LA FRANCE SOUS PHILIPPE LE BEL

 

LIVRE DEUXIÈME. — DES ÉTATS GÉNÉRAUX.

 

 

CHAPITRE PREMIER. — ÉTATS DE 1302.

 

Coup d'œil sur les origines du système représentatif. — Les états généraux-sont une nouveauté sous Philippe le Bel. — États présumes de 1290, inconnus jusqu'ici. — Les premiers états généraux bien constatés convoqués en 1302, à propos de la querelle du roi avec Boniface VIII. — Récit de la séance. du 10 avril dans l'église Notre-Dame de Paris. — Lettres adressées par les trois ordres séparément. — Prétendu cahier des états. — Philippe le Bel ne demande pas de subside aux états généraux.

 

C'est un fait généralement reconnu que Philippe le Bel est le premier roi de France qui ait convoqué les états généraux du royaume, composés des trois ordres, du clergé, de la noblesse et du tiers état ; mais ce que l'on sait de ces assemblées sc réduit u peu de chose. On ignore le mode de convocation et de nomination des membres des différents ordres, surtout du tiers état, ainsi que la forme et souvent même le résultat des délibérations. Les témoignages des contemporains qui nous ont été transmis sur ce sujet sont vagues, insuffisants et quelquefois contradictoires. Il semble pourtant qu'un événement aussi considérable que la réunion des représentants de la nation ait titi produire une vive impression et laisser des souvenirs durables. Il ne parait pas en avoir été ainsi. Parmi les chroniqueurs du temps, les uns gardent le silence ; d'autres mentionnent ces assemblées sans étonnement et sans avoir l'air d'y attacher d'importance. Des historiens éminents, notamment M. de Sismondi[1], se sont autorisés de cette circonstance pour nier l'existence des états généraux sons Philippe le Bel. D'autres écrivains ont tiré tint conclusion tout opposée : le peu de retentissement qu'eurent ces Mats, les premiers dont l'histoire fasse mention, est à leurs yeux un indice qu'ils ne constituèrent pas une nouveauté. Cette opinion est spécieuse ; toutefois on ne l'a jusqu'ici appuyée sur aucun fait certain, et elle est restée à l'état de conjecture.

L'étude attentive des monuments déjà connus et de documents encore inédits nous a permis de jeter quelque jour sur cette grave question, de démêler l'origine des états généraux, de déterminer leur ride sons Philippe le Bel, et de montrer, re qu'on était loin de supposer, le suffrage universel appelé, dès le commencement du quatorzième siècle, à désigner les députés du tiers état[2].

On rattache communément les états généraux aux assemblées mérovingiennes et carlovingiennes du champ de mars ou du champ de mai ; on cite la Germanie de Tacite ; on invoque les représentants des sept provinces de la Gaule convoqués en 418, dans la ville d'Arles, par l'empereur Honorius. Arec cette méthode, on constate l'existence sans interruption du système représentatif depuis l'origine de la monarchie ; mais tout ce raisonnement pèche par la hase. les plaids de la première race étaient plutôt des rendez-vous militaires que des assemblées législatives. Les décisions qui y étaient promulguées étaient prises sur l'avis des leudes, et le peuple n'avait d'antre droit que celui de les sanctionner par ses acclamations.

Charlemagne organisa les assemblées du peuple ; les règlements qu'il fit à cet égard nous sont parvenus et fout connaitre qu'elles devinrent entre ses mains un instrument de gouvernement. Il leur demanda non des lois mais des avis, et encore il ne consulta que les grands et les prélats. L'établissement du régime féodal mit fin à ces cours plénières, dont le souvenir resta gravé pendant longtemps dans la mémoire du peuple. Le grand mouvement communal du douzième siècle marqua le réveil du tiers état ; en meule temps le pouvoir royal se relevait avec peine, niais la lenteur de ses progrès fut un gage de leur durée.

Nous avons fait voir dans le livre précédent que la noblesse, le clergé et le tiers état participaient au gouvernement ; que les différents ordres de l’Etat étaient souvent convoqués séparément pour donner des conseils ou même pour statuer sur des affaires importantes ; mais Philippe le Bel conçut le premier l'idée de réunir les états généraux, el, chose singulière, il le fit de son propre mouvement et dans la plénitude de l'autorité. Ce ne fut pas de sa part une concession arrachée par la violence ou par le besoin d'argent : non, ce fut volontairement qu'il s'adressa à toutes les classes de la nation. Ce fut donc un fait nouveau dans l'histoire que la convocation de tous les ordres de l'État ; toutefois, je le répète, la nouveauté ne consista pas à consulter les différents ordres, mais à les convoquer simultanément.

Les plus anciens états généraux que l'on connaisse sont de l'année 1302 ; néanmoins, nue bulle du pape Nicolas IV peut faire supposer que des états furent réunis en 1289 ou au commencement de l'année suivante ;' le pape écrivait, le 23 mars 1290, à Philippe le Bel, qu'il avait donné audience à ses ambassadeurs et aux députés de la noblesse et des communes du royaume de France. Quel était l'objet de cette ambassade ? On l'ignore ; mais comme elle eut pour résultat l'envoi par le pape de deux cardinaux, qui mirent fin h la guerre que la France soutenait depuis plusieurs années contre l'Aragon, il est probable que les envoyés français dont parle Nicolas IV avaient pour mission de fléchir le Saint-Siège, qui jusqu'alors s'était opposé à tout accommodement. En effet, la guerre d'Aragon avait été entreprise par Philippe III, a la sollicitation du pape Martin IV, qui avait déclaré don l'étire déchu et donné sa couronne à Charles de Valois, second fils de Philippe le Hardi. Les Aragonais avaient pris fait et cause pour leur souverain légitime et supporté pendant plus de six années, sans se décourager, le poids des armes du roi de France et des excommunications de Ruine. Philippe le Bel se lassa d'une guerre qui épuisait son royaume pour donner un trône à son frère ; mais le pape tenait lion. Ce fut sans doute pour le faire céder qu'il lui envoya une ambassade chargée de lui exprimer non-seulement la volonté royale, mais encore celle de la nation et ses vieux pour la paix. L'envoi de cette députation suppose une assemblée, sinon d'états généraux, du moins de notables pris dans le sein de la noblesse et du tiers état. J’ai cru devoir recueillir cette indication, quoique bien incomplète, parce qu'elle fait connaître lin fait qui était passé inaperçu jusqu'ici. Tout ce qui regarde les origines de la représentation nationale doit nous intéresser, et il n'est pas permis de négliger aucune lumière, si faible qu'elle soit, susceptible d'éclairer cette importante question[3].

Nous voici arrivés enfin aux premiers états généraux.

