Dans ses considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, au chapitre IV, Montesquieu fait un parallèle, célèbre des ressources matérielles et morales dont Rome et Carthage disposaient à la veille des guerres puniques. Il nous donne ainsi de la défaite des Carthaginois des raisons multiples : toutes ne se valent point. Les unes sont des considérations morales assez vagues : est-il vrai que tous les emplois ne s’obtinssent à Rome que par la vertu et que les fortunes y fussent égales ? La différence est-elle donc si grande entre deux nations ambitieuses par orgueil ou par avarice, et peut-on faire aux Carthaginois un reproche d’avoir toujours fait la guerre sans l’aimer ? Ne savons-nous pas enfin aujourd’hui par des preuves éclatantes que la grandeur des puissances établies par le commerce est plus durable que ne le croyait Montesquieu ? Toutes ces questions philosophiques gagneraient à être résumées. Il est parfois dangereux d’insister outre mesure sur des vérités évidentes : il est certain que la vertu, la constance sont plutôt que les ressources financières les véritables forces d’un État. Que penser aussi de cet aphorisme : L’or et l’argent s’épuisent, la pauvreté ne s’épuise jamais. Il y a, hâtons-nous de le dire, dans ce chapitre de Montesquieu, des considérations moins générales et plus précises : l’emploi des mercenaires, l’hostilité des populations mal soumises qui entouraient et menaçaient Carthage, la dureté du gouvernement carthaginois à l’égard des indigènes ont été, pour la rivale de Rome, des causes réelles d’infériorité. Mais Montesquieu ne parle que très brièvement des vices de la constitution carthaginoise, de ces deux factions dont l’une voulait toujours la paix, l’autre toujours la guerre, de ce peuple qui voulait tout faire par lui-même : c’était cependant dans une étude approfondie des institutions de Carthage qu’il eût fallu chercher les raisons dernières de sa ruine. Il faut avouer que le silence des écrivains anciens rend
la tâche assez difficile. Strabon, par exemple, se contente de dire que les
Carthaginois étaient admirablement gouvernés οΰτω
θαυμαστώς
πολιτευόμενοι[1]. Aristote nous
donne des renseignements plus complets et probablement exacts : si, comme l’affirme
Movers, C’est aussi par un parallèle que Polybe nous fait
connaître Si l’on joint aux parallèles d’Aristote et de Polybe les
indications souvent confuses que donne Tite-Live au livre XXIII, les témoignages
assez douteux de Diodore[7], les récits de
Justin, l’abréviateur de Trogue Pompée sur les origines et les accroissements
de Carthage[8],
et enfin les renseignements d’Appien[9], de Procope[10] et de Paul Orose
qui copient Polybe ou Trogue Pompée, voilà tout ce que l’antiquité grecque ou
latine nous a laissé sur cette grande cité de Carthage oubliée dans sa ruine
: aucun témoignage indigène, et pas un fragment de ces libri punici que
possédait le roi Hiempsal et que consulta Salluste pendant son gouvernement[11]. Le sol n’a pas
mieux que l’histoire conservé les souvenirs du peuple disparu. Les monuments
de l’épigraphie punique sont très rares. En Cette insuffisance des textes anciens et des monuments épigraphiques expose l’historien à un double danger : il ne faut pas compiler, sans conclure, des textes qui souvent se répètent, comme ceux de Procope et d’Orose. C’est la faute où sont tombés les premiers érudits qui se sont occupés de Carthage et de sa Constitution, l’Allemand Hendrich, l’Espagnol don Pedro Rodriguès Campomanès[18]. Mais il ne faut pas d’autre part, sous prétexte que les documents sont obscurs ou inconciliables, leur