LEÇONS D’HISTOIRE  ROMAINE - RÉPUBLIQUE ET EMPIRE

 

X. — L’ADMINISTRATION FINANCIÈRE DU BAS-EMPIRE[1].

 

 

Le IVe siècle, le premier siècle du Bas-Empire, est un cadre si large, il s’y accumule tant de faits, dont quelques-uns d’importance capitale, que le cours d’une année n’a pas suffi pour en explorer tous les recoins. En abordant ce vaste sujet, j’ai dû commencer par signaler, dans une vue d’ensemble, les causes de la décadence matérielle et intellectuelle que dénonce à lui seul le sens ou contresens attaché au nom de Bas-Empire. Il a fallu l’aire dans les sources la part de la rhétorique, que les anciens ont trop cultivée et qui altère souvent la sincérité de leurs témoignages. Un a vu de tout temps des gens qui croyaient de bonne foi leurs contemporains dégénérés et se plaignaient d’être nés trop tard, dans un inonde trop vieux. Ce tour d’esprit pessimiste les prédisposait aux déclamations au fond desquelles on retrouve comme une réminiscence de l’antique et vivace légende de l’âge d’or. Le rhéteur historien Horus, qui écrivait sous Trajan, en pleine prospérité, assure déjà que l’empire romain est atteint de débilité sénile ; plus tard, S. Cyprien, amplifiant par un artifice de rhétorique des maux réels, déclare que les forces de la nature même sont épuisées et que le monde, mal réchauffé par les rayons d’un soleil sans vertu, est à l’agonie. Il a fallu aussi écarter les exagérations partiales d’historiens modernes qui poussent au noir la peinture de la société antique pour rendre plus lumineuse, par effet de contraste, l’auréole dont ils prétendent entourer la race germanique, appelée à régénérer le monde et à tout purifier — y compris le christianisme lui-même — des souillures romaines.

Toutes défalcations faites, nous avons trouvé, en fin de compte, que la -décadence de l’empire romain à partir du ne’ siècle de notre ère est un fait indéniable, dont les causes apparaissent nettement dès que l’on sort des brouillards de la phraséologie. Ces causes, nécessairement multiples et complexes, j’ai cru devoir alors, par souci de la clarté, les réduire à trois principales : 1° l’instabilité du pouvoir impérial, due à un vice originel et engendrant la guerre civile ; 2° la poussée continue et toujours croissante des Barbares du dehors, rune et l’autre cause aboutissant au même effet, à la diminution de la vitalité physique et économique épuisée par un effort incessant ; enfin 3° la perturbation apportée dans ce qu’on a appelé de nos jours l’ordre moral par l’avènement d’une religion qui se déclarait elle-même incompatible avec toute autre, une religion qui, longtemps pourchassée par les empereurs comme secte anarchiste, ne cessa d’être persécutée que pour persécuter à son tour, au nom d’intérêts d’un ordre supérieur, qui n’avaient plus rien de commun avec le souci de la prospérité matérielle et terrestre de l’empire.

L’analyse des phases de celte mémorable lutte religieuse, dans laquelle la tradition chrétienne n’a voulu voir qu’un conflit entre l’erreur et, la vérité, entre l’Esprit du mal et Dieu, a pris dans le cours de l’année dernière une place proportionnée à son importante, et c’est la raison pour laquelle je n’ai pu poursuivre l’histoire du ive siècle au delà du règne de Julien. Avant de reprendre la tâche, je voudrais revenir en arrière pont’ étudier, en nous tenant plus près de I erre et oubliant les querelles théologiques, l’étal de la société considérée dans ses rapports avec le gouvernement, autrement dit, l’état et le progrès de la législation, qui, de plus en plus tracassière, de plus en plus tournée en Providence bureaucratique, dirige, régente, opprime et entrave toutes les formes de l’activité humaine. Le trait caractéristique de cette législation, c’est la préoccupation constante de multiplier et de rendre plus énergiques les moyens dont dispose le fisc pour prélever sur la richesse publique la part qu’il réclame. La pièce principale de la machine gouvernementale au IVe siècle, la plus constamment retouchée et perfectionnée, est le pressoir qui sert il exprimer le rendement de l’impôt.

Essayons, en puisant presque exclusivement dans les textes du Code Théodosien, de nous représenter la condition d’un contribuable de la classe moyenne au IVe siècle, d’un homme appartenant à la bourgeoisie des communes ou municipes de l’empire.

I

Pendant longtemps, deux siècles an moins, la vie avait été commode et douce pour un bourgeois de province. Je dis de province, parce qu’à Rome il n’y avait plus de bourgeoisie, ou plutôt, il n’y en avait, jamais eu. Sous la République, tous les citoyens étaient réputés égaux : nobles et chevaliers pouvaient avoir des privilèges de fait, accaparer les magistratures et les fermes générales ; ils n’avaient point de privilèges de droit. Auguste mit le droit d’accord avec le fait. Il institua sons le nom d’ordre sénatorial une aristocratie qui pût seule prétendre aux magistratures électives et aux grands commandements militaires ; sous le nom d’ordre équestre, une pépinière d’officiers et d’administrateurs. Le prestige de ces deux ordres privilégiés reposait,’ à la fois sur la fortune et les honneurs. Au-dessous, il y avait le commun des mortels, désigné sous le nom générique de plèbe, comprenant les citoyens de naissance libre et les affranchis. Enfin, au bas de l’échelle sociale, les esclaves.

Dans les villes de province, il y avait un degré de moins dans la stratification des couches superposées. La place qu’occupaient à Rome les deux ordres privilégiés était tenue par la bourgeoisie du lieu, c’est-à-dire par les familles assez riches pour aspirer aux fonctions municipales, — magistratures et sacerdoces, — lesquelles étaient, de par la tradition romaine en vigueur dans tous les municipes, non seulement gratuites, mais onéreuses et interdites par là au menu fretin populaire. N’allons pas nous apitoyer d’ores et déjà sur la condition humiliée de cette plèbe qui se voit fermer le chemin des honneurs ; nous arriverons bientôt à conclure, et pour de bonnes raisons, que sa part se trouva être la meilleure.

