LEÇONS D’HISTOIRE  ROMAINE - RÉPUBLIQUE ET EMPIRE

 

VIII. — L’EMPIRE ROMAIN AU IIIe SIÈCLE[1].

 

 

Les historiens qui ne se soucient pas des enquêtes minutieuses ou qui, en tout cas, leur préfèrent les métaphores, ont, vite fait de définir l’état des peuples qui ont dépassé l’apogée de leur prospérité et de leur civilisation. Ils disent que ce sont des peuples vieux, et, comme la vieillesse est une maladie notoirement incurable, ils prononcent allègrement l’arrêt de mort des nations qui ont vécu trop longtemps pour avoir encore la force de disputer leur héritage à des races plus jeunes. Quand ils sont hégéliens par-dessus le marché et qu’ils croient au progrès indéfini, poursuivi par l’Idée panthéistique à travers une série de thèses, d’antithèses et de synthèses successives, ils sont persuadés qu’un ordre de choses nouveau est nécessairement meilleur que celui qu’il remplace, ce qui est une ingénieuse façon de se consoler des plus effroyables catastrophes et de combiner le fatalisme avec l’optimisme. Ils voient sans regret, ou avec une résignation facile, la merveilleuse floraison du génie grec arrachée de sa tige et dispersée à tous les vents par la conquête macédonienne, ou, plus tard, la civilisation gréco-romaine submergée sous le flot des invasions barbares. Tout cela a été, en son temps, un rajeunissement, élimination  d’organes vieillis, infusion de sang nouveau, bref, une régénération physique et morale de l’espèce humaine, dotée par là d’une nouvelle aptitude à vivre et guérie par un retour à la barbarie des maux engendrés par la civilisation.

Le fait que le déclin de l’Empire romain se manifeste par des signes évidents après rage des Antonins et fait au hile siècle des progrès rapides est incontestable. Ce sont des écrivains du temps qui le remarquent et qui parlent déjà, en gens convaincus, de la vieillesse du monde. S. Cyprien, répondant au proconsul d’Afrique Démétrianus, lequel imputait au courroux des dieux exaspérés par l’impiété des chrétiens les fléaux qui désolaient l’empire, S. Cyprien, dis-je, assure que le monde est trop vieux pour se bien porter. Le soleil est moins chaud, la terre moins féconde ; même les mines creusées dans ses entrailles s’épuisent ; et voilà pourquoi. à l’entendre, le laboureur manque aux champs, le matelot sur mer, le soldat dans les camps, l’innocence au Forum, la justice dans les tribunaux, la concorde dans les amitiés, l’habileté dans les arts, la discipline dans les mœurs.

Qu’il y ait dans ce tableau beaucoup de rhétorique et un parti pris de satire non moins évident, peu importe. On se disputait alors, non sur le fait, qui était chose avérée, mais sur les causes du fait, dont chacun, comme il arrive d’ordinaire, entendait rejeter la responsabilité sur autrui. C’est aussi à la recherche de ces causes de décadence que je voudrais consacrer quelques pages, avec l’ambition non pas d’en découvrir pli soient restées jusqu’ici inaperçues, mais de mettre en lumière, clans le nombre infini des forces qui travaillent à dissoudre une si vaste association de peuples, les plus actives, celles dont l’énergie est la plus visible et la plus continue.

I

Il semble, à première vue, que la composition hétérogène d’un empire englobant dans son unité tant de races diverses a dû être une des causes principales de sa prompte décadence. On s’imaginerait volontiers tous ces peuples soumis par les armes romaines aspirant à recouvrer l’indépendance perdue et toujours prêts à dénoncer le pacte qui les liait à la cité romaine. Ce serait une grave erreur. Le régime impérial avait mis fin à l’oppression des provinces par l’aristocratie romaine : il prit constamment à tâche d’effacer toute distinction entre Italiens et provinciaux, et il dut sa stabilité précisément au besoin qu’éprouvaient ceux-ci d’avoir un maître qui fût en même temps celui des Romains de Rome. On pourrait dire, et on a dit, sans trop d’exagération, que le régime impérial fut la revanche des peuples conquis sur Rome conquérante. A partir do Vespasien, les légions, qui protègent l’empire et en disposent quand il leur plaît, se recrutent exclusivement dans les provinces : à partir de Trajan, les empereurs eux-mêmes sont presque tous d’origine provinciale. Mais, d’où qu’ils vinssent, tous ces provinciaux se considéraient comme des Romains ; ils étaient fiers d’avoir pour patrie l’orbis Romanus, le monde civilisé, en dehors duquel il n’y avait plus que des Barbares.

Ce sentiment constituait une sorte de patriotisme à la fois très large et très résistant, car il flattait l’amour-propre et se confondait chez le citoyen romain — tout le monde l’était depuis Caracalla — avec la conscience de sa supériorité sur le reste de l’espèce humaine. Aussi n’y eut-il en aucun temps, clans l’empire romain, de rébellion prenant le caractère d’un mouvement national et d’une revendication de droits historiques antérieurs à la conquête romaine. Même lorsque, au temps de Gallien, l’empire, tiraillé par des douzaines d’usurpateurs, paraissait prêt à s’en aller en morceaux, lorsque Postumus, Victorinus, Tetricus, constituèrent un empire des Gaules, avec Trèves pour capitale et un Sénat particulier, on put juger combien avant avaient pénétré dans les cœurs le prestige et l’autour de la patrie romaine. Ces empereurs des Gaules voulaient être des empereurs romains : loin de chercher à réveiller les vieux souvenirs do la race indigène, ils se paraient du nom de César et gravaient sur leurs monnaies celui de Rome Éternelle. De même, jamais l’Espagne ou l’Afrique, à qui les occasions ne manquèrent pas, ne se crurent appelées à venger les injures de Carthage. Sans doute, toutes les provinces n’étaient pas aussi romanisées que celles-là, et, à la longue, les secousses incessantes qui ébranlaient le grand édifice devaient en disjoindre les assises : mais on aurait tort, à mon sens, de faire figurer la composition hétérogène de l’empire parmi les principales causes de sa décadence. La plupart des races qui l’habitaient n’avaient jamais formé de nations compactes et vivantes ; elles y étaient entrées à l’état de matière encore plastique et avaient reçu sans difficulté la forte empreinte du génie romain.

