Le nouveau règne s’ouvrait sous de sombres auspices. Il commence par la guerre dite de Laodice[1], guerre qui mit en question l’existence même de l’empire des Séleucides. Séleucos II ne pouvait paraître innocent des crimes dont il avait profité. S’il n’avait pas versé le poison à son père, on lui imputait le meurtre de sa belle-mère et de son jeune frère, et l’opinion se soulevait de toutes parts contre l’homme qu’on pouvait appeler à la fois parricide et fratricide. D’après Justin[2], les villes d’Asie Mineure, apprenant que Bérénice était assiégée à Daphné, avaient armé une flotte considérable pour la délivrer. Quand on sut enfin que l’infortunée reine avait péri avec son fils, les navires ioniens allèrent rejoindre la flotte égyptienne. Celle-ci devait être déjà aux bouches de l’Oronte, où Séleucie allait tomber bientôt — et pour longtemps — au pouvoir des Égyptiens. Ce résumé n’est pas seulement incomplet : il débute par une assertion inacceptable. Si les villes d’Asie Mineure avaient fait cause commune contre Séleucos et Laodice, en un moment où cette région était l’unique refuge de la dynastie, une pareille défection eût entraîné la ruine de la monarchie. Sauf Magnésie du Sipyle, par rivalité contre ses voisins de Smyrne, et Éphèse livrée par Sophron à Ptolémée, les cités du littoral restèrent fidèles au Séleucide. Elles n’avaient rien à gagner à se livrer à l’Égyptien, qui depuis longtemps, maître de la mer, cherchait à étendre sur elles sa domination. Milet s’empressa de rendre hommage à Séleucos II ; nous avons encore la lettre de remerciement adressée par le jeune roi au Conseil et au peuple des Milésiens, qui avaient eu la délicate attention de lui envoyer une couronne faite d’une branche de laurier cueillie dans le sanctuaire de Didymes[3]. Justin a dû prendre pour une flotte armée par les villes d’Asie Mineure la petite escadre, ancrée à Séleucie, dont pouvaient disposer au premier moment les partisans de Bérénice. En somme, l’Asie au N. du Taurus fut épargnée par la guerre. C’est sur les côtes de Syrie et de Cilicie que la flotte égyptienne préluda par de rapides succès à la foudroyante expédition relatée par l’inscription d’Adulis. § I. — TROISIÈME GUERRE DE SYRIE OU GUERRE DE LAODICE (246-240). S’il était encore temps de sauver Bérénice, c’est à Antioche que Ptolémée III Évergète devait courir tout d’abord. Nous avons, des opérations qui aboutirent à la prise d’Antioche, une relation écrite par un témoin oculaire, que l’on croit pouvoir attribuer à Ptolémée lui-même[4]. Les méfaits ordinaires de l’homonymie, qui rendent toujours contestable l’emplacement d’une Antioche, d’une Séleucie ; la correction proposée de είς όλους en είς Σόλους ; l’attribution possible de la qualité d’άδελφή à Laodice ou à Bérénice : tout cela complique et obscurcit l’exégèse du précieux papyrus, malheureusement assez mutilé. Ce qui est hors de conteste dans ce récit, c’est que le corps de débarquement, parti probablement de Cypre avec autant de vaisseaux qu’en pouvait contenir le port de Séleucie, ne rencontra de résistance ni à Séleucie, ni à Antioche. Les Égyptiens y furent accueillis avec de grandes démonstrations d’amitié. Ils avaient été rejoints à Séleucie par une escadre (syrienne) d’avant-garde, qui, sous la conduite de Pythagoras et d’Aristoclès, avait fait une randonnée sur la côte de Cilicie et s’était emparée, à Soles[5], avec le concours de la garnison et de la population, d’une somme de 1500 talents que le stratège de Cilicie, Aribaze, s’apprêtait à expédier à la reine Laodice, à Éphèse. Le malheureux stratège avait pris la fuite, mais il ne put rejoindre Laodice : il fut égorgé dans les passes du Taurus et sa tête portée à Antioche. De Séleucie, les équipages débarqués se dirigent sur Antioche. Après avoir relaté les pourparlers engagés sur le pied de cordialité parfaite avec les autorités locales et l’accueil enthousiaste de la population, le narrateur ajoute : vers le coucher du soleil, nous allâmes en hâte vers la sœur ; après quoi, nous nous occupâmes de mesures utiles, donnant des ordres aux officiers, soldats et autres indigènes et délibérant sur l’ensemble de la situation ; puis, au bout de quelques jours[6]... Ici s’arrête le texte papyrologique. La valeur historique de ce précieux document est incontestable. C’est évidemment un rapport officiel, qui a été envoyé à Alexandrie, et dont une copie a été conservée dans une bourgade du Fayoum. La découverte du supplément qui constitue la col. IV ne permet plus de croire qu’il s’agit d’une lettre privée, écrite par un soldat de l’expédition à sa famille. L’auteur, qui dispose de tels pouvoirs à Antioche, dans des circonstances aussi pressantes, ne peut être qu’un officier supérieur, l’amiral ou navarque de la flotte, ou, comme on l’a pensé, Ptolémée lui-même. Mais ce texte pose plus de questions qu’il n’en résout. Polybe, faisant un retour sur le passé à propos des débats qui ont précédé les hostilités entre Antiochos le Grand et Ptolémée Philopator en 219 a. Chr., dit que le roi de Syrie résolut de s’emparer tout d’abord de Séleucie ; car il se trouvait que Séleucie était encore occupée à l’époque par des garnisons dépendant des rois d’Égypte depuis le temps de Ptolémée surnommé Évergète, au moment où celui-ci, vu les malheurs de Bérénice et la colère qu’il en ressentit, fit campagne dans les régions de Syrie et s’empara de cette ville[7]. Il est excessif d’en conclure que Ptolémée, commandant non pas la flotte, mais l’armée de terre, était déjà maître de Séleucie et d’Antioche quand la flotte y arriva. Les mouvements d’une flotte sont en général plus rapides que ceux d’une armée, et la distance est courte de Cypre aux bouches de l’Oronte. II est donc probable que la flotte a devancé l’armée ; et, au surplus, l’interprétation strictement littérale de l’assertion émise en passant par Polybe est respectée, si c’est Ptolémée lui-même qui entre à Séleucie avec la flotte. Il n’y a point incompatibilité, à plus forte raison contradiction, entre le texte de Polybe et celui du papyrus. Il se peut que Séleucie eût déjà pris spontanément le parti de Bérénice contre les révolutionnaires d’Antioche, car il semble bien, d’après le papyrus, que l’escadre conduite par Pythagoras et Aristoclès avait été