D’abord, dans la société romaine comme dans toutes les sociétés hiérarchisées, il s’était produit une adaptation de l’individu au milieu on il était appelé à vivre. On ne voit trace nulle part de cette poussée de bas en haut, de cet assaut continuel livré autour des places prises et qui sont toujours à prendre, de celte manie ambitieuse qui agite les sociétés imbues d’idées égalitaires. Même en Grèce, les villes qui avaient fait autrefois l’expérience des orages démocratiques se sentaient tout apaisées, et l’espèce brouillonne des démagogues avait disparu. A plus forte raison, les habitants des provinces qui avaient jadis fait partie de royaumes despotiquement gouvernés — et il y en avait beaucoup — ignoraient-ils les exigences de la logique, qui fait ailleurs tant de mécontents. Du reste, s’il y avait des classes dans la société romaine, il n’y avait pas de castes ; on pouvait monter d’un degré à un autre ; les classes supérieures, généralement infécondes, ouvraient leurs rangs à des recrues parties de plus lias. L’esclave lui-même pouvait être affranchi et faire souche de citoyens libres.

Ensuite, et c’est un point à retenir, la plèbe profitait dans une large mesure de la richesse acquise par l’aristocratie et la bourgeoisie. Laissons de côté Rome où la populace, paresseuse et avilie, ne compte guère pour vivre et s’amuser que sur les largesses de l’État et les sportules distribuées par les millionnaires : revenons à notre bonne ville de province, que nous placerons n’importe où, car, de l’une à l’autre, il n’y a pas de différence essentielle. Il y a là généralement un théâtre ou un amphithéâtre, — parfois les deux, — un aqueduc et des bains publics, où, moyennant une redevance infinie ou gratuitement, le prolétaire va satisfaire un goût de propreté qui est devenu chez lui un besoin. Le théâtre s’ouvre pour lui, et, toujours gratuitement, chaque fois que des magistrats ou des candidats aux magistratures jugent à propos de réchauffer à leurs frais leur popularité. An lieu de jeux scéniques, ce sont parfois des réjouissances mieux accueillies encore, des courses de chevaux ou, joie suprême ! des combats de gladiateurs. Il n’y a pas que les vivants pour songer à l’amusement du peuple. Que de testateurs généreux ont, voulu perpétuer leur souvenir et faire chanter leurs louanges après leur mort ! Les recueils d’inscriptions sont, remplis de ces dispositions testamentaires par lesquelles les défunts constituent des rentes perpétuelles à dépenser en banquets commémoratifs, jeux, distributions d’argent. Les uns testent en faveur du municipe tout entier ; les autres, en faveur de leur classe ou de leur corporation, ou encore, suivant un exemple donné par l’État, depuis Nerva et Trajan, instituent des fondations alimentaires, qui serviront à Me\ et, doter des enfants pauvres. Que ce soit là de la charité ou une forme spéciale et raffinée de l’égoïsme, peu importe : il n’en est pas moins vrai que les coutumes romaines, sans contrainte légale exercée sur les riches, mettaient à la disposition de la classe pauvre une part notable du superflu amassé par les classes supérieures.

Je viens de parler en passant des corporations ou collèges. Nous touchons là à un trait caractéristique de la société romaine sous l’Empire. Jamais le goût et la pratique de l’association corporative ne furent plus développés que dans cette vaste agglomération où les déclamateurs ne veulent voir que de la poussière humaine écrasée par le despotisme impérial. Tout était prétexte û corporations et confréries, toujours placées sous l’invocation d’une divinité. Les artisans, ingénus ou affranchis, esclaves même, se groupaient par métiers, ou bien en collèges funéraires (collegia funeraticia) qui assuraient à chacun de leurs membres une sépulture convenable et un cortège plus décoratif que le traditionnel chien du pauvre. Les plébéiens enrichis qui, à cause de leur origine servile, n"étaient .pas admis dans la bourgeoisie, se faisaient dans la cité une place à part et très en vue, en instituant, à leur usage des collèges d’Augustales ou adorateurs de la divinité impériale, qui formaient un ordre ou classe intermédiaire entre la bourgeoisie des décurions et la plèbe. Et dans tous ces collèges, petits et grands, il y avait une charte, un gouvernement, un budget, des dignitaires, présidents (magistri), des gérants (curatores), des caissiers, des appariteurs, que sais-je encore ? enfin, quantité de fonctions, les unes honorifiques, les autres rétribuées, celles-ci permanentes, celles-là électives, et des fêtes, des anniversaires, des banquets payés par la caisse commune ou des libéralités particulières de quoi occuper, intéresser, initier aux jouissance de la vanité et de l’ambition satisfaite les membres de ces républiques en miniature. L’État, qui se montrait très défiant à l’égard des hautes classes et les obligeait à se réserver pour les fonctions publiques, se montrait au contraire très complaisant pour les corporations plébéiennes. Il les laissait rédiger à leur gré leurs statuts et leur accordait très volontiers la personnalité civile, y compris le droit de recevoir des donations, legs et autres libéralités testamentaires. Il affectait de prendre au sérieux leur enseigne religieuse, le culte qui servait de prétexte à leurs réunions, et il va sans dire qu’il montrait une tendresse particulière pour les Augustales, voués au culte des empereurs.

Maintenant que nous voici rassurés sur le sort que faisait aux pauvres et aux gens du commun cette société si peu démocratique, revenons à la bourgeoisie que nous appellerons désormais, pour nous conformer au langage romain, l’ordre des décurions ou encore les curiales.