La lutte était engagée depuis quelques années entre Boniface VIII et Philippe le Bel. On trouvera plus loin le récit de cette querelle mémorable : il suffira pour le montent de dire qu'il s'agissait de savoir si le pouvoir royal devait être soumis an pape. Boniface VIII, dans une bulle célèbre commençant par ces mots : Ausculta, fili, avait proclamé la suprématie du Saint-Siège sur les rois.

À la réception de cette bulle, Philippe sentit son pouvoir ébranlé s'il laissait passer sans une éclatante protestation les prétentions de Boniface : il convoqua les premiers états généraux sur lesquels on possède des renseignements précis. Il envoya aux nobles, aux églises et aux villes du royaume des lettres où il exprimait le désir de délibérer avec ses prélats, ses barons et ses autres fidèles sur certaines affaires qui intéressaient an plus haut degré le roi, le royaume, les églises, tous et chacun. Les barons, les évêques, les abbés, les prévôts et les doyens de chapitre durent comparaitre personnellement : les communes furent représentées par des députés[4]. Chaque cité reçut l'ordre d'envoyer à Paris deux ou trois des principaux citoyens, le dimanche avant les Rameaux (8 avril) 1302[5]. L'assemblée ne se tint que le mardi suivant, 10 avril, dans l'église Notre-Dame, eu présence du roi[6].

Pierre de Flote accusa Boniface, mais ne donna pas lecture de la bulle Ausculta, lai. On avait répandu dans le public une bulle qui commençait ainsi : « Apprends que tu nous es soumis au spirituel et au temporel. » Boniface VIII nia énergiquement être l'auteur de cette bulle, et les cardinaux confirmèrent son assertion : le l'aux est évident.

Pierre de Flote dépeignit Boniface VIII comme réclamant la suprématie temporelle sur le roi. Philippe fit demander aux évêques et aux nobles de qui ils tenaient leurs fiefs : ils répondirent unanimement qu'ils les tenaient de lui. Il prononça ensuite un discours et dit que ses prédécesseurs, après avoir conquis le royaume sur les barbares par leur vaillance et avec l'aide de leurs compagnons, l'avaient gouverné et tenu de Dieu seul. Pour lui, qui leur avait succédé par la volonté divine, désireux de marcher sur leurs traces, il était prêt à sacrifier tous ses biens, même sa vie, pour conserver intacte l'indépendance du royaume. Puis, faisant allusion aux prélats convoqués à Rome par Boniface, il protesta que ceux qui enfreindraient ses ordres pour se rendre à ceux du pape, il les regarderait comme ses ennemis personnels.

Après ce discours, les nobles se réunirent et délibérèrent. Robert, comte d'Artois, oncle du roi, fut chargé de porter la parole au nom de la noblesse, et déclara que les nobles du royaume étaient disposés à mourir pour défendre la couronne[7].

Les trois ordres écrivirent séparément : le clergé au pape, la noblesse et le tiers état aux cardinaux ; ces derniers affectèrent de ne pas donner le litre de pape à Boniface. La lettre de la noblesse fut souscrite par les comtes d'Évreux et d'Artois, les ducs de Bourgogne, de Bretagne, de Lorraine ; les comtes de Hainaut, de Luxembourg, de Saint-Pol, de Dreux, de la Marche, de Boulogne, de Nevers, d'Eu, de Comminges, d'Aumale, de Forez, de Périgord, de Joigny, d'Auxerre, de Valentinois, de Sancerre et de Montbéliard ; par le sire de Concy, Geoffroi de Brabant, le connétable Raoul de Clermont, les sires de Châteauvilain, de File-Jourdain, d'Allai, de Châteauroux, de Beaujeu, pi par le vicomte de Narbonne[8]. Je n'ai pu trouver la lettre du tiers-état. Je ne veux pas raconter en détail ce qui se passa dans celle assemblée : ce récit trouvera sa place lorsque je serai arrivé fit l'histoire du différend de Boniface VIII avec Philippe le Bel : je nie bornerai à mettre en lumière le mécanisme des états généraux et à faire connaitre les décisions qui furent prises dans leur sein ; plus loin j'apprécierai leur rôle politique et l'influence qu'ils exercèrent.

Il nous est parvenu une supplique, adressée à Philippe le Bel par le peuple de France, qui débute ainsi : « À vous, très-noble prince, notre seigneur, par la grâce de Dieu, roi de France, supplie et requiert le peuple de votre royaume, pour ce qu'il lui appartient que ce soit fait, que vous gardiez la souveraine franchise de votre royaume, qui est telle que vous ne reconnaissiez de votre temporel souverain en terre fors que Dieu, et que vous fassiez déclarer, pour que tout le inonde le sache, que le pape Boniface erra manifestement et lit péché mortel en vous mandant qu'il était votre souverain de votre temporel, etc.[9] »

Ce début a fait croire (pic ce document avait été présenté aux états de 1302, et que c'était le cahier du tiers état ; tuais la lecture du reste de la requête ne permet pas d'adopter cette opinion : c'est un pamphlet qu'on peut vraisemblablement attribuer à un avocat nommé Pierre Dubois[10], qui remettait de temps à autre au roi des mémoires et des factums sur les plus graves questions d'administration et de politique, et qui parait avoir été employé par ce prince pour exercer sur le public, par ses écrits, une influence an profit du gouvernement. Aucun document contemporain n'apprend qu'il ait été demandé de subsides aux états de 1302[11].

La mème année, la guerre recommença avec les Flamands, que l'impolitique conduite des agents de Philippe le Bel avait forcés à se révolter. Cette lutte terrible, dans laquelle les Flamands combattaient pour leur liberté, devait épuiser la France. L'armée royale subit à Courtrai un de ces désastres qui se renouvelleront à Créci, à Poitiers, à Azincourt, mais tel qu'on n'en avait pas encore vu. Il fallait des hommes et de l'argent : Philippe trouva les deux sans recourir aux états généraux. Il ressuscita ces levées en niasse qui avaient cessé d'être en usage depuis Charlemagne ; il remit en vigueur le devoir de chacun, noble ou vilain, de concourir à la défense de la patrie menacée, et ordonna à tous ceux qui avaient cent livres en meubles de marcher contre l'ennemi, ou de se racheter moyennant une somme qui variait, mais qui consistait au moins dans le cinquantième des biens.

Un concile général, réuni il Rome par Boniface VIII, rendit, le 18 novembre, un décret qui consacrait la suprématie des papes[12]. A la nouvelle de cette décision, Philippe comprit qu'il était urgent d'agir : il convoqua successivement plusieurs assemblées de prélats et de barons, afin d'aviser au parti à prendre pour maintenir la dignité de sa couronne[13]. On trouve une de ces assemblées à la date du 17 janvier 1303[14] ; une autre se tint le 20 du même mois[15] ; une troisième le 12 mars. Dans celle dernière, Guillaume de Nogaret accusa Boniface VIII d'usurpation, de tyrannie et de mauvaises mœurs, et demanda la permission de le poursuivre[16].

