Il n’est pas aisé de débrouiller la situation de l’Asie à l’avènement d’Antiochos Ier. On doit d’abord mettre à part les contrées qui, négligées par Alexandre, menacées plutôt que soumises par Perdiccas, par Eumène, par Antigone, ne sont rattachées à l’empire des Séleucides que par une sorte de vassalité théorique. Telles sont les satrapies ou futurs royaumes d’Atropatène en Médie, de Pont, de Cappadoce et de Bithynie. Les dynasties qui s’y sont implantées eurent plus tard leurs historiographes et généalogistes de cour, qui ont reculé leurs origines et gratifié les ancêtres de l’indépendance conquise peu à peu par les descendants. Tous ces pays, y compris les villes helléniques du littoral du Pont-Euxin et de la Propontide, s’étaient accommodés du joug des Perses, et, après avoir traversé une période d’agitation consécutive aux guerres médiques, profitant de toutes les occasions pour relâcher les liens qui les retenaient sous la domination des Perses, ils résistaient de leur mieux à l’absorption dans l’empire macédonien. Le plateau central de l’Asie Mineure[1] avait reçu des Perses le nom de Katpatouka, transformé par les Grecs en Cappadoce. La partie septentrionale, bordant le Pont-Euxin, s’appelait Cappadoce pontique, ou, par abréviation, le Pont. Les dynastes de Pont se donnaient pour des descendants d’un des sept conjurés qui élevèrent au trône Darius fils d’Hystaspe. En fait, l’ancêtre le plus lointain qu’on leur connaisse est un Mithradate fils d’Orontobate, un noble perse, qui, à la suite du traité d’Antalcidas (387) et à la faveur de l’anarchie générale, s’était emparé de Cios sur la Propontide. Le seigneur de Cios, pour se ménager des appuis contre le roi de Perse, fit aussitôt parade de philhellénisme. On dit qu’il éleva une statue à Platon dans le jardin de l’Académie[2]. Son fils Ariobarzane, — satrape de la Phrygie d’Hellespont et révolté contre Artaxerxés II avec les autres satrapes d’Asie Mineure, Datame, Artabaze et Oronte, — fut en effet soutenu par les Spartiates et les Athéniens, qui lui conférèrent même le droit de cité. Mais, l’affaire tournant mal pour les coalisés, le citoyen d’Athènes fut trahi par son propre fils Mithridate, qui, après avoir assassiné Datame, livra son père au Grand-Roi Artaxerxés III. Alexandre le Grand enleva Cios an parricide : mais Mithridate, d’abord partisan d’Eumène, puis d’Antigone, fut réintégré dans le fief héréditaire de sa famille, qui se réduisait, en somme, la ville de Cios et à la ville de Carina en Mysie. Il se hâta un peu trop de tourner les yeux du côté de Cassandre avant la bataille d’Ipsos et fut mis à mort par Antigone (302). Celui-ci comptait se défaire également du fils, appelé aussi Mithridate, qui vivait dans l’entourage et l’intimité du Poliorcète : mais, bien qu’il eut imaginé pour prétexte un songe fatidique[3], il céda aux instances de Démétrios, qui se hâta de prévenir son ami. Le jeune Mithridate s’enfuit en Paphlagonie et se fortifia il Cimiata dans les gorges de l’Olgassys (Oulgaz-Dagh). La défaite d’Antigone le mit à l’abri du danger : son indépendance fut confirmée après la bataille d’Ipsos, et il put, comme son voisin Zipœtès en Bithynie, fonder un royaume assis sur le cours de l’Halys, moitié en Paphlagonie, moitié en Cappadoce. La mort de Lysimaque l’enhardit : il parait avoir pris le titre de roi aussitôt après la bataille de Coroupédion. Il devait le porter quatorze ans encore et mériter le surnom de Κτίστης ou fondateur du royaume de Cappadoce politique, appelé plus tard royaume de Pont, peuplé d’un mélange de races diverses, parmi lesquelles les Sémites dits Leucosyriens paraissent avoir constitué l’élément dominant. Dans la Cappadoce proprement dite ou Haute-Cappadoce, les événements avaient pris une tournure analogue et abouti à un résultat identique[4]. Là aussi les dynastes prétendaient descendre d’un des sept Perses conjurés contre Smerdis. On donnait même le nom de cet ancêtre, Anaphas. Au temps d’Alexandre, Ariarathe Ier parvint à se substituer au gouverneur nommé par le conquérant, un Perse du nom de Sabictas, et prétendit s’ériger en satrape indépendant. Mais il fut battu et, à l’âge de quatre-vingt-deux ans, mis en croix par Perdiccas (322) avec toute sa famille, sauf un fils qui s’enfuit en Arménie. Vingt ans plus tard, ce fils, Ariarathe II, profita du conflit engagé entre les grands potentats pour rentrer en possession de son héritage. Allié avec Artavasde, dynaste de la Petite-Arménie, et probablement encouragé par Séleucos, il battit Amyntas, le stratège d’Antigone, et chassa du pays les garnisons macédoniennes. Après Ipsos, son domaine figura parmi les États neutres qui séparaient les États de Séleucos de ceux de Lysimaque. Près de la Propontide, la ténacité des petits dynastes de Thynie ou Bithynie avait fini par détacher le pays du royaume de Lysimaque. Même sous la domination des Perses, les Thraces qui peuplaient cette région avaient eu des dynastes indigènes. Tel était ce Bas, qui battit Calas, envoyé par Alexandre pour gouverner la Paphlagonie et la Bithynie. Zipœtès, fils de Bas, lutta avec succès contre le roi (le Thrace et prit le titre de roi ou inaugura d’une façon quelconque, en 297, l’ère de l’indépendance bithynienne [note 1]. La mort de Lysimaque et de Séleucos affermit son œuvre, et il put la croire assurée quand il eut infligé une mémorable défaite au général qu’Antiochos envoya contre lui, en 280. Entre la Bithynie et le Pont, sur un territoire limité par le Parthénios et l’Halys, vivait de chasse, d’élevage et de pêche, un peuple apparenté aux Cappadociens, la race des Paphlagoniens, que les Grecs trouvaient particulièrement grossiers et stupides, mais braves et bons cavaliers. Eux aussi avaient fini par s’émanciper de la domination des Perses, et Alexandre, moyennant peut-être un tribut consenti dans une entrevue rapportée par Arrien, avait respecté leur indépendance. Ils