L’ordre des décurions — c’est-à-dire de ceux qui sont qualifiés pour siéger dans la curie ou conseil municipal et pour exercer les magistratures locales de duumvirs, édiles, questeurs, censeurs quinquennaux, ou les sacerdoces publics — est une copie réduite de l’ordre sénatorial romain. On n’y entre et on n’y reste que moyennant la possession d’un certain patrimoine en biens-fonds, dont la valeur minimum variait naturellement d’un municipe à l’autre. A Côme, par exemple, une petite ville, nous savons par Pline le Jeune que le cens requis était de 100.000 HS. La carrière des honneurs, qui commence à vingt-cinq ans, est échelonnée, comme à Rome, par des règlements précis qui espacent les degrés. Ces degrés, on ne les franchit que par l’élection au suffrage universel, qui fonctionne encore dans les municipes alors qu’à Rome, depuis Tibère, ses anciennes prérogatives sont exercées par le Sénat en collaboration avec l’empereur. J’ai déjà signalé tout à l’heure, comme une aubaine pour le populaire, les accès de générosité qui poussaient les candidats à ne pas ménager leur argent. Sans doute, on appliquait ou devait appliquer clans les municipes les lois sur la brigue ; il y avait bien des protestations de candidats évincés et des discussions sur le cas : c’est même à propos d’une agitation de ce genre soulevée à Arpinum que Cicéron emploie l’expression de tempête dans un verre d’eau (fluctus in simpulo). Mais, dans les municipes comme à Rome, on ne punissait que l’achat direct des suffrages. Rien de plus correct, au contraire, que de les conquérir — j’allais dire, de les mériter — en faisant ou promettant de faire des dépenses pour l’amusement ou l’utilité du public. J’ajoute qu’en ce temps-là et pour ce motif-là, promettre et donner, c’était tout un ; car les jurisconsultes assimilaient les promesses de ce genre à des contrats, exécutoires même par contrainte légale.

Une fois élus, magistrats et prêtres devaient verser à la caisse municipale une somme d’argent (summa honoraria), qui ne pouvait être inférieure aux chiffres d’un tarif officiel. Cet usage irrévérencieux avait dû commencer dans les villes grecques, et il s’était généralisé, comme tous les abus qui mettent de connivence l’intérêt des uns et la vanité des autres. Le tarif variait d’une ville à l’autre et était gradué suivant l’importance des dignités conférées. Les inscriptions mentionnent des sommes allant de 1.000 à 5.000 HS, et aussi des donateurs qui se sont fait un point d’honneur de dépasser le tarif.

A l’expiration de leur charge, les magistrats municipaux — toujours comme ceux de Rome — entraient de droit dans la curie ou Sénat municipal. Tous les cinq ans, les quinquennales révisaient la liste de l’ordo et le complétaient, s’il y avait lieu, en y faisant entrer directement des censitaires qui n’avaient pas passé par les magistratures. Dans les villes où les familles riches étaient nombreuses, ils allongeaient même la liste pour y inscrire des surnuméraires. On trouva juste de faire payer à ces surnuméraires un honneur qu’ils avaient sollicité ; puis on s’avisa que les décurions nommés d’office par les censeurs sans l’avoir demandé, ou même malgré eux, devaient paver aussi, de façon qu’il n’y eut pas dans la curie comme cieux entrées, l’une payante, l’autre gratuite. Ce fut dès lors une distinction très appréciée, mentionnée dans les inscriptions funéraires, que d’être dispensé de ce cadeau obligatoire par décret des décurions.

Nous voilà bien loin des idées démocratiques, qui exigent que les fonctions publiques soient rémunérées pour être accessibles à tous. On s’en éloigna davantage encore le jour où — suivant l’exemple de Rome — l’on renonça au système de l’élection par le peuple pour confier à la curie la collation des magistratures. Cette mesure réactionnaire, comme nous dirions aujourd’hui, ne fut pas décrétée tout d’un coup, ni partout en même temps ; d’où l’on peut conclure qu’elle ne fut pas imposée par l’État. Un tel fait nous donne la mesure de la somme de liberté et d’autonomie que le gouvernement des empereurs croyait pouvoir laisser aux communes.

II

Mais si le gouvernement se plaisait à encourager la vie locale, tout ce qui attache l’homme au sol natal et l’empêche de céder à l’attraction des grands centres, il avait des besoins d’argent, pressants, impérieux, qui se mirent en travers de ses bonnes intentions, qui l’acculèrent aux expédients les plus capricieux et les plus tyranniques. Le tableau de la société romaine, tel que je viens de l’esquisser, convient à peu près aux deux premiers siècles de l’Empire. Au delà commence la voie douloureuse où le fisc impérial, aiguillonné lui-même par la nécessité de combler un déficit sans cesse renaissant, pousse devant lui le troupeau des curiales, qu’il garde sous sa main pour le tondre à loisir.

C’est presque un truisme de dire que le délabrement prolongé des finances est, dans les États, l’indice d’un mal profond, qui menace la vie même du corps social. A Rome, il prit les allures d’une maladie lente, mais incurable. Peut-être, comme on l’a dit, Auguste avait-il mal calculé dès le début la proportion des recettes aux dépenses, de la matière fiscale au rendement qu’il en devait exiger. Il n’était libre d’ailleurs ni d’agir ni de penser autrement qu’il n’a fait. Le droit romain, l’âme même de l’empire, lui défendait, de considérer comme matière imposable le sol de l’Italie entière, possédée en propriété quiritaire par des citoyens romains. D’autre part, la coutume des ancêtres, à laquelle il n’eut pu déroger sans soulever une clameur générale, lui interdisait de convertir en taxe permanente le tribulum ou impôt de guerre qu’il lui était arrivé d’exiger de vive force durant les orages du triumvirat. Le citoyen romain ne devait à l’État que le service militaire, qu’on ne lui demandait plus, les volontaires suffisant au recrutement des légions : aucune taxe ne pesait sur ses propriétés sises en terre italique, ni, à plus forte raison, sur sa personne, toute cote personnelle ou capitation étant une marque de servitude. Auguste avait bien imaginé, pour mettre à contribution la bourse des citoyens, la taxe du vingtième sur les successions (vicesima hereditalium) ; mais l’exemption de droits accordée aux petites fortunes et aux héritages entre proches parents diminuait singulièrement le produit de cette taxe. Le fardeau retombait d’autant plus lourd sur les provinces. Pendant longtemps néanmoins, les provinciaux, jadis livrés aux mains rapaces des gouverneurs républicains, n’eurent qu’à se louer du nouveau régime. Mais, parmi les empereurs, Vespasien et Antonin sont peut-être les seuls qui aient su ou pu l’aire des économies. Les autres furent ou imprévoyants et prodigues, ou, comme Trajan, firent des guerres où ils récoltaient plus de lauriers que de butin. A partir de Marc-Aurèle, c’est la guerre pour ainsi dire en permanence, la lutte contre le Germain qui, vainqueur, dévaste le sol romain, vaincu, s’y laisse transplanter aux frais de l’État. Alors les administrateurs et légistes impériaux cherchent les moyens d’augmenter le rendement de l’impôt.