envoyée par Bérénice elle-même ou du moins en son nom[8]. Mais nous n’avons ici aucun renseignement sur ce qui s’est passé à Antioche avant l’arrivée des Égyptiens, et nous y rencontrons un détail tout à fait déconcertant : la visite du chef du détachement à la sœur, c’est-à-dire, — toute autre interprétation est inadmissible[9], — à la reine Bérénice. Comment le narrateur a-t-il pu mentionner celle au secours de laquelle toutes les forces égyptiennes se hâtaient sans ajouter un mot sur son sort ? Il s’étend avec complaisance sur les acclamations qui l’accueillent et reste muet sur la réception faite par Bérénice à ses sauveurs. Vivante, elle eût été sauvée, en effet ; mais tous les auteurs s’accordent à dire qu’elle avait été victime de la révolution provoquée à Antioche par les menées de Laodice, et il n’est plus question par la suite que de venger sa mort. Il est impossible d’admettre que ses libérateurs l’aient trouvée encore en vie ; et alors, que signifie cette mention étrangement laconique d’une visite sur laquelle on n’a rien à dire ? C’est pousser un peu loin le soin d’éviter des paroles de mauvais augure, ou bien ce silence cache une ruse de guerre, convenue d’avance entre le rédacteur et le destinataire de l’écrit, peut-être celle dont parle Polyen, le dessein de commander, d’expédier des ordres dans les provinces au nom de Bérénice supposée vivante. Il est douteux que la supercherie ait réussi à tromper le peuple d’Antioche ; mais elle a pu s’accréditer au dehors assez longtemps pour être utile [note 1]. D’Antioche, Ptolémée se lança vers l’Orient. Ce fut, paraît-il, une marche triomphale, une prise de possession, sans guerre ni combats, des provinces orientales de l’empire des Séleucides. Pendant ce temps, la flotte égyptienne croisait sur les côtes de l’Asie Mineure, provoquant à la défection les cités maritimes, mais, ce semble, avec peu de succès. Éphèse lui fut livrée par le gouverneur de la ville, Sophron, à la suite d’une intrigue dont Athénée a pris le récit dans Phylarque[10]. Soupçonné par Laodice et mandé à la cour de Sardes (?), Sophron fut averti du sort qui l’attendait par son ancienne maîtresse Danaé, confidente de Laodice. Danaé paya de sa vie son dévouement : mais Sophron put s’échapper, regagner Éphèse, dont il se hâta d’ouvrir les portes aux Égyptiens. Ptolémée ne s’attarda pas longtemps dans la Haute-Asie. Il aurait envahi tout le royaume de Séleucos, dit Justin, s’il n’avait été rappelé en Égypte par une sédition domestique. Quelle espèce de sédition, on ne le dit pas, et il se pourrait que ce fût là un prétexte allégué pour motiver le retour précipité de Ptolémée. Justin convient que le roi n’a pas poussé ses conquêtes jusqu’à la Bactriane, comme le dit l’inscription d’Adulis ; il est même douteux qu’il soit allé, de sa personne, plus loin que Babylone ou Séleucie sur le Tigre. Il ne se faisait probablement pas illusion sur la solidité de conquêtes ainsi improvisées. Il songeait moins à supplanter son rival en Orient qu’à ruiner le prestige des Séleucides et à encourager les révoltes qui commençaient alors de ce côté le démembrement de leur empire. Ce qu’il tenait à garder, c’était la Syrie et la région comprise entre le Taurus et la mer : le reste, il l’exploita comme une aubaine sans lendemain et revint chargé de butin, satisfait d’avoir vengé sa sœur et enrichi son Trésor (244 ?)[11]. Ainsi se termina le premier acte, assez court, de la Guerre de Laodice. De son côté, Séleucos II, réfugié en Asie Mineure, que Ptolémée n’avait pas envahie, et momentanément réduit à l’impuissance, n’était cependant pas resté inactif. Avant d’aller plus loin, il est bon d’avertir que nous entrons ici dans la partie la plus irrémédiablement embrouillée de l’histoire des Séleucides, un véritable maquis d’assertions sans garantie, de thèses et d’hypothèses. Nous n’avons pour nous guider dans un labyrinthe de faits enchevêtrés, tous de lieu et de date problématiques, que trois textes passablement discordants, dont aucun n’est de première main ; ceux de Trogue-Pompée, de Justin, et de Porphyre résumé par Eusèbe. J’ai étudié ailleurs les systèmes bâtis avec ces textes torturés par des tentatives de correction, diversement découpés et entremêlés par morceaux, à la façon des mosaïques[12]. C’est une période qu’il faut franchir à vol d’oiseau, en planant à la hauteur d’où l’on ne distingue plus que les grandes lignes de la topographie et de la chronologie, les seules que l’on puisse se flatter de fixer dans une certaine mesure. Donc, pendant que Ptolémée parcourait la Haute-Asie, Séleucos II réunissait une flotte immense, dit Justin, pour opérer contre les villes qui avaient fait défection. L’historien affirmait plus haut que toutes les villes grecques avaient fait défection et s’étaient livrées à Ptolémée, avec les navires qu’elles destinaient à la défense de Bérénice. Dans ces conditions, on ne voit pas où et comment Séleucos II eût pu rassembler une flotte, tout le littoral cilicien et syro-phénicien étant aussi au pouvoir de Ptolémée. Il faut donc que les cités défectionnaires aient été en infime minorité ; et, en fait, — nous l’avons dit plus haut, — on ne trouve guère à citer qu’Éphèse et Magnésie du Sipyle comme passées à l’ennemi. On peut rapporter à cette époque un décret d’Erythræ en l’honneur des stratèges qui ont vaillamment protégé leurs concitoyens, quand la guerre entourait la ville et la région[13]. Un peu plus tard, Magnésie du Sipyle, qui tenait d’abord pour l’Égyptien, fait sa paix avec Smyrne [note 2], et par conséquent avec le Séleucide, dont les Smyrniotes étaient de fidèles partisans. Ceux-ci avaient montré pour la cause de Séleucos II un véritable dévouement. Ils en avaient été récompensés par les privilèges — liberté, immunité, démocratie — que leur octroya le roi, et par la dignité de ville sainte et inviolable qu’il fit conférer à leur cité par l’oracle de Delphes. Dans le préambule du verbeux document qui nous a été conservé, ils font valoir l’affection réciproque, attestée par leur culte d’Aphrodite Stratonicis, du dieu Antiochos et de la déesse Stratonice, qui les unit à la dynastie. Dans cet étalage de sentiments, il n’y a place que pour une brève allusion en style banal aux nombreux et grands dangers qui ont environné