Mais, cette cause morale écartée, l’étendue géographique de l’empire en suggère une autre, la difficulté d’administrer, sous le régime de la centralisation, un si vaste domaine. One d’obstacles devaient rencontrer, dans la lenteur même des communications, l’autorité et le contrôle du pouvoir central, obligé de tout ordonner, de tout surveiller, depuis le fond de la Grande-Bretagne jusqu’aux rives de l’Euphrate, depuis les bords du Rhin jusqu’à la lisière du Sahara et aux abords de l’Éthiopie ! Que d’affaires en souffrance, que de, forces actives paralysées par des délais, des recours, des instances d’appel, par toutes les formalités qu’impose une bureaucratie exigeante et tracassière comme celle qui fut jadis le fléau de l’empire romain. A cela, on pourrait se contenter de répondre que jamais l’empire n’a été plus étendu qu’au temps de Trajan et qu’il n’a jamais été mieux administré. Mais ce serait pour ainsi dire écarter par la question préalable une opinion qui mérite d’être discutée. Il est indubitable que l’abus de la centralisation est un des poisons les plus sûrs qui puissent miner les forces d’une nation. Là où l’individu vit sous une tutelle trop étroite, son initiative, sa faculté de vouloir s’amoindrit, et le déchet de la molécule sociale se trouve multiplié par millions dans le compte d’ensemble. Mais, disons-le tout de suite, bien que nous n’avons pas en main les éléments de statistiques probantes, l’empire romain est loin d’avoir absorbé de ce poison la dose que supporte sans en mourir telle nation moderne. Il ne faut pas que la concentration théorique de tous les pouvoirs dans la main de l’empereur nous fasse illusion sur la façon dont s’exerçait son autorité. Même sous l’Empire, les gouverneurs de provinces étaient encore des vice-rois, pourvus d’une triple compétence, administrative, civile, militaire, capables, par conséquent, de trancher sur place la plupart des questions soumises é la décision de l’autorité gouvernementale. Dans l’intérieur même dune province régnait une diversité parfois très grande dans la condition des administrés. Telle ville, en vertu d’un traité passé au moment de la conquête, était fédérée, c’est-à-dire placée sous le protectorat et non sous la domination de Rome ; telle autre jouissait du droit de cité romaine ; telle autre encore, du droit latin, majeur ou mineur, ou mène du droit italique. C’était un enchevêtrement de chartes et de privilège qui servait de stimulant à la vie locale, entretenue d’ailleurs, occupée, agrémentée, par la poursuite des honneurs municipaux, magistratures et sacerdoces, et, pointes petites gens, par l’existence des innombrables corporations ou collèges qui pullulaient sur Initie la surface de l’empire.

Sans doute, en vertu d’une loi fatale, tout tendait à se niveler sous l’action du pouvoir, qui lui-même tendait vers une centralisation de plus en plus géométrique. L’État empiétait sans cesse sur l’autonomie municipale, et toujours — retenons bien ceci — toujours pour contrôler la gestion financière des communes, pour les empêcher de se ruiner et de devenir par là insolvables envers l’État, qui les rendait responsables de la perception de l’impôt direct. Seulement, il ne faut pas oublier non plus que ce mouvement de concentration, dont les premiers symptômes datent du règne de Trajan, n’a abouti que sous le Bas-Empire à l’organisation d’une bureaucratie hiérarchisée, et qu’il y aurait anachronisme à lui imputer le rapide affaiblissement de l’empire au cours du IIIe siècle.

Parlerons-nous maintenant, tournant toujours clans le même ordre d’idées, du despotisme impérial, de son action déprimante et des effets désastreux qu’entraîne tôt ou tard la perte des libertés ,nécessaires ? Ici encore, ici surtout, il est à craindre que nous ne parvenions pas de si tôt à nous soustraire à l’obsession des magnifiques pages de Tacite et des phrases sonores accumulées sur ce thème par les déclamateurs de tous les temps. Tibère, Caligula, Néron, Domitien, Commode, Héliogabale, autant de monstres ; l’ivresse du pouvoir absolu entraînant aux folies sanguinaires ces cerveaux détraqués, et, ô honte suprême ! le monde entier, le monde civilisé, celui qui se croyait si supérieur aux Barbares, se prosternant, l’encens à la main, devant son César passé à l’état de divinité. Quelle admirable matière à mettre en tirades éloquentes, et comme on l’a exploitée, tantôt au profit du christianisme, qui seul, ou avec l’aide providentielle des Germains, a pu tirer le monde de cet abaissement, tantôt contre tel César moderne, que l’on souffletait impunément, dans la personne de Tibère ou de Domitien, avec des phrases empruntées à Tacite !