surent la maintenir contre Eumène, contre Antigone, et même contre leurs voisins du Pont. L’Arménie aussi était autonome, sinon indépendante. On ne sait que peu de chose sur l’histoire de ses deux régions, la Petite-Arménie, à l’ouest de l’Euphrate, et la Grande-Arménie, dont une partie, circonscrite par l’Euphrate et le haut cours du Tigre, porta le nom de Sophène. La Petite-Arménie était peuplée d’Araméens (Leucosyriens) mélangés à des Assyriens et peut-être à un vieux fonds aryen : la Grande-Arménie tenait de plus près à la masse des peuples iraniens, et elle a servi comme d’intermédiaire entre la race sémitique et la race aryenne[5]. C’est par l’Arménie que le culte d’Aimais, déesse analogue aux Istar et Astarté, a pénétré jusque dans le mazdéisme. Vers 330, Alexandre avait donné la satrapie d’Arménie à Mithrinès, qui parait avoir gouverné le pays jusqu’en 323. A cette date, Perdiccas y envoya Néoptolémos l’Æacide, qui périt en 321 à la bataille livrée par lui et par Cratère à Eumène. An partage de Triparadisos (321), l’Arménie ne ligure pas dans la distribution des satrapies. Elle devait être alors, la Sophène tout au moins, au pouvoir d’un dynaste ou roi nommé Artaontès ou Ardoatès, en qui on a proposé de reconnaître l’ancien satrape de Darius, Oronte, qui aurait ainsi repris possession de sa province. Il donna asile à Ariarathe II et l’aida ensuite à fonder le royaume de Cappadoce (302 ?). Enfin, limitrophe de l’Arménie, la partie N.-O. de la Médie ou Petite-Médie, sur la rive droite de l’Araxe et confinant à la mer Caspienne, était devenue un petit royaume indépendant sous Atropatès, doit le nom d’Atropatène (auj. Aderbeidjan). Ce satrape de Médie, rallié à la cause d’Alexandre, aurait été investi, d’après les historiens anciens, par Alexandre lui-même, et, aux grandes fêtes nuptiales de Suse (321), Perdiccas aurait épousé sa fille[6]. Au partage des provinces, en 323, il aurait conservé son domaine, qui ne lui aurait plus été contesté. Cette principauté, demeurée ainsi hors des atteintes de l’hellénisme, devint le refuge de la pure doctrine de Zoroastre et servit de point d’appui à la réaction du génie iranien contre la civilisation occidentale. Il suffisait que les Mèdes étendissent leur domination jusqu’à la mer Caspienne pour couper les communications que les Séleucides voulaient établir entre la mer Caspienne et le Pont-Euxin, même, au dire de Pline[7], en creusant un canal entre le Bosphore Cimmérien et la Caspienne. En somme, toutes ces provinces, peuplées de races hétérogènes, officiellement englobées dans l’empire d’Alexandre, ne reconnaissaient aux Séleucides qu’une suzeraineté nominale, à tout moment menacée par les ambitions et coalitions de leurs vassaux. Pour achever le tableau de la situation assez embrouillée laissée par Séleucos à son successeur, il faudrait dénombrer toutes les colonies que le vieux roi avait multipliées durant trente ans et ajoutées à celles d’Alexandre. Elles constituaient autant de points d’appui pour la domination étrangère et comme une armée d’occupation du territoire asiatique. Appien ne compte pas moins de 16 Antioches, 6 Laodicées, 9 Séleucies, 3 Apamées et une Stratonicée fondées par Séleucos, qui les dota, pour le tourment des historiens et géographes futurs, de noms pris uniquement dans sa famille et indéfiniment répétés. L’historien a mieux à faire qu’à chercher les traces de ces implantations homonymes, qui font pendant à des douzaines d’Alexandries semées par Alexandre et n’étaient parfois que des changements de nom appliqués à des villes déjà existantes. § I. — LES AFFAIRES D’ASIE MINEURE (280-274). Au lendemain de la mort de Séleucos, la situation de son héritier et successeur était singulièrement difficile. Surpris par les événements alors qu’il était sans doute encore dans la Haute-Asie, Antiochos I avait à conserver les conquêtes de son père et à le venger. Il ne put faire ni l’un ni l’autre. La Macédoine, déjà au pouvoir de Ptolémée Kéraunos ainsi que la Thrace, était de plus revendiquée par le fils du Poliorcète, Antigone Gonatas[8]. Antiochos n’avait plus rien à espérer en Europe, à moins qu’il ne voulût commencer une grande guerre. S’il en eut le dessein, il dut l’ajourner. Les villes grecques de l’Asie Mineure, qui avaient espéré redevenir libres après la défaite de Lysimaque, s’agitaient, encouragées par l’exemple de Byzance, d’Héraclée : des dynastes mentionnés plus haut, qui bientôt traiteront d’égal à égal avec les rois de Syrie. Des séditions éclatèrent jusque dans la (Syrie) Séleucide [note 2], et la flotte de Ptolémée était à portée de secourir au besoin les mécontents. Antiochos envoya d’abord son stratège Patroclès pour comprimer l’esprit de révolte en Asie Mineure. Patroclès, arrivant par la Phrygie, détacha une partie de ses troupes, qu’il confia à Hermogène d’Aspendos, avec mission de faire une ronde par le nord. Hermogène batailla contre quelques villes du littoral du Pont-Euxin, conclut un arrangement avec Héraclée et poursuivit sa marche en Bithynie. Mais là, il tomba dans une embuscade que lui tendit le vieux Zipœtès : son armée fut détruite et lui-même resta sur le champ de bataille[9]. Encore une injure qui ne devait pas être vengée. Antiochos eut à lutter non seulement contre Nicomède, fils aîné et successeur de Zipœtès, mais contre Antigone Gonatas, prétendant au trône de Macédoine et allié du Bithynien. On comprend que de tels coups aient surexcité dans les villes grecques le désir de la liberté. Pergame était déjà indépendante de fait, depuis 283, sous son dynaste Philétteros de Tios, qui, maître de la citadelle et possesseur de 9000 talents confiés à sa garde par Lysimaque, se montrait prévenant, mais ferme, à l’égard d’Antiochos. Il se faisait des amis dans les alentours en prêtant de l’argent aux villes obérées[10] : il avait obligé de cette façon Antiochos lui-même, en rachetant à grands frais la dépouille