substituer des hypothèses qui ne s’appuient sur aucun monument ancien, ni expliquer les textes, en mettant sa propre pensée à la place de celle de l’auteur : c’est là le défaut très grave d’une histoire plus moderne, celle de M. Hennebert[19]. Il est remarquable devoir comment Heeren[20] a su échapper à ces dangers, appeler à son aide les textes qui le méritent, les critiquer, les comparer et en tirer le premier de véritables conclusions : M. Bœtticher dans son histoire de Carthage, Smith dans son étude toute récente[21], s’autorisent autant des travaux du maître que des témoignages des anciens. La science moderne a pu compléter ces travaux, elle ne les a point dépassés. — I —Suivant Aristote[22] et Strabon[23], On est étonné de voir Movers prendre pour point de départ
de ses études sur Les phidities spartiates n’étaient pas, comme on l’a trop souvent répété, des repas publics auxquels prenaient part toute la cité et les rois. Les historiens anciens ne disent jamais que tous les citoyens y assistassent ni qu’ils eussent lieu en public. Au contraire, il était permis de dîner chez soi les jours de sacrifice, et on pouvait sacrifier aussi souvent qu’on le voulait[26]. Hérodote ajoute que le roi avait le droit de prendre ses repas chez lui[27]. Plutarque, dans la vie de Cléomène, décrit la table de ce roi et la compare à celle des repas publics[28]. L’homme seul enfin prenait part au phidition. Encore fallait-il qu’il pût en faire les frais : c’étaient un médimne de farine, huit conges devin, cinq mines de fromage et de l’argent. Le législateur, dit Aristote, veut que ces repas soient aussi peu démocratiques que possible[29] : les pauvres en étaient donc exclus. Enfin, les riches qui assistaient à ces repas se partageaient en tables de quinze personnes auxquelles on était admis par une sorte de cooptation[30]. Ces détails ont un grand intérêt pour l’étude de Différents détails rapportés par les historiens viennent à
l’appui de cette interprétation. Tite-Live rapporte que les projets d’Aristo,
envoyé à Carthage par Annibal exilé pour traiter avec les Barcas, avaient d’abord
été discutés dans les cercles politiques avant d’arriver au sénat[35]. Dans un autre
passage, un personnage qu’il nomme questeur appartient aux pentarchies : il
passait, nous dit-il, de cette charge dans l’ordre des juges[36]. Or, pour
Tite-Live, cet ordre des juges, c’est le tribunal des Cent. Cette
magistrature élue par les pentarchies et les έταΐροι
s’était en effet réservé, avec la justice, l’autorité suprême. Aristote n’a
pas négligé de le remarquer : tandis qu’à Lacédémone les éphores étaient
chargés de telle ou telle procédure spéciale, les rois de la punition des
parricides, tous les procès à Carthage étaient portés devant des magistrats,
toujours les mêmes, et ces magistrats étaient les Cent-Quatre[37]. La religion
était comme la justice entre leurs mains ; l’histoire nous en a conservé un
exemple remarquable : le général Malée ou Malchus était révolté contre l’aristocratie
; son fils, le grand prêtre Carthalon, qui venait de porter à l’Hercule
Tyrien les présents de Carthage, ne put, sous prétexte de satisfaire à ses
devoirs religieux, se rendre au camp où l’attendait son père. L’aristocratie,
bien plus que son devoir, le retenait à Carthage. Il dut demander au peuple
un sauf-conduit pour pouvoir s’acquitter enfin de ce qu’il devait à son père.
Le père, irrité de ces délais, et sans doute de la résistance de l’aristocratie,
le fit mettre en croix[38]. Nous pouvons
même, grâce à un monument épigraphique, établir d’une façon certaine les
privilèges religieux des έταΐροι.
