LEÇONS D’HISTOIRE  ROMAINE - RÉPUBLIQUE ET EMPIRE

 

VII. — L’EMPIRE ROMAIN AU IIe SIÈCLE[1].

 

 

Malgré tant de travaux accumulés, depuis Tillemont, jusqu’à Duruy et H. Schiller, l’histoire de l’empire romain ressemble encore à une lande mal défrichée. Non seulement on y trouve des lacunes produites par l’absence de documents, mais nous connaissons mal ce que nous connaissons le mieux. Vu par les yeux de Tacite, le premier siècle n’est qu’une série de sombres drames et d’orgies sanglantes. C’est que Tacite ne voit dans l’univers que Rome, dans Rome, qu’une sorte de duel entre l’aristocratie et le prince. Dans l’étroit espace où il se meut, les vices et les vertus, examinés de trop près, prennent des proportions démesurées. Quand on veut comprendre cependant comment un si monstrueux régime a pu devenir la forme nécessaire de l’État, romain, on a peine à réagir contre cette obsession, à se représenter de quelle façon vivaient, pensaient, étaient administrés les sujets de Tibère et de Néron répandus dans le vaste monde, loin du Palatin, du Capitole et des Gémonies. Il faut interroger les inscriptions, médailles, monuments de toute sorte, tous les débris laissés parla vie réelle, et, à l’aide de ces témoignages, faire rentrer peu à peu dans l’histoire tout ce qu’un art trop dédaigneux en avait élagué.

Nous n’avons guère que des documents de cette sorte pour reconstituer l’histoire du ne siècle. Tacite n’a pas écrit, comme il se l’était promis, l’histoire de Nerva et de Trajan, de peur sans doute de recommencer le Panégyrique et de tenir compagnie à son ami Pline le Jeune dans le genre ennuyeux. A part quelques abrégés de Dion Cassius, il ne nous reste, en fait de textes d’auteurs, que les maigres biographies de l’Histoire Auguste, qui commencent à Hadrien. Ces lacunes de la tradition ne contristent pas autrement les amateurs de formules toutes faites et de mois à effet. Il est entendu que le siècle des Antonins a été un âge d’or, et que les peuples heureux n’ont pas d’histoire. En fait, le siècle des Antonins a une histoire, assez monotone en surface, vivante et agitée du côté des religions, et, à ce point de vue, riche de faits intéressant la culture générale de l’humanité. Quant à la qualification d’âge d’or, acceptons-la provisoirement, pour en faire honneur aux qualités personnelles des empereurs d’abord, à la sagesse de leurs administrés ensuite. Le monde romain, rudement éprouvé par les guerres civiles qui avaient suivi la mort de Néron et qu’on avait craint de voir recommencer à la mort du dernier Flavien, souhaitait ardemment la stabilité du pouvoir, assurée par une transmission régulière de la dignité impériale. Le vœu bien connu de l’opinion publique décourageait d’avance les ambitieux qui auraient voulu prendre de force la place ou la succession de l’empereur. Il se fit ainsi une sorte d’apaisement conscient, engendrant un sentiment de sécurité auquel on peut attribuer, sans crainte de se tromper, la meilleure part dans le bonheur du siècle des Antonins.

Mais, si l’opinion pouvait imposer cette sorte de trêve des prétendants, il ne dépendait pas d’elle de supprimer les causes de l’instabilité du pouvoir suprême, essentiellement personnel, viager, précaire. Cela ne dépendait pas non plus des empereurs du ne siècle. Ceux-ci se sont constamment préoccupés de cette question capitale, d’on dépendait tout l’avenir. Il y avait à cet endroit, dans la constitution si longuement méditée et élaborée par Auguste, une lacune béante, qui tenait la place d’un organe nécessaire et absent. Cette lacune, Auguste l’avait bien vue, et il savait qu’elle pouvait faire crouler son œuvre ; mais il n’avait pas non plus dépendu de lui de la combler. Là où il fanait un principe, il ne put mettre que des expédients et léguer son embarras à ses successeurs. Les Antonins essayèrent de convertir ces expédients en principes. Ils y réussirent dans une certaine mesure, avec l’appui de l’opinion, mais dans une certaine mesure seulement. Le régime impérial parvint ainsi à un état momentané d’harmonie qu’il n’avait pas connu avant, qu’il ne retrouva plus après.

