l'inquisition. Après en avoir conféré avec les évêques, il rendit une ordonnance qui réglait la procédure contre les hérétiques et en tempérait la sévérité[90].

Il parcourut ensuite le reste du Languedoc. La présence du souverain flatta le peuple, que la crainte d'être oublié ou méprisé était sur le point de jeter dans la rébellion. Quelques tentatives, encouragées par l'infant Fernand de Majorque et fomentées par un franciscain, frère Bernard Délicieux, avortèrent misérablement à Carcassonne et à Limoux. Les consuls de la première de ces deux villes, convaincus de conspiration, furent pendus avec leurs robes écarlates et les insignes de leur dignité[91].

Les habitants d'Albi portèrent jusqu'au Saint-Siège leurs plaintes contre l'inquisition. Clément V chargea -deux cardinaux d'y faire droit. Les cardinaux ordonnèrent que les geôliers seraient au nombre de deux, dont l'un nommé par l'évêque et l'autre par les prêcheurs. Enfin, le concile de Vienne statua que les dominicains ne pourraient agir sans les évêques. Les nombreuses réclamations des populations eurent pour résultat de faire inscrire dans les ordonnances, dans les constitutions apostoliques et dans les canons des conciles ce principe : que la question ne serait pas exclusivement confiée à l'ordre de Saint-Dominique, mais placée sous la surveillance et le contrôle des évêques. Ce fut lit nue sérieuse garantie contre laquelle les dominicains protestèrent en vain auprès de Jean XXII[92].

 

 

 



[1] Les monastères qui jouissaient de cette immunité étaient appelés exempts.

[2] Trésor des chartes, J. 435. — Voyez, entre autres, la demande des moines de Saint-Pierre de Chézy, en 1293, n° 98. — Sur l'antiquité de ce droit, voyez les lettres XIV, XIX et XX de Suger, et le Mém. de Brial. Nouv. Mém. de l'Acad., t. VI, p. 560 et suiv.

[3] Preuves des libertés de l'Église gallicane, t. I, p. 82.

[4] Trésor des chartes, Or. J. 345, n° 87.

[5] Trésor des chartes, J. 347, n° 102.

[6] Pasquier, Recherches, l. III, ch. XXXI. — Preuves des libertés de l'Église gallicane, t. II, p. 98. — Brial, préface du t. XIV des Histoires de France.

[7] Voyez de nombreuses demandes en mainlevée de la régale, Trésor des chartes, J. 347, n° 91 à 125.

[8] Nomination par le roi d'un chanoine de Reims, en temps de régale. Or. Trésor des chartes, K. 348, n° 18.

[9] Ordonnance de février 1303. Ord., t. I, p. 358.

[10] Olim, t. II, p. 137. An 1304.

[11] Sur les violences de la noblesse contre le clergé, voyez Olim, t. III, p. 681, 683, 447, 5, etc.

[12] Olim, t. III, p. 63 et 137.

[13] Olim, t. III, p. 315.

[14] Or. Trésor des chartes, J. 178, n° 48, et Martène, Thesaurus, t. I, col. 1244.

[15] Olim, t. Il, p. 54. — Supplément du Trésor des chartes, J. 203, n° 15.

[16] Olim, t. II, p. 54.

[17] Or. Trésor des chartes, J. 583, n° 1.

[18] Or. Trésor des chartes, J. 583, n° 2.

[19] Or. Trésor des chartes, J. 583, n° 3.

[20] Laurière, Traité du droit d'amortissement, in-12, et la préface du t. I des Ordonnances.

[21] Ordonnances, t. I, p. 303.

[22] Voyez notre chapitre intitulé : Recettes diverses.

[23] Ordonnances, t. I, p. 541.

[24] Giraud, Essai sur le droit, t. I, p. 224 — Pardessus, préface du t. XXI des Ordonnances des rois de France.

[25] Ordonnance de février 1303. Ord., t. I, p. 402.

[26] Ordonnance de l'an 1290. Ord., t. I, p. 318, et 10 mars 1299, § 4, ibid., p. 340.

[27] Mercredi, veille de saint André 1274. Ord., t. 1, p. 302, § 7.

[28] Ordonnance de 1274. Ord., t. I, p. 302.

[29] Bouquet, t. XVIII, p. 438. Transaction entre les barons et les évêques de Normandie, fin du douzième siècle, et Ord., t. I, p. 39. (Établissements de Philippe-Auguste.)

[30] Ord., t. I, p. 316.

[31] Établissements de saint Louis, t. I, chap. LXXXIX. Beaumanoir, t. XI, p. 7 et 40.

[32] Ord., t. I, p. 140. Concordat sous Philippe-Auguste.

[33] Concile de Melun en 1225. Labbe, t. VII, p. 345.

[34] Pardessus, préface du t. XXI des Ordonnances, p. CLXXVIII.

[35] Ord., t. XI, p. 376.

[36] Apud Mesnard, Histoire de Nismes, t. I, Preuves, col. 118.

[37] Ordonnances de 1290, § 14. Ord., t. I, p. 319 ; 5 mai 1302, § 7, ibid., p. 342. — Grande ordonnance de février 1303 ; octobre 1313, ibid., p. 533.

[38] Beaumanoir, chap. LXVIII. — Établ., t. I, chap. LXXXII.

[39] En février 1295, le roi défendit que les bourgeois de Lille fussent mis en cause devant les juges d'Eglise pour affaires temporelles. Ord., t. XII, p. 376.

[40] Ord., t. I, p. 358.

[41] Ord., t. I, p. 381, 23 août 1295.

[42] Ord., t. I, p. 338.

[43] Ord., t. I, p. 334, 335, 10 mars 1299.