Et cependant, sous peine de né rien comprendre à l’histoire de l’empire romain, nous ne devons pas nous placer au point de vue étroit du sénateur romain qu’était Tacite, pas plus que nous ne devons prendre pour l’histoire d’un grand peuple le fatras d’anecdotes incohérentes qui remplit les biographies de Suétone et celles de l’Histoire Auguste. Il est hors de doute, répétons-le, que l’établissement du régime impérial fut pour les provinciaux un allègement du joug que faisait peser sur eux l’aristocratie romaine. Ceux-là n’avaient pas à regretter des libertés qu’ils n’avaient pas perdues, ne les ayant jamais possédées. La liberté qu’ils appréciaient le plus, c’était la liberté de vivre, de travailler, de commercer ; c’était la sécurité de la pax romana, qui résumait pour eux tous les bienfaits de la civilisation. Nous apprendrons de plus en plus — et peut-être nos dépens — à ne pas confondre le despotisme au sens moderne du mot, c’est-à-dire la restriction excessive de la liberté individuelle, avec le pouvoir absolu d’un seul maître. Sans reprendre le raisonnement de La Boétie dans son Discours sur la Servitude volontaire, on peut dire que le pouvoir absolu’ d’une volonté unique, capable de courber devant elle tonies les antres, n’est qu’une idée de pure théorie, un postulat de géométrie politique : il n’a jamais existé en fait. La volonté soi-disant omnipotente du maître ne peut agir qu’avec le concours et l’acquiescement d’autres volontés, lesquelles sont déterminées à leur tour, pliées à l’obéissance, soit par des considérations d’intérêt personnel. soit parties traditions de respect, de vénération, de foi religieuse ou de loyauté chevaleresque, toutes forces préexistantes à la volonté actuelle du souverain et qui lui communiquent leur énergie. Là où ces forces morales viennent à défaillir, on s’aperçoit bientôt que le tyran n’a à sa disposition que ses dix doigts, comme un autre homme. Bref, il ne peut y avoir de despotisme réel qu’exercé par une collectivité. Cette collectivité peut être, au regard de la masse des citoyens, une minorité, plus intelligente ou mieux armée ; ce peut être une majorité violentant une minorité ; ce peut être enfin —chose paradoxale entre toutes — une majorité se tyrannisant elle-même, c’est-à-dire sacrifiant à des chimères, à la poursuite d’un idéal de justice absolue et de félicité parfaite la liberté individuelle, qui dérange infailliblement les plans faits à la règle et au compas.

Ce despotisme-là, Sparte l’a peut-être connu, et il ne manque pas de Lycurgues qui travaillent à nous le rendre ; mais quiconque a étudié le caractère romain là on il s’est le mieux analysé et défini, dans le droit civil, sait avec quelle obstination les Romains se sont raidis contre l’influence des idées grecques et se sont attachés à limiter étroitement l’ingérence de l’État, dans les affaires privées. Ceci explique, soit. dit en passant, pourquoi nos réformateurs contemporains, ei se déguisent si facilement en philosophes, éprouvent tant de peine à convertir les jurisconsultes. Sans doute, sous la pression obsédante des nécessités fiscales, les législateurs de 1"Empire déjà affaibli se sont mis, eux aussi, à régenter l’initiative individuelle. Je dirai même qu’ils l’ont atteinte au point le plus sensible, dans la libre disposition de la propriété. et que ce fut là une des causes les plus actives de dissolution : mais ceci n’a rien à voir avec la forme plus ou moins autocratique du gouvernement, ni avec la façon dont les Romains, toutes les fois qu’ils ne se sont pas sentis contraints de déroger à leurs principes, entendaient l’art de gouverner.

Ainsi, pour qui examine les faits sans parti pris, la décadence de l’Empire au Me siècle ne tenait — je veux dire, ne tenait principalement — ni à l’absence de cohésion, à l’association trop lâche de races trop diverses et de parties trop distantes les unes des autres, ni aux vices d’une administration centralisée à l’excès, ni au despotisme césarien. Il est temps maintenant de tourner notre enquête du côté des solutions positives, que ces réponses négatives ont eu pour but de circonscrire et d’isoler.

Circonscrire et isoler dans une certaine mesure, bien entendu ; car tout se tient dans un organisme vivant, et l’opération de l’esprit qui analyse pour distinguer et distingue pour comprendre ressemble à la dissection que l’anatomiste ne pratique que sur le cadavre. Si je fais figurer au premier rang des causes de décadence l’instabilité du pouvoir impérial, due aux transactions équivoques imaginées par Auguste, je n’entends pas nier que l’étendue disproportionnée de l’empire n’ait favorisé, accéléré, multiplié les usurpations qui le menaient à l’anarchie. De même, si je signale, comme deuxième et non moins puissante cause de destruction, la poussée perpétuelle et croissante des Barbares sur les frontières, il est évident que l’immense développement de ces frontières a rendu la paix plus précaire, la défense plus difficile. Enfin, cette seconde cause engendre aussi les effets attribués à la première. Sous un régime où les soldats font et défont les empereurs, il y a autant de chances de rébellion contre le pouvoir établi qu’il y a de camps disséminés le long de la frontière pour la protéger contre les ennemis du dehors. Je veux dire simplement que, tel qu’il était constitué, hétérogène dans sa population et portant, réparti sur son immense surface, le poids d’un régime classé parmi les despotiques, l’empire pouvait vivre et prospérer. Ses forces se sont accrues durant près de deux siècles, tant que les révolutions de palais ont été rares et les attaques des Barbares intermittentes : elles ont rapidement faibli, au Ille siècle, alors que les révolutions étaient incessantes et les attaques des Barbares perpétuelles.

On est donc en droit, pour ne pas mettre tout dans tout, de considérer comme principales et d’étudier à part ces deux maladies chroniques de l’empire romain. Enfin, il y a lieu de classer en troisième catégorie un malaise d’un tout autre ordre, fécond pour l’avenir, mais destructeur du présent, à savoir, l’absorption progressive de toute activité intellectuelle par le sentiment religieux sous sa forme cosmopolite, lequel se désintéresse non seulement de la prospérité, mais de l’existence même de l’État.

II

La démonstration de la première thèse n’exige pas de longs développements : les faits parlent d’eux-mêmes et les chiffres ont une éloquence à laquelle on ne résiste pas. De la mort de Commode (193) à l’avènement de Dioclétien (284), en moins d’un siècle, on a vu se succéder près de trente empereurs reconnus comme légitimes et un nombre à peine moindre de prétendants qui n’ont pu endosser qu’un lambeau de la pourpre impériale. Gallien eut un instant dix-sept rivaux qui, avec leurs fils associés à leur fortune, forment le groupe connu dans l’histoire sous le nom des Trente Tyrans. De tous ces empereurs, improvisés par le caprice des prétoriens ou des légions, Septime Sévère et Claude le Gothique sont les seuls qui soient morts de mort naturelle : les autres, si l’on excepte Valérien qui fut pris par les Perses et finit ses jours dans la captivité, furent passés au fil de l’épée, eux et leur famille, par les soldats. le plus souvent par ceux-là mènes qui leur avaient jeté la pourpre sur les épaules et qui, le cadeau de joyeux avènement une fois empoché, recommençaient avec un nouvel élu la même opération lucrative. Et parmi tous ces soi-disant autocrates, dont le pouvoir était si précaire, il n’y avait pas que des ambitieux : il y avait aussi les résignés, ceux qui, proclamés malgré eux, étaient mis dans l’alternative ou de périr tout de suite, s’ils reculaient, ou de gagner quelque répit en allant vaillamment au devant, de leur destinée. C’était un état de tension et de convulsion permanentes qui ne pouvait manquer d’atteindre et de tarir, à sa source même, la vitalité de l’Empire.