de Séleucos des mains de son assassin[11]. Le Séleucide, ne sachant plus où il avait encore chance d’être obéi, n’osait exiger la reconnaissance expresse de son protectorat. Cependant, les villes grecques, de leur côté, furent contenues dans leur ardeur d’indépendance par la crainte de rester isolées en présence d’un danger qui les menaçait toutes à la fois, l’invasion des Celtes ou Galates [note 3]. Cette invasion, provoquée probablement par une poussée des Germains au nord du Danube, surprit le monde hellénique en pleine effervescence et y l’épandit la terreur. Il y avait plus d’un siècle que les Gaulois avaient pris Rome, et l’on avait entendu parler des efforts au prix desquels les. Romains avaient repoussé une invasion toute récente des Gaulois Sénones et Boïens (283/2). Dès l’an 280, l’avant-garde des Gaulois, sous la conduite de Cambaulès, pénétrait en Thrace. A sa suite, trois colonnes massives se lancèrent sur la péninsule balkanique. Céréthrios ravageait le bassin de l’Hèbre ; Brennos et Acichorios envahissaient la Pæonie, et Bolgios pénétrait par l’Illyrie en Macédoine. Ptolémée Kéraunos, qui n’avait pas voulu acheter la paix, fut battu et tué par la bande de Bolgios (279). Les Macédoniens affolés appelèrent au trône Méléagre, frère de Ptolémée, qu’ils destituèrent au bout de deux mois pour le remplacer par Antipater, neveu de Cassandre[12]. Enfin, Sosthène, un noble Macédonien, renversa cet incapable, appela aux armes tous les hommes valides et parvint à expulser les Celles du pays. Ceux-ci, du reste, suivant leur habitude, retournaient d’eux-mêmes dans le Nord pour mettre leur butin en sûreté, avec l’intention de revenir l’année suivante. La bande conduite par Brennos et Acichorios se rua, compacte et dévastatrice, à travers la péninsule, et vint battre la porte des Thermopyles. Les Grecs et les rois hellénistiques, y compris Antiochos et son adversaire Antigone Gonatas, avaient envoyé des contingents pour défendre l’entrée de l’Hellade ; tuais, comme jadis au temps de Léonidas, la trahison montra aux envahisseurs un chemin détourné, et les Gaulois se dirigèrent tout droit sur le Parnasse, où ils savaient que la pieuse crédulité du monde hellénique avait accumulé, des trésors. La tradition sacerdotale veut que les assaillants aient été repoussés coups de miracles et que les dieux eux-mêmes aient combattu sur les remparts de la forteresse sacrée. L’arc d’Apollon vibra, comme plus tard à Actium ; Poseidon ébranla la terre, et Pan sema la panique. Mais il dit fallu sans doute, pour écraser les Gaulois, que Zeus fit crouler le ciel. Il est possible que la difficulté d’un tel siège pour des Barbares mal outillés, les embuscades, le désordre, la disette provoquée par l’agglomération d’une pareille niasse d’hommes, aient fait éprouver de grandes perles aux Gaulois et que leur Brenn ait mordu la poussière ; mais il est certain que les Gaulois ne furent pas exterminés et qu’ils ne s’en retournèrent pas les mains vides. On signalait comme pris à Delphes l’or de Toulouse, qui tenta plus tard (en 105) la cupidité de Q. Servilius Carpio et passa en proverbe comme type du bien niai acquis auquel s’attache la Némésis [note 4]. Ce sont, d’après la tradition, des Tectosages qui allèrent porter si loin le fruit de leurs déprédations, commises soit dans le temple, soit aux alentours ; les autres envahisseurs se cherchèrent plus près un nouveau séjour. Un groupe paraît être resté en Macédoine avec Bidorios. On rapporte que Bathanatos fonda un royaume celte en Illyrie, et Comontorios, en Thrace, un établissement celtique connu sous le noir de royaume de Tylis, qui, pendant plus d’un demi-siècle, fut la terreur des Byzantins et des colonies de la mer Noire. C’est en Thrace également que se trouvait, durant cette néfaste année 278, une bande gauloise détachée du gros de l’invasion à peu près à la hauteur de Byzance. Forte d’une vingtaine de mille hommes et conduite par Loutarios et Léonnorios, elle avait battu les Triballes et les Gèles, rançonné Byzance, puis Lysimachia, pillé tout le littoral, et elle s’écoulait peu à peu en Asie par la Troade, que n’avait pas su protéger Antipater, lieutenant d’Antiochos[13]. Pendant ce temps, le Séleucide s’obstinait à revendiquer sur la Bithynie et sur la Macédoine une souveraineté qui ne pouvait être restaurée que par une victoire éclatante. Il paraît n’avoir éprouvé que des mécomptes, sur terre et sur mer. Sa flotte, tenue en échec par celles de Nicomède et d’Antigone, dut reculer pour éviter une défaite. Antiochos se décida à offrir la paix à Antigone. Elle fut scellée par les fiançailles de Phila, sœur d’Antiochos, avec Antigone[14]. Celui-ci arriva encore à temps en Thrace pour battre, dans le voisinage de Lysimachia, les Gaulois qui infestaient la Chersonèse : on parle de 20.000 Celtes défaits et presque anéantis. Il fit mieux : eu Macédoine, où il avait pour compétiteur l’ex-roi Antipater, surnommé le roi d’un été, il prit à sa solde, à raison d’une pièce d’or par tète, les 9000 hommes qui rôdaient dans le pays avec Bidorios et se servit de ces mercenaires pour reconquérir son royaume (277), que Pyrrhos, alors en Sicile, ne pouvait plus lui disputer. Nicomède, qui était sur le point d’être expulsé de Bithynie par son frère cadet Zipœtès, s’empressa de suivre cet exemple, si tant est qu’il ne Fait pas devancé. Il enrôla à son service les Celtes de Léonnorios, qui désolaient les environs de Byzance, et ceux qui saccageaient la Troade avec Loutarios. Memnon d’Héraclée nous a conservé les stipulations intervenues entre Nicomède et les dix-sept chefs, qui mirent à sa disposition environ 20.000 hommes. Avec ces auxiliaires, Nicomède battit Zipœtès et reconquit la Bithynie[15]. Désormais, l’ambition était permise à quiconque avait de l’argent : les opulentes villes grecques se promirent d’employer ce moyen pour se défendre à leur tour contre les entreprises