 

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CHAPITRE DEUXIÈME. — PRETENDLS ÉTATS DE 1303. - APPELS AU FUTUR CONCILE.

 

Prétendus états de 1303. — Appels au futur concile. — Il n'y eut pas d'états généraux en 1303. — Examen critique des chroniqueurs contemporains. — Erreur du continuateur de Nangis. — Procès-verbal officiel de l'assemblée des 13 et 14 juin au Louvre. — Ce n'était qu'une assemblée de notables. — Le roi y appelle au futur concile. — Des commissaires vont recueillir dans les provinces les adhésions des nobles, du clergé et des communes. — États provinciaux convoqués dans le Midi. — Pourquoi Philippe le Bel ne convoqua pas les états généraux dans cette circonstance.

 

Le dernier historien des états généraux place au 23 juin 1303 la tenue de nouveaux états, convoqués par lettres royales datées de Neufmarché-sur-Epte, le 30 novembre 1302[17]. Je ferai d'abord remarquer qu'il est peu vraisemblable que le roi ait convoqué six mois à l'avance les états. Les autres convocations faites sous Philippe le Bel précédèrent de fort peu de temps la réunion, et cela se comprend aisément, car les états étaient assemblés pour décider des affaires qui demandaient une prompte solution. Les aides du Midi furent convoquées aux états de 1302 pour le 10 avril, par lettres datées du 10 février de la même année. Les convocations pour les états tic 1308, qui se tinrent le 10 juin, furent faites entre le 25 et le 30 mars. En outre, les états de 1303 furent réunis pour procéder à l'accusation et à la citation de Boniface VIII devant un concile ; or, à la fin de novembre 1302, le différend entre le roi et le pape n'était pas encore arrivé à un degré de gravité qui motivât une résolution aussi violente, de la part de Philippe, que celle de traduire son rival comme hérétique et usurpateur devant l'Église universelle. Le texte des lettres du 20 novembre s'applique à une des assemblées de notables tenues au mois de janvier. Enfin, le 13 juin, s'ouvrit au Louvre, dans la salle du Roi, une grande assemblée. Je ne crois pas qu'on puisse y voir des états généraux, et voici sur quoi je me fonde. Pour les états de 1303 et de 1308, on a un certain nombre de textes appartenant soit à des historiens, soit à des actes authentiques, pour constater la nature véritablement représentative de ces assemblées ; pour celle de 1303, on invoque[18] un seul passage du continuateur de Guillaume de Nangis, dans lequel il est dit que le roi convoqua au Louvre omnes barones et milites atque totius regni Francia magistratus, cum majoribus prelatis et minoribus universis. On a traduit magistratus par députés du tiers état'[19], et on a eu raison ; mais ce passage se rapporte à l'année 1302. Il se trouve dans les éditions de Nangis qui le renferment, sous la rubrique de l'année 1301, année à laquelle appartenait, selon l'ancienne manière de compter, le mois d'avril 1302, qui vit la réunion des premiers états de Notre-Dame[20]. Toutefois le continuateur de Nangis parle, sous l'année 1303, d'un grand parlement réuni à Paris, où figurèrent les prélats, barons, chapitres, convents, collégiales, communes et communautés de villes du royaume, maîtres en théologie, professeurs en droit canon, et des personnes instruites tant de France que d'autres royaumes. On y résolut d'appeler du pape au futur concile[21]. Ce texte est précis ; le chroniqueur raconte une assemblée qui présente ions les caractères des états généraux. Cependant, malgré ce témoignage, la convocation d'états généraux au mois de juin 1303 n'est pas admissible. J'invoquerai d'abord les procès-verbaux eux-mêmes de l'assemblée du 13 juin : on y apprend qu'elle se composait de cinq archevêques, de vingt et un évêques, de onze abbés et de trois prieurs, dont un du Temple et l'autre de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, des comtes d'Evreux, de Saint-Pol, de Dreux, d'Anjou, de Boulogne, et de Dampierre, de Mathieu de Trie, de Pierre de Chambly, de Nogaret, de Dogues de Bouville, des archidiacres de Bruges et de Reims, du trésorier d'Angers, de Pierre de Belle-Perche, de Renaud Barbon, de Jean de Montigny et de plusieurs autres clercs et laïques, dit le texte, qui étaient de trop peu d'importance pour que leurs noms fussent rapportés[22].

Ce qui prouve invinciblement qu'il l'assemblée, du 13 juin ne figuraient pas les députés des trois ordres, mais seulement quelques prélats et quelques barons, ainsi qu'un certain nombre de légistes, c'est que le roi soumit les décisions qui y furent prises à la ratification des trois ordres, convoqués non pas en assemblée générale, mais consultés soit dans les assemblées provinciales, soit même individuellement. L'assemblée dura deux jours, le 13 et le 14 ; les comtes d'Évreux, de Dreux et de Saint-Pol, et Guillaume de Plasian, demandèrent que l’Église fut gouvernée par un pape légitime, Boniface VIII étant considéré comme un intrus, par suite de son élection du vivant de Célestin, son prédécesseur, qui avait abdiqué ; fait encore sans exemple. Le roi fut supplié, en qualité de champion de la foi, de travailler à la réunion d'un concile général. Il y consentit[23].

L'acte d'appel au futur concile fut lu solennellement dans le jardin du palais, le 24 juin, devant une multitude immense. Des agents furent envoyés dans toutes les provinces pour recueillir les adhésions à l’appel ; ils étaient porteurs de lettres du roi relatives à l'objet de leur mission. Ces lettres font mention de l'assemblée du 13 juin, non comme d'états généraux, mais comme d'une assemblée de plusieurs archevêques, évêques, abbés, prieurs, comtes, barons et autres personnes tant laïques qu'ecclésiastiques[24]. Si les représentants des communes avaient été admis à cette réunion, le roi, s'adressant aux communes pour obtenir la ratification des décisions qui y avaient été prises, n'aurait pas manqué de le rappeler, ou plutôt celte ratification était inutile.

Voici quelques détails sur la manière dont les adhésions au futur concile furent obtenues dans le Midi. Le vicomte de Narbonne, Guillaume de Plasian et Denis de Sens, convoquèrent, le 23 juillet, à Montpellier, dans le couvent des frères Prêcheurs, les députés de trois ordres des sénéchaussées de Beaucaire, de Carcassonne et de Rhodez, leur exposèrent la résolution du roi d'appeler au futur concile des actes tyranniques de Boniface VIII, et les prièrent de se joindre à l'appel.