Comment le principe d’autorité, qui ne rencontrait pourtant ni dans les mœurs, ni clans lés doctrines, aucune résistance, s’était-il affaibli à ce point que des prétoriens aient pu mettre l’empire à l’encan, et que chaque corps d’armée se soit pris à rêver de pronunciamientos ? C’est qu’il n’y a pas d’autorité sans légalité, et que le fondateur de l’Empire avait mis les formes légales d’un côté et l’autorité effective de l’autre. Il avait assis le pouvoir impérial sur une équivoque qu’il avait cru habile de perpétuer, comptant peut-être que l’avenir remettrait les choses à leur véritable place et sous leur véritable nom. Obligé de compter avec les habitudes républicaines et averti par le meurtre de César, Auguste imagina une combinaison hybride qui n’était ni une monarchie, ni une république, qui gardait le nom, les apparences, les formes légales d’une république, tout en se rapprochant, par des biais savamment ménagés, des allures propres à l’autorité monarchique. On l’a souvent traité de comédien, Suétone aidant : mais ce n’est pas à son caractère qu’il faut s’en prendre. Ce qu’il n’a pas fait, il ne pouvait pas le faire ; et la preuve, c’est que nul de ses successeurs ne l’a fait, même alors que le pouvoir impérial était mieux armé pour extirper la tradition républicaine. La monarchie ne trouve de fondement stable que clans un dogme religieux qui attribue aux rois une dignité surhumaine et justifie ainsi leur privilège.

Ce dogme, l’Empire essaya de le créer, et il y réussit dans une certaine mesure ; mais la religion impériale, abstraite comme la religion romaine à qui elle empruntait sa théorie, ne put attacher le caractère divin qu’à la fonction, considérée comme indépendante et séparable de la personne qui en était investie. L’empereur est un dieu, sans doute, en ce sens qu’il incarne en lui l’entité qui s’appelle, en langage juridique, la majesté du peuple romain, en langage théologique, le Génie ou la divinité de Rome. Mais ce Génie, devenu le Génie d’Auguste, ne lui appartient que comme détenteur de la dignité impériale : il n’est pas inhérent à sa personne, et quiconque revêt la pourpre devient, après lui et comme lui, une incarnation de ce Génie perpétuel. La théorie religieuse a pu largement, contribuer à assurer le respect, de l’autorité impériale ; elle ne pouvait en assurer la transmission héréditaire, dont elle est, plutôt la négation. De même, la théorie démocratique du mandat conféré par l’élection. L’élection eût-elle été autre chose qu’une fiction légale, c’était bien le moins que le peuple, après s’être dessaisi de sa souveraineté pour la convertir en mandat viager, la reprit à la mort du mandataire. Le mandat viager est la limite extrême des concessions que la logique peut faire aux nécessités pratiques. Auguste n’avait, même pas osé aller jusque-là. Il s’était l’ail conférer ses pouvoirs en détail, à plusieurs reprises et pour un temps déterminé, afin de multiplier les occasions de les légitimer et d’habituer peu à peu les Romains aulx mandats perpétuels. Qu’à ce jeu il n’ait pas été très franc et qu’il se soit arrangé de façon à ne jamais courir le risque de perdre la partie, cela est hors de doute : mais il n’a été ni le premier, ni le dernier de ces pessimistes qui pensent qu’il ne saurait y avoir de politique parfaitement honnête.

En tout cas, il s’ingénia toute sa vie à chercher et crut avoir trouvé, dans l’association préalable d’un futur successeur choisi par lui, un moyen commode de pratiquer en l’ait l’hérédité qu’il ne pouvait songer à convertir en droit. Mais cette tendance inavouée à l’hérédité l’empêcha, par contre, d’organiser fortement et loyalement le mode légal de transmission du pouvoir impérial. Il prétendait n’être que le mandataire du peuple romain et tenir ses pouvoirs de l’élection. Mais, sous prétexte de mieux respecter les vieilles coutumes, il s’était bien gardé de concentrer en une seule opération électorale l’intervention du peuple. La procédure constitutionnelle distinguait dans le peuple le Sénat, les comices, l’armée présente à Rome, c’est-à-dire la garde prétorienne, trois groupes distincts, animés d’un esprit différent, dont la collaboration était nécessaire. Les comices avaient seuls qualité pour conférer la puissance tribunitienne ; au Sénat appartenait la collation du pouvoir proconsulaire et de la majeure partie des titres impériaux, tandis que le premier de ces titres, celui d’Imperator, ne pouvait être décerné que par l’acclamation des soldats. L’action de ces trois générateurs du pouvoir impérial fut — à dessein, on peut le croire — si mal définie et si enchevêtrée qu’on ne sut jamais à qui appartenait l’initiative et dans quelle mesure l’opposition éventuelle de l’un aurait pu entraver ou annuler le choix des autres. En l’ait, avec des idées aussi troubles et des pratiques aussi louches, le dernier mot appartenait toujours à qui était maître des soldats, et c’est sans doute ce qu’avait voulu le fondateur du régime. Avec cette procédure graduée, qu’il appliquait de son vivant au choix de son successeur, il était assuré de mettre celui-ci hors de tout risque de compétition, et il pensait qu’à son exemple les Césars futurs seraient toujours en mesure de se choisir pour héritiers leurs descendants.