des rois. Mais les Galates cumulaient avec les marchés avantageux les bénéfices du pillage. Ils commencèrent à mettre en coupe réglée le littoral asiatique, les Trocmes se chargeant des côtes de l’Hellespont, les Tolistoboïes de l’Éolide et de l’Ionie, les Tectosages des régions de l’intérieur. Des indices isolés permettent de constater leur présence à Erythræ, à Éphèse, à Milet, et jusqu’à Thémisonion en Carie. Un décret d’Erythræ récompense les neuf stratèges qui se sont donné tant de peine durant leurs quatre mois de fonctions pour protéger la ville contre les Barbares de Léonnorios. Il a fallu acheter la paix, et l’acheter cher, sans compter les dépenses faites pour les Ptolémaïques commandés par Hermocrate, sans doute un corps de débarquement fourni par les équipages de la flotte égyptienne, en permanence dans l’Archipel (278/7)[16]. Des anecdotes plus ou moins authentiques parlent d’une jeune Éphésienne dont le Brenn devint amoureux[17] ; de trois milésiennes mortes après avoir subi les outrages des Galates[18] ; de la révélation miraculeuse qui enseigna aux Thémisoniens une cachette où ils trouvèrent un abri, lorsque l’armée des Galates se portait sur l’Ionie et les régions limitrophes[19]. Les incursions gauloises devenaient une plaie intolérable. Antiochos comprit qu’il se devait d’en débarrasser l’Asie Mineure, ne fût-ce que pour ne pas avouer son impuissance et ne pas jeter les villes grecques dans les bras de ses rivaux, Antigone et Ptolémée. Il avait montré jusque-là peu de sens politique. Qu’avait-il gagné à protester contre les faits accomplis, à ne pas reconnaître à Antigone Gonatas la possession de la Macédoine et à Nicomède celle de la Bithynie ? Une fois la paix signée avec Antigone et ses alliés, il avait dû faire des préparatifs sérieux pour donner la chasse aux Gaulois. Aussi est-il étonnant qu’il ait été surpris, dit-on, par une formidable armée gauloise, pourvue de cuirasses d’airain, de quatre-vingts chars armés de faux (?) et deux fois autant de chars à deux chevaux, tandis qu’il n’avait pu encore rassembler que des peltastes et des troupes légères en petit nombre. L’attaque aurait-elle été conseillée par Nicomède, avec qui Antiochos serait resté en état d’hostilité, ou qui trouvait là un moyen commode de se débarrasser d’auxiliaires dont il n’avait plus besoin ? Ou bien n’y a-t-il là que des fictions et hyperboles laudatives ramassées par Lucien dans le poème épique que Simonide de Magnésie avait consacré à la victoire d’Antiochos, celle-ci d’autant plus glorieuse que la vaillance aurait suppléé à l’insuffisance des moyens[20] ? Antiochos, parait-il, intimidé par le formidable aspect de l’armée barbare, songeait à négocier quand Théodotos de Rhodes releva son courage et lui remontra que ses seize éléphants pouvaient à eux seuls épouvanter les chevaux et disperser la cavalerie de l’ennemi. La défaite redoutée se changea en victoire ; mais Antiochos eut le triomphe modeste, humilié qu’il était, au dire de Lucien, d’avoir dû son salut à ses éléphants[21]. Cette victoire de date inconnue (275 ?), dont le lieu est hypothétique et l’authenticité même suspecte, dut refouler les Galates vers le nord. Peut-être Nicomède jugea-t-il plus avantageux alors de faire sa paix avec Antiochos que de renouer alliance avec les Barbares désemparés et de braver sans profit l’opinion soulevée contre eux. Les nomades se trouvèrent ainsi peu à peu refoulés dans le bassin moyen de l’Halys, dans une région qui empiétait à la fois sur la Cappadoce, la Phrygie, la Bithynie, et qui devint plus tard la Gallo-Grèce ou Galatie. Droysen croit remarquer que, depuis lors, les colonies fondées par les Séleucides ou par les rois de Bithynie sont établies avec méthode, de façon à former comme un cordon de places fortes destinées à contenir les incorrigibles aventuriers. Mais il devait se passer bien des années encore avant que les Galates consentissent à échanger leur vie de mercenaires et de pillards contre une existence sédentaire et pacifique. En attendant, la reconnaissance des populations civilisées paraît avoir décerné à Antiochos le surnom quasi divin de Sauveur (Σωτήρ), qui n’apparaît sur ses monnaies qu’à la fin du règne, sans doute longtemps après que la voix publique ou quelque flatterie officielle l’eut mis en circulation. Ce qui ne laisse pas d’être singulier, c’est que, dans un décret de la confédération ionienne conférant à Antiochos et à Stratonice les honneurs héroïques et les associant au culte d’Alexandre[22], il n’est aucunement question de la grande victoire ni du prédicat qui en aurait immortalisé le souvenir. Par une lettre qu’une inscription nous a conservée, Antiochos confirme l’autonomie de la ville d’Erythræ : il l’exempte de tous autres tributs et de celui perçu pour les Galates ([είς] τά Γαλατικά)[23]. L’expression, équivoque par elle-même, est d’une concision qui contraste avec la prolixité de l’épître royale et qui semble voulue. On a vaguement l’impression que le roi touche un sujet délicat. Ici, l’homonymie, le fléau de l’histoire hellénistique, accroît encore la difficulté qu’il y a à dater les textes épigraphiques. En admettant qu’il s’agisse d’Antiochos I, on se demande si ces taxes étaient levées pour combattre les Gaulois, ou plutôt pour se garantir de leurs incursions en leur payant tribut. Il n’y aurait plus ou presque plus de doute, si la lettre était d’Antiochos II. Il serait avéré que les Séleucides, après avoir soi-disant écrasé les Gaulois, n’avaient pu protéger les villes grecques qu’avec leur argent et continuèrent longtemps à soudoyer les Barbares, système qui leur permettait, à l’occasion, d’enrôler parmi eux des mercenaires. Tite-Live assure que même les rois de Syrie payèrent tribut aux Gaulois et que le premier des Asiatiques qui le leur refusa fut Attale I de Pergame[24]. § II. — LA PREMIÈRE GUERRE DE SYRIE (274-271). La fin du règne d’Antiochos aurait