Essayons de dégager de l’ensemble des faits les données du problème que les Antonins avaient à résoudre, qu’ils résolurent en effet de leur mieux, sans se faire illusion probablement sur la valeur théorique et pratique d’une solution qui n’était pas originale et ne pouvait être définitive.

I

Dans un pays qui a connu des émules et même des singes de César. il est difficile de juger avec l’impartialité voulue la révolution qui substitua jadis aux libres institutions de Rome le despotisme cauteleux et la monarchie inavouée des Césars. Nous mêlons à cette histoire généralement mal comprise nos ressentiments d’hier et nos appréhensions d’aujourd’hui. Sous les noms anciens, nous mettons des noms nouveaux, et nous entendons vibrer à nos oreilles les invectives éloquentes qui naguère, comme des projectiles tirés en ricochet, allaient heurter les despotes d’autrefois pour atteindre de plus modernes oppresseurs des libertés publiques. Il faut écarter résolument et dès l’abord ces arrière-pensées, ces retours, ces allusions qui pouvaient être de mise en des temps où l’on n’avait pas la liberté de tout dire, mais qui risquent d’être injustes pour la Rome d’autrefois et offensantes pour la France du XIXe siècle. Entre la condition des deux pays, il y a des ressemblances de surface et des différences profondes. La ressemblance, qui nous rapproche au moins autant des républiques grecques que de Rome, c’est que toute démocratie a une tendance à glisser vers la démagogie, et que celle-ci, se limitant par son propre excès, aboutit au despotisme, devenu à la fois un châtiment et un remède. C’est à nous d’enseigner à la démocratie ses devoirs et de flétrir les vils flatteurs qui ne parlent au peuple souverain que de ses droits. La différence essentielle — elle vaut la peine d’être notée — c’est que les Romains n’étaient dans leur empire qu’une infime minorité ; que la prétendue démocratie romaine était, en fait, le despotisme exercé sur le monde entier par la populace de la grande au lieu que notre démocratie couvre de ses larges assises notre sol tout entier, que le droit de suffrage reconnu à tous peut être exercé par tous, et qu’un pays gouverné par la majorité ne peut renfermer en même temps une majorité de mécontents. Laissons donc le ridicule faire justice de nos aspirants à la dictature et de nos prétendants au trône.

L’établissement du régime impérial a été — on ne saurait trop le répéter — la revanche du monde conquis et mal gouverné sur la race conquérante. C’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour comprendre comment, improvisé par la force, il se trouva aussitôt répondre aux vœux du plus grand nombre et put non seulement étouffer les protestations d’une minorité impuissante, mais résister aux défauts, à l’incohérence de sa propre structure. Le vice principal du système était celui que je, ne me lasse pas de signaler, à savoir : l’absence de dispositions légales réglementant d’une façon pratique la transmission du pouvoir. Ceux qui assimilent, sans plus ample examen, l’empire à la monarchie s’étonnent de l’imprévoyance d’Auguste. Auguste, dit, M. Renan, avait manqué à tous les devoirs du vrai politique en laissant l’avenir au hasard. Sans hérédité régulière, sans règles fixes d’adoption, sans loi d’élection, sans limites constitutionnelles, le césarisme était comme un poids colossal sur le pont d’un navire sans lest. Nos moralistes en viennent à penser que l’hypocrisie était devenue chez le fondateur de l’empire une seconde nature, et que ce grand comédien, dupe de son rôle, n’a pas su jeter le masque à temps. J’estime, au contraire, qu’Auguste connaissait à fond un sujet sur lequel il a médité pendant plus de trente ans ; qu’il avait une idée très nette des conditions que doit remplir un régime monarchique, et qu’il a passé sa vie à essayer d’établir sa monarchie sur sa base naturelle, l’hérédité.