Mais on sait ce qu’il advint. Tant que la nature ou la greffe artificielle prolongèrent l’existence de la famille d’Auguste, la transmission du pouvoir impérial se fit suivant les prévisions indiquées. Cette famille devint une dynastie. Mais quand les légions d’Espagne se déclarèrent enfin lasses des folies de Néron et acclamèrent Galba, alors, comme dit Tacite, fut divulgué le secret de l’avenir réservé à l’empire. On s’aperçut que les soldats, même loin de Rome, pouvaient à eux seuls faire un empereur. Nous voyons apparaître ici la cause première de l’anarchie future. Auguste avait raisonné comme un Romain de Rome ; il croyait son œuvre suffisamment protégée par les traditions de la grande République, de la cité-reine qui n’avait jamais obéi qu’à des magistrats élus clans ses murs. Il avait cru pouvoir introduire impunément dans la procédure électorale l’acclamation du soldat, s’imaginant que la collaboration obligée du Sénat et des comices fixeraient au sol de Rome l’exercice de ce droit nouveau, et que l’armée se croirait toujours suffisamment représentée par la milice privilégiée des prétoriens, recrutée exclusivement en Italie. Et voilà que la logique se retournait contre ses savantes combinaisons, et que, pour se mettre en règle avec les fictions constitutionnelles, les élus des légions n’avaient qu’à venir à Rome, où le Sénat comme le peuple s’empressaient de reconnaître le droit du plus fort. On sait le reste, et comment les légions ont exploité, alors et par la suite, concurremment avec les prétoriens, l’aptitude qu’elles venaient de se découvrir.

III

Passons maintenant à l’ordre de faits signalé plus haut comme la deuxième et non moins active cause de décadence, la continuité des guerres défensives.

Autour de l’immense empire, qui avait pris pour lui les plus belles et les plus fertiles régions de trois continents, rôdaient les Barbares, pour qui il était un objet d’admiration et de convoitise. Tels des affamés regardant par les fenêtres l’intérieur d’une salle de festin. Le long du Rhin et du Danube, les Bataves, les Germains, des Sarmates, des Thraces, d’autres encore ; du côté de l’Orient, plus civilisés, plus capables d’un long effort, les Parthes, qui, au IIIe siècle, depuis l’avènement des Sassanides, s’appellent les Perses. Tant que les tribus barbares agirent isolément, sans combiner leurs attaques, tant que les Parthes fuirent paralysés par leurs discordes intérieures, les légions purent non seulement défendre, mais reculer les frontières de l’empire. Ce mouvement d’expansion, prolongé par Trajan au delà du Danube et au delà de l’Euphrate, s’arrête après lui. Au cours du IIe siècle, les Barbares du nord semblent se grouper, se tasser sur les frontières ; puis brusquement, au temps de Marc-Aurèle, ils exercent une poussée d’ensemble sur toute la ligne du Danube. Marc-Aurèle est obligé d’endosser le harnais et meurt sous la tente. Et ce n’étaient pas de petites guerres que celles où il gagna les titres de Germanicus et Sarmaticus. Dion Cassius raconte que quand, en 175, il fit une paix provisoire avec la coalition des Quades, Marcomans et Iazyges, les Iazyges rendirent 100.000 prisonniers, reliquat d’un nombre plus considérable encore de captifs vendus, morts ou en fuite. Ce chiffre de prisonniers laissés aux mains de l’ennemi donne une idée de la valeur de l’armée de Marc-Aurèle. C’est que, pour ne pas dégarnir les autres frontières également menacées, il avait fallu constituer des troupes de marche avec des esclaves, des gladiateurs, des bandits, des milices municipales. L’armée régulière, avec son demi-million d’hommes, ne suffisait plus aux besoins de la défense. Marc-Aurèle se résigna à pratiquer en grand un système dangereux, essayé avant lui par quelques-uns de ses prédécesseurs : il donna des terres aux Barbares en dedans de la frontière, à la condition que, soldats et colons à la fois, ils la défendraient désormais contre leurs congénères. A mesure que l’empire s’affaiblit et avoue sa faiblesse, due moins encore à l’insuffisance de ses ressources qu’au découragement des citoyens, les attaques du dehors se multiplient. Septime Sévère partage son temps et ses victoires entre la guerre civile et la guerre contre les Parthes, les Berbères et les Calédoniens. Caracalla résiste à une nouvelle débâcle de Germains, et il marchait contre les Parthes quand il fut assassiné en Mésopotamie. Alexandre Sévère soutient le choc des forces du nouveau royaume perse : il était sur le Rhin quand il fut tué, suivant la mode du jour, par ses propres soldats. Dèce périt en combattant les Goths, qui, quinze ans après, sous Claude le Gothique, inondent la péninsule des Balkans. Valérien est pris vivant par Sapor, et son fils Gallien renonce à le délivrer. Les empereurs, installés la veille, précipités le lendemain, n’ont du pouvoir que les fatigues et les dangers : il n’est pas jusqu’au vieux Tacite, qui, dans ses six mois de règne, n’ait été contraint de marcher contre les Goths et les Alains occupés à dévaster l’Asie Mineure.

Guerres incessantes au dehors, révolutions incessantes au dedans, sans compter le retour alors particulièrement fréquent de fléaux naturels, comme les tremblements de terre qui ruinèrent la plupart des villes d’Asie Mineure et les pestes qu’engendraient les grandes débâcles et tueries humaines : tout cela aboutissait au nième résultat, épuisement matériel, affaissement moral, appauvrissement et déception, inquiétude, incertitude du lendemain ; d’où révolte de l’instinct de conservation individuelle, qui se retourne, défiant d’abord, hostile ensuite, contre l’État, contre la société, et se désintéresse de tout but poursuivi en commun.

De ces répercussions d’ordre moral et intellectuel, je dirai un mot tout il l’heure : bornons-nous pour le moment à considérer les ravages économiques, dans leur manifestation pour nous plus saisissable, dans l’oppression du contribuable par l’État. La guerre perpétuelle engendre de perpétuels besoins d’argent, et ceux-ci à leur tour engendrent la fiscalité, dont le génie malfaisant achève de tarir les sources de la prospérité publique. Le fisc romain fut un des plus ingénieux qui aient pratiqué l’art de pressurer la matière imposable, de guetter l’activité humaine sous toutes ses formes pour arracher au propriétaire foncier, à l’industriel, au commerçant, à l’artisan, une part de son gain, le superflu d’abord, le nécessaire ensuite.