C'étaient là de véritables états provinciaux, où les villes furent représentées par des députés choisis par elles à cette intention, Les états de chaque sénéchaussée se réunirent ensuite séparément, et chaque ordre vota à part et donna son adhésion par écrit. Les états de la sénéchaussée de Carcassonne tinrent leur séance le 26 juillet. Le clergé se composait de huit abbés et des procureurs de plusieurs chapitres, de quelques abbayes et de l'ordre du Temple ; la noblesse, do comte de Foix et quarante autres seigneurs. Les villes de Carcassonne, de Narbonne, de Béziers, de Pamiers, d'Albi, d'Agde et de Lodève, y avaient leurs députés. Les états des sénéchaussées de Rhodez et de Beaucaire s'assemblèrent le jour suivant. Les adhésions furent unanimes, sauf de la part des frères prêcheurs de Montpellier. Plusieurs seigneurs, églises ou villes qui n'avaient pu se faire représenter à Montpellier adhérèrent individuellement[25].

La réunion des états provinciaux ne parait s'être effectuée que dans le Languedoc et la Navarre. Dans les autres parties de la France, chaque ville, chaque église, donnèrent séparément leur adhésion. Plus de six cents adhésions d'ecclésiastiques sont conservées en original au trésor des chartes, aux archives de l'empire : il n'y en a plus qu'une trentaine pour des villes ; les autres out été perdues. Voici l'indication de quelques-unes des villes dont les adhésions subsistent. Limoges, Nevers, Saint-Junien, Cordes, Toulouse, Villemur, Reims, Ban de Saint-Remi à Reims, Sainte-Menehould, Montcornet, Compiègne, Ham, Beauvais, Amiens, Chaudarde, Saint-Omer, Saint-Pol, Crépy, Montreuil, Bapaume[26].

Ces actes font voir que le peuple fut consulté. On y lit, en effet, que les citoyens furent rassemblés en la manière accoutumée pour élire des députés ; car les magistrats municipaux ne furent pas regardés en cette occasion comme les représentants de leur ville, et leur adhésion ne suffit pas ; on demanda celle de tous les habitants. Quel fut le motif qui empêcha Philippe le Bel de convoquer les états généraux pour la mise en accusation de Boniface VIII ? Il ne craignit pas le refus du peuple ni de la noblesse, niais du clergé ; dans l'assemblée du 13 juin, il y avait quelques évoques dévoués et quelques ecclésiastiques, mais ce n'était pas nième une minorité. Réunir les représentants de tout le clergé et leur demander le jugement d'un pape était dangereux ; réuni, le clergé attrait certainement repoussé la demande du roi, tandis que, pris individuellement, il se laissa intimider. Le dominicain Bernard Guion, qui occupa dans son ordre d'importantes fonctions, et qui a laissé de curieuses relations historiques sur le règne de Philippe le Bel, dont il fut contemporain, affirme que les commissaires royaux contraignirent les ecclésiastiques à adhérer[27]. Ils publiaient partout l'acte d'appel ; le peuple approuvait avec empressement, et le clergé se trouvait placé entre ses sympathies et le roi, qui affirmait que l'appel avait été résolu dans une assemblée d'évêques ; ne sachant quelle conduite avaient tenue les autres membres du clergé, il signait.

Six abbayes de l'ordre de Cîteaux refusèrent pourtant : quelques autres mirent des restrictions ; la plupart donnèrent une adhésion dont les ternies embarrassés dénotent la contrainte.

Les états généraux ne se tinrent donc pas en 1303, mais le peuple fut convoqué dans ses comices.

La mort de Boniface VIII et la conclusion de la paix avec les Flamands mirent fin à ces assemblées d'états généraux et de notables. La France jouit pendant plusieurs années d'une paix bienfaisante. Le 13 octobre 1307, les Templiers furent arrêtés par ordre du roi dans tout le royaume. Le pape Clément V apprit cette arrestation par la rumeur publique. En vain Philippe voulut-il lui arracher la suppression de cet ordre, il le trouva inflexible. Clément proposait de réformer le Temple, niais il ne consentait pas à l'abolir. Philippe, qui convoitait les immenses richesses des Templiers, ne perdit pas l'espoir de vaincre la résistance du souverain pontife ; il chercha na appui dans la nation, à laquelle il appela. Il convoqua les états généraux à Tours.

Les lettres de convocation sont datées de différents jours de la fin du mois de mars : elles furent adressées à la noblesse, au clergé et à tous les consuls, maires, échevins, jurés et communautés insignes du royaume. Il ne faut pas se laisser induire en erreur par le mot insignes : on entendait par là toute ville ou tout bourg de quelque importance ; en maint endroit, on l'interpréta par localités ayant foires et marchés. Il y eut des lettres de convocation différentes pour chaque ordre[28] : dans toutes, le roi se posait eu défenseur de la foi.

 

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CHAPITRE TROISIÈME. — ÉTATS DE TOURS EN 1308 ET DE LYON EN 1312 CONTRE LES TEMPLIERS.

 

Lettres de convocation des trois ordres. — Mandats des députes du tiers état. — Les députés du tiers état choisis par Ir suffrage universel. — Ils reçoivent une rétribution. — Procès-verbaux d'élection. — Procurations données par les nobles et le clergé. — La comparution aux états considérée non comme un droit, mais comme un devoir. — Liste des villes qui députèrent aux états de 1308. — Les états se réunissent à Tours, puis sont transférés Poitiers. — Convocation des états à Lyon, le 10 février 1312.

 

« On trouve au Trésor des chartes, disent les historiens les plus récents qui se sont occupés de cette dramatique histoire de Philippe le Bel, vingt-deux procurations de seigneurs pour les états de 1308. C'est lit une erreur. Il y en a plus de cinq cents, tant des seigneurs que du clergé et des communes[29], toutes inédites et inconnues. On a peine à comprendre comment l'attention de ceux qui ont écrit sur l'histoire de Philippe le Bel et des états généraux n'a pas été attirée par cette mention vague, il est vrai, mais précieuse, de l'existence de procurations pour les états de 1308. Personne n'a songé à consulter ces documents, qui apprennent que tous les archevêques, évêques, chapitres, collégiales, abbayes, prieurés, comtes, barons, chevaliers, communes ou villes de quelque importance prirent part aux étais généraux. Les uns, tels que les évêques et les nobles, devaient comparaitre en personne ; les autres, par procureurs.