la ville et le pays, et l’indication du moment. Le pacte est conclu entre les deux cités pendant que le roi est passé outre-monts en (Syrie) Séleucide, c’est-à-dire vers l’an 243[14]. La flotte de Séleucos, toujours d’après Justin, sombre dans une tempête, et cette catastrophe ramène soudain au malheureux naufragé la sympathie des cités, qui le trouvent assez puni. Revirement étrange, si vraiment Séleucos se préparait à les châtier elles-mêmes. Il est probable que Séleucos avait déjà reçu des secours de villes qui ensuite se déclarèrent ouvertement pour lui, des Rhodiens, par exemple, dont l’amiral Agathostratos battit la flotte égyptienne commandée par Chrémonide devant Éphèse, sans réussir à déloger de la ville la garnison ennemie[15]. Antigone Gonatas aussi, rival perpétuel de l’Égypte dans l’Archipel, dut être pour Séleucos un auxiliaire intéressé, s’il est vrai que, vers cette époque, il battit à son tour sur nier, près d’Andros, une escadre commandée par Sophron, le traître qui avait livré Éphèse. Mais le lambeau de phrase relatif à cette bataille est en tel état que l’attribution de la victoire à Antigone, à un Antigone non défini, et le nom même de Sophron y sont introduits par voie de conjecture [note 3]. En quête d’alliances, Séleucos II eut recours au procédé usuel, aux mariages politiques. L’une de ses sœurs, Stratonice, était déjà reine de Cappadoce ; il donna celle qui lui restait, Laodice, à Mithridate II de Pont[16], et lui-même épousa une Laodice, fille d’Achœos et sœur d’Andromachos, issue d’une famille probablement déjà apparentée à la dynastie [note 4]. A ce moment, vers 243, Ptolémée était rentré en Égypte, laissant le gouvernement des régions orientales à une sorte de vice-roi du nom de Xanthippe, et l’administration de la Cilicie — c’est-à-dire de toute la côte au S. du Taurus — à son ami Antiochos. Cette expression de S. Jérôme a été, depuis Niebuhr, le sujet d’interminables discussions entre érudits : les uns voyant dans cet Antiochos un fonctionnaire égyptien décoré du titre de φίλος ; les autres, à la suite de Niebuhr, reconnaissant en lui Antiochos Hierax, le frère et bientôt irréconciliable compétiteur de Séleucos II[17]. A leur gré, Ptolémée III, continuant la politique astucieuse de son père, avait trouvé là un sûr moyen de jeter la discorde dans la famille de son adversaire. L’hypothèse est séduisante, mais elle est plus qu’inutile. Antiochos Hiérax, quand il prit les armes contre son frère, deux ou trois ans plus tard, n’avait encore que quatorze ans, d’après Justin ; l’on se demande où et quand Ptolémée aurait pu faire de cet enfant son ami et surtout lui confier le gouvernement d’une province. Enfin, Justin, qui relève avec soin les méfaits du brigand précoce que fut Hierax, n’aurait pas manqué de noter, s’il l’avait connue, cette première trahison. Séleucos, enhardi par la retraite de Ptolémée, crut le moment venu de reprendre la Syrie. La domination des Lagides ne pouvait y être bien affermie, ni la soumission du pays complète. Damas et Orthosia résistaient encore. Le roi légitime avait chance de soulever le pays en sa faveur, et c’est, en effet, ce qui paraît être advenu. Séleucos reprit possession de la Haute-Syrie, poussa jusqu’à l’Euphrate et y fonda, en mémoire de cet exploit, grandi à la taille d’une belle victoire, la ville de Callinicon (242/1)[18]. Ptolémée devait s’attendre à ce choc en retour, et, s’il avait vraiment l’intention d’occuper la Syrie d’une façon permanente, il fit preuve d’une singulière imprévoyance. Étant donné son caractère tel qu’il se révéla par la suite, pacifique au fond et modéré dans ses ambitions, il est probable qu’il était décidé d’avance à ne conserver de ses trop faciles conquêtes que la Cœlé-Syrie, et à abandonner au premier choc la Syrie Séleucide avec les provinces orientales. Il ne voulait pas dépenser pour défendre des conquêtes éphémères les trésors qu’il en avait rapportés[19], et peut-être épuiser les forces de l’Égypte à une tache qu’il sentait impossible. Mais Séleucos, moins prudent, essaya sans doute de profiter de l’occasion pour reconquérir la Cœlé-Syrie. Vaincu, il se réfugia à Antioche et appela à la rescousse les troupes dont il pouvait disposer en Asie Mineure. Il envoie à son frère Antiochus, dit Justin, un message par lequel il implore son secours, lui offrant l’Asie en deçà du mont Taurus comme prix de son aide. Mais Antiochus — encore qu’il n’eût que quatorze ans, avide de régner et animé d’une ambition au dessus de son âge — se conduisit comme un larron ; cet enfant, voulant dépouiller complètement son frère, prend l’allure criminelle et l’audace d’un homme fait. Aussi fut-il surnommé Hierax, parce que, pour ravir le bien d’autrui, il se comportait à la façon non d’un homme, mais d’un épervier[20]. Voilà qui est bien singulier. Séleucos traite ici avec son frère comme avec un étranger qui n’aurait aucun intérêt dans le conflit engagé et dont il lui faut acheter les services. Et cela suppose des intrigues, des pourparlers, au moment où il s’agissait de courir au plus pressé. Justin a dû anticiper sur les événements postérieurs, car Hierax, auquel il prête déjà les plus noirs desseins, marche au secours de son frère, si bien que Ptolémée, pour ne pas avoir sur les bras deux adversaires à la fois, fait la paix, conclue pour dix ans, avec Séleucos. Pour un roi victorieux, Ptolémée est bien vite intimidé : il raisonne comme si les forces des Séleucides étaient doublées par le fait qu’elles ne se sont pas divisées et qu’elles ont maintenant deux chefs au lieu d’un. Et Justin, de plus en plus nébuleux, s’exprime comme si, en traitant avec Séleucos, Ptolémée se réservait de combattre l’autre adversaire, le roi de Sardes, avec qui son frère renoncerait désormais à faire cause commune. Autant dire que Séleucos, traître à la cause dynastique, abandonnait l’Asie Mineure à l’Égyptien. Mais on constate aussitôt que Ptolémée n’avait nulle envie de conquérir l’Asie Mineure : il laisse Antiochos Hierax en paix, si tranquille de ce côté que le jeune prince se met en tète de guerroyer contre son frère. Le traité passé entre Ptolémée et Séleucos a dû stipuler l’abandon par le Lagide de toutes prétentions sur les provinces de l’intérieur du royaume, mais laissait entre