C’était là un mal, sans doute, mais un mal dont on conçoit que, les circonstances extérieures venant à s’améliorer, l’empire eût pu guérir. Ce qui le rendit sans remède, c’est que, pour assurer la rentrée des impôts et en faciliter la perception, l’État eut l’idée de s’adresser non plus aux individus, mais aux corporations. Tous les métiers et négoces furent groupés en corporations, dont, au point de vite du recouvrement des taxes, tons les membres étaient solidaires les uns des autres, cl, dans chaque ville, au-dessus de toutes les corporations, s’élevait l’ordre des curiales ou propriétaires fonciers, chargés de répartir l’impôt et responsables en totalité de sa perception. Le résultat ne se fit pas attendre. Les corporations, taxées à sommes fixes, se firent pour chacun de leurs membres une prison et barricadèrent toutes les issues par on eût pu s’échapper soit une partie de leur personnel, soit une portion de leur capital. Le législateur les y aida de son mieux, surtout en ce qui concerne l’ordre des curiales, c’est-à-dire la haute bourgeoisie. Il empêcha les bourgeois de disposer librement de leur propriété, qui devint comme un gage surveillé par l’État. Il voulut., contrairement aux principes du droit, que cette propriété ne pût être aliénée sans être remplacée par une autre caution, ni partagée sans que les parties acceptassent la responsabilité pesant sur le tout. Son but constant fui de parer à tout dérangement du mécanisme fiscal en enfermant chacun dans sa condition et en rendant celle-ci héréditaire. Il se forma ainsi des espèces de castes, comparables à celles de l’ancienne Égypte ou des républiques à la mode de Platon : la société alla se pétrifiant et se cristallisant de jour en jour, à la façon des corps inorganiques. Ce qui étonne, ce n’est pas que l’Empire ait fini par succomber à ce mal interne, c’est qu’il ait pu le porter si longtemps.

Il me semble avoir démontré ainsi, autant qu’une esquisse sommaire peut ressembler à une démonstration, nos deux premiers postulats, à savoir que les principales causes de la décadence de l’Empire ont été, en premier lieu, l’instabilité du pouvoir impérial, en second lieu, l’effort continu, épuisant, pour la défense du territoire, l’une et l’autre cause concourant au même effet : diminution de la vitalité physique et économique et, par contrecoup, des forces morales, de l’estime qu’une société fait d’elle-même et de la confiance qu’elle doit avoir en ses destinées.

IV

Les forces morales ! Ici, nous mettons le pied sur un terrain jadis bridant, où le feu couve toujours sous la cendre. Le phénomène le plus important, au point de vue de l’histoire générale de l’humanité, celui qui se prépare au IIIe siècle et s’achève au IVe, c’est l’avènement du christianisme comme religion dominante et, par conséquent, puisqu’il se déclarait irréconciliable avec l’erreur, exclusive de toute autre. Proscrit au me siècle, il fut intolérant à son tour au Ive, et, dans ces deux attitudes, il resta toujours fidèle à lui-même, à son esprit originel hérité du judaïsme, à sa direction primordiale. On se heurte ici à la diversité des jugements portés sur son rôle politique et social par ceux qui exaltent en lui le restaurateur de la dignité humaine et ceux qui lui reprochent d’avoir été pour l’Empire romain — ou même pour l’État en général — un ennemi dangereux, un allié plus dangereux encore.

De ces jugements, combien peuvent prétendre à l’impartialité ? Combien sont exempts de toute préoccupation de polémique, purs de toute haine, de cette haine spéciale, subtile, prompte aux calomnies, qui se mêle à toute lutte on les passions religieuses sont en jeu ? Même dans des champs (l’exploration mieux pacifiés, l’histoire ne peut guère apprécier impartialement que les hommes et les choses qui ont achevé le cours de leur existence, les cycles qui se sont fermés pour toujours. Or, le christianisme est vivant : il a même, à parler franc, conservé l’habitude de considérer toute critique comme une agression, et toute agression comme l’indice d’un esprit faussé on d’un cœur corrompu. Il faudra cependant, dans des études sur le IVe siècle, faire une part, et une large part, à l’histoire religieuse, sans laquelle l’autre ne serait plus intelligible. On rencontre, dès le début, la persécution de Dioclétien, le dernier effort tenté par l’État romain pour expulser de son sein une puissance antagoniste avec laquelle il n’avait pas encore appris à vivre sur le pied de paix. Bientôt, après, sous les empereurs chrétiens, commence l’élimination ou l’absorption des religions païennes, traquées par l’État allié de l’Église. Il y a là une époque de transition, ou, comme on dit, aujourd’hui, un tournant de l’histoire. Sans préjuger les résultats d’une enquête où l’on se heurte à chaque pas à des opinions préconçues, je me bornerai pour le moment à indiquer en peu de mots dans quelle mesure il est légitime de placer, à côté des Germains, le christianisme parmi les causes de destruction de l’Empire romain.