Auguste savait — ce que nous oublions trop — que toute monarchie héréditaire repose, en dernière analyse, sur une foi religieuse, la foi en la supériorité intrinsèque d’une famille déterminée, en un droit spécifique qui vient d’en haut, non d’en bas, que le peuple n’a pas donné et qu’il ne peut pas reprendre[2]. Chez les nations chrétiennes, ce droit a été considéré comme une investiture providentielle, reconnue par la religion. Les religions antiques, l’anthropomorphisme grec surtout, fournissaient des explications plus simples et plus probantes. Les rois d’Homère sont tous des héros, c’est-à-dire des demi-dieux, nés des amours qui ont mêlé la race divine à la race humaine. La foule sans nom qui les environne reconnaît en eux ses unitives ; elle sait que ces pasteurs des peuples ont reçu des dieux leur autorité. Ceux-ci croient eux-mêmes à leur mission divine. Atride, dit Nestor à Agamemnon, tu es le prince de beaucoup de peuples, et Zeus t’a confié le sceptre et les droits pour que tu les gouvernes. L’histoire de la royauté en Grèce suit exactement révolution de l’idée religieuse, qui l’entraîne dans sa décadence. A mesure que la foi s’affaiblit, les droits des rois paraissent de plus en plus contestables ; ils sont peu à peu supplantés par une oligarchie de familles qui ont aussi la prétention de descendre des héros : puis, entre cette noblesse de race et le commun du peuple, l’écart s’atténue rapidement ; enfin, le jour où l’esprit scientifique nie toute différence originelle entre les diverses classes d’hommes, la démocratie égalitaire apparaît.

Morte par l’épuisement de son principe, — sauf Sparte, — la royauté ne reparut jamais en Grèce. Ce n’est pas qu’elle eût laissé des rancunes dans la mémoire des peuples on qu’on la regardât comme un régime dégradant. Mais la logique qui l’avait engendrée avait supprimé sa raison d’être : il n’y eut plus de rois parer qu’on ne trouvait plus en Grèce que de simples mortels. Rien ne montre mieux la fixité des idées grecques sur ce point, que les tentatives faites par Alexandre et ses successeurs pour se transformer en rois légitimes des Hellènes et des Barbares. Fondée par la force des armes, leur autorité n’était qu’un fait : il fallait qu’elle devint un droit. Pour atteindre ce but, ils n’imaginèrent rien de mieux que d’entretenir chez les Barbares, de faire revivre chez les Hellènes, si faire se pouvait, l’antique foi en l’origine divine des rois. Dès qu’Alexandre eut mis la main sur l’Égypte, il alla demander à l’oracle d’Ammon-Râ de le reconnaître pour une incarnation de la divinité. Il devint ainsi pour les Égyptiens le pharaon légitime. Il ne fit que traverser l’Asie occidentale : là, il savait bien que les religions, panthéistiques ou syncrétiques, avaient une placé toute faite pour le dogme monarchique. Le mazdéisme iranien était, par nature, moins complaisant ; mais il ne pouvait refuser au vainqueur l’investiture divine qu’il avait accordée aux Achéménides. Alexandre allait être à son tour le Grand-Roi, le premier serviteur et lieutenant d’Ahoura-Mazda. Une fois maître des Barbares et consacré par leurs religions, il se retourna vers les Hellènes, dont il voulait être aussi le roi. Ce devait être la partie la plus difficile de sa tache, mais il s’obstinait à y réussir : il sentait que l’esprit hellénique gagnait ses Macédoniens, et que, s’il ne parvenait pas à restaurer la royauté en Grèce, il risquait de la perdre en Macédoine et dans les pays hellénisés. Comme fils de Philippe, il passait déjà pour un descendant d’Héraklès et d’Achille : mais c’étaient là des souvenirs lointains, suffisants pour maintenir un pouvoir non contesté, incapables de porter le poids d’une fondation nouvelle. Il fallait faire plus hardiment appel à la foi. On commenta à raconter dans l’entourage du roi des anecdotes qui servaient de commentaire à la réponse de l’oracle d’Ammon, et dont l’honneur conjugal de Philippe faisait les frais. On avait entendu dire qu’Olympias, la veille de ses noces, avait été visitée par le dieu du tonnerre, ou qu’on avait vu se glisser dans sa couche un dragon mystérieux. Il était bien tard pour rajeunir les vieux contes d’Alcmène et de Sémélé : les Grecs de l’époque n’étaient pas naïfs, et maint plaisant se chargea d’ajouter des détails grotesques à la nouvelle légende. Tout le monde savait que Philippe avait eu un œil crevé au siège de Méthone. Il n’en était que plus amusant de raconter que Philippe était devenu borgne en épiant, par le trou de la serrure, les amours de son très glorieux rival. On trouvait très piquant aussi de mettre en scène Olympias, qui, incrédule à bon droit et ne comprenant rien à toutes ces finesses, s’écriait : Alexandre ne cessera-t-il pas de me calomnier auprès de Héra ?