La comparution aux états fut considérée comme un devoir rigoureux, comme un service de cour. On sait que, dans le système féodal, tout vassal devait assister son seigneur, et par les armes, et dans sa cour, et lui donner conseil quand il en était requis. Aussi le roi prescrivit aux trois ordres de venir le conseiller, et il l'exigea au nom de la fidélité qu'ils lui avaient jurée. Cette assimilation des états généraux an devoir de cour fut poussée jusqu'à ses dernières conséquences. Le vassal infidèle voyait confisquer tous ses biens ; les villes, qui, bien que convoquées aux états, n'y envoyèrent pas de représentants, furent saisies et mises sons la main du roi[30]. Les seigneurs et les abbés ne pouvaient se dispenser de comparaitre eu personne : la seule excuse qu'on reçût était la maladie ou l'absence du royaume. Les veuves nobles furent admises à se faire représenter[31].

Le nombre considérable des procurations du clergé pour les états de 1308 montre que les dignitaires ecclésiastiques se souciaient peu de prendre part à la condamnation des Templiers. Ils sentirent que les états étaient assemblés pour donner plus de force au roi et l'aider à imposer, au nom de la nation, sa volonté au pape.

Les députés des villes devaient se présenter munis d'une procuration écrite qui leur conférât plein pouvoir de représenter leur commune, « pour entendre, recevoir, approuver et faire tout ce qu'il leur serait commandé par le roi, sans exciper du recours à leurs commettants[32]. » C'est là un point important et curieux à noter, surtout quand on voit que les députés n'avaient aux états aucune liberté d'action. Un certain nombre de ces procurations donnent les biens de la commune comme garantie de la fidèle exécution du mandat. Connaitre (peignes-unes de ces procurations, c'est les connaitre toutes, du moins pour ce qui touche les pouvoirs accordés aux députés, car l'étude de ces actes donne de précieuses lumières pour l'histoire du règne municipal.

Par qui étaient élus les députés ? On n'a eu jusqu'ici aucune notion sur ce point important : les procurations dont les originaux sont au Trésor des chartes éclaircissent cette question de la manière la plus complète et la plus inattendue. En 1789, quand, à propos de la convocation des derniers états généraux, on fit des recherches sur le mode de convocation des états du moyen âge, on ne trouva que des renseignements relativement modernes : on constata les élections par bailliages. On en était réduit à supposer que les magistrats municipaux étaient les représentants naturels de leurs administrés. C'était une erreur. Sous Philippe, les maires et les consuls n'étaient pas députés de droit ; ponde devenir, il fallait être investi d'un mandat spécial donné par la communauté : en fait, les députés étaient presque toujours choisis parmi les maires, les échevins on les consuls[33]. Un autre point sur lequel j'appellerai l'attention, c'est que le représentant d'un ordre n'était pas nécessairement pris dans cet ordre. Plusieurs villes députèrent leur curé ou quelque antre clerc[34] ; des nobles envoyèrent à leur place des jurisconsultes[35], des avocats[36], et même de simples bourgeois[37]. Des hommes d'affaires se présentèrent au nom de leur maître avec des procurations générales pour la gestion des affaires[38], et furent admis ; par exemple, celui de la dame de Marly, qui exhiba une procuration de ce genre ayant plusieurs années de date[39].

Le clergé se fit presque toujours représenter par des ecclésiastiques : cependant l'abbé de Saint-Denis délégua ses pouvoirs à un religieux de son abbaye et à un écuyer ; le prieur d'Ambert, à un chanoine et à un damoiseau ; nombre d'abbayes choisirent pour procureurs des membres du clergé séculier. Il peut paraître extraordinaire que les gens des communes se soient fait représenter par des ecclésiastiques ; cela peut s'expliquer par la grande influence du clergé ; mais il y a, si je ne me trompe, une autre cause, c'est que le roi avait demandé qu'on lui envoyât des hommes d'une foi ardente[40]. On crut ne pouvoir mieux répondre à ses intentions qu'en choisissant des ecclésiastiques.

Quant aux seigneurs, ils ne voyaient pas avec faveur ces assemblées où le roi convoquait la noblesse pour la compromettre, tantôt en lui faisant déclarer le pouvoir royal indépendant du Saint-Siège, tantôt en lui demandant de concourir à la suppression d'un ordre religieux principalement recruté dans les familles nobles.

Les lettres de convocation étaient adressées directement par le roi aux grands feudataires et aux prélats : les baillis royaux en envoyaient des copies aux villes importantes du domaine de la couronne et aux seigneurs d'un rang inférieur, ainsi qu'au clergé[41]. Les villes situées dans les fiefs des vassaux n'étaient pas convoquées par les baillis du roi, mais, sur leur invitation, par les baillis ou les prévôts seigneuriaux[42]. Les villes de tout le royaume furent appelées aux états. La vérité de ce fait important, qu'ont révoqué en doute des historiens qui n'ont vu dans les états du règne de Philippe le Bel que des réunions de députés de villes du domaine, reçoit une preuve éclatante dans le tableau des procurations des villes qui députèrent aux états de 1308, où figurent des localités de toutes les provinces, sauf de la Bretagne, de la Franche-Comté, de la Guienne et de la Provence. Encore ne faut-il tirer aucun argument de cette absence, car toutes les procurations ne nous sont pas parvenues. Nous avons celles de villages infimes, et les procurations de grandes villes qui envoyèrent sans aucun doute des représentants, telles que Rouen, Paris, Tours, nous manquent.

La condition politique des villes variait à l'infini. Les unes, vieilles communes jurées, jouissaient de grands privilèges : les hommes de la commune avaient le droit de se rassembler pour délibérer sur les affaires de la cité. Ils élurent leurs députés dans une de ces assemblées. Les procurations portent simplement que les délégués ont été désignés par le maire, les échevins et la commune. La même observation s'applique aux villes du Midi qui n'avaient pas de commune, mais un consulat. Quelquefois même l'intervention du peuple n'est pas indiquée, quoiqu'il soit certain qu'il ait été consulté ; c'est qu'il était dans le droit commun que les habitants de ces villes fussent appelés à délibérer sur tout ce qui intéressait la commune[43].

Mais il y avait une foule de villes et de villages qui ne formaient pas même une communauté, comme à Tournus, où les habitants ne formaient pas un corps, au dire de l'abbé ; à Brioude, qui n'était pas, porte la charte d'élection des députés, un lieu insigne, où il n'y avait ni jurisconsultes, ni savants, ni consuls, ni communautés ; et à Mauriac, où il n'y avait que des individus et pas de commune. Dans ces localités, placées an bas de l'échelle politique, et auxquelles ne s'adressait même pas la convocation royale, l'envoi des députés fut le fait des seigneurs, qui les désignèrent quelquefois de concert avec leurs sujets. Le plus souvent on convoquait tous les habitants ; des femmes même prirent part à ces élections[44].

Quant aux ecclésiastiques, les évêques, les abbés, les prieurs et les représentants du chapitre furent seuls appelés à siéger. Régulièrement, l'abbé représentait son abbaye ; quand il ne put on ne voulut pas se rendre aux états, il désignait un procurent., soit seul, soit avec le concours des moines. En dehors des chapitres, le clergé séculier ne parait pas avoir été convoqué : ce qui s'explique par la nécessité de ne pas nuire au service divin en éloignant les pasteurs de leurs paroissiens. Plusieurs curés comparurent en qualité de procureurs des communes.