ses mains, outre la Cœlé-Syrie (et la Cilicie ?), certaines places du littoral lycien et carien, Éphèse en Ionie et Séleucie de Piérie, à l’embouchure de l’Oronte[21]. Ptolémée restait maître de fermer à son gré les communications d’Antioche avec la mer. § II. — LA GUERRE FRATRICIDE (235-226 ?). C’est par conjecture que la date de ce traité est placée dans un intervalle qui, vu l’écart des opinions, va de 242 à 237 a. Chr. De cette date dépend celle que l’on assigne à l’offrande faite en commun par les rois Séleucos et Antiochos à l’Apollon milésien[22]. Il est question aussi, dans un texte cunéiforme daté de 237, d’une rétrocession d’un domaine royal faite par les rois Séleucos et Antiochos aux gens de Babylone et de Borsippa[23]. Les documents épigraphiques permettent au moins d’affirmer qu’il y eut un moment, peut-être quelques années, de concorde entre les deux frères, associés sur le pied d’égalité, avec préséance honorifique de l’aîné. Antiochos Hierax paraît avoir été dès lors le collègue de son frère, roi d’Asie Mineure en résidence à Sardes. A quelle occasion et sous quel prétexte fut rompu le pacte d’union, on l’ignore. Justin n’allègue pas d’autre cause que l’ambition inquiète et sans scrupules de l’Épervier. Plutarque dit que Hierax fut soutenu — et sans doute poussé — par sa mère[24]. Laodice commence la série des intrigues criminelles que nous verrons se, multiplier bientôt dans les familles souveraines de l’époque, par le fait de reines et princesses enfiévrées d’ambition et jalouses même de leurs enfants. Ce fut sa dernière machination, s’il est vrai qu’elle tomba aux mains de Ptolémée et fut par lui mise à mort[25]. Ce n’est évidemment pas en Cœlé-Syrie ou en Égypte qu’elle fut capturée. Il est probable qu’elle voulut reprendre Éphèse et fut victime de quelque complot qu’elle y avait ourdi. D’autres ambitieux, comme les dynastes ou rois de Cappadoce, de Pont, de Bithynie, de Pergame, avaient intérêt à provoquer la dislocation de l’empire séleucide et à pousser aux pires résolutions le jeune écervelé qui voulait être désormais ou seul maître ou dégagé de toute subordination. L’Asie Mineure regorgeait de bandes gauloises, prêtes à louer leurs bras à qui pouvait les payer. C’est avec une armée de mercenaires gaulois, soudoyés, dit-on, avec de l’argent égyptien, que Antiochos Hierax engagea la lutte contre son frère. Séleucos ne lui laissa pas le temps d’envahir la Syrie. Il le prévint en passant le Taurus, et, après quelques tentatives inutiles sur Sardes et Éphèse[26], il le poursuivit en Cappadoce. Mais là, Mithridate II se joignit à son beau-frère Hierax, et Séleucos fut complètement défait à Ancyre par les forces des coalisés. Il y perdit, assure-t-on, une vingtaine de mille hommes. On crut même, durant quelque temps, qu’il avait péri dans la mêlée (235 ?). Plutarque raconte que Antiochos Hiérax, croyant son frère mort, prit le deuil, et que, en apprenant la vérité, il ordonna aux villes de fêter le salut de son frère[27]. Cet on-dit achève de peindre le caractère bizarre de l’oiseau de proie qui s’attendrit sur sa victime. D’après Polyen, Séleucos s’enfuit, à la faveur d’un déguisement[28], et réussit à regagner Antioche [note 5]. La suite des événements indique qu’il dut y avoir alors une paix conclue entre les deux frères, et que Séleucos se résigna à laisser Hiérax régner, non plus comme collègue, mais comme souverain autonome, en Asie Mineure. Nous ne trouvons pas, dans tout le règne de Séleucos II, d’autre moment (vers 235) où placer l’expédition que le roi entreprit dans la Haute-Asie. Le bruit de sa mort avait couru jusque dans ces régions, éveillant partout le désir de rendre aux nationalités leur indépendance. Il était bien lard pour reprendre la Bactriane, mais un acte de vigueur pourrait peut-être refouler ou contenir l’expansion du nouveau royaume des Parthes, qui, accru déjà de l’Hyrcanie, menaçait d’envahir la Médie et la Perse. Séleucos comptait avoir désormais les mains libres. Ptolémée avait assisté en spectateur neutre à la querelle des deux frères, et Antiochos Hierax était assez occupé chez lui, avec ses Gaulois et Attale aux aguets. Séleucos réunit donc une armée à Babylone et s’avança vers l’Orient. Il fut sans doute accueilli, en Susiane et en Médie, comme l’avait été quelques années auparavant Ptolémée : aux yeux des Iraniens, tous les Grecs se valaient. Mais il rencontra chez les Parthes une résistance énergique. Quelques années plus tôt, Séleucos aurait pu être soutenu par le dynaste de Bactriane, Diodotos Soter, qui, champion quand même de l’hellénisme, se défiait de son voisin Arsace. Justin dit que le Parfile avait mis sur pied une armée par crainte de Séleucus et de Théodote (Diodote), roi des Bactriens ; mais que, bientôt rassuré par la mort de Théodote, il avait fait paix et alliance avec Théodote le fils. Aussi, ajoute l’historien, peu de temps après, entrant en conflit avec le roi Séleucus, qui venait pour traquer les défectionnaires, il fut victorieux, et depuis lors, les Parthes commémorent cette journée comme le début de leur indépendance[29]. On ne voit vraiment pas pourquoi le vaincu aurait aussi commémoré sa défaite en empruntant aux Parthes la mode de porter la barbe, comme le veulent d’ingénieux érudits[30]. Séleucos ne put réparer cet échec : il fut, dit Justin, rappelé en Asie par de nouveaux troubles. Ces troubles étaient, en effet, d’une nature inquiétante, s’il est vrai que l’autorité de Séleucos était menacée dans sa capitale même, et qu’il n’y put rentrer que les armes à la main. C’était, au rapport d’Agatharchide[31], le résultat des intrigues d’une princesse romanesque, ex-reine de Macédoine, Stratonice, fille d’Antiochos Ier, la propre tante de Séleucos. Répudiée par Démétrios II de Macédoine, fils et successeur (en 210/39) d’Antigone Gonatas, qui épousa alors Phthia, fille d’Alexandre d’Épire (237 ?), elle cherchait à se venger en excitant ses neveux contre son mari. Il se peut qu’elle soit allée d’abord à Sardes, Antiochos Hierax étant évidemment plus à même de tenter quelque conquête aux dépens du Macédonien, et qu’elle se soit ensuite rabattue sur Antioche [note 6]. Pour qu’elle ait offert sa main, comme on le dit, à Séleucos, il faut qu’elle ait été sur le chemin de la folie ; et, pour qu’elle ait pu trouver des partisans à Antioche, il faut que Séleucos y ait été bien impopulaire, ou qu’Antiochos Hierax ait eu part à l’intrigue. Hierax, toujours agité, parcourait alors la Grande-Phrygie, levant par force des tributs sur les habitants et envoyant, dit Eusèbe, des chefs d’armée contre Séleucos[32]. Il y a là sans doute une anticipation. Hierax songeait bien à reprendre la lutte contre son frère, et c’est bien pour recruter des mercenaires qu’il était si avide d’argent ; mais il était d’autant moins en état de commencer les hostilités qu’il n’était aucunement sûr de ses troupes. Seulement, à défaut de chefs d’armée, il put envoyer en Syrie des agents pour fomenter les troubles. Au retour de Séleucos, Stratonice, qui avait dominé la capitale durant quelque six mois, s’enfuit à Séleucie. Là, elle aurait pu s’embarquer ; mais elle hésita sur la foi d’un songe, fut arrêtée et mise à mort[33]. Il n’est pas nécessaire d’en conclure que Séleucie n’était plus alors occupée par les Égyptiens. Ptolémée n’aimait pas les brouillons : il en donna plus d’une preuve par la suite. Stratonice fut probablement remise par son ordre à Séleucos, qui s’en débarrassa de façon expéditive. Cependant, Antiochos Hierax se débattait au milieu de difficultés qu’il s’était créées par ses caprices et ses violences. Les exactions qu’il avait commises en Phrygie et en Cappadoce, et probablement sur les domaines de son allié Mithridate, pour satisfaire l’avidité de ses mercenaires, experts en marchandages et toujours prêts à le trahir, avaient fini par le rendre odieux même à son entourage. C’est par ses gardes du corps, au dire du chronographe, qu’il fut livré aux Barbares, soit à des émeutiers de ses propres troupes, soit peut-être à des Gaulois au service de Mithridate II[34]. Ces soudards, dit Justin, pensèrent qu’ils ravageraient plus commodément l’Asie, s’ils exterminaient toute la race royale[35]. Échappé de leurs mains et poursuivi par eux jusqu’à Magnésie (du Méandre), il y fut secouru par des renforts égyptiens, — sans doute accourus d’Éphèse, — de telle sorte que, battu la veille, il fut vainqueur le lendemain et fit sa paix, à prix d’or, comme toujours, avec les Gaulois. L’intervention des troupes égyptiennes s’explique suffisamment sans recours à quelque alliance problématique entre Antiochos et Ptolémée. Les Gaulois étaient la terreur de tous les civilisés, et c’était un devoir pour quiconque de ne plus laisser approcher ces pillards des cités du littoral (234 ?). Fertile en combinaisons nouvelles, Antiochos Hierax épousa la fille de Ziaélas, roi de Bithynie, un ambitieux, lui aussi, qui, exilé par les intrigues d’une marâtre, avait disputé le trône à son frère consanguin Tibœtès et conquis son royaume de haute lutte, avec ses mercenaires gaulois. Il s’alliait par là à un potentat dont ses voisins, Mithridate de Pont et Attale Ier de Pergame, avaient quelque raison de suspecter les visées[36]. Attale avait d’autant plus de sujet de se mettre sur ses gardes que Antiochos paraît avoir cédé vers cette époque à ses alliés les Gaulois une partie de la Grande-Phrygie, celle qui devint plus tard la Galatie. Antiochos se réservait sans doute une compensation, et il n’était pas difficile maintenant de deviner où il comptait la prendre. On n’oubliait pas à Pergame qu’une trentaine d’années auparavant le dernier effort d’Antiochos Ier avait été dirigé contre Eumène, le prédécesseur d’Attale. Le petit dynaste risquait de se trouver assailli par deux attaques combinées. Mais Attale n’était pas de ceux qui s’endorment devant le danger ; s’il ne prit pas l’offensive, l’attaque le trouva prêt. On ne connaît au juste ni l’occasion prochaine, ni les péripéties de ce conflit. Les textes et les monuments qui ont conservé le souvenir des victoires d’Attale ont écarté toute allusion aux complications du moment. Ils ont simplifié la situation, de façon à ne laisser voir que la lutte d’un prince hellénique contre les Barbares, le triomphe des armes civilisées sur les bandes qui depuis quarante ans désolaient l’Asie Mineure. Attale, succédant à son cousin Eumène Ier en 241, avait déjà fait preuve d’énergie, en secouant — le premier des habitants de l’Asie, dit Tite-Live[37] — le joug de l’engeance maudite à laquelle toute l’Asie Mineure payait tribut. Il avait remporté une victoire signalée sur les Tolistoages aux sources du Caïcos, à la limite de son domaine, et pris (entre 240 et 238) le titre de roi. Maintenant, il avait affaire aux Gaulois encore, mais enrôlés au service d’Antiochos Hierax. Les inscriptions de Pergame parlent à plusieurs reprises de victoires remportées en divers lieux, notamment à l’Aphrodision (de Pergame ?), en Phrygie d’Hellespont, et, d’autre part, jusqu’en Carie, par le roi Attale sur Antiochos et les Galates Tolistoages et Tectosages [note 7]. Le chronographe enregistre à la date de 229/8 deux défaites infligées à Antiochos en Lydie, dont une au pied de Tmole, à Coloé[38], par Attale, et, l’année suivante, par Attale encore, un désastre qui terrasse définitivement le vaincu. Il s’agit donc d’une guerre acharnée qui a duré environ trois ans et dont nous ne connaissons que les défaites d’Antiochos. Les indications topographiques aidant, on peut se représenter de la manière suivante — à coups d’hypothèses — la marche des événements. Antiochos Hierax, avec son impétuosité ordinaire, fait irruption dans le domaine d’Attale et pénètre jusqu’aux alentours de Pergame. Repoussé, il se replie du coté où il pouvait attendre des renforts de son beau-père le roi de Bithynie. Mais Attale le poursuit, et il est de nouveau déconfit dans la Phrygie d’Hellespont. Il rentre alors à Sardes pour reprendre haleine et réparer ses forces. Ici peut s’intercaler une trêve plus ou moins longue, Attale jugeant prudent de ne pas s’éloigner en laissant son royaume à la merci d’une agression possible du Bithynien. Des rôdeurs gaulois, échappés de la bataille de Pergame, suivant Trogue-Pompée[39], le délivrèrent bientôt de ce souci en assassinant Ziaélas. Tranquille de ce côté, Attale prit l’offensive et relança son ennemi en Lydie, puis en Carie, et ne s’arrêta que quand Antiochos, jugeant sa cause désespérée, abandonna la partie pour aller chercher fortune dans les États