pu être plus paisible que le début, si la présence des Égyptiens en Cilicie et en Cœlé-Syrie n’avait été pour le Séleucide un affront et une menace perpétuelle. Antiochos crut avoir trouvé un allié utile dans la personne de Magas vice-roi de Cyrène, fils de Bérénice, frère utérin et rival de Ptolémée Il. Magas avait bien des raisons d’être inquiet pour son indépendance, qu’il avait réclamée trop tôt, et peut-être les armes à la main. Depuis la mort de son beau-père Ptolémée I (283) et surtout depuis le mariage de son frère Philadelphe avec l’impérieuse Arsinoé II (277), qui avait fait exiler sa devancière et s’entendait il supprimer quiconque gênait ses projets, Magas se sentait menacé, et les Cyrénéens, fiers de leur qualité d’Hellènes, redoutaient autant que lui la mainmise de l’Égypte sur la Cyrénaïque. Dans quel but Philadelphe avait-il enrôlé 4.000 Gaulois qu’il avait fait venir de Macédoine, hôtes dangereux et propres aux besognes inavouables ? Si l’on suit l’ordre des faits indiqué par Pausanias[25], c’est dans ces conjonctures que Magas prit le titre de roi et se décida brusquement à marcher sur Alexandrie. Il aurait peut-être pris la ville au dépourvu, si un soulèvement des Bédouins de la Marmarique ne l’avait forcé à rentrer en toute hâte à Cyrène. Ptolémée, de son côté, ne put l’y poursuivre, parce qu’il avait failli être lui-même victime d’un complot tramé par ses Gaulois. Il ne se débarrassa de ces incorrigibles pillards, qui escomptaient le butin à faire en Égypte, qu’en les exterminant. Mais, après cette tentative manquée, Magas devait s’attendre à des représailles, se mettre en quête d’alliances, au moment où Antiochos songeait aussi à expulser l’Égyptien de la Cœlé-Syrie. Nous ne savons de quel côté vinrent les propositions d’entente entre les deux ennemis de Ptolémée Philadelphe ; mais le pacte fut conclu et scellé par le mariage de Magas avec Apama, fille d’Antiochos et de Stratonice. Cependant, il est possible, sinon même plus probable, que cette alliance ait précédé l’attaque de Magas sur Alexandrie, et que cette marche audacieuse ait été une diversion opérée par lui durant la guerre — la première des guerres dites de Syrie — engagée entre Ptolémée et Antiochos[26]. En fait de chronologie, il n’y a dès maintenant d’assurée, par des textes récemment découverts[27] [note 5], que la date initiale des hostilités entre le Séleucide et le Lagide, l’an 38 de l’ère séleucide (274/3 a. Chr.). Les belligérants avaient fait, chacun de leur côté, leurs préparatifs. On rencontre Ptolémée Philadelphe, à cette même époque, en l’an XII de son règne (3 Athyr = 1er janv. 273 a. Chr.), à Héroonpolis (Pithom), aux environs de Péluse, s’occupant peut-être des canaux par lesquels ses navires pourraient au besoin passer dans la nier Rouge et prendre l’ennemi à revers dans le golfe Persique. En homme prudent, pressentant que les Romains vainqueurs de Pyrrhos (274) allaient maintenant porter leurs regards au delà de l’Adriatique, il leur envoya une ambassade en 273 et noua avec eux des relations amicales. Il ne laissa pas à. Antiochos le temps de rassembler toutes ses forces. D’après le document chaldéen, en Adar 38 Sel. (mars 173), Antiochos partit de sa résidence de Sapardou (Sardes) au devant des troupes égyptiennes qui avaient envahi la Syrie, en donnant l’ordre aux troupes qui se concentraient à Babylone de l’y rejoindre avec les vingt éléphants fournis par le satrape de Bactriane. Pausanias dit, au contraire, que l’offensive fut prise par Antiochos, d’accord avec Magas. Alors Ptolémée envoya vers toutes les régions sur lesquelles régnait Antiochos, chez les plus faibles, des pillards pour ravager le pays, chez les plus fortes, des soldats pour les contenir ; si bien qu’Antiochos ne put jamais marcher contre l’Égypte[28]. Ce texte ne nous apprend à peu près rien sur les incidents de cette guerre, sinon que les hostilités furent longues et dispersées en divers lieux. Plus inutilisables encore sont des documents comme la stèle de Mendès[29], érigée huit ans plus tard, ou le panégyrique de Ptolémée par Théocrite, pompeuses énumérations de victoires où le souci de la vérité tient peu de place. Quelques faits attestés, quoique en petit nombre et de date discutable, confirment cependant ce que la situation respective des belligérants permettait de prévoir. Il ne faut pas oublier que les points vulnérables de l’empire séleucide étaient les villes du littoral de la Syrie et de l’Asie Mineure, et que Ptolémée était maître de la mer. Sa flotte débarquait des équipages — les larrons de Pausanias — en Cilicie, en Lycie, en Carie, en Ionie, prenait pied à Samos, à Milet, peut-être à Erythræ, et, croisant le long du littoral, poussait les villes grecques à la défection. L’argent de Ptolémée, le souverain le plus riche de son temps, secondait ses armes et sa diplomatie. Il achetait ou entretenait ainsi l’alliance des Bithyniens, des Byzantins, des Héracléotes, des Sinopiens, qui pouvaient inquiéter le Séleucide sur ses frontières du nord. Philétieros de Pergame, trop prudent pour se brouiller avec Antiochos, se tint en dehors de la querelle. En somme, Ptolémée paraît s’être rendu maître de la majeure partie des côtes de la Cilicie, de la Pamphylie, de la Lycie, où il rebâtit Patara sous le nom d’Arsinoé, et de la Carie. Dépourvu de flotte, Antiochos ne put remporter quelques succès que sur terre. On dit qu’il s’empara de Priène et lui octroya la liberté[30] ; que, en Cœlé-Syrie, il réussit à déloger de Damas le stratège égyptien Dion[31] ; encore fut-ce par surprise, et non par un coup de force. Les guerres entre Séleucides et Lagides ont toujours ressemblé à ce qu’on a appelé depuis le duel de l’éléphant et de la baleine, une lutte où les deux rivaux ne peuvent se prendre corps à corps et se frapper dans leurs parties vitales. Cette lutte pouvait se prolonger indéfiniment : mais le Séleucide, qui régnait