On sait, comment le contact des races et l’échange des idées au sein de l’empire romain produisirent une effervescence religieuse qui fit trouver bien bornée la sagesse des philosophes, bien étriquées les religions à l’ancienne mode, celles qui confondaient leur domaine avec celui de la cité. Il s’opéra un travail de fusion qui tendit d’abord à supprimer les différences entre les dieux des diverses nations, puis à absorber les petits dans les grands, et ceux-ci dans quelque puissance suprême. En d’autres termes, on s’acheminait, par le syncrétisme, au monothéisme. Et ce n’était pas là, comme on pourrait le croire, œuvre de raisonnement : les facultés logiques et le sentiment religieux sont comme les deux plateaux d’une balance, dont l’un ne peut monter sans que l’autre s’abaisse. C’était l’œuvre d’un instinct, d’ailleurs très sûr, comme l’est toujours l’instinct. Ce que cherchaient les hommes de ce temps, c’était une puissance capable de vaincre la mort, c’est-à-dire de leur assurer une existence, et même une existence heureuse, par delà le tombeau. Pour combien entrait dans ce désir, de jour en jour plus ardent, le dégoût d’un monde où l’individu n’était plus qu’un atonie perdu dans la foule pour combien le progrès des idées égalitaires, qui permettait maintenant aux plus humbles d’ambitionner un privilège autrefois réservé aux héros ou il la clientèle aristocratique des Mystères, je n"ai pas à le rechercher en ce moment. Ce qui est certain, c’est que le désir de l’immortalité, jadis peu encouragé par les religions nationales, a commencé alors à prendre dans l’âme humaine la place qu’il a gardée depuis, à devenir la raison d’are des religions cosmopolites. Le monde appartiendrait à celle de ces religions qui saurait le mieux convertir ce désir en une espérance assurée. Plus d’une s’y essaya, tantôt au nom d’Isis ou de Sérapis, tantôt au nom de la Grande-Mère, tantôt au nom de Mithra, employant pour moyen ordinaire l’initiation mystérieuse, la communication de recettes magiques, la purification par l’eau ou par le sang, bref, une foule d’observances rituelles d’une efficacité garantie. La religion de Mithra, en particulier, avec ses grottes mystiques, ses multiples degrés d’initiation ou sacrements, — c’est pour elle que le mot fut créé, — parut un instant destinée à devenir la religion universelle de l’empire.

Il est évident que toutes ces croyances, toutes ces  aspirations déplaçaient, pour ainsi dire le centre de gravité de l’existence. Grecs et Romains, au temps où ils étaient avant tout des citoyens, l’avaient placé en deçà du tombeau ; il était maintenant reporté au delà. C’est dire que l’État, dont le pouvoir ne dépassait pas les bornes de la vie terrestre, passait du même coup au second rang des puissances utiles, et les occasions ne manquaient pas de le classer parmi les puissances malfaisantes, instruments d’oppression et d’injustice. En tout cas, il est permis d’affirmer que cet entraînement des âmes, même accompagné de résignation et de docilité, ne pouvait tourner au profil de l’État, surtout au moment où il avait besoin de lutter pour l’existence.

Le christianisme parut d’abord n’être qu’une de ces religions préoccupées des choses d’outre-tombe, une de ces agences mystiques où s’enrôlaient les candidats aux félicités de la vie future. Cependant l’État, qui tolérait toutes les autres religions, et qui à ce prix croyait n’avoir rien à redouter d’elles, se montra de bonne heure défiant, puis hostile à l’égard de celle-ci. Entre elle et lui s’engagea un conflit permanent. Ce conflit de temps à autre passait à l’état aigu, sans qu’aucune explication nette, aucune définition de droit, vînt donner un sens à ce qui, vu à distance et par les yeux des chrétiens, nous apparaît connue un odieux abus de la force aux prises avec la vertu désarmée. D’un côté, l’arbitraire, des accès d’intolérance suivis de trêves toujours précaires ; de l’autre, une constance inébranlable, le sacrifice allégrement fait de la vie à la foi. Le contraste est saisissant, et la tradition chrétienne est unanime à le déclarer inexplicable autrement que par des motifs d’ordre surnaturel. Les hommes ne sont ici que des comparses : la lutte est entre Satan et le Christ, entre le monde, le siècle, l’abominable siècle, et les élus de Dieu. Qui n’a entendu la voix mordante de Tertullien signaler comme un monument d’iniquité le rescrit de Trajan défendant de rechercher les chrétiens, mais ordonnant de les punir s’ils étaient dénoncés ? Ce qui parait plus monstrueux encore à l’apologiste, c’est que les tribunaux relâchent immédiatement tout chrétien qui, même après s’être avoué tel, renie sa foi. La torture, destinée d’ordinaire à arracher des aveux, n’était employée ici que pour extorquer des rétractations. Voici un chrétien, s’écrie Tertullien, que vous considérez comme un homme coupable de tous les crimes, ennemi des empereurs, des lois, des mœurs, de la nature entière, et vous le contraignez à nier pour l’absoudre, alors que vous ne pourriez pas l’absoudre s’il ne niait pas. Ce que Tertullien disait aux juges commissionnés par Septime Sévère, S. Cyprien le répétait, au temps de Dèce, au proconsul d’Afrique Démétrianus. Quelle est cette insatiable rage de bourreau ? Choisissez de deux choses l’une : être chrétien est un crime ou ne l’est pas. Si c’est un crime, pourquoi ne pas mettre à mort celui qui avoue ? Si ce n’est pas un crime, pourquoi poursuivre un innocent ? La question est faite pour les gens qui nient.