Les états se réunirent à 'l'ours au mois de niai[45]. Les membres présents proclamèrent presque à l'unanimité la culpabilité des Templiers, et déclarèrent qu'ils méritaient le dernier supplice. Muni de cette décision, Philippe alla rejoindre Clément V à Poitiers, emmenant avec lui ses frères et une partie des députés de la noblesse et iles communes[46]. Il exigea, au nom du peuple, la suppression des Templiers. Ce fut seulement l'année suivante qu'il obtint la convocation d'un concile général à Vienne pour statuer sur le sort de l'ordre.

Les députés de la bourgeoisie recevaient de leur ville une indemnité de voyage[47].

Les nobles étaient, ainsi que je l'ai dit plus haut, tenus de comparaitre en personne, ainsi que les évêques, les abbés et les prieurs. Ils ne devaient se faire représenter que pour cause de maladie on pour tout autre empêchement légitime. Les procurations de la noblesse ont donc un caractère tout à fait personnel, et il serait superflu de faire le relevé de celles qui nous sont parvenues, car on constaterait les absents et non ceux qui figuraient aux États[48]. Je, ferai seulement remarquer que les grands feudataires s'excusèrent, tels que les comtes de Flandre[49], de Bretagne, de Nevers, de Périgord, de Comminges, d'Auvergne, de Forez, les vicomtes de Narbonne, de Turenne, de Polignac[50]. Plusieurs s'engagèrent sous hypothèque de leurs biens à ratifier ce qu'auraient fait leurs procureurs[51].

Il serait intéressant de connaître quels nobles étaient appelés aux états : nous n'avons pas de listes de ce genre pour le règne de Philippe le Bel. Toutefois, en étudiant les procurations qui nous restent, on voit que tous les grands feudataires furent convoqués directement par lettres patentes, et certains par lettres closes ; que des vassaux royaux d'un rang inférieur furent convoqués par les baillis, qui leur envoyaient copie de la citation royale : l'on trouve même des arrière-vassaux convoqués par leur seigneur. C'est ainsi que la dame de Galardon fut citée aux états par un sergent du comte de Chartres[52].

Le concile de Vienne s'ouvrit le 12 octobre 1311. La première session dura plusieurs mois. La suppression des Templiers fut proposée, mais cette mesure ne réunit pas la majorité des Pères. Philippe résolut d'employer une nouvelle violence morale pour déterminer le souverain pontife à faire cc qu'il lui demandait en vain depuis si longtemps, et il espéra vaincre sa résistance en lui montrant une fois de plus la réprobation unanime dont les Templiers étaient l'objet. Il prit le parti de se rendre lui-même au concile ; niais il voulut y arriver comme le mandataire du peuple. Il convoqua les états généraux à Lyon, le 10 février 1312. La lettre qu'il adressa aux communes, afin de les engager à élire des représentants pour celte assemblée, porte qu'il les voulait consulter pour terminer la cause du Christ, cause commune à tous les catholiques et chère surtout à ceux du royaume de France, que Dieu manifestait avoir choisis pour défenseurs de la foi[53].

Je n'ai pu trouver aucun renseignement sur ce qui se passa dans cette assemblée, dont aucun historien n'a parlé ; toutefois elle ne se tint pas au jour indiqué, car le 10 février le roi n'était pas encore arrivé à Lyon[54].

 

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CHAPITRE QUATRIÈME. — ÉTATS DE 1314 POUR VOTER DES SUBSIDES. - CONCLUSION.

 

Assemblées provinciales de 1308 pour accorder un aide à propos du mariage d'Isabelle de France. — États généraux de 1314 pour voter un impôt de guerre. — Récit unique des Chroniques de Saint-Denis. — Comédie jouée par le roi et par Enguerran de Marigny. — Révoltes à l'occasion de la levée de nous eaux impôts. — Caractère des états généraux sous Philippe le Bel. — L'élément populaire y domine. — Suffrage universel. — Le roi cherche dans les états un appui moral. — Il ne leur accorde aucune part dans l'administration, ni môme le droit réel de voter les impôts. — Résultats politiques de la réunion des états généraux.

 

En 1314, Philippe le Bel eut de nouveau à soutenir la guerre contre les Flamands ; il fit confisquer par son parlement le comté de Flandre, et publia cet arrêt dans les états généraux qui furent convoqués à Paris, le 1er août, au palais de la cité. Les nobles et le clergé siégeaient sur une vaste estrade ; le roi était présent. Enguerran de Marigny, surintendant des finances et coadjuteur du royaume, ouvrit la séance par un long discours en forme de sermon. Il prit pour texte a de nature et de nourriture. » Il appela la ville de Paris « la nourrice des princes, la vraie chambre royale à laquelle le roi se devait plus fier, pour avoir bon conseil et pour avoir aide, que en nulle autre ville ».

Il raconta ensuite l'histoire de Flandre, depuis plus d'un siècle ; la trahison du comte Ferrand, qui fut si rudement châtié par Philippe-Auguste ; les désobéissances du comte Gui, qui, sous le règne actuel, avaient mitraillé des guerres si longues et « des dépens qui bien montoient à si grand nombre d'argent, que c'étoit merveilleux à raconter, de quo, le royaume avoit été trop nullement grevé. » Il montra ensuite les Flamands rompant de nouveau la paix qu'ils avaient jurée, et requit, au nom du roi, « les bourgeois des communes qui étaient là assemblés qu'il voidoit savoir lesquels lui revoient aide ou non à aller coutre les Flamands à l'ost (l'année) de Flandre. »

Tel est le récit fidèle, d'après un chroniqueur contemporain, de la séance des états de 1314[55]. Tous les historiens modernes ont cru que le tiers état y avait été appelé à voter l'impôt. Les choses ne se passèrent pas ainsi : Enguerran demanda au peuple d'aider le roi ; les bourgeois, par l'organe d'un agent du roi, répondirent qu'ils étaient prêts à lui faire aide selon leur pouvoir et à marcher contre l'ennemi ; mais cette réponse était évidemment concertée d'avance. Il n'y eut pas de délibération ; le tiers ne fut pas admis à fixer la quotité de l'impôt ni même à en autoriser la perception, et cela est si vrai, que la levée de la taille, qui l'ut imposée à la suite des états, amena des révoltes dans toutes les provinces.