sur tant d’États disparates, dut sentir que des revers même réparables risquaient d’encourager le réveil des nationalités et de disloquer son vaste empire. Une peste, qui, d’après un document babylonien déjà cité, dévasta la Chaldée dès le début de la guerre et se propagea sans doute aux alentours, dut contribuer aussi à le décourager. Ptolémée, de son côté, commençait à craindre pour l’hégémonie qu’il exerçait dans l’Archipel et sur la Grèce d’Europe les entreprises d’Antigone Gonatas. La fortune d’Antigone avait éprouvé tout récemment de singulières vicissitudes. Reconnu en 275 roi de la Macédoine, qu’il avait tirée de l’anarchie, il en fut expulsé en 273 par Pyrrhos d’Épire, qui, à son retour d’Italie, voulait se venger d’avoir sollicité en vain l’aide des rois d’Asie et de Macédoine[32]. Heureusement pour Antigone, le fou furieux s’éprit aussitôt d’une nouvelle lubie : il épousa la querelle de Cléonymos, prétendant évincé, de Sparte, et alla se faire tuer dans les rues d’Argos (272). Débarrassé de ce rival incommode, Antigone travaillait maintenant à étendre sur la Grèce la domination macédonienne, et, tout en ne consultant que son intérêt, faisait ainsi une diversion utile à la cause de son beau-frère Antiochos. Courber sous le joug les Hellènes, des villes comme Sparte et Athènes, soutenues par les subsides et la flotte de Ptolémée, était une tache qui tint Antigone en haleine durant dix ans sans être achevée. Antiochos dut la juger à première vue inexécutable et condamnée à l’insuccès, car il paraît bien avoir déserté la lutte contre Ptolémée au moment où Antigone et lui auraient pu s’entraider. Sans doute, Justin dit que après la mort de Pyrrhus, il y eut de grands mouvements de guerre, non seulement en Macédoine, mais en Asie et en Grèce[33]. Mais ce sont là des expressions vagues, et, dans la suite de son récit, il n’y a pas trace d’une intervention quelconque de la part d’Antiochos dans cette période tumultueuse qui aboutit, comme résultat de la Guerre de Chrémonide (267-263), à la prise d’Athènes[34]. Ni l’armée de la ligue péloponnésienne, ni la flotte égyptienne, ni la diversion tentée en Macédoine par Alexandre d’Épire, n’avaient pu faire lever le blocus obstinément maintenu par Antigone. Il est donc probable que, au bout de trois ou quatre ans de guerre, ne comptant pas plus sur son beau-frère Antigone que sur son gendre Magas et las d’escarmouches le plus souvent désastreuses pour lui, Antiochos consentit à un accommodement ou suspension d’armes sur le pied du statu quo ou à peu près. C’est du moins ce qui parait résulter des faits consécutifs, car aucun texte ne parle d’un traité en forme signé des deux parts. Alitant qu’on en peut juger, Antiochos, conservant le protectorat de la fédération ionienne, laissait aux mains de l’adversaire le littoral de la Lycie et de la Carie, Samos, Milet, et renonçait à ses prétentions héréditaires sur la Cœlé-Syrie et la Phénicie (271 ?). On ne peut asseoir que des inductions hasardeuses sur les noms de cités qui attestent, sans indications chronologiques, l’influence concurrente des Séleucides et des Lagides en Asie Mineure [note 6]. On rencontre des noms de Séleucie, d’Antioche, d’Apamée, à côté de ceux de Bérénice et d’Arsinoé, dans les mêmes régions[35]. Il y avait longtemps que Magas de Cyrène avait fait sa paix particulière avec son frère utérin. S’il avait prématurément engagé les hostilités, il fut prompt à le regretter, et Ptolémée se garda de lui en demander compte. Il conserva la Cyrénaïque et vieillit inoffensif avec le titre de roi qu’il avait usurpé. § III. — LA FIN DU RÈGNE (271-261). Antiochos s’abstint dès lors de toute immixtion dans les conflits qui agitaient la Grèce d’Europe. Après la prise d’Athènes, la lutte entre Antigone et Ptolémée se transporta dans la mer Égée. La bataille navale dite de Leucolla ou de Cos [note 7], victoire remportée par la flotte macédonienne (262 ?), dut être pour Antiochos une satisfaction ; mais, dans l’état actuel des choses, elle n’affectait plus directement ses intérêts. Que le Macédonien ou l’Égyptien régnât dans l’Archipel, l’un et l’autre avaient ou auraient des visées pareilles sur le littoral de l’Asie Mineure et de la Thrace : Antiochos ne pouvait que souhaiter de les voir longtemps aux prises. Pour lui, il s’occupait des affaires intérieures de son royaume. Un document cunéiforme nous apprend que, en mars 268, il posait à Babylone la première pierre d’un nouveau temple de Nébo[36]. C’est sans doute à cette époque qu’il fonda quantité de colonies en Asie Mineure, villes nouvelles ou transformées. Il montra du goût pour la littérature, un goût qu’Antigone Gonatas lui avait communiqué. Aratos de Soles trouva auprès de lui le même accueil qu’à la cour de Pella, et c’est, dit-on, Antiochos qui le chargea de faire une édition d’Homère. Aratos accomplit la moitié de la tache en publiant l’Odyssée. Les dernières années d’Antiochos Soter paraissent avoir été troublées par des discordes et des tragédies domestiques. Deux lignes d’un sommaire de Trogue-Pompée nous apprennent qu’il associa au trône son fils cadet Antiochos, après avoir mis à mort son fils aîné Séleucos, lequel, au dire de Jean d’Antioche, était suspecté de conspirer contre son père[37]. Des inscriptions cunéiformes mentionnent deux rois, qui sont, de 280 à 268, Antiochos et Séleucos, et, à partir de 266, Antiochos et Antiochos[38] [note 8]. Un décret d’Ilion en l’honneur du médecin Métrodore, lequel avait guéri Antiochos d’une blessure au cou reçue dans une bataille, le loue d’avoir été un fidèle serviteur des rois Antiochos et Séleucos : mais l’inscription ne peut être datée que par conjecture, et il n’est même pas évident qu’elle ne doive pas être reportée au règne d’Antiochos III. Enfin, on sait que Stratonice, la mère des deux jeunes princes, a survécu à son fils Séleucos. Les hommages décrétés par la confédération ionienne