Le premier et le plus inoffensif de ces moyens était de surveiller de plus près la perception de l’impôt ; d’accorder moins facilement nu de reprendre le privilège de l’immunité accordé à certaines villes : de voir clair dans les affaires de telles autres qui se disaient obérées et demandaient tantôt des dégrèvements, tantôt la remise de l’arriéré des taxes. Les villes grecques surtout, ardentes au plaisir, engloutissaient des sommes énormes dans la construction de leurs théâtres, gymnases, bains publics, et il n’y manquait pas de gens qui, fidèles aux habitudes antiques, s’accusaient mutuellement de s’entendre avec des entrepreneurs peu scrupuleux pour dilapider les fonds communs. A partir du règne de Domitien, les empereurs prennent l’habitude d’envoyer çà et là des intendants ou curateurs chargés par eux de contrôler la gestion des finances municipales. Les villes tombent ainsi peu à peu sous la tutelle de l’administration, et on peut croire, sans calomnier la bourgeoisie, que celle-ci y perdit plus d’une occasion de réaliser des bénéfices suspects.

C’est qu’en effet les décurions étaient chargés, dans leurs communes respectives, de répartir et de percevoir les taxes, de faire dans les sommes à recueillir la part du budget municipal et celle qu’ils devaient verser aux mains du procurateur impérial. Ils devaient céder de temps à antre à la tentation de grossir les taxes (capitation et patentes) qui pesaient sur la plèbe et d’alléger l’impôt foncier qui frappait leurs propriétés. Le budget communal surtout, compliqué et enchevêtré avec celui de l’État, était une source d’abus et de tracasseries. Il était alimenté par ce qu’on appelait des munera (λειτουγίαι), c’est-à-dire des prestations attachées soit à la personne, soit à la propriété, soit aux deux ensembles (personalia-patrimonii-mixta). Les prestations personnelles étaient des corvées faites, les unes pour le service de la commune, les autres pour le service de l’État. Les prestations du patrimoine étaient des contributions soit en argent, soit en nature ; et certaines d’entre elles, par exemple l’entretien des routes, les fournitures de chevaux pour la poste, les logements de troupes, allégeaient d’autant les charges de l’État. On devine comment des répartiteurs habiles pouvaient profiter de ces complications pour avantager leur ordre et se payer de leurs peines. Mais, une lois sous la tutelle des curateurs, que le gouvernement avait soin de choisir étrangers à la localité, les décurions eurent de leurs fonctions la peine et non le profit.

Jusque-là, il n’y a qu’à approuver l’intervention de l’État. Mais voici venir les procédés tyranniques. Il est dans la nature des choses que des collecteurs d’impôts soient responsables des sommes à percevoir. Cela était surtout dans la nature de l’État romain, qui nulle part, pas même dans les coin ives, ne voulait avoir affaire directement avec les individus, — que ce fussent des votants ou des contribuables, — mais seulement avec des groupes. Bon gré mal gré, les décurions, à là fois répartiteurs et collecteurs, devinrent responsables de la perception. En cas de déficit, ils devaient parfaire de leurs propres deniers les sommes convenues. On discute encore sur la question de savoir s’ils étaient responsables en bloc, ou si la solidarité ne s’étendait qu’à la commission exécutive, généralement composée des dix plus haut imposés (decemprimi- δεκάπρωτοι), qui représentait la curie entière. Toute discussion devient inutile dès que nous arrivons an ive siècle, dans lequel nous allons nous enfermer maintenant, sans plus nous attarder en études rétrospectives.

Les décurions s’appellent maintenant curiales et l’on entend par curie non plus le Conseil municipal délibérant, dont le rôle est bien liai, mais l’ordre tout entier des censitaires, y compris les femmes et les enfants. La qualité de curiale, qui jadis supposait au moins une nomination ou investiture formelle, est maintenant héréditaire comme la propriété, à laquelle elle est absolument sondée. Depuis quand cette soudure, dont nous allons apprécier tout à l’heure la désastreuse ténacité ? La question n’est pas résolue, les données du problème étant ensevelies dans l’obscurité de ce IVe siècle sur lequel, en dehors de l’histoire des guerres, nous ne savons presque rien. Le fait certain, c’est que, au début du ive siècle, lorsque, A la date de 312, s’ouvre à notre curiosité la vaste compilation du Code Théodosien, quiconque possède 25 arpents de terre au soleil (je prends, pour fixer les idées, la mesure adaptée dans un édit de 342) est, de vingt-cinq à cinquante-cinq ans, astreint à tous les devoirs dont l’État juge à propos de charger la classe des curiales.