de son frère. Attale, maître de la plus grande partie de l’Asie Mineure, eut soin de sa gloire. Il ne fut pas seulement pour la postérité le premier roi de Pergame, mais le Sauveur, le héros national [note 8]. Des Jeux furent institués en son honneur : les artistes taillèrent ses trophées dans le marbre, et les exploits d’Attale écrasant les Gaulois figurèrent sans trop de désavantage à côté des combats des Olympiens contre les Titans ou les Géants. Le roi de Pergame fit ériger des groupes commémoratifs sur l’acropole d’Athènes, la ville où se fabriquaient les réputations universelles. Les écrivains suivirent le mouvement de l’opinion. Attale fut célébré comme un favori de la fortune qui savait aider la chance par les ressources de son esprit ingénieux. L’anecdote qui le montre décalquant à la main sur le foie de la victime consultée avant la bataille les mots fatidiques ΒΑΣΙΛΕΩΣ ΝΙΚΗ[40] a pu circuler dès lors sans lui nuire dans l’esprit des Hellènes, qui, depuis le temps d’Ulysse, ont toujours eu un faible pour les gens habiles. La suprême habileté fut de dissimuler ce que nous osons soupçonner, à savoir, que ces victoires nationales sur les Gaulois ont été gagnées par l’épée d’autres mercenaires de même race, et qu’il n’y eut là, en somme, qu’une lutte assez vulgaire entre deux potentats dont les chances se mesuraient au poids de leurs coffres. Seulement, il est juste de dire que les villes grecques durent échanger avec joie le protectorat des Séleucides contre l’hégémonie des Attalides. Attale Ier, ami des lettres et des arts, accueillant et généreux, marié à une bourgeoise de Cyzique, Apollonis, que Polybe appelle une femme et une mère admirable, avait tout ce qu’il fallait pour être populaire. Tout n’est pas adulation dans les hommages qui lui ont été prodigués. L’exagération commence à ce titre de Sauveur, de champion victorieux de l’hellénisme refoulant les Barbares. A ses victoires, les Séleucides perdirent beaucoup plus que les Gaulois, lesquels continuèrent longtemps encore à molester les populations asiatiques. Antiochos Hiérax, expulsé d’Asie Mineure, s’était dirigé vers l’Euphrate, traînant sans doute avec lui des débris de ses troupes, aventuriers en quête d’aventures. Séleucos l’eût peut-être accueilli en suppliant, mais il connaissait trop bien son frère pour se méprendre sur ses intentions. La Mésopotamie était gardée par des généraux en qui Séleucos pouvait avoir pleine confiance, son beau-père Achæos et son beau-frère Andromachos. Antiochos, battu et pourchassé, chercha un refuge auprès des dynastes voisins, d’abord en Arménie où il fut accueilli par Arsame et échappa par une ruse de guerre à Andromachos[41], puis en Cappadoce, auprès du roi Ariamène (Ariamne ou Ariaramne), qui était, si l’on en croit Justin[42], son beau-père, ou l’avait été avant qu’il n’eût épousé la fille du roi de Bithynie. A l’époque, les mariages princiers se nouaient et se dénouaient avec les alliances politiques. En tout cas, Ariamène était le beau-père d’une sœur des deux Séleucides, Stratonice, épouse de l’héritier présomptif Ariarathe. Hierax vaincu et proscrit était, pour une famille qui n’entendait pas se brouiller avec Séleucos, un hôte incommode. Reçu avec des façons aimables, dit Justin, il s’aperçut au bout de quelques jours qu’on lui préparait des embûches, et il chercha son salut dans la fuite. Où trouver un asile ? Ziaélas de Bithynie était mort, traîtreusement assailli au milieu d’un banquet par des mercenaires gaulois dont il ne se défiait pas[43], et son successeur Prusias Ier n’aurait pas commis, sans intérêt aucun, l’imprudence d’héberger un brouillon qui était l’ennemi de Séleucos, l’ennemi d’Attale, et avait lassé toutes les sympathies. A bout d’expédients, Hierax décida de faire appel à la générosité du plus loyal de ses ennemis, qui était aussi ou pouvait être l’ennemi de son frère, depuis l’expiration du traité conclu pour dix ans entre 240 et 237. Il se livra à Ptolémée, c’est-à-dire, vraisemblablement, au commandant de la garnison égyptienne installée à Éphèse. Ptolémée, nous l’avons déjà dit, se montrait intraitable pour les fauteurs de désordre. Sur instructions venues d’Alexandrie, Antiochos fut incarcéré. Il put se souvenir alors de la façon dont Ptolémée avait traité Stratonice à. Séleucie, et il ne songea plus qu’à s’évader. En dépit de la surveillance très stricte ordonnée par Ptolémée, Antiochos réussit à tromper ses gardiens à l’aide d’une certaine courtisane qu’il connaissait intimement, et il s’enfuit[44]. Nous touchons à la fin du drame, mais le voile s’épaissit sur les dernières aventures de l’Épervier envolé de sa cage. Les contradictions des textes sont incurables, car elles tiennent à des divergences d’opinion entre auteurs de basse époque qui n’étaient guère mieux renseignés que nous ou qui, parlant d’un Antiochos, ont oublié de distinguer entre divers homonymes. Deux rapports, ceux de Justin et du chronographe, visent clairement Antiochos Hierax, et ils sont en désaccord. D’après Justin, le fugitif, échappé de sa prison, est tué par des brigands : d’après le chronographe, c’est après avoir été battu par Attale au lac Coloé (près de Sardes) et après un combat en Carie, qu’il se réfugie en Thrace et y meurt, en 228/7[45]. Mais le désaccord porte sur un point secondaire : il résulte de l’omission par le chronographe des événements postérieurs aux victoires d’Attale et de la place malencontreuse où est inséré dans son texte le combat en Carie. En s’échappant d’Éphèse, Antiochos a pu trouver un navire qui l’a transporté en Thrace. Polybe connaît aussi un Antiochos qui est mort en Thrace et qui appartient à cette génération, car il était lié avec Logbasis, le père nourricier de Laodice, future épouse d’Antiochos le Grand[46]. Pourquoi Hierax aurait-il cherché asile en Thrace ? Justin ignore le fait, mais nous n’avons aucune raison de récuser le témoignage d’Eusèbe. Il est inutile de ressasser les fastidieuses discussions relatives au statut politique de la Thrace ou de telle partie de la Thrace à l’époque. On sait qu’il était resté des Gaulois en Thrace, où ils fondèrent même un royaume de Tylis. Que Antiochos abordât en territoire séleucide, égyptien, macédonien ou indépendant, il ne trouvait d’amis nulle part. Plus