Alexandre eût été vraiment bien peu de son temps et de son pays, s’il avait cru possible d’imposer son dogme monarchique à la conscience grecque. Il devait savoir que les Hellènes ne lui obéiraient jamais de leur plein gré, et qu’il n’avait pas de prise sur leur for intérieur. Mais il lui importait que l’esprit critique des Grecs ne vint pas détruire la foi qu’il comptait entretenir ou implanter ailleurs. Il voulait, pour cela, leur ôter leur franc-parler et crut que le moyen le plus simple d’y parvenir était de contraindre les cités grecques fi lui rendre les honneurs divins. Cet hommage public devait créer une convention sociale dont bien peu d’individus, soit par crainte, soit par pudeur patriotique, oseraient s’affranchir. Cette pudeur est même cause que nous sommes fort mal renseignés sur l’accueil qui fut fait par les cités grecques à l’injonction d’Alexandre. On nous dit seulement que les Athéniens infligèrent une grosse amende à l’orateur Démade pour l’avoir portée à la tribune, et que les Spartiates se contentèrent de répondre, avec une pointe d’ironie peu déguisée : Nous permettons à Alexandre de s’appeler dieu, s’il lui plaît ainsi. Quelque jugement que l’on porte sur la moralité du jeune conquérant, il faut reconnaître que la folie des grandeurs ne donne pas de sa conduite une explication suffisante. Il agissait en logicien pressé, qui ne prenait pas le temps d’arriver au but par des voies détournées, mais qui avait une intelligence fort nette du syllogisme dont il brusquait la conclusion.

La preuve que l’enthousiasme juvénile ou mystique n’était pour rien dans ses exigences, c’est que ses successeurs, plus mûrs et de sens plus rassis, les maintinrent à leur profil, chacun dans le domaine où il voulait implanter sa dynastie. On sait avec quelle gravité hiératique les Ptolémées jouèrent leur rôle de dieux et, pour préserver leur sainte lignée de toute infusion de sang mortel, érigèrent l’inceste en institution d’État. On remit en circulation pour le compte de Séleucus Nicator les légendes qui avaient déjà servi pour Alexandre. Sa mère l’avait eu d’Apollon, ancêtre et patron de la dynastie des Séleucides. On assurait qu’Apollon, prévoyant sans cloute les objections des sceptiques, avait, comme preuve et gage de sa paternité, Iton né à Laodice un anneau sur le chaton duquel était gravée une ancre, et un miracle permanent faisait que tout Séleucide authentique portait en naissant la marque d’une ancre imprimée sur la cuisse. En même temps, Lagides et Séleucides usaient, d’un moyen de propagande nouveau, d’invention grecque et d’un effet infaillible : ils substituaient sur les monnaies leur effigie aux figures divines ou héroïques qui y avaient été seules gravées jusque-là. Nul, avant les successeurs d’Alexandre, n’avait eu l’idée ou l’audace de s’arroger cette Forme de l’apothéose. On était habitué à considérer les pièces d’or ou d’argent frappées comme des images saintes, des icônes placées sous la garantie des dieux révérés dans les diverses cités. Désormais, la monnaie continue à circuler sous la garantie de la religion monarchique. Tout le inonde ne lisait pas les hymnes de Callimaque et ne pouvait répéter avec lui : έκ δέ Διός βασιλήες, les rois descendent ou viennent de Zens ; mais le plus humble artisan connaissait l’image des dieux contemporains imprimée sur les espèces métalliques. Même  aujourd’hui que l’on se contente d’adorer l’argent pour lui-même, nous sentons confusément, que le balancier monétaire donne une sorte de consécration religieuse, une consécration que les chers d’État élus ne sont pas admis à revendiquer. Comme les libres cités d’autrefois, les républiques actuelles réservent le champ de leurs monnaies aux emblèmes qui symbolisent la grande et impérieuse divinité de l’âge moderne, l’héritière de toutes les religions nationales du monde classique, la Patrie.