J’ai indiqué en gros, ne le pouvant faire en détail, la nature de ces munera ou offices obligatoires, tous gratuits ou onéreux. Le docte Godefroy (Gothofredus), commentateur du Code Théodosien, en compte vingt-deux, et il serait aisé de faire des subdivisions dans plusieurs de ces articles. En revanche, on a vite fait de compter les privilèges offerts aux curiales comme compensation. Ils étaient exempts de peines corporelles, torture et coups de fouet, et, d’une façon générale, le code pénal devait être adouci pour eux, suivant la coutume détestable, mais de plus en plus entrée dans les mœurs comme dans les lois, qui divisait les justiciables en honestiores et humiliores. Les jurisconsultes romains ne tenaient qu’à l’égalité devant le code civil : les lois pénales leur paraissaient affaire de circonstances. Les meilleures étaient pour eux non pas les plus justes, mais les plus efficaces, et ils croyaient que la seille faon de mener le bas peuple est de menacer haut et de frapper fort. Ce que valaient les privilèges des curiales, on le devine en voyant les empereurs inviter si souvent les fonctionnaires à en tenir compte ou, au contraire, déclarer que les coups de lanières plombées ne sont pas de trop pour les curiales convaincus de malversations. En fait, la curie était devenue une prison, étroitement surveillée par l’administration fiscale, qui bouche, au fur et à mesure qu’elle les découvre, toutes les issues par lesquelles les détenus cherchent à s’échapper. C’est cette lutte d’ingéniosité et de ruses entre le contribuable et le fisc que je voudrais suivre d’un peu plus près. Elle n’est qu’intéressante aujourd’hui ; mais n’oublions pas qu’elle fut tragique autrefois et qu’elle montre bien les dangers d’une ingérence exagérée de l’État dans les affaires privées.

Le premier moyen dont les curiales songèrent à user pour échapper aux exigences de leur position sociale fut d’invoquer un motif d’exemption et de le faire agréer par le gouverneur de la province. Vrai ou faux, le motif pouvait être accepté, si l’on savait employer les arguments propres à convaincre le haut fonctionnaire. Aussi la série des 192 constitutions rangées dans le Code Théodosien sous la rubrique De decurionibus s’ouvre-t-elle par un édit de 313, dans lequel Constantin déclare réserver à la décision impériale toute exemption des munera civilia. Dès lors les solliciteurs durent aller plus loin et sans doute payer plus cher les faveurs qu’ils ambitionnaient. Supposons maintenant que le motif invoqué fût réel, et voyons comment les juristes impériaux s’ingénièrent, d’une part, à maintenir une longue liste de motifs d’exemption, d’autre part, à empêcher les curiales de se les approprier.

III

Il y avait, dans la hiérarchie du Bas-Empire, bien des gens dispensés de l’impôt, et c’est, précisément ce qui rendait si écrasante la charge des taillables et corvéables. De ces dispensés, les uns rendaient ou étaient censés rendre des services équivalant à ceux que l’on renonçait à leur demander. Tels étaient, par exemple, les navicularii ou armateurs groupés en corporations qui étaient chargés d’approvisionner les marchés de Rome et bientôt de Constantinople. Ces entrepreneurs de transports maritimes n’étaient plus, comme autrefois, des commerçants libres en quête de bénéfices à réaliser. La lourde main de l’État s’était abattue aussi sur eux : ils étaient voués de père en fils à cette profession, et ils ne pouvaient distraire pour un autre emploi une part quelconque de leurs capitaux, qui étaient mis en commun et gérés par la corporation. Ceux-là étaient aussi comme mis sous clef, à la disposition de l’État, qui ne se fiait plus nulle part à l’initiative individuelle. Tous les métiers dont l’exercice ne pouvait être suspendu sans dommage public, en première ligne les boulangers et autres fournisseurs de denrées alimentaires, surtout les fournisseurs de l’armée et fabricants de matériel de guerre, enfin, pour abréger, toutes les sortes de commerce et d’industrie susceptibles d’être définies, étaient embrigadées de même, enfermées clans des collèges on corporations qui ressemblaient fort à des prisons perpétuelles avec travaux forcés. Il y avait, cela va sans dire, des degrés dans la considération dont jouissaient ces divers collèges, mais non clans l’asservissement. Aucun n’avait le droit de faire grève, et tous subissaient la lui d’hérédité avec laquelle le Bas-Empire cherchait à convertir les classes en castes. La liberté, traquée dans les villes, ne trouvait pas de refuge dans les campagnes. Là, le propriétaire foncier, astreint comme curiale de la ville voisine à des obligations perpétuelles, demandait à l’État de lui garantir la main-d’œuvre à bon marché, et l’État avait créé, à coups de lois, le servage, qui attachait le cultivateur ou colon à la glèbe, lui et ses enfants, et permettait de le poursuivre comme déserteur s’il rompait sa chaîne. La funeste manie de tout  immobiliser était telle chez les gouvernants que l’État ne voulait plus sur ses domaines à lui que des fermiers à tenure héréditaire.

Sans doute, il faudrait, pour atténuer les ombres du tableau, faire observer que bon nombre de ces artisans enfermés clans leurs corporations ou de ces colons attachés à la glèbe auraient été des esclaves sous l’ancien régime et que leur condition personnelle s’en trouvait à certains égards améliorée : mais rien ne saurait compenser la diminution d’énergie résultant de l’absorption de toute initiative individuelle par l’omnipotence de l’État. En tout cas, ce n’est pas ou ce n’est pas encore du côté des corporations que les curiales en détresse ont l’idée de chercher un abri. Prison pour prison, la leur était du moins plus honorable, et ceux qui font passer avant tout les satisfactions de la vanité pouvaient encore y trouver leur compte. Ceux-là visaient, pour s’émanciper, au-dessus ou à côté de leur condition.

A côté, il y avait l’armée. Celui qui en sortait même simple soldat, au bout de vingt ans de service, passait à l’état de vétéran. Il avait droit à une retraite, dont l’État lui versait non pas le revenu, mais le capital, ordinairement en terres, parfois en argent. Les terres étaient exemptées de l’impôt, foncier : si le vétéran préférait le commerce à l’agriculture, ses marchandises étaient, jusqu’à concurrence d’une certaine somme, franches des taxes et droits de circulation gui se percevaient dans les ports, sur les routes et les marchés. Enfin, le vétéran retraité était haussé dans la hiérarchie sociale presque au niveau des curiales, avec l’immense avantage d’être libre de sa personne, de son temps, de ses biens. Les empereurs, qui n’avaient rien à refuser aux soldats, n’avaient fait qu’ajouter de règne en règne à ces privilèges. Le Code Théodosien nous a conservé la relation d’une audience donnée par Constantin à des officiers et des vétérans, dans quelque ville de Mœsie, en 320, au moment, où il songeait à partir en guerre contre son collègue Licinius. Les vétérans ne sont pas contents : ils trouvent que les immunités à eux concédées jusque-là ne sont pas suffisantes. Alors Constantin déclare qu’il les exempte à tout jamais de toute charge civile, prestations, corvées, taxes et redevances quelconques, eux et leurs fils, si ceux-ci se destinent aussi au service militaire, et il rédige en conséquence l’édit qui figure dans le Code.