aventureuse encore est la recherche d’une Carie en Thrace, où Étienne de Byzance cite des jardins de Carien (Καρός κήποι), et Arrien un Καρών λιμήν. Mais voici venir des anecdotes empruntées à Phylarque. Antiochos périt dans une rencontre avec des Gaulois, qui pouvaient être simplement des bandes de rôdeurs en maraude. Justin, en effet, appelle brigands (latrones) ceux que Trogue-Pompée, Pline et autres appellent des Gaulois. Leur chef, Centarétos, veut monter le cheval de bataille du vaincu ; mais le noble animal, indigné, se précipite avec lui du haut d’un rocher. Ou inversement, c’est le cheval de Centarétos vaincu que monte Antiochos fier de sa victoire et qui se tue ainsi avec lui[47]. Ici nulle indication de lieu, de date ; l’on s’est même demandé s’il n’y a pas autant de raisons d’attribuer cette mort tragique à Antiochos Ier vaincu par les Gaulois d’Eumène. Le Gaulois est le deus ex machina de l’époque, comme le diable au moyen âge. Ou rencontre ces vampires jusqu’en Égypte, oh ils furent, dit-on, exterminés par Philadelphe en punition de leur félonie, partout enfin où il y a quelque mauvais coup à faire et parfois, pour la plus grande gloire des Hellènes, des horions à recevoir [note 9]. S’il faut conclure, je reprends mot pour mot l’hypothèse à laquelle je me suis jadis arrêté. Pour expliquer que Antiochos Hierax ait eu l’idée de chercher un asile en Thrace, il n’est aucunement nécessaire d’admettre que la Thrace fût encore, en 227, au pouvoir des Séleucides. Il n’y avait plus de place pour lui en Asie Mineure. En Bithynie, il risquait d’exciter la méfiance de son beau-frère Prusias Ier, qui l’eût probablement traité en prétendant capable de le supplanter lui-même, ou l’eût livré à Attale. On peut croire que, habitué de longue date à se servir des Gaulois d’Asie Mineure, il songea aux Gaulois de Thrace. Il entrevit vaguement la possibilité de se refaire avec leur aide un royaume en Thrace, aux dépens de Ptolémée, dont il se vengerait ainsi par surcroît. On comprend même très bien, de cette façon, qu’il ait fini par tomber sous les coups des Gaulois, comme le dit Trogue-Pompée. Évadé de prison, il devait être fort mal pourvu d’argent. Sans doute, il enrôla ses mercenaires en leur faisant des promesses qu’il ne put tenir, et ceux-ci, s’estimant dupés, le massacrèrent à la première échéance. Séleucos Il ne survécut pas longtemps à ce frère dont la turbulence avait été le fléau de son règne [note 10]. Tous les textes s’accordent à rapprocher la mort des deux frères : mais Justin est seul à nous indiquer — et très vaguement — les circonstances. Presque au même moment, dit-il, Séleucus, après avoir perdu son royaume, périt en tombant de cheval. Ainsi ces frères, parents jusque dans le malheur, exilés tous deux après avoir régné, subirent le châtiment de leurs crimes[48]. Cette rhétorique sentimentale, dont le moraliste Justin est coutumier, n’est pas une garantie de véracité : ce qu’on y distingue le mieux, c’est le parti pris de maintenir jusque dans le détail le parallélisme de ces destinées jumelles. Personne autre ne dit que Séleucos ait perdu son trône et soit mort en exil. Polybe mentionne la mort de Séleucos II et l’avènement de son fils Séleucos III sans la moindre allusion à la difficulté qu’aurait eue celui-ci à recouvrer un royaume perdu par son père[49]. Ailleurs, il énumère les subsides envoyés par Séleucos II aux Rhodiens éprouvés par un effroyable tremblement de terre, et la date — encore qu’un peu flottante — de la catastrophe indique qu’elle a dû précéder de fort peu la mort du roi (226)[50]. C’est faire beaucoup d’honneur à Justin que de s’évertuer à corriger une fois de plus son texte ; à lui faire dire, par exemple, que Séleucos avait perdu le royaume de son frère et se trouvait ainsi exilé de l’Asie Mineure ; ou à chercher dans les inscriptions de Pergame si telles victoires d’Attale n’auraient pas été remportées sur Séleucos Callinicos. On peut s’étonner, en effet, que Séleucos soit resté simple spectateur du duel entre Antiochos Hiérax et Attale, et qu’il n’ait pas cherché à empêcher le roi de Pergame de s’emparer de l’Asie Mineure. C’était l’opinion de Droysen, qu’il était enfin parti en guerre contre Attale et qu’il avait péri dans cette campagne. Mais son inaction s’explique assez sans qu’il soit besoin de recourir à des hypothèses qu’aucun texte n’autorise[51] Il se réservait probablement d’intervenir au moment opportun et n’en eut pas le temps. De son mariage avec Laodice (II), fille d’Achæos, Séleucos II laissait deux fils, dont le cadet, le futur Antiochos le Grand, n’avait guère que seize ans. L’aîné, Séleucos (III) dit Kéraunos, n’était pas beaucoup plus âgé : mais il avait pour tuteurs, conseillers et chefs d’armée son oncle maternel Andromachos et son cousin Achæos (II), deux hommes énergiques, capables de relever la fortune des Séleucides si la fatalité n’avait décidé que le Kéraunos ne serait pas plus foudroyant que le Callinicos n’avait été victorieux. |
[1] Λαοδίκειος πόλεμος, dans une inscription de Priène (CIG., 2905), autrement dit, troisième guerre de Syrie.
[2] Justin, XXVII, 1, 8.
[3] B. Haussoullier, in Revue de Philol., XXV [1901], pp. 125-145 = Dittenberger, OGIS., 227.
[4] Papyrus de Gourob (Petr. Pap., II, n. 45 [1893] et III, pp. 335-338), document sur lequel s’accumulent déjà les dissertations (Mahaffy, Wilhelm, Th. Reinach, Wilcken, Holleaux, etc.), publié en dernier lieu par Wilcken, Grundzüge u. Chrestomathie der Papyruskunde, I, 2, pp. 1-7, Leipzig, 1912.
[5] Σόλους τούς [Κιλικίο]υς (Wilcken) ; car il y avait aussi Soles en Cypre.
[6] Col. IV, 20-25.
[7] Polybe, V, 58.
[8] [Τά] ιε (15 ?) σκάφη τής άδελφής πρός αύτούς διαπεμψένης (col. I, lig. 23-24). La leçon ιε n’est que probable (Wilcken).
[9] Ou la sœur est la sœur du narrateur, qui serait alors Ptolémée ; ou plutôt, ή άδελφή, est un titre protocolaire, synonyme de ή βασίλισας. Pour un Égyptien, la reine est nécessairement la sœur de son époux.
[10] Athénée, XIII, p. 593 c.
[11] R. Bevan, The House of Seleucos, I, p. 190, est d’un avis diamétralement opposé. Pour lui, Ptolémée, ivre de gloire, seems rcally to have contemplated making himself king of Asia as well as of Egypt. He actually intends to govern Iran from Alexandria as a dependency.