Dans l’inscription de Ce dernier nom, ajoute M. de Saulcy, est suivi de la particule copulative ך. Il est donc évident que les deux premières lignes étaient suivies d’une énumération de personnages dont deux étaient revêtus de la dignité de suffètes[39]. A la fin de l’inscription se trouvent les signatures : Ont signé : Kallatzbaal, fils de... et ses collègues (socii, dans la traduction latine). M. de Saulcy voit dans ces socii les suffètes de la colonie punique de Marseille. Mais l’auteur oublie que, dans l’inscription même, il n’y a que deux suffètes de signalés, qu’il a dit lui-même : deux seuls des personnages énumérés étaient revêtus de la dignité de suffètes. On lèverait bien facilement ces contradictions en rapprochant les socii de l’inscription marseillaise des έταΐροι dont nous parle Aristote. Ils avaient conservé dans la colonie le pouvoir religieux qu’ils avaient dans la métropole. Ainsi interprétée, cette inscription devient d’une extrême importance[40] : elle éclaire singulièrement l’organisation et les origines de l’État carthaginois. Lorsqu’une colonie phénicienne quittait la métropole, les grandes familles qui la dirigeaient, établies à l’étranger, confiaient à des suffètes, à un sénat, le pouvoir législatif, mais restaient étroitement unies dans des associations religieuses et judiciaires[41]. Maîtresses du commerce, elles dirigeaient réellement toutes les affaires de la cité, et n’abandonnaient qu’en apparence leur autorité des premiers temps. Cela s’était passé à Marseille, cela se passa sans doute à Carthage. Ces agmina senatorum[42], ce prêtre de l’île de Chypre qui avait suivi Didon à la condition de conserver pour sa postérité le sacerdoce perpetuum honorem sacerdotii, ne renoncèrent pas à des prérogatives stipulées au début de l’expédition[43]. Le pouvoir législatif fut confié au sénat, aux suffètes et au peuple, mais toute l’administration et le véritable pouvoir politique restèrent entre les mains de ces grandes familles groupées en pentarchies toutes puissantes qui exprimaient leur volonté par l’assemblée plus récente des Cent-Quatre. Ce conseil, en effet, n’était pas une des plus anciennes institutions de Carthage. Il fut établi sous les petits-fils du général Magon contre les tendances despotiques des stratèges. C’était bien un pouvoir judiciaire et politique : centum judices deliguntur qui reversis a bello ducibus rationem rerum gestarum exigeront et hoc metu ita in Bello cogitarent, ut domi judicia legesque respicerent[44]. Les riches créèrent cette magistrature les jours où les premières révoltes de l’armée mirent en péril leur propre pouvoir : ils la créèrent surtout contre les stratèges qui seuls dans l’État pouvaient leur résister. Avant la création de ce tribunal des Cent-Quatre, la direction des pentarchies et des affaires publiques avait été confiée à des magistrats que nous retrouvons au nombre de dix dans toutes les cités phéniciennes. A l’origine de Carthage, ce sont eux qui traitent avec Hiarbas du mariage de Didon[45], eux que le général Malée sacrifie aux passions de l’armée et du peuple[46]. Diodore nous les montre envoyés à Tyr en ambassade[47], et Josèphe les signale jusqu’en Galilée, à Tibériade[48]. Même après l’établissement des Cent-Quatre, cette magistrature des dix semble avoir subsisté à Carthage : Annibal les charge de demander la paix à Scipion[49]. Peut-être étaient-ils restés à la tête de ce grand corps pour le diriger et y maintenir plus sûrement les traditions aristocratiques. Telle était donc à l’origine — II —A l’époque des guerres puniques, la situation intérieure de Carthage s’est modifiée. Ce n’est pas au passage si souvent cité de Polybe qu’il faut se rapporter pour pouvoir apprécier ces changements. Le parallèle de Rome et de Carthage n’aurait même qu’un intérêt assez faible s’il ne se terminait par cette remarque qui lui sert de date : Carthage déclinait alors, tandis que sa rivale était en pleine prospérité. Il parle même de la dernière période de la décadence : le peuple dominait, dit-il, dans les délibérations ; à Rome, la puissance du sénat était entière. Ici la multitude gouvernait, là les meilleurs[51]. Or, ce pouvoir de la multitude ne s’établit qu’au milieu du désordre des dernières années, après la défaite, grâce à la lutte des partis et à l’influence des armées. Au début des guerres puniques, l’aristocratie gouvernait encore et son gouvernement était plus dur que jamais ; le conseil des Cent-Quatre avait conservé et étendu son autorité. C’était déjà cependant un signe de décadence : quand un État resserre les principes de sa Constitution, c’est la marque certaine des difficultés qu’il rencontre. Exagérer un système politique, c’est en avouer la faiblesse et l’insuffisance. Avant de subir la domination du peuple, l’aristocratie, par la logique secrète des événements, devait essayer, en se faisant plus impitoyable, de retenir l’autorité qui lui échappait. Cette période de l’histoire carthaginoise qui annonçait la décadence, tout en rappelant encore les jours de grandeur, n’a point trouvé d’historiens : il en est souvent ainsi des périodes de transition. C’est à ce moment cependant où Rome et Carthage se préparaient à la lutte qu’il serait le plus intéressant de connaître les forces véritables de la cité phénicienne. 11 faut, pour s’en faire une idée encore fort imparfaite, réunir les renseignements contenus dans l’œuvre de Polybe, de Diodore et de Justin. Les tentatives des généraux contre l’aristocratie se
renouvelaient à mesure que les guerres plus longues et plus fréquentes augmentaient
leur pouvoir et l’influence des armées. Le général Malchus trouva dans les
stratèges de Sicile de nombreux imitateurs. De l’avis de tous les historiens,
Carthage devint aussi célèbre par ses dissensions intestines que par ses
succès militaires[52]. Les plus
illustres généraux étaient précisément les plus dangereux. Le fils de Magon,
Hannon le Grand, vainqueur de Denys le Tyran, que l’armée de Sicile proclama
encore tout jeune (383 av. J.-C.[53]), profita de ses
victoires et de ses richesses pour attaquer le sénat. Il paya sa révolte de
sa tête (330 av.