Je viens de parler de l’armée : mais n’oublions pas que le Bas-Empire avait deux espèces d’armée ou de milice (militia), pourvues des iniques titres et des mêmes grades : l’armée des combattants et celle des bureaux ou offices. Tous les fonctionnaires impériaux ayant rang de magistrats, jusques et y compris les administrateurs de provinces (præsides) qui se multiplient avec le morcellement des provinces, ont leurs bureaux organisés à la façon d’un régiment. La hiérarchie y est calquée sur celle de l’armée, depuis le simple milicien jusqu’aux enseignes (cornicularii) qui sont les chefs des petits bureaux, aux centurions et même tribuns que l’on ne rencontre que dans les bureaux des grandes préfectures et du palais impérial. De ces bureaucrates portant le cingulum, les uns étaient en pied (statuti), les autres surnuméraires (supernumerarii) : tous avançaient à l’ancienneté et recevaient, au bout de vingt-cinq ans de service, un congé qu’ils n’avaient pas le droit de prendre d’eux-mêmes avant le temps. Ce congé les libérait non seulement de leur service, mais encore des charges, prestations et contributions qui incombaient aux curiales. C’était encore une classe de privilégiés, dont l’hérédité allait faire aussi une caste. Les plus haut gradés, aussi bien parmi les vétérans que parmi la milice des bureaux, prenaient rang dans leurs villes respectives, au-dessus des curiales, comme honorati ou même comme décorés du titre de sénateurs de l’empire.

Enfin, il se forme, sous les empereurs chrétiens, une troisième armée d’une nature spéciale, dont ils cherchent à prendre aussi le commandement et qu’ils comblent de privilèges dans l’espoir de la rendre obéissante, le clergé chrétien. L’hellénisme ou paganisme n’avait pas de clergé. Les sacerdoces, sans lien entre eux, étaient pour la plupart des distinctions honorifiques données, souvent par le suffrage populaire, à des hommes d’âge mûr, qui s’étaient déjà acquittés de leurs devoirs de citoyens et ne se considéraient pas comme ayant dans la société un rôle ou lot (κλήρος) à part. Bon nombre de ces dignités, du reste, surtout en pays grec, étaient temporaires comme les magistratures. Le christianisme, au contraire, s’était discipliné lui-même : il avait confié à des professionnels, des clerici, la mission d’enseigner la doctrine et de vaquer aux cérémonies du culte. On peut dire que, si le clergé chrétien n’avait pas existé, le gouvernement impérial l’eût inventé, par impossibilité de concevoir une société, même spirituelle, sans hiérarchie, et aussi pour avoir avec qui traiter, avec qui conclure cette association de l’Église et de l’État, qui est l’œuvre à jamais inoubliable — je n’ai pas dit, à jamais inébranlable — du IVe siècle. Dès 313, après la défaite de Maxence, Constantin confirme les privilèges de nature fiscale accordés auparavant, aux clercs de l’Église catholique. En 319, il défend d’imposer une charge quelconque aux clercs, qui se doivent tout entiers au service de la religion, et il explique plus tard que l’immunité doit s’étendre à tous les clercs sans exception, y compris les ordres mineurs. En 321, il déclare qu’il est permis à tout le monde de tester en faveur des églises catholiques. Enfin, à la même date, pour être plus sûr encore d’avoir le clergé de son côté dans sa lutte contre Licinius, il commet l’imprudence de distinguer entre la loi civile et la loi chrétienne, et de reconnaître officiellement la juridiction épiscopale, qui appliquait la loi chrétienne. Avait-il donc oublié que l’antipathie longtemps manifestée par l’État à l’égard du christianisme tenait à ce que l’on avait cru les chrétiens réfractaires, comme les Juifs, à la loi commune ? Et là comme partout, on voit poindre l’inévitable préoccupation de l’hérédité, les fils de clercs partageant l’immunité de leurs pères et étant destinés comme eux au sacerdoce.

Ainsi, l’armée, les bureaux, le clergé catholique, voilà trois voies ouvertes aux curiales méditant de secouer leur fardeau et d’échanger leur servitude contre une autre jugée plus douce. Ceux d’entre eux qui étaient chrétiens se précipitèrent du côté où ils ne rencontraient pas la concurrence des païens, du côté du clergé. Mais la ruse fut bientôt éventée. Dés 326, Constantin déclare d’un ton rogue qu’il n’entend pas laisser le clergé se recruter dans la classe bourgeoise. Il faut, dit-il, que les riches subissent les nécessités du siècle et que les pauvres vivent des richesses des églises. Valentinien, en 364, va plus : Nous défendons absolument, écrit-il aux Byzacéniens, que les riches, même de la plèbe, soient accueillis par les églises. Les évêques, soit dit en passant, durent commencer à comprendre que quiconque accepte des faveurs aliène une part de sa liberté. Mais les constitutions impériales, visant souvent des cas particuliers, ne devenaient pas immédiatement des lois générales. C’étaient des règles de jurisprudence, applicables à l’occasion. Les curiales entraient quand mène dans le clergé, ce qui provoquait des dénonciations et des poursuites. Valentinien veut liquider le passé. Il décide, vers 370, que quiconque né d’une famille de curiales et entré dans la cléricature sera réclamé par la curie au nom de l’hérédité conservera ses privilèges, s’il en a joui paisiblement durant dix années ; mais, si la curie intéressée a réclamé dans l’intervalle et empêché ainsi la prescription, le susdit clerc sera soumis, lui et son patrimoine, aux fonctions de la cité. Tous ceux qui sont entrés dans le clergé malgré la défense édictée en 364 seront ramenés à la curie. L’empereur, du reste, avait indiqué lui-même, dans un deuxième rescrit adressé en 364 aux Byzacéniens, comment le respect des vocations ecclésiastiques pouvait se concilier avec les prohibitions légales. Le curiale qui tenait à entrer dans les ordres n’avait qu’à se dépouiller préalablement de ses biens, soit au profil de la curie, soit au profit d’un parent qui le remplacerait comme curiale. Valentinien se montre très préoccupé d’empêcher la fortune des contribuables de passer aux mains du clergé, qui n’est pas contribuable. Interdire aux riches d’entrer dans le clergé était bien un moyen, mais insuffisant. Il n’empêchait pas l’Église d’acquérir par voie de libéralités testamentaires. Valentinien voulut au moins tarir une des sources — la plus abondante peut-être — de ces libéralités. Par un rescrit adressé au pape Damase, il défendit aux ecclésiastiques de fréquenter chez les veuves et pupilles du sexe féminin, et. frappa de nullité toute donation ou legs faits en leur faveur par ces sortes de personnes. Le danger d’appauvrir la société en enrichissant l’Église était si évident que Théodose lui-même, après avoir laissé violer impunément les édits de Valentinien, crut devoir les renouveler. On voit son nom en tête de constitutions qui obligent les clercs à laisser leurs biens à la société séculière et interdisent aux veuves de dépouiller leur famille en testant au profit de l’Église, d’un clerc ou d’un pauvre qui aurait été le plus souvent un prête-nom (nullam ecclesiam, nullum clericum, nullum pauperem scribat heredes).