Dans le tableau que je viens de tracer des états généraux sous Philippe le Bel, j'ai montré sous un jour nouveau ces assemblées, qui devaient six siècles plus tard renverser la monarchie. Elles eurent à leur origine, quant à leur composition, un caractère libéral et populaire qu'elles perdirent depuis. An commencement du quatorzième siècle, toutes les villes de quelque importance furent appelées à envoyer leurs représentants aux états généraux, et, chose qu'il ne faut pas perdre de vue, l'envoi de députés ne fut pas de leur part un droit, mais un devoir : devoir féodal, devoir du vassal qui doit venir donner conseil à son seigneur, devoir strict et obligatoire, auquel on ne pouvait manquer sans s'exposer à la peine encourue pour les forfaitures, à la confiscation des privilèges municipaux.

Ce que le roi voulait, c'était un appui contre la papauté ; il le désirait le plus général possible : aussi un très-grand nombre de petites localités, auxquelles la convocation royale ne s'adressait pas, déléguèrent aux états : on vit même des députés se présenter sans procuration écrite, et ils furent admis. Le nombre des députés du tiers état dut être considérable, chaque ville en envoyant plusieurs, surtout aux états de 1308. Les historiens contemporains en ont été frappés. Le continuateur de Nangis raconte que le roi réunit à Tours des députés de presque toutes les cités ou châtellenies du royaume[56]. Jean de Saint-Victor assure que Philippe voulait avoir l'avis des hommes de toutes les conditions du royaume, et rapporter au pape le jugement non-seulement des nobles et des lettrés, niais aussi des bourgeois et des laïques[57]. Il est donc bien établi, et par les procurations originales qui nous sont parvenues, et par les historiens contemporains, que le droit ou plutôt le devoir de se faire représenter aux états appartenait à toutes les villes de quelque importance ; que chaque ville nommait plusieurs délégués, lesquels recevaient une indemnité de voyage payée par la ville. Le suffrage universel, ou du moins un suffrage émanant d'un grand nombre de personnes, parait avoir été le mode d'élection en usage pour les envoyés du tiers état. Les états généraux se composèrent donc réellement des représentants des différents ordres. Les barons et les principaux feudataires étaient appelés à y siéger : c'était pour eux le devoir de cour. Les évêques, les abbés, les prieurés et les chapitres y envoyaient leurs représentants. Mais, il faut le reconnaitre, la part prise par les états au gouvernement, sous Philippe le Bel, fut illusoire : ils ne furent convoqués que pour donner un appui moral à la royauté contre les prétentions de Rome à la suprématie temporelle.

Ils n'eurent aucune initiative, aucune liberté. Les députés du tiers état venaient, aux ternies des lettres de convocation du roi et de leur mandat, recevoir les ordres du prince. Ils ne semblent pas avoir été admis à délibérer. En 1302, les états n'eurent qu'une séance. Le nième jour, les trois ordres écrivirent chacun, le clergé au pape, les nobles et le peuple aux cardinaux, une lettre qui avait été évidemment rédigée d'avance. Ce n'était pas des conseils qu'on leur demandait : on n'attendait et on ne voulait d'eux qu'une approbation prompte et entière. Encore, si l'on se règle sur ce qui se passa aux états de 1314, cette approbation n'était pas mémo sollicitée sérieusement, on la considérait comme acquise.

Telles furent les premières assemblées représentatives de la France ; leur rôle fut bien différent de celui qu'ont joué les assemblées de ce genre dans d'autres pays. En Angleterre, par exemple, les parlements maitrisèrent la royauté en lui refusant ou eu lui accordant, à certaines conditions, les subsides dont elle avait besoin. Philippe le Bel, bien que ses guerres contre l'Aragon, l'Angleterre et la Flandre aient entraîné d'énormes dépenses, trouva pour se procurer de l'argent des expédients qui le garantirent du danger de voir limiter son autorité en demandant des subsides aux états généraux. Il fit voter les impôts extraordinaires par des assemblées provinciales, que leur isolement rendait moins dangereuses pour la royauté, ou même il s'adressa quelquefois à chaque ville individuellement, comme l'avaient fait ses prédécesseurs. En second lieu, les états généraux venaient encore trop tôt, parce que les mœurs publiques n'existaient pas. Les états généraux, c'était la nation, et la nation n'avait encore ni unité, pour n'avoir qu'un intérêt, ni maturité pour exercer le pouvoir. Philippe le Bel comprit la puissance de l'opinion publique ; et l'opinion publique, qu'il consulta, lui fut favorable. Quelles qu'aient été les fautes de ce roi, n'oublions pas qu'il fit faire un pas immense à l'émancipation politique du tiers état, en l'appelant à siéger dans une nième assemblée avec la noblesse et le clergé. De cette époque date l'avènement politique de cette partie de la nation, la plus nombreuse, qui jusqu'alors n'avait compris que des individus, et dont Philippe le Bel fit un corps. Un élément de plus était introduit dans l'État. Le droit était reconnu : les états du roi Jean le revendiqueront.

 

 

 



[1] Sismondi, Histoire des Français, t. IV, p. 83. Voyez aussi Dareste, Histoire de l’administration en France, t. I, p. 77.

[2] Voyez, sur ces premiers états généraux, Chronologie des états généraux, par M. le comte Beugnot ; Annuaire de la Société de l'histoire de France, année 1849, et Rathery, Histoire des états généraux, p. 57 à 62.

[3] Rainaldi, Annales ecclesiastici, t. IV, p. 83, n° XXXII.

[4] Lettre du clergé au pape en date du 10 avril 1302. Dupuy, Preuves du différend, p. 68. — Bernard Guidonis, Historiens de France, t. XXI, p. 742.

[5] Circulaire qui fut envoyée aux villes, en date du jeudi après la Chandeleur. Cartulaire de Montpellier, Bibl. imp., 8409, fol. — Mesnard, Histoire de Nismes, t. I, Preuves, p. 143.

[6] Guillaume de Nangis donne les plus grands détails sur cette séance, dans un morceau qui n'a pas été nouvellement découvert, ainsi que le dit M. Rathery, p. 56, puisqu'il est imprimé dans les Preuves de Dupuy.

[7] Chronique de Guillaume de Nangis, édit. de Géraud, t. I, p. 315.

[8] Dupuy, Preuves du différend, p. 60 ; et Chroniques de Saint-Denis, édit. P. Paris, t. V, p. 135.

[9] Dupuy, p. 66 et 67. Je connais plusieurs exemplaires du temps de ce document, qui dut être répandu à profusion, notamment dans le cartulaire 170 de la Bibl. imp., fol. 114, et parmi les rouleaux originaux conservés dans la même bibliothèque et désignes à tort jusqu'ici sous le nom de Rouleaux de Baluze.

[10] M. de Wailly prouve que la requête du peuple est calquée sur un opuscule en langue latine présenté au roi en l'an 1300 par le même Dubois. Mém. de l’Acad. des inscript., t. XXIII.