Nous voici revenus, à travers ces considérations générales et ces faits particuliers, aux Césars et à leur empire. Nous allons retrouver à nome le même tour d’esprit, la même logique appliquée à remanier, à combiner, à faire revivre des traditions analogues. Je dis analogues, et non tout à fait identiques. La religion romaine ne portait pas aussi bien que la grecque la greffe monarchique. Ses dieux abstraits étaient des forces subtiles qui ne se laissaient pas facilement emprisonner à demeure dans une forme humaine. Impassibles et solitaires, leur humeur ne prêtait guère aux fictions aimables qui fournissaient aux Hellènes l’explication de l’origine et de la prééminence des dynasties héroïques. Le fondateur de Rome, qui dans la tradition indigène, était probablement une entité divine, devint un héros, fils de Mars et de la Terre couverte de forêts, personnifiée sous le nom de Silvia. Mais ce héros, façonné à la grecque, garde les habitudes des dieux italiques : il disparaît soudain sans laisser de postérité. A peine nouée, la chaîne se rompt. Les Romains ont utilisé cette solution de continuité pour vieillir artificiellement leurs institutions républicaines. Cicéron ne se sent pas d’aise à la pensée que les Romains du temps de Romulus avaient inventé la royauté élective, qui est la négation du privilège héréditaire. En ce temps-là, dit-il, ce peuple tout neuf a pourtant vu ce qui avait échappé au Lacédémonien Lycurgue. Celui-ci estimait qu’il ne fallait pas élire le roi, mais le garder tel quel, pourvu qu’il fût issu de la race d’Hercule : nos ancêtres, tout rustiques qu’ils étaient, ont vu que ce n’était pas la lignée, mais bien une vertu et une sagesse royale qu’il fallait chercher. Pour son coup d’essai, le suffrage populaire fait un coup de maître : il découvre, il acclame Numa, la vertu et la piété faite homme.

Mais, en fin de compte, l’élection et l’hérédité ne sont pas absolument incompatibles. Ainsi en avaient jugé les Athéniens qui pendant plus de trois siècles, dit-on, avaient eu des archontes à vie pris dans la famille des Médontides. Le reste de l’histoire de Rome nous montre des tentatives faites pour concilier ces deux principes. Ancus Marcius passait pour avoir été, par sa nièce, un petit-fils de Numa. A la mort d’Ancus, le peuple ne voulut pas choisir parmi ses fils en bas âge et préféra nommer leur tuteur Tarquin : mais la suite prouva qu’il avait peut-être eu tort. Tarquin, étranger d’origine, régna en autocrate, il fut tué par les fils d’Ancus Marius. La vertueuse histoire romaine ne récompense pas l’assassinat politique, surtout quand il est aussi intéressé que celui-ci. Le successeur de Tarquin fut son gendre Servius Tullius, qu’il avait déjà associé aux affaires et qui se trouva roi sans avoir été régulièrement élu. La conciliation entre l’hérédité et l’élection se fait mal : ici, les deux principes sont froissés à la fois, et — chose imprévue — au profit du principe primordial, celui de la supériorité de nature. Le plébéien Servius Tullius était le fils d’un Génie : sa vie s’était allumée à une étincelle divine jaillie du foyer même de la résidence royale. La dignité royale est comme créée derechef par la communication directe du prestige divin. Mais ce recommencement est une fin : le règne de Servius Tullius est la préface du régime républicain. Le réformateur de la constitution romaine est assassiné par son gendre, qui usurpe le pouvoir : le despotisme de Tarquin le Superbe lasse la patience des Romains, et ceux-ci, en expulsant le tyran, jurent une haine éternelle à la royauté.

Cette histoire des anciens rois de Rome était une belle matière à réflexions, et j’imagine qu’Auguste dut y songer souvent. Qu’elle fût véridique ou non, peu importe : les fictions auxquelles tout le monde croit sont des réalités puissantes. Il restait acquis que les Romains n’avaient jamais connu la monarchie héréditaire ; qu’ils ne l’avaient même pas supportée longtemps élective et l’avaient déclarée abolie pour toujours, conservant une sorte de rancune contre l’institution elle-même. Et ce sentiment de répulsion était entré dans les habitudes d’esprit des Romains. La République avait toujours pris vis-à-vis des rois un ton arrogant : elle se plaisait à les humilier, à leur montrer combien ils étaient petits en face de ce Sénat qui avait paru à Cinéas une assemblée de rois. L’idée que la monarchie, sous l’orme de royauté, était un régime fait pour les races inférieures avait tout récemment précipité la mort de César. On avait nommé César dictateur perpétuel ; mais l’enthousiasme populaire s’était subitement refroidi quand Antoine lui eut offert publiquement le diadème. Il fut dès lors terriblement haï, écrit Dion Cassius. Les mêmes citoyens qui criaient : Vive le dictateur ! ne voulurent pas crier : Vive le roi ! Ils se sentirent offensés dans leur amour-propre, et des placards séditieux invitèrent les Brutus vivants à se souvenir de leur grand ancêtre, qui avait jadis expulsé les rois. Cet exemple invitait assez Auguste à la prudence : il savait qu’il fallait éliminer de ses plans de restauration monarchique le titre de roi.