à l’occasion de l’anniversaire de la naissance du roi sont adressés à plusieurs reprises aux rois Antiochos et Antiochos et à la reine Stratonice[39]. L’inscription de Clazomènes est donc postérieure à la mort de Séleucos. Ici se pose un problème inattendu. L’inscription dite de Sigée, qui doit être antérieure à l’invasion galate, puisqu’elle n’y fait aucune allusion, adresse les bons souhaits des Iliens au roi, à sa sœur la reine et à ses amis[40]. Quelle était cette sœur ? Faut-il croire que, suivant la mode nouvellement inaugurée (en 277) par Ptolémée Philadelphe, Antiochos Soter épousa sa sœur (une sœur inconnue), ou que Stratonice prit le nom protocolaire de sœur ? Il semble bien que, si les Iliens rendaient hommage à Stratonice, ils l’auraient désignée par son nom, depuis longtemps connu et populaire, et donc, qu’il faut prendre ce titre de sœur dans son sens propre, d’autant que le sens protocolaire ne fut pas usité par la suite chez les Séleucides. D’autre part, s’il est vrai que la femme d’Antiochos II, Laodice, était sa sœur, mais de père seulement, — ce qui, en droit grec, ôtait le caractère incestueux au mariage, — on se demande quelle a bien pu être la mère de cette Laodice, et l’on revient par là à l’hypothèse d’un second mariage contracté par Antiochos I du vivant même de Stratonice, hypothèse qu’autorisent les mœurs polygames des Diadoques [note 9]. En suivant la filière, on peut imaginer une révolte de Séleucos, le fils aîné de Stratonice, provoquée par l’outrage fait à sa mère, révolte châtiée par la mort du rebelle. C’est à ce dénouement funèbre qu’aurait abouti le roman d’amour commencé jadis sous l’œil complaisant du vieux Séleucos Nicator. Pour achever d’embrouiller l’énigme, Étienne de Byzance, à propos des colonies séleucides, parle d’une certaine Nysa, femme de Antiochos fils de Séleucos et éponyme de la ville de Nysa, ainsi que d’une Laodice, sœur du même Antiochos[41]. Nous rencontrerons maintes fois par la suite des exemples aussi déconcertants de la fragilité des fondements sur lesquels nous cherchons à édifier l’histoire de l’époque hellénistique. Les documents épigraphiques et autres, encombrés d’homonymes et le plus souvent impossibles à dater avec précision, épaississent les ténèbres qu’ils devraient dissiper. Ce sont autant de problèmes posés et non résolus, matière à conjectures sur laquelle s’exerce la sagacité des érudits. L’Antiochos fils de Séleucos de l’inscription de Sigée pourrait être, à la rigueur, Antiochos III, et rien n’est moins sûr que la généalogie de Laodice, la femme d’Antiochos II, sa sœur d’après Polyen, fille d’Achæos (I) d’après l’Eusèbe arménien[42]. Une ombre de doute reste invinciblement attachée à la plupart de nos conclusions, qui atteignent rarement à la valeur d’une démonstration. La mort de l’octogénaire Philétæros de Pergame (263/2) offrit à Antiochos l’occasion de revenir sur les concessions faites à cet habile diplomate. Il revendiqua sur la succession des droits qu’il n’avait jamais formellement abandonnés. Mais un neveu et fils adoptif de l’eunuque, Eumène I (262/1)[43], s’était hâté de prendre possession de l’héritage, agrandi déjà par le défunt, qui avait fondé une Attalia sur la côte et poussé sa frontière au nord jusqu’au pied du mont Ida, là où l’on rencontre une Philétæria. Avant d’affronter une lutte aussi inégale, le petit dynaste de Pergame eut recours aux moyens dilatoires. Antiochos se laissa sans doute entraîner à des pourparlers, et Eumène — encouragé peut-être par Ptolémée Philadelphe — mit à profit le temps ainsi gagné pour recruter une armée de mercenaires galates. Quand on en vint aux hostilités, le Séleucide fut battu à Sardes par le vassal qu’il avait cru pouvoir dompter sans peine (262)[44]. Des confusions irrémédiables commises par les ramasseurs d’anecdotes[45] ne nous permettent plus de savoir si Antiochos I Soter périt dans le combat, ou succomba peu après à ses blessures, ou si ce n’est pas dans une autre bataille, livrée l’année suivante à d’autres Gaulois (?), qu’il trouva la mort, ou s’il décéda de mort naturelle à Éphèse [note 10]. Toutes ces versions aventureuses se distribuent aussi bien ou mieux entre ses successeurs, Antiochos II, mort à Éphèse, et Antiochos Hierax, tué par des Gaulois. Ce qui peut passer pour acquis, moyennant correction aux dates discordantes des chronographes, c’est que Antiochos I Soter mourut à l’âge de soixante-quatre ans, après dix-neuf ans de règne (261 a. C.). Quoi qu’il en soit, Plutarque était bien distrait le jour où, pour faire valoir par contraste le labeur infatigable d’Alexandre le Grand, il comprit Antiochos fils de Séleucos parmi les princes qui passèrent leur vie en fêtes et vieillirent sur le trône au sein de la félicité[46]. L’impression que laisse l’histoire de ce règne, c’est que Antiochos I, de naturel pacifique et temporisateur, a été peut-être, entre tous les potentats contemporains, le plus estimable, mais non le plus énergique et le plus prévoyant. |
[1] Le nom d’Asie Mineure n’a remplacé que fort tard (Asia Minor pour la première fois dans Orose, I, 2, 26) l’expression courante : Άσία ή έπί τάδε τοϋ Ταύρου ou έντός τοϋ Ταύρου — Asia eis Taurum, intra Taurum — ou encore, ή έντός τοϋ Άλυος, ή ίδίως καλουμένη. Au delà de l’Halys commence la Haute-Asie (Hérodote, I, 171).
[2] Diogène Laërte, III, 20.
[3] Il s’était vu en songe semant une moisson d’or que Mithridate récoltait (Plutarque, Mithridate, 9). Plutarque confond ce Mithridate avec son père.
[4] Voyez le résumé de l’histoire de la Cappadoce dans Diodore (XXXI, 19).
[5] Les Arméniens parlent une langue iranienne ; mais leurs traditions nationales les rattachent aux Sémites, Assyriens et Araméens (Arménie, de Aram ?). Dans les inscriptions assyriennes, ils sont appelés Urartu, les gens de l’Ararat.
[6] Arrien, VI, 29, 3. VII, 4, 5. Diodore, XVIII, 3, 3. Justin, XIII, 4, 13. Strabon, XI, p. 523.