J.-C.[54]). A la génération
suivante, c’est un général de la famille d’Hannon, Hamilcar, qui favorise le
coup d’État d’Agathocle pour s’en faire un allié contre Carthage[55]. Il meurt à
temps pour échapper aux vengeances de l’aristocratie. Le texte de Diodore est
très précis : τών
πολιτευομένων[56]. Bientôt même
les trahisons auront lieu en face de l’ennemi : Bomilcar, le neveu d’Hamilcar,
songe à passer dans le camp d’Agathocle avec toute son armée[57]. Cette lutte de
l’aristocratie et de l’armée, qu’un historien allemand, M. Schiefer, a
heureusement comparée à la lutte des princes d’Orange et du patriciat
bourgeois aux Pays-Bas[58], devait nécessairement
agir sur Dans différents passages de Polybe apparaît un pouvoir d’un nouveau nom, le συνέδριον. Le mot seul suffirait à indiquer une sorte de convention, une réunion plénière de pouvoirs d’ailleurs distincts, ce que nous appellerions aujourd’hui un congrès. Le rôle que joue cette nouvelle assemblée confirme cette opinion : c’est elle qui décide les questions de paix et de guerre. Polybe nous fait assister à des délibérations de ce genre ; à l’époque des guerres puniques. Quand Hasdrubal revint d’Espagne pour reprendre contre l’aristocratie, sans plus de succès, les desseins de ses devanciers, il se heurta à la résistance des riches. Il dut une seconde fois reprendre le chemin de l’Espagne : mais ce fut en dépit du synhédrin qui seul avait le droit d’autoriser les expéditions militaires[60]. Hannibal reprit, avec le commandement de l’armée, les desseins de son oncle et la ruine de Sagonte provoqua l’envoi à Carthage d’une députation romaine. Ce fut le synhédrin qui la reçut et qui releva le fier défi de l’ambassadeur[61]. C’était un suffète qui présidait alors les séances du congrès, qui recueillait et exprimait les votes de ses collègues. Quel était donc le nouveau pouvoir qui s’était adjoint à l’antique sénat — γερουσία — pour former le synhédrin. Ce n’était pas le conseil des Cent-Quatre, mais une nouvelle magistrature qui portait un nom spécial, le σύγαλητος. Les historiens confondent ordinairement le σύγαλητος et la γερουσία. Un texte formel ne nous permet pas de maintenir cette confusion : parmi les prisonniers de l’armée de Magon qui tombèrent à Carthagène entre les mains des Romains, il y avait deux membres de la γερουσία et quinze du σύγαλητος[62]. Il est plus malaisé de déterminer le nombre et les fonctions des membres de ce nouveau corps. Heeren essaie d’établir un rapport entre le nombre des personnages du syncletos et de la gerusia faits prisonniers à Carthagène et le nombre des membres de ces deux assemblées : L’assemblée du conseil — σύγαλητος — semble s’être composée de plus de membres que le sénat ou comité privé, où venaient siéger les membres les plus anciens ou du moins les plus considérés du conseil et où les questions importantes étaient tout d’abord discutées[63]. L’historien allemand poursuit en assimilant la gerusia au conseil des Cent-Quatre qu’Aristote distingue essentiellement[64] et il est obligé, pour échapper à la contradiction, de forcer le texte d’Aristote. Nous allons essayer de montrer au contraire que le Syncletos était le moins nombreux des deux conseils, comme le plus important. Tandis que dans les premiers temps de Le syncletos chargé des premiers intérêts de la cité ne pouvait pas être choisi dans la gerusia subordonnée, nous l’avons vu, aux pentarchies et au conseil des Cent. Il ne pouvait être qu’une émanation de ce dernier conseil. Le sénat n’avait que la puissance législative : ses délibérations cependant avaient une grande importance, surtout si l’on songe qu’il était, maître de soumettre ou non ses avis à la sanction du peuple. Il fallait donc que ces délibérations fussent dirigées au gré de l’aristocratie, et pour cela elle dut prendre dans cette magistrature des Cent, par laquelle elle exprimait et faisait respecter ses volontés, des hommes capables de défendre sa politique et de l’imposer même au sénat. Cette façon d’interpréter le texte n’est, il est vrai, qu’une hypothèse, mais la seule capable d’expliquer cette autorité remarquable signalée par Tite-Live, cette espèce de violence faite au sénat. Il n’y avait à Carthage qu’un seul corps assez puissant pour y réussir, c’était la magistrature suprême, le conseil des Cent. On s’explique alors plus aisément les changements que Les