[44] Ord., t. I, p. 340, 3 mai 1302.

[45] Ord., t. I, p. 412, 15 juin 1304.

[46] Trésor des chartes, J. 1025, n° 4. — Ord., t. XII, p. 357, et t. I, p. 406.

[47] Jeudi avant les Rameaux, 1308. Ord., t. I, p. 457. Il y est dit expressément que ces privilèges ont été accordés à raison de la subvention consentie par le clergé.

[48] Ordonnance de 1290. Ord., I. I, p. 318.

[49] Mandement aux gens du roi en Normandie, 25 août 1312. Ord., t. I, p. 348.

[50] Ancienne coutume de Normandie, chap. CXX.

[51] Olim, t. III, p. 542.

[52] Brevis et compendiosa doctrina. Bibl. imp., n° 6222. — Mém. de l’Académie des inscriptions, nouvelle série, t. XVIII. Mém. De M. de Wailly.

[53] Brevis doctrina, fol. 13 r°. — De Wailly, p. 2 (du tirage à part).

[54] Or. Trésor des chartes, J. 1025, n° 4.

[55] Trésor des chartes, rouleau original, J. 350, n° 8. Notices et extraits, n° 10.

[56] Brevis doctrina, fol. 14. — De Wailly, p. 18.

[57] Arch. de l'Emp., Collections des sceaux : Sceaux d’officialités.

[58] L. I, chap. CXXIII.

[59] Mandement au bailli de Tours, 1291. Ord., t. I, p. 332, § 4.

[60] Vaissette, t. II, Preuves, p. 120. — Cette ordonnance, au dire de Philippe le Bel, commençait par le mot : Capientes. Joinville prétend que saint Louis avait refusé aux évêques de porter une loi semblable, mais les Établissements sont d'accord avec Philippe le Bel pour constater l'existence de cette loi.

[61] Convocation du concile de Paris, par le cardinal de Préneste, 22 juin 1299. Martène, t. IV, p. 221. — Concile de Sens en 1292, réuni auctoritate apostolica, au sujet d'un projet de croisade. Trésor des chartes, Reg. 28 B, fol. 140.

[62] Voyez Juridiction ecclésiastique, par un docteur de Sorbonne, t. I, p. 48. L'auteur (de Brezolles), qui est un gallican, s'étonne de ce fait.

[63] Ord., t. I, p. 319, § 1, an 1290.

[64] Trésor des chartes, Or. J. 350, n° 47.

[65] Voyez la réponse du procureur du roi aux plaintes de l’évêque d'Uzès, dans Mesnard, Histoire de Nismes, t. I, Preuves, p. 48.

[66] Brevis doctrina, fol. 17. — De Wailly, p. 21 et 22.

[67] Fol. 23.

[68] Chéruel, Histoire de Rouen, t. I, p. 189.

[69] Voyez Beaurepaire, Essai sur le droit d'asile, Bibl. de l'École des chartes, 4e série, t. II.

[70] 17 octobre 1310. Mandement au sénéchal de Beaucaire. Arch. de l'Emp., K. 188, n° 20.

[71] Olim, III, p. 472.

[72] Ordonnance de 1302-1303. Ord., t. I, p. 344, § 7.

[73] Brevis doctrina, fol. 13. — De Wailly, p. 13.

[74] Voyez le compte des dépenses des bailliages de France en 1305. Bibl. imp., fonds Baluze.

[75] Histoire de Nismes, I, pr. p. 120. Ord., t. XII, p. 328.

[76] Schmidt, Histoire des Albigeois. M. Schmidt a parfaitement distingué les Vaudois des Cathares : les premiers étaient monothéistes et les seconds dualistes.

[77] Voyez Liber sententiarum inquisitionis Tolosanœ, de 1307 à 1322, publié par Limborch, comme preuves de l'ouvrage intitulé : Historia inquisitionis, Amsterdam, 1697.

[78] T. I, p. 314.

[79] T. I, p. 358.

[80] Donation par Philippe le Bel à Nicolas Brummard de omnibus possessionibus que ad regem, ratione incursus Maffredi Amelii de heresi condempnati devenerunt. Février 1309. — Trésor des chartes, Reg. 45, p. 20. — Voyez aussi Olim, t. III, p. 159, 1128, etc.

[81] Ord., t. I, p. 317.

[82] Vaissette, t. IV, Preuves, p. 97. Bouquet, t. XXI, p. 745.

[83] Vaissette, t. IV, p. 97.

[84] Ord., t. I, p. 330 et 331, et la note p. 130. Les conseils de Carcassonne furent obligés de faire amende honorable aux dominicains. B. Guid., Hist. de France, t. XX, p. 743.

[85] Voyez la plainte au roi dans Vaissette, Preuves, col. 148.

[86] B. Guidonis, p. 747, D. Voyez aussi une dénonciation des habitants de Millau contre les prêcheurs, en 1298. — Or. Trésor des chartes, J. 896.

[87] Lettres datées de Fontainebleau, décembre 1310. Vaissette, t. IV, Preuves, col. 118.

[88] B. Guidonis, Hist. concentus Albiensis. Historiens de France, t. XXI, p. 746.

[89] Ord., t. I, p. 346 ; 29 juin 1302.

[90] Vaissette, t. IV, p. 121. Martène, t. VI, p. 511. Perrin, De inquisitione, p. 108.

[91] Sur la conspiration de Bernard Délicieux, voyez B. Guion, Hist. de France, XXI, p. 743 et 744.

[92] Vaissette, t. IV, p. 155. Dans ce document, il est dit que, de 1300 à 1315, on avait jugé plus de mille hérétiques.