[7] Pline, VI, § 31 (projet attribué à Séleucos Nicator).
[8] L’étymologie Γονατάς = né Gonnos ou Gonnoi en Thessalie, est fort contestée depuis Niebuhr, attendu que, lors de la naissance d’Antigone (entre 322 et 319), la Thessalie n’appartenait pas à Démétrios ; mais on ne la remplace que par des hypothèses invérifiables.
[9] Memnon, 15 (FHG., III, p. 534).
[10] Par exemple, aux Pitanates, qui devaient 300 talents à Antiochos fils de Séleucos (Fränkel, Inschr. v. Pergamon, 245 C.).
[11] Appien, Syr., 63.
[12] Pour parer autant que possible aux méfaits de l’homonymie, il est bon d’avertir que cet Antipater était fils d’un frère de Cassandre appelé Philippe, et non de Philippe IV fils de Cassandre. Les rois de Macédoine Antipatrides sont : Cassandre (306-297) : ses fils Philippe IV (291/6), Antipater (296-287) et Alexandre (295) ; [après Démétrios Poliorcète, Pyrrhos, etc.] Antipater fils de Philippe, qui régna, dit-on, 45 jours (279).
[13] Tite-Live, XXXVIII, 16.
[14] Memnon, 16-18 (FHG., III, p. 535). Trogue-Pompée, Prol. 24. Justin, XXV, 1, 1.
[15] Memnon, 19. Tite-Live, XXXVIII, 16. Justin, XXV, 2, 8.
[16] Inscription d’Erythræ (BCH., III [1879], pp. 388-392. Ch. Michel, 503. Dittenberger, OGIS., 159).
[17] Plutarque, Parall. min., 15.
[18] Anthologie Palatine, VII, 492.
[19] Pausanias, X, 32, 4.
[20] Lucien, Zeux. sive Antioch., 11. Suidas, s. v. Σιμωνίδης.
[21] C’est peut-être à cette bataille que Antiochos reçut au cou une blessure dont le guérit le médecin Métrodore d’Amphipolis, honoré pour cette cure par la ville d’Ilion (Ch. Michel, 526. Dittenberger, OGIS., 220). Le fils aîné et collègue d’Antiochos, le roi Séleucos, fit aussi preuve de bravoure. J. Beloch (Gr. Gesch., III, 1, p. 612) fait descendre la date de cette bataille jusqu’à 270, sous prétexte que les Gaulois n’auraient pas tant pillé s’ils avaient été tout d’abord si complètement battus. Mais cela prouve tout au plus que leur défaite a été exagérée.
[22] Ch. Michel, 486. Dittenberger, OGIS., 222 (date : vers 266 a. C.).
[23] Dittenberger, Syll., 166. Ch. Michel, 37. Attribuée à Antiochos II par Dittenberger (qui s’est rétracté depuis, OGIS., 223) et par B. Niese.
[24] Tite-Live, XXXVIII, 16.
[25] Pausanias, I, 7. Sur le point litigieux, à savoir si l’Αντίγονός τις φίλος τοΰ Φιλαδέλφου qui a expédié les mercenaires gaulois à Alexandrie était un agent quelconque ou le roi de Macédoine. Voyez maintenant A.-J. Reinach (Les Gaulois en Égypte, Rev. des Ét. Anc., 1911, pp. 33-74), qui opte pour le roi de Macédoine, sans forcer la conviction.
[26] Sur cette guerre et les références y relatives, voyez Histoire des Lagides, I, pp. 164-179. B. Niese (II, pp. 126-7) met le mariage de Magas et l’attaque consécutive contre Philadelphe après 279 ; l’invasion de Philadelphe en Cœlé-Syrie en 215.
[27] Stèle de Pithom, découverte en 1883 par E. Naville, et texte cunéiforme publié en 1892 par J. N. Strassmaier (Z. f. Assyriol., VII, pp. 226-234). Cf. les observations de C. F. Lehmann (ibid., p. 355).
[28] Pausanias, I, 7, 3.
[29] Découverte en 1871 et publiée par Mariette, traduite par H. Brugsch en 1875. Les textes de Pithom et de Mendès dans le recueil de K. Sethe, Hierogl. Urkunde d. gr.-röm. Zeit., Leipzig, 1904.
[30] Sext. Emp., Adv. gramm., 293. Cf. Athénée, I, p. 19 d. VI, p. 244 f. Droysen, III, p. 253, 2.
[31] Polyen, IV, 15. Sur l’ère de Tyr, voyez Hist. d. Lagides, I, 113, 2. IV, 308, 9.
[32] Justin, XXV, 3, 1. Pausanias, I, 13, 1-2.
[33] Justin, XXVI, 1, 1.
[34] Sur le Χρημονίδειος πόλεμος (Athénée, VI, p. 256 f), voyez Histoire des Lagides, I, pp. 185-102.
[35] Voyez R. Bevan, I, pp. 157-168. Il n’est plus possible de dater ces Antioches, Apamées, Séleucies, etc.
[36] F. E. Peiser, Die Inschrift des Antiochos-Soter, du 20 Adar 43 Sel., inscription cylindrique, dans Keilinschr. Bibliothek, III, 2, pp. 137-139.
[37] Trogue-Pompée, Prol., 26. Jo. Antioch., 55 (FHG., IV, p. 558). Jo. Malalas (p. 205) dit de Séleucos : μικρός έτελεύτησε.
[38] J. N. Strassmaier, in Z. f. Assyriol., VII, pp. 226-234. VIII, p. 108.
[39] Michel, 486. Dittenberger, OGIS., 222.
[40] CIG., 3595. Michel, 525. Dittenberger, OGIS., 219.
[41] Steph. Byz., s. v. Άντιόχεια.
[42] Polyen, VIII, 50. Eusèbe, I, p. 251 Schœne.
[43] Cet Eumène était fils d’un Eumène de Tios, présumé frère de Philétæros qui adopta son fils. Sa mère s’appelait Satyra. L’autre frère de Philétæros, Attale, avait épousé Antiochis, fille d’Achœos, et fut le père d’Attale Ier.
[44] Strabon, XIII, p. 624. Syncelle, p. 274.
[45] Pline, VIII, § 158. Solin., 45, 13. Ælien., H. An., VI, 44.
[46] Plutarque, De fort. Alex., II, 9. Libanius (Orat., XI, p. 306) enchérit encore et étend cette paix délicieuse au règne d’Antiochos II.