Ce titre, pouvait-on s’en passer ? Pourquoi César, le sceptique César, qui dans son for intérieur regardait le diadème comme un simple ruban, l’avait-il ambitionné ? Qu’il l’eût souhaité et que la scène des Lupercales eût été concertée entre lui et Antoine, cela ne faisait pas le moindre doute. César, intimidé d’abord par la surprise et la froideur des assistants, n’avait-il pas pris sa revanche après coup en faisant insérer dans les archives publiques la mention de son refus, ce qui était une manière de l’annuler ? Si César n’eût cherché là qu’une satisfaction de vanité, dans un pays où le titre de roi était non seulement délesté, mais avili par l’habitude de commander aux rois, c’eût, été une folie, et Jules César ne faisait point de folies. Quel était donc son but ? Auguste, héritier, imitateur, admirateur, peut-être confident testamentaire de son oncle, était mieux placé que nous pour connaître la pensée intime du dictateur-roi ; mais nous pouvons bien essayer de deviner par les actes d’Auguste la façon dont il comprit le dessein et exécuta le plan tracé par son devancier.

Ce que César voulait, ce n’était pas tant être le roi des Romains que le roi des peuples soumis aux Romains. ‘Fous ces peuples, à de rares exceptions près, étaient accoutumés au régime monarchique ; ils regrettaient leurs dynasties nationales et ne concevaient l’autorité que sous cette forme mystique qui la fait remonter à une origine surnaturelle. Rome ne représentait pour eux que la force. Or, César se rendait parfaitement compte que sa fortune était portée par la poussée obscure, inconsciente mais irrésistible, de toutes ces masses d’hommes qui ne comprenaient rien au régime républicain ; rien, si ce n’est que la liberté romaine était leur esclavage ; qu’ils étaient victimes de toutes les discordes nées au sein de la grande cité ; que, au lieu d’avoir un maître intéressé à les protéger, ils étaient — même et surtout en temps de paix — livrés au caprice d’une série ininterrompue de tyranneaux, véritables oiseaux de proie que chaque printemps amenait affamés et remportait repus. C’est à la vieille oligarchie que César avait livré bataille, avec et pour les provinciaux qu’il avait vaincus. Ceux-là voulaient vivre tranquilles désormais, sous un maître qui réserverait toutes ses sévérités pour les brouillons de Rome : ils voulaient aussi que la partie une fois gagnée le fût pour toujours, et que l’hérédité du pouvoir rendit impossible tout retour à un régime abhorré. En un mot, ils voulaient un roi. Dictateur, César restait trop Romain et trop républicain pour eux ; de plus, la dictature, même perpétuelle, excluait l’hérédité, sans laquelle le nouveau régime n’avait point, de lendemain. César, tout bien pesé, crut qu’il pouvait risquer de devenir impopulaire à Rome pour acquérir au dehors un prestige incomparable. Comme Alexandre et ses successeurs, il se doutait bien que ses compatriotes ne prendraient pas sa royauté au sérieux, pas plus que les Alexandrins n’avaient respecté les Ptolémées et les Grecs d’Antioche les Séleucides ; mais il lui aurait suffi qu’ils ne la prissent pas au tragique.

Il se croyait d’autant plus sûr de réussir qu’il avait suivi la marche logique et obtenu des Romains plus qu’il ne lui restait à demander. La première condition pour être roi, c’est-à-dire être d’essence supérieure et avoir des ancêtres dans le monde divin, cette condition-là était remplie. César avait été successivement reconnu pour le descendant des antiques rois d’Albe, et, comme tel, autorisé à porter les souliers de pourpre et le manteau royal de ses aïeux ; puis honoré à la façon des héros grecs, puis révéré comme dieu sous le nom de Jupiter Julius, réincarnation de son ancêtre éponyme et dieu domestique, Iule, fils ou petit-fils d’Énée, fils lui-même de Vénus, de la déesse qui trônait maintenant, comme Genitrix, dans un temple tout neuf élevé sur le Forum Julien. Son origine divine était donc bien établie ; à la mode grecque, par descendance ; à la mode romaine par infusion et incarnation du Génie de la famille. Le Sénat, qui avait pris l’initiative de ces flatteries serviles, ne pouvait plus se dédire, et ce n’est jamais dans le bas peuple que le merveilleux trouve des incrédules. Avec la complicité imposée à l’aristocratie par la crainte, la légende du fils de Vénus avait le temps de s’établir. César crut qu’il n’avait pas besoin d’attendre que la foi vint aux Romains pour régner sur les provinces.