guerres puniques augmentèrent ces divisions ; on connaît en général beaucoup mieux les différents épisodes de la lutte entre l’aristocratie et les généraux, entre les Hannon et les Barcas, que les événements qui l’ont précédée et préparée[69]. Il y avait là une lacune que nous avons cherché à combler. On a, au contraire, bien des fois remarqué avec Montesquieu les tendances pacifiques de l’aristocratie, le besoin de guerres incessantes qui tourmentait ses adversaires. La guerre avec Rome, la guerre en général faisait la grandeur d’Hamilcar Barca ; Hannon n’aimait pas les combats, dont il revenait toujours malheureux. Hamilcar cherchait à l’étranger gloire et richesses pour étonner ou corrompre ses ennemis. Hannon voulait toujours la paix, non par patriotisme, mais par intérêt, de dépit, faute de mieux. Hamilcar voulait la guerre, moins pour assurer la grandeur de l’État que pour la faire tourner à la honte d’Hannon et au triomphe de sa faction. Enrichi par ses victoires dans la guerre de Libye et couvert de gloire, Hamilcar se concilia vite l’affection du peuple et détermina ses concitoyens à lui confier le commandement général de la Libye[70]. On touchait à la fin de ce grand drame qui se jouait depuis trois cents ans entre l’aristocratie et les stratèges. Le dénouement devait être favorable aux généraux, soutenus par tous ceux qui avaient dans la cité souffert du despotisme d’une oligarchie toujours plus impitoyable. Tite-Live nous l’a heureusement conservé[71] : l’ordre des juges qui avaient droit de vie et de mort sur tous les citoyens, dont le pouvoir se transmettait héréditairement, le tribunal des Cent-Quatre en un mot entra en conflit avec Annibal sur des questions de finances[72]. Annibal accusa devant le peuple celui que l’auteur latin appelle le questeur, et dans sa personne la magistrature suprême qui le protégeait. Il ruina l’autorité des Cent en les rendant annuels. Telle fut la conclusion de cette longue lutte où s’abîma la vieille cité carthaginoise. La cité survécut peu au désastre de ses institutions, et le gouvernement populaire et absolu de la foule et des généraux pour lequel elle n’était pas faite ne put arrêter sa chute. Il y a eu dans l’histoire intérieure et extérieure de
Carthage deux époques bien différentes que les historiens modernes n’ont
point assez distinguées. Dans l’une, Carthage apparaît comme une grande
puissance commerciale, exclusivement. Fille de ces Tyriens qui l’avaient
devancée dans la colonisation de l’Occident, elle leur dut et sa puissance maritime
et l’excellence de sa position. Entrepôt du commerce de l’Orient et de l’Occident,
lien naturel entre les contrées inconnues de l’Afrique centrale et le monde
civilisé de Au début de la deuxième guerre punique, la colonie de Tyr
n’était plus la même. Elle conservait sans doute les avantages que lui
avaient assurés le génie de ses fondateurs, la supériorité de sa situation
maritime, l’étendue de ses relations commerciales, les produits d’un sol
fertile. Mais il vint un moment où elle abandonna peu à peu ses colonies
insulaires pour étendre ses possessions continentales : l’Espagne intérieure
fut conquise par Hamilcar, Hasdrubal et Annibal, et Polybe pouvait dire alors
que toute l’Espagne jusqu’aux Pyrénées appartenait aux Carthaginois[73]. On attribue d’ordinaire la défaite de Carthage à la corruption du peuple et des grands, à l’emploi des mercenaires, à l’abandon des travaux agricoles : ce sont là des raisons de second ordre. La vérité, c’est que Carthage déclinait et se transformait au moment où elle rencontra Rome : elle prétendait au dehors à un empire continental pour lequel elle ne semblait pas faite ; au dedans l’aristocratie qui l’avait d’abord dirigée luttait avec âpreté, mais sans succès contre les généraux et le peuple. S’il en est de toute cité, de toute entreprise, selon les belles expressions de Polybe, comme du corps humain, si elles ont comme lui leurs périodes fatales de croissance, de maturité et de décadence[74], il n’est pas moins vrai qu’une bonne économie peut ménager et conserver les ressources des cités comme les forces du corps. Cette sage économie, cette organisation durable, fruits d’une constitution ferme et respectée, Carthage ne les connaissait plus à l’époque des guerres puniques. Ce fut la vraie raison de sa ruine. Émile BOURGEOIS. |
[1] Strabon, Géographie, I, 5.