Le législateur, comme disent les jurisconsultes, avait donc fermé aux curiales l’issue tournée du côté de l’Église. Il avait fait aussi bonne garde sur le chemin qui menait aux bureaux. Mais c’est ici le cas de répéter avec Juvénal : quis custodiet ipsos custodes ? Les fonctionnaires qui disposaient des nominations vendaient aux solliciteurs intelligents des brevets (codicillos) qui les classaient parmi les honorati, depuis les egregii jusqu’aux perfectissimi, ou les faisaient titulaires de quelque office privilégié. En 317, Constantin annule d’un trait de plume tous les brevets obtenus par complaisance (suffragio comparato) et ordonne de ramener à la curie tous ces soi-disant serviteurs de l’État. L’année précédente, il avait fait la chasse aux curiales déguisés en notaires, disant sur le ton ironique que si la loi a voulu écarter les décurions des études de notaires (a tabellionum officiis), elle n’empêche pas d’appeler les notaires au décurionat. En 325, il revient sur les nominations faites dans les bureaux ou dans l’armée, décidant que, s’il se trouve parmi les miliciens des fils de décurions ou des individus qui étaient auparavant inscrits à la curie, tous ces transfuges seront rendus à leur curie et à leur ville. La mesure était trop radicale pour être exécutée à la lettre. Trois mois plus tard, Constantin l’adoucit en exemptant de la révocation les employés qui ont atteint le grade de primipile. Mais le sujet, est de ceux sur lesquels son attention reste fixée. Il invite les curies à lui signaler ceux qui les ont désertées pour la milice depuis moins de vingt ans, afin qu’il les l’envoie chez eux. D’autre part, il rappelle que les fils de vétérans doivent entrer dans l’armée ou dans la curie, de façon que l’immunité concédée au père ne se perpétue pas dans la famille.

Les empereurs ne se lassent pas de légiférer sur ces questions, ce qui prouve, par parenthèse, que les abus visés renaissaient toujours. Constance fulmine comme son père contre le trafic des décorations qui confèrent l’immunité : il veut ramener à leurs fonctions bourgeoises quantité de curiales travestis en anciens comites, præsides, perfectissimes, sans compter les faux soldats qui se sont engagés pour la forme et les faux vétérans qui n’auraient pas leur congé bien en règle. Enfin, comme le dira plus tard Valentinien : il n’y a pas de grade dans la milice, ni de temps de service qui empêche de réclamer et de ressaisir l’individu né de famille curiale.

Ainsi, l’Empire, après avoir créé une bourgeoisie, ne lui destinait plus d’autre rôle que celui d’une bête de somme portant le poids du budget. Rien ne devait la distraire de cette tâche : l’armée, l’administration, le clergé, devaient se recruter au-dessous et au-dessus d’elle.

IV

Il est inutile autant que fastidieux d’analyser les centaines de constitutions où les empereurs accumulent les mémés menaces et ressassent les mêmes thèmes avec quelques variantes : mais on peut y recueillir çà et là des traits vraiment navrants. En 329, Constantin, cherchant un moyen de punir ceux qui fuient les magistratures municipales, qui, une fois élus, s’exilent ou se cachent pour y échapper, imagine d’adjuger leurs biens à ceux qui prendront leur place. C’était une contrefaçon, simplifiée et aggravée, de l’άντίδοσις athénienne. Plus d’un considérait cette spoliation comme une délivrance. Certains s’en allaient au désert et se faisaient moines. Valens (365) les appelle des sectateurs de la paresse et charge le comte d’Orient de les relancer dans leur retraite. En 388, les curiales de plusieurs villes de la Bithynie sont en fuite, et Théodose offre leur fortune à qui voudra les remplacer. D’autres se substituaient leurs fils : on le leur défend. Les plus avisés cherchaient à vendre leurs biens, ou encore les léguaient par parcelles des gens qui n’étaient pas des curiales, ou profitaient, par exemple, de ce qu’ils héritaient d’un navicularius pour le remplacer dans la corporation et quitter la curie. On voit aussitôt l’infatigable législateur — c’est Théodose, cette fois, — intervenir pour empêcher les ventes, qui ne peuvent être autorisées que par le gouverneur de la province, après enquête ; pour obliger les héritiers ou légataires du curiale à figurer au rôle des contributions, chacun en proportion de la part reçue ; pour contraindre le curiale qui a hérité de biens engagés dans les opérations des navicularii à laisser ce capital à sa destination et à rester lui-même dans la curie.