[12] Trogue-Pompée, Prol., 27. Justin, XXVII, 1-3. Eusèbe Arm., I, pp. 251-254 Schœne. Voyez A. Bouché-Leclercq, Le règne de Séleucus II Callinicus et la critique historique (Revue des Universités du Midi, III [1891], pp. 133-168).
[13] Michel, 504. Dittenberger, OGIS., 172.
[14] Michel, 19. Dittenberger, OGIS., 229. Le décret de Delphes dans Michel, 258. Dittenberger, ibid., 228.
[15] Polyen, V, 18. Fait de date incertaine, qui peut être reporté — entre autres, par J. Beloch (Gr. Gesch., III, 1, pp. 615-618) — vers 256, au temps où les Rhodiens étaient alliés de la Macédoine contre Ptolémée Philadelphe. Les circonstances sont à peu près les mêmes en 256 et en 245/4.
[16] La date de ce mariage est, comme toujours, problématique : d’autres la placent en 242 (Droysen), ou après la bataille d’Ancyre, vers 240 (Köhler) : obscurum per obscurius.
[17] Voyez Histoire des Lagides, I, p. 254, 2.
[18] On cherche l’emplacement de cette ville, dont le nom parait avoir été remplacé par celui de Nicéphorion (Appien, Syr., 57). La date dans le Chron. Paschale.
[19] Voyez l’estimation hyperbolique de S. Jérôme (In Dan., 11, 6) : diripiens regnurn Seleuci, quadraginta millia talentorum argenti tulit, et vasa pretiosa simulacraque deorum duo millia quingenta. Ptolémée rapportant la statue de Sérapis, Seleucia urbe Syriæ accitum (Tacite, Hist., IV, 81), est un autre sujet de discussions toujours pendantes.
[20] Justin, XXVII, 2, 6-8.
[21] Polybe, IV, 58, 10.
[22] CIG., 2852. Michel, 39. Dittenberger, OGIS., 214. La lettre est signée de Séleucos seul : indice de préséance.
[23] Z. f. Assyriol., VII [1892], p. 330. Rev. de Philol., XXV [1901], p. 18.
[24] Plutarque, De frat. am., 18. Apophth. reg., s. v. A. Hierax.
[25] Conjecture fondée sur Appien, Syr., 65, passage chronologiquement inacceptable, mais contenant peut-être — quoi qu’en dise Beloch (Gr. Gesch., III, 1, p. 698) — un renseignement à garder.
[26] À quel moment in Lidiorum terra Seleucus vicit, sed neque Sardes neque Ephesum cepit, Ptolomæus enim urbem tenebat (Eusèbe, I, p. 251), personne ne le sait. Séleucos soupçonnait sans doute une entente entre Ptolémée et Hierax.
[27] Plutarque, loc. cit.
[28] Polyen, IV, 9, 6. Voyez dans Athénée (XIII, p. 593 e) et dans Polyen (VIII, 61) l’aventure de Mysta, maîtresse (έρωμένη, pour Athénée ; femme, γυνή, pour Polyen) de Séleucos, qui, captive, dépouille τήν βασιλικήν έσθήτα, est vendue aux Rhodiens, lesquels la renvoient à Antioche. Une de ces histoires à la Phylarque, qui sont le régal des anecdotiers.
[29] Justin, XLI, 4.
[30] Cf. E. Babelon, Les rois de Syrie, p. LXV, qui réfute l’hypothèse, et pour Séleucos II et pour Démétrios II Nicator.
[31] Agatharchide ap. Joseph., C. Apion, I, 22 (fr. 19, FHG., III, p. 196).
[32] Eusèbe, I, p. 251 Sch. (qui appelle partout Antiochos Hierax Antigone).
[33] Agatharchide, loc. cit.
[34] Eusèbe, I, p. 251 Sch.
[35] Justin, XXVII, 2, 11.
[36] L’alliance de Ziaélas avait dû brouiller Hiérax avec son beau-frère et ex-allié Mithridate. Aussi le voit-on plus tard chercher asile en Arménie, en Cappadoce, mais non chez Mithridate de Pont.
[37] Tite-Live, XXXIII, 21, 3. XXXVIII, 16, 3-4. Cf. Polybe, XVIII, 41, 7. Strabon, XIII, p. 624. Pausanias, I, 8, 2 ; 25, 2, etc.
[38] Eusèbe Arm., I, p. 253 (Attamen CXXXVII Olompiadis anno quarto (229/8 a. Chr.) bellum in Lidiorum terra bis aggressus debellatus est, etc.).
[39] Trogue-Pompée, Prol. 27.
[40] Polyen, IV, 20. En dehors des monuments, voyez, sur les victoires d’Attale Ier, les allusions vagues de Polybe, XVIII, 41, 7. Tite-Live, XXXIII, 21, 3. Strabon, XIII, p. 624. Trogue-Pompée, Prol. 27. Justin, XXVII, 3, 2. Pausanias, I, 8, 1.
[41] Polyen, IV, 17.
[42] Justin, XXVII, 3,1. Ce terme de socer, noté comme inexact par Niebuhr, Clinton et autres, a été commenté à outrance. Comme on sait que Ariamène avait marié son fils Ariarathe à Stratonice, fille d’Antiochos II, il était au moins le beau-père de la sœur d’Hierax.
[43] Phylarque ap. Athénée, II, p. 58 c (FHG., I, p. 341). Trogue-Pompée, Prol. 27.
[44] Justin, XXVII, 3, 8-12. Eusèbe Arm., I, p. 253 Sch.
[45] Antigonus [= Antiochus] e regione Koloæ cum Attalo prælium committebat, et anno primo CXXXVIII olompiadis in Thrakiam fugere ab Attalo coactus post præliam in Karia factum, moritur (Eusèbe, loc. cit.). Droysen (III, p. 453, I), accusant Eusèbe d’inadvertance, lui prête un contresens en supposant qu’il a pu songer à quelque Καρία en Thrace.
[46] Polybe, V, 14.
[47] Voyez les textes de Polybe, V, 74. Trogue-Pompée, Prol. 27. Pline, VIII, § 158. Solin, 45, 13. Ælien, Hist. anim., VI, 44. On corrige Pline d’après Solin (qui fait A. victorieux) ou, inversement, Solin d’après Pline. Wilcken renvoie ces anecdotes à Antiochos Ier.
[48] Justin, XXVII, 3, 12.
[49] Polybe, IV, 48.
[50] Polybe, V, 89.
[51] B. Niese (II, p. 168, 3) l’explique par un traité de paix et d’amitié conclu avec Attale, ce qui est exagérer en sens inverse.