[2] Justin, XXI, 6.
[3] Aristote, Politique, II, 2.
[4] Polybe, Hist., VI, 51.
[5] Cf. Rheinisches Museum, 22e année, E. Schulze : Beitræge zur Kritik des Polybius.
[6]
Bœtticher : Geschichte der Carthager.
Berlin, 1827, p. 56. Dans un article publié en avril 1882 dans
[7]
On sait que Diodore a beaucoup emprunté à Éphore de Cume qui vivait de 363 à
300 av. J.-C. et à Timée de Tauroménium qui écrivit au début du IIIe s. une
histoire de
[8] Justin, Épitomé, livre XVIII au livre XXIV.
[9] Appien, De rebus Hispaniae, De Bello Hannibalico, De rebus punicis.
[10] Procope, De Bello Vandalico.
[11] Salluste, Jugurtha, ch. XVII : Qui mortales initio Africam habuerint, ut ex libris punicis qui regis Hiempsalis dicebantur, interpretatum nobis est, dicam.
[12] Journal des Savants, 1838, p. 626.
[13] Doctrina nummorum veterum, IV, p. 136.
[14] Scripturae linguaeque Phaeniciae monumenta, quotquot supersunt, edita et inedita ad autographiam optimorumque exemplarium fidem edidit, additaque de scriptura et lingua Phœnicum commentariis illustravit. G. Gesenius. (Lipsiae, 1837.)
[15] De Saulcy, Mémoire sur une inscription phénicienne trouvée à Marseille. (Acad. des Inscr. et Belles-Lettres, 1847, p. 310.)
[16] Philippe Berger. Rapport sur les inscriptions puniques récemment découvertes à Carthage. (Arch. des Missions scientifiques, 3e série, t. IV, année 1877, p. 145 et suiv.)
[17]
Une commission composée de MM. de Saulcy, Longpérier, de Slane, Waddington,
Renan, de Vogué et Derembourg a été constituée le
[18]
Hendrieh (Francfort-sur-l’Oder, 1664). Carthago,
sine Carlhaginiensium respublica quam ex totius fere antiquitatis ruderibus
primus instaurare conatur. — D. Pedro Rodr. Campomanès : Antiguedad maritima de
[19] Hennebert, Histoire d’Annibal. Paris, Imp. nationale, 1870.
[20] Heeren. Ideen über die Poltik, den Verkehr, und den Handel der vornehmalen Vœlker der alleu Welt. Vienne, 1817 (trad. Suckau. Paris, 1832, t. IV).
[21] Bœtticher, Op. cit. — B. Smith, Carthage and the Carthaginians. Londres, 1878.
[22] Aristote, Pol., II, 8.
[23] Strabon, I, 5.
[24]
Movers, Die phœnizische Alterthümer,
1. I, ch. XII. M. Drapeyron, dans son article déjà cité de
[25]
Heeren, Idées sur la polit., trad.
Suckau, 1832, t. IV, p.
[26] Plutarque, Lycurgue, 12.
[27] Hérodote, VI, 57.
[28] Plutarque, Cléomène, 12.
[29] Aristote, Ed. Didot, p. 515.