Les empereurs s’attaquaient, en somme, à la force des choses, qui fut plus forte qu’eux. Leurs lois étaient mauvaises en elles-mêmes ; appliquées avec caprice et arbitraire, par une administration corrompue et vénale, elles produisirent des effets désastreux. Ces curies si bien gardées se dépeuplèrent quand même : les fortunes que l’on prétendait immobiliser allèrent s’épuisant de jour en jour. Libanius raconte — et l’on voudrait croire qu’il plaisante — que la curie d’Alexandrie se trouva un jour réduite à un seul homme, encore était-il huileux ; les autres s’étaient enfuis. A force de promusses, le gouverneur en amena quinze qui se cachaient, les uns dans les montagnes, les autres jusque sous leur lit. On comblait les vides par des mesures aussi despotiques que celles qui avaient amené cette disette d’hommes et d’argent. On fit entrer dans les curies municipales, de gré ou de force, des plébéiens enrichis, des étrangers domiciliés, même des employés de la localité, tabellions et comptables, qui se seraient bien passés de ce genre d’avancement, enfin, jusqu’aux bâtards issus du commerce de femmes de souche curiale avec des esclaves.

Cette dernière disposition date du règne d’Honorius (415), du moment où l’empire, — celui d’Occident tout au moins, — ravagé par les Barbares, approche de sa fin. Dans l’empire d’Orient, Justinien enlève aux curies municipales tout rôle actif et l’empereur Léon le Philosophe (886-911) supprime en bloc toutes les lois qui les concernaient, comme incompatibles avec la centralisation et le pouvoir absolu. Ce qui lui paraît intolérable et contraire à l’esprit de son temps, c’est que, en compensation des charges imposées aux décurions, d’anciennes lois reconnaissent encore aux curies le privilège de nommer les magistrats municipaux et d’administrer les villes à leur gré. Maintenant pie le régime gouvernemental a pris une autre assiette et que tout dépend uniquement de la sollicitude et de l’autorité de la majesté impériale, ces lois, qui vagabondent inutilement autour du terrain légal, sont abrogées par notre présent décret.... De même que l’opportunité fait naître des lois qui n’existaient pas, de même toute disposition qui n’est plus utile doit disparaître.           

Telle fut, si j’ose dire, l’oraison funèbre de la  bourgeoisie pressurée et épuisée par l’administration impériale. Elle était morte depuis longtemps lorsque le législateur se décida à rédiger son acte de décès, en calomniant quelque peu sa mémoire pour se donner l’air de faire une réforme utile, car c’était bien malgré elle et à son corps défendant qu’elle avait fait obstacle à la centralisation administrative.

Si brève qu’elle soit, l’esquisse que je viens de tracer nous montre la structure intime de la société romaine à l’époque de décadence, comme qui dirait le grain de la pierre dont elle est construite. Elle permet de discerner le singulier mélange d’incohérence et de logique qui a conduit les choses au point où nous les avons vu arriver. Nous avons affaire à une société de forme aristocratique, menée à la baguette par un gouvernement d’origine démocratique et ressaisie à chaque instant par la démocratie armée. Souvenons-nous que Dioclétien était un fils d’affranchi, Constantin un bâtard né dans une garnison quelconque, et que pas une dynastie ne put se fonder sur des assises durables. Ce gouvernement possède à un degré éminent l’humeur niveleuse, égalitaire, hostile à la dispersion de l’initiative individuelle et de l’autorité publique, qui est le propre des démocraties. Mais, d’autre part, la nature humaine n’est pas précisément régie par les axiomes démocratiques, et le fondateur de l’Empire n’avait eu ni le pouvoir, ni même l’idée de supprimer les inégalités sociales entre les citoyens romains et les provinciaux, entre les riches et les pauvres, entre les ingénus et les affranchis ou les esclaves. Il avait donc organisé la société avec le moindre effort possible, se contentant de convertir le fait en droit, d’assurer aux classes qui possèdent la part d’honneurs et d’influence que l’empereur n’absorbait pas en lui. Mais ce n’était pas là une véritable aristocratie. La classe qu’on serait tenté d’appeler aristocratique n’avait que des privilèges onéreux. Pour le reste, sauf en ce qui concerne le droit pénal, elle était sous le régime du droit commun. Non seulement elle n’avait pas de propriétés inaliénables, de majorats, ni de droits sur la propriété d’autrui, comme plus tard, à l’époque féodale, mais elle était à peu près exclue des occupations et des fonctions lucratives. Et la richesse qu’elle possédait était constamment visée, mise à contribution par la logique démocratique, qui veut que les riches paient pour les pauvres. Si du moins l’aristocratie des censitaires avait pu se renouveler par l’afflux constant de la richesse amassée ailleurs, par un déclassement continu qui aurait, remanié à tout moment le personnel inscrit dans les cadres de la hiérarchie sociale ! Mais nous avons vu intervenir ici le principe antidémocratique de l’hérédité des devoirs, des fonctions, des professions ; principe inventé non pas par la logique aristocratique, mais par la logique autoritaire, le gouvernement des bureaux n’imaginant pas de meilleur moyen de maintenir l’ordre que d’obliger chacun à rester à sa place.

L’histoire du Bas-Empire nous met sous les veux ce qu’ont produit ces diverses façons de raisonner, appliquées simultanément et toujours par une autorité despotique, qui n’était même plus le règne de la loi impersonnelle et impartiale, car la corruption des fonctionnaires l’adoucissait pour les uns et la rendait plus lourde pour les autres : nous en avons la preuve dans la multiplicité des constitutions impériales qui tonnent sans cesse contre les mêmes abus et menacent de grosses amendes les bureaux coupables de connivence avec les intéressés. En présence de tant d’efforts, de lois, de règlements, d’un tel déploiement d’autorité employé à contrecarrer la nature et aboutissant à la paralysie générale de toutes les forces vives, on se prend à regretter que le gouvernement du Bas-Empire se soit obstiné à vouloir penser pour tout le monde et à souhaiter que, du moins, la leçon tirer de ce mémorable exemple ne soit pas perdue.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Leçon du 9 décembre 1893.