Sans doute, Tertullien et S. Cyprien ont cent fois raison. Seulement, ils ne voient pas ou ne veulent, pas voir que le gouvernement ne tenait pas à exalter le zèle des chrétiens en faisant des martyrs, et qu’il espérait désorganiser la secte en y introduisant la discorde, assuré que les apostats ou lapsi seraient excommuniés par leurs coreligionnaires. Ils ne prévoyaient certainement pas alors que l’Inquisition du moyen âge reprendrait pour son compte la procédure impériale, avec cette aggravation notable qu’elle menait au supplice ceux qui persistaient dans leur erreur et ne relâchait pas ceux qui l’abjuraient. Mais, d’autre part, si la jurisprudence des légistes impériaux était brutale, elle était loin d’être déraisonnable. Étrangers à toute espèce de débat religieux, les légistes ne poursuivaient qu’un but : empêcher la propagation de doctrines qu’ils jugeaient dangereuses pour la paix sociale et la sécurité de l’État. Ils n’avaient sans doute pas d’idées bien arrêtées sur la plupart des religions qui se disputaient les hommages des sujets de l’empire ; mais le christianisme, ils le connaissaient ou croyaient le connaître. C’était pour eux une secte juive. Or, le judaïsme avait fait ses preuves ; on savait qu’il ne tolérait aucune autre religion, et que le peuple d’Israël, quoique dispersé, était resté partout, réfractaire à toute fusion avec les autres races, partout obéissant à sa Loi, rebelle à toute autre. Les Séleucides en avaient fait jadis l’expérience : les Romains, eux, gardaient encore le souvenir de la terrible guerre qui avait abouti à la destruction du Temple de Jérusalem par Titus. Ils avaient été là aux prises avec le fanatisme religieux, chose pour eux aussi incompréhensible qu’elle l’avait été pour les Hellènes, et cette force leur parut avec raison la plus redoutable qui fût au monde. Après comme avant cette exécution sanglante, les Romains n’avaient pas essayé d’assimiler les Juifs aux autres sujets de l’empire : ils ne leur demandaient ni service militaire, ni collaboration d’aucune sorte. Mais il leur sembla que la prudence la plus élémentaire leur commandait d’enfermer le judaïsme dans la race juive. Ils interdirent la propagation des idées juives, ce qu’on appelait alors le prosélytisme, parmi les peuples d’autre race. Ils entraient ainsi directement en conflit avec l’idée mère, la raison d’être du christianisme, qui maintenant voulait étendre à toutes les nations, aux « Gentils le privilège longtemps réservé aux fils d’Abraham. De là celte proscription toujours virtuellement existante, établie précisément par les meilleurs empereurs, par Trajan, par Antonin, par Marc-Aurèle, jurisprudence qui refusait d’entrer dans le détail des actes et punissait le fait même de se déclarer chrétien alors qu’on n’était pas né juif.

Peu à peu le triage se fit entre Juifs et chrétiens : mais ce fut pour aggraver les craintes des gouvernants. Les Juifs, qui étaient dans la légalité, dénonçaient aux rigueurs de la loi ces imitateurs abhorrés qui attendaient non plus la venue, mais le retour de leur Messie ; et, comme il arrive toujours dans ces sortes de querelles, ils les accusaient par surcroît des crimes les plus odieux. La persécution aigrit les caractères. L’empire une fois aux prises avec l’adversité, les chrétiens ne purent ni ne voulurent cacher qu’ils avaient placé leurs espérances ailleurs, et que la chute même de Babylone, de la grande prostituée, ne serait à leurs yeux que l’annonce d’une ère de pure félicité pour les élus. Les réquisitoires dressés contre les vices du siècle par les apologistes, les imprudences des zélateurs, les refus d’obéissance dans l’armée, les bravades des confesseurs et martyrs devant les tribunaux, — car la vertu a ses fanfarons comme le vice, — le tour agressif d’une foi qui stigmatisait toute autre croyance comme une œuvre de ténèbres et de perdition, tout contribua à envenimer la lutte engagée. Ce n’était plus seulement le pouvoir qui sen mêlait, c’était le peuple. Le peuple se persuadait que les malheurs publics étaient dus à l’impiété et aux maléfices des chrétiens, et les chrétiens répondaient qu’en effet leur Dieu. le vrai, le seul, infligeait aux païens persécuteurs une correction méritée. Mares étaient, sans doute les esprits conciliants qui, comme S. Cyprien, cherchaient à la décadence visible de l’empire des raisons naturelles et parlaient de la vieillesse du inonde, de l’épuisement de la vie physique dans l’univers. Plus nombreux devaient être ceux que hantait l’idée développée plus tard avec complaisance par Orose, le souvenir des plaies d’Égypte châtiant, pour de moindres méfaits, le Pharaon biblique.

Il est certain que le christianisme, avant de s’être réconcilié avec l’État romain et peut-être même après, a été pour lui un dissolvant. Pour quelle part faut-il le faire entrer dans les causes qui hâtent, au IIIe siècle la décadence de l’empire, je ne saturais le dire et je doute que personne le sache. Il nous manque pour cela même l’élément matériel d’un calcul de ce genre, l’estimation, même approximative, du nombre des chrétiens. Les auteurs profanes sont muets sur ce point, et les auteurs chrétiens se contredisent entre eux et avec eux-mêmes. Suivant les besoin, de la cause, tantôt ils représentent leurs coreligionnaires comme remplissant le monde, ait point qu’ils y feraient la solitude en fuyant an désert ou écraseraient leurs persécuteurs s’ils voulaient se défendre ; tantôt ils s’étonnent que le pouvoir si bien armé ait peur d’une poignée d’hommes. Gibbon évalue la proportion moyenne des chrétiens à 1/20 de la population, et, s’il n’a pas démontré sa thèse, on ne l’a pas non plus réfutée.

Cette esquisse sommaire nous amène au seuil de l’histoire du Bas-Empire. Elle suffit à donner une idée générale de ce qu’était le monde romain au siècle précédent ; à faire comprendre pourquoi Dioclétien, voulant régénérer l’empire, s’ingénia tout d’abord à prévenir les révolutions intérieures en créant un mode régulier de transmission du pouvoir impérial, pourquoi il chercha ensuite, sans y mieux réussir, à accroître les forces défensives de l’empire en réorganisant l’armée et l’administration financière ; pourquoi enfin sa dernière tâche, sa dernière illusion et son dernier insuccès, fut un essai de rétablir l’ordre moral tel qu’il l’entendait, le loyalisme et le patriotisme, par la persécution.

Suivant que la postérité mesure son estime à la grandeur des desseins on au succès, Dioclétien prend place parmi les grands hommes ou parmi les politiques à courte vue. Nous apprendrons par son exemple que le pouvoir le plus absolu est bien vile convaincu d’impuissance quand il veut changer, à coups de décrets, les habitudes séculaires d’un peuple ou refouler les jeunes croyances auxquelles appartient l’avenir. Le spectacle n’est pas d’un intérêt médiocre, car tout est grand dans l’empire romain, si grand que les peuples modernes se parent encore de ses souvenirs, et que les Césars d’aujourd’hui comme le Pontifex Maximus de Rome ne font que se partager, avec les titres, la somme d’autorité jadis concentrée aux mains des Césars Augustes, incarnations quasi divines du Génie et de la Majesté du peuple romain.

 

 

 



[1] Leçon du 6 décembre 1894.