[30] Plutarque, Lycurgue, 12. Cf. sur tous ces points la savante étude de M. Fustel de Coulanges (J. des Savants, 1830, et aussi : Etude sur la propriété à Sparte. Paris, Thorin, ch. V, p. 36 et suiv.).
[31] Ce n’est pas l’avis de M. Hennebert : histoire d’Annibal, I, p. 160. Les syssities de Carthage n’étaient pas des assemblées publiques, mais de simples réunions dénuées de tout caractère officiel, c’étaient des cercles où les plaisirs servaient d’intermède aux discussions. L’auteur est forcé d’ajouter que ces prétendus cercles prenaient des décisions et rendaient des arrêts (Polybe, III, 4).
[32] Aristote, Polit., II, VIII, p. 1272.
[33] Duruy, Hist. de Rome, I, p. 321.
[34] Hennebert, Hist. d’Annibal, I, p. 158-159. La γερουσία se subdivisait à son tour en vingt sous-commissions de cinq membres, les πενταρχίαι étaient autant de bureaux, autant de ministères ayant sous sa responsabilité l’une des branches multiples de l’administration. On distinguait la πενταρχία des finances, des travaux publics, de la guerre.
[35] Tite-Live, XXXIV, 61.
[36] Tite-Live, XXXIII, 2.
[37] Aristote, Polit., III, 17.
[38] Justin, XVIII, 7.
[39] De Saulcy, Mém. cit. Académ. des Inscriptions, 1847. N. série, p. 310.
[40]
Cette inscription a été l’objet de nombreuses et savantes études en France et
en Allemagne. Munk, Journal asiatique,
1847, 4e série, t. X, p. 473. — Abbé Bargès, Temple de Baal à Marseille. Paris, 1847. — Movers, Das Op ferwesen der tiarihager. Breslau,
1847. — Judas, Nouvelle analyse de
l’inscription phénicienne de Marseille. Paris, 1857. — Bargès, Inscription phénicienne de Marseille,
nouvelle interprétation. Paris, 1858, in-4°. — Meier : Zeitschrift der deutschen morgenliendischen Gesellschaft, XIX,
1865, p. 90, 115. — Bargès, Inscription
phénicienne de Marseille : nouvelles observations historiques. Paris, 1868.
— Halévy, Journal asiatique, 1868. —
Schrœder, Die phœnizische Sprache, p.
237, 247. — E. Desjardins, Géog. de
[41]
Il est encore difficile de savoir aujourd’hui si l’inscription de
[42] Justin, XVIII, 4.
[43] Justin, XVIII, 5.
[44] Justin, XIX, 2.
[45] Justin, XVIII, 6.
[46] Justin, XVIII, 7.
[47] Diodore, XXXIII.
[48] Josèphe, B. J., II, 13.
[49] Tite-Live, XXX, 36 ; Orose, IV, 6.
[50] Polybe, XV, 2.
[51] Polybe, VI, 51.
[52] Justin, XVIII, 6 ; Orose, IV, 6.
[53] Diodore, XV, 16.
[54] Justin, XXI, 4.
[55] Justin, XXII, 1 et sq.
[56] Diodore, XVI, 81.
[57] Diodore, XX, 44.
[58] Rheinisches Museum, 1860, zur Geschichte des Karthago, I, Hanno der Grosse.
[59] Justin, XXI, 4.
[60] Polybe, III, 8.
[61] Polybe, III, 23.
[62] Polybe, X, 18.
[63] Heeren, op. cit., IV, p. 134 et suiv.
[64] M. Hennebert, I, 159, commet la même erreur.
[65] Polybe, I, 87.
[66] Diodore, XXXII, fragm. 5.
[67] Tite-Live, XXXI. Ad pacem petendam mittunt triginta seniorum principes. Id erat sanctius apud illos concilium maximaque ad ipsum senatum regendum vis.
[68] Polybe, XV, 1.
[69] Polybe, I, 74. Hannon poussa vigoureusement les préparatifs de la guerre, car il s’entendait parfaitement à ces détails. Dès qu’il se mettait en campagne, ce n’était plus le même homme.
[70] Diodore, XXV, p. 5.
[71] Tite-Live, XXXIII, 46.
[72] Tite-Live donne en termes propres à Annibal le titre de princeps civitatis. (XXXIII, 48.)
[73] Polybe, III, 539.
[74] Polybe, VI, 51.