[11] Ainsi que le prétend M. Rathery, Histoire des états généraux, p. 56. Voyez aussi Bailly, Histoire des finances, t. I, p. 71 Boulainvilliers émet une opinion contraire, il affirme que Philippe ne demanda pas d'argent aux états. Lettres sur les anciens parlements, dans la collection dite de Mayer, t. IV, p. 125.

[12] Dupuy, p. 51.

[13] Lettre adressée à l'évêque de Rennes, jeudi après la Saint-Luc, 1302. Reg. XXXVI du Trésor des chartes, fol. 13 r° ; au doyen de Chartres, ibid., fol. 13 v°, Noël 1302 ; à l'évêque d'Orléans, le lendemain de la Saint-André, ibid., fol. 11 v°.

[14] Ord., t. I, p. 390.

[15] Ord., t. I, p. 392.

[16] Dupuy, p. 50.

[17] Rathery, p. 57. Boulainvilliers a reconnu que ces lettres ne s'appliquent pas aux états de 1303.

[18] Rathery, p. 57.

[19] Chronologie des états généraux, Annuaire de la Société de l'histoire de France, 1840, p. 99.

[20] Ce passage ne se trouve ni dans l'édition de Nangis du Rec. des hist. de France, ni dans celle de Dachery (Spicilegium), t. III ; mais dans les Preuves de Dupuy, p. 188, et dans l'édition de Géraud.

[21] Prima continuatio (Chron. G. de Naugisco), édit. Géraud, t. I, p. 335 et 336.

[22] Dupuy, p. 108.

[23] Dupuy, p. 100 et 101.

[24] Lettre aux consuls de Toulouse, Dupuy, p. 109.

[25] Vaissette, Histoire de Languedoc, t. IV, p. 155. Dupuy, p. 134, 144.

[26] Trésor des chartes, J. 380. Dupuy a publié l'adhésion de la ville d'Arras (p. 170).

[27] T. XXI du Rec. des hist. de France, publié par l'Académie des inscriptions, 713.

[28] Trésor des chartes, carton J. Lettres adressées au tiers état, n° 19 ; à la noblesse, n° 23 ; au clergé, n° 21.

[29] Il y en a dans quatre cartons. J. 414 A et B, et 415 A et B.

[30] Vaissette, t. IV, p. 107. Le roi fit mettre sous sa main les filles du comté de Foix.

[31] Trésor des chartes, J. 414.

[32] Lettre de Philippe le Bel au sénéchal de Carcassonne, datée du mardi avant le dimanche Incocarit, 1302, Bibl. imp., n° 8409, fol. 84.

[33] Procurations des cartons, J. 414, A et B.

[34] À Saint-Flour, un chanoine. J. 415, n° 190.

[35] Guy de Séverac envoie maitre Jean Ricas, juris peritus, J. 414, n° 20.

[36] Bermond à Uzès, Pons Guiraud, son clerc. J. n° 29. A. de Viviers, maître Pons Polaprat. Ibid., n° 27.

[37] La comtesse de Tonnerre, deux bourgeois de Tonnerre pour aller à Tours, au mandement nostre seigneur le roy, pour ouyr et rapporter ceu qu'il plaira au dict nostre seigneur le roy. Ibid., n° 6.

[38] Procurations des cartons, J. 414, n° 1.

[39] J. 414, n° 40.

[40] Ce fut sons prétexte qu'il fallait des hommes d'une grande piété, que le pamphlétaire P. Dubois, le conseiller de Philippe le Bel, se fît élire à Coutances. J. 415, n° 86.

[41] Voyez lettre au bailli d'Auvergne, Arch. imp., J. 708. Ordonnance du 25 mars 1307-1308, et J. 414 et 415, passim.

[42] Vernon, n° 56 ; Auffey, n° 68 ; Vassy, le prévôt, par ordre du bailli de Chaumont, n° 145.

[43] Voyez les chartes de communes dans les tomes XI et XII des Ord. du Louvre.

[44] Voyez le tableau des procurations des villes aulx états de 1308 que j'ai publié dans la Bibliothèque de l'école des chartes, 5e série, t. p. 28 et suiv.

[45] Mémorial de J. de Saint-Victor. Historiens de France, t. XXI, p. 650.

[46] Continuateur de Nangis, édit. Géraud, t. I, p. 360. Les noms des députés qui suivirent Philippe le Bel se lisaient autrefois dans deux rôles qui étaient conservés au Trésor des chartes, où ils sont actuellement en déficit. Voici comment ces rôles sont indiqués dans l'Inventaire du Trésor des chartes de Dupuy : « Deux roulleaux, l'un latin, l'autre français, contenant les noms des procureurs des villes que le roi a ordonné qui demeureront près de lui ». Layette intitulée Templiers, dernier article.

[47] Lettres du roi, datées de Tours le 6 mai 1308, ordonnant an sénéchal de Beaucaire de faire payer par tous les habitants de Bagnols les députés de cette ville aux états de Tours. Vaissette, Histoire de Languedoc, t. IV, p. 140.

[48] Or., J. 414, n° 2.

[49] Or., n° 8. Il envoya le sire de Craon et le sire de Rochefort.

[50] Or., n° 11, 16, 21, 13, 24, 17, 36.

[51] Voyez la procuration du sire de Châteauroux, Or., n° 12 ; de Jourdain de l’Ile, n° 23, etc.

[52] Or., Arch. de l'emp., J. 414, n° 10.

[53] Arch. de l'emp., Reg. A de la Chambre des Comptes de Paris, fol. 93. Dans un long préambule, le roi parlait des crimes des Templiers et de son désir de maintenir la foi. Arch. imp., Reg. A de la Chambre des Comptes, P. 2290, fol. 93. Voyez aussi Bibl. imp., portefeuille XXXIV des titres scellés de Gaignières. C'est à Lyon que Dom Vaissette assure que cette assemblée se tint le jour fixé. Histoire de Languedoc, t. IV, p. 152.

[54] Itinéraire de Philippe le Bel, Historiens de France, t. XXI, p. 458 et 459.

[55] Chron. de France, édit. Pantin Paris, t. V, p. 206 à 20S. Ce récit curieux ne se trouve pas dans le continuateur de Guillaume de Nangis, que les Chroniques de Saint-Denis se bornent presque à traduire pour le règne de Philippe le Del ; mais il renferme des détails si précis, qu'on ne saurait élever des doutes sur la réalité des faits qu'il ions fait connaitre. Des documents authentiques apprennent pie Philippe le Bel était à Paris le 1er août 1314. Itinéraire de Philippe le Bel, Historiens de France, t. XXI, p. 463.

[56] Édit. Géraud, t. I, p. 361.

[57] Historiens de France, t. XXI, p. 650.