L’événement prouva qu’il avait voulu aller trop vite. Auguste se promit d’être patient, dût son œuvre n’être pas achevée avec sa vie : mais il conçut sa tache exactement comme son père adoptif. Rester maître des Romains par des moyens quelconques, sans heurter de front leurs idées ni leurs habitudes, et régner sur les provinces avec le double prestige de la force et de l’investiture divine ; laisser subsister d’abord une apparence de République polir les Romains et établir une monarchie à côté : tel fut son programme. Avec le temps, avec le progrès de la religion monarchique qui revivait spontanément hors de Rome et commençait à envahir même la capitale, la monarchie absorberait la république, et l’œuvre serait parachevée. Dès l’an 27 avant notre ère, Auguste, armé de toute la puissance effective des anciennes magistratures, traça la ligne de démarcation entre le domaine de la République, où il prétendait n’être que le premier citoyen (princeps), et son domaine ou royaume provincial. Comme le sol et les habitants de l’Italie étaient exempts d’impôts directs et que la République ne pouvait vivre que du tribut des provinces, il fallut bien laisser à la disposition du Sénat une population suffisante de contribuables. Auguste fit entrer dans la liste des provinces sénatoriales les pays les plus imprégnés de l’esprit gréco-romain et par conséquent les moins favorables à une culture sérieuse de la foi monarchique. Il y trouvait cet autre avantage, que, ces pays étant généralement mieux pacifiés, les proconsuls sénatoriaux n’auraient pas besoin de pouvoirs militaires. L’Égypte, où le régime monarchique n’avait pas été détruit, fut considérée comme la propriété particulière du prince, qui eut soin d’en interdire l’entrée à tout membre de l’aristocratie romaine.

Roi, Auguste l’était, au titre près, dans les provinces impériales : il s’agissait maintenant de le devenir dans les provinces sénatoriales, en Italie, à Rome même, parce que l’hérédité était à ce prix. Il avait bien pu extraire des institutions républicaines toute la réalité du pouvoir : il n’y pouvait trouver ce qu’elles ne contenaient pas, ce qu’elles excluaient même formellement, l’hérédité d’une fonction publique. Il lui l’allait pour cela créer un courant d’opinion, constituer une religion monarchique assez forte pour incorporer à sa famille un droit divin. On sait avec quelle patiente habileté fut menée cette campagne, par combien de détours la nouvelle doctrine assiégea le cœur et l’intelligence des Romains. On nous dit qu’Auguste suggéra à Virgile le sujet de l’Énéide ; que, du fond de l’Espagne, il écrivait au poète, d’un ton suppliant et même menaçant, pour stimuler sa lenteur ; que, après la mort de Virgile, il lit corriger et éditer le poème par Varius et Tucca. Nous le croyons sans peine. C’était la Bible de la nouvelle religion que son candide et reconnaissant protégé venait d’écrire. On y trouvait la glorieuse genèse de la dynastie des Jules, associée aux titres de noblesse du peuple romain, héritier, lui aussi, des héros troyens chantés pur Homère. Ce peuple avait été amené de rivages lointains, dirigé, défendu, consolé, pourvu de ses Pénates, de ses Lares, de son Palladium, par les ancêtres divins et héroïques des Césars. La légende d’Énée, forgée dans le cabinet des érudits, sortait de l’ombre on dorment les curiosités archéologiques, parée, séduisante, inoubliable, envahissant ‘mules les mémoires et faisant vibrer dans toutes les classes de la société l’orgueil patriotique des Romains. Le titre de roi reprenait son antique majesté ; il mettait comme une auréole au front des descendants de ceux qui l’avaient porté. Quand Horace veut glorifier Mécène, il l’appelle atavis edile regibus. Cela faisait penser qu’au-dessus de Mécène, il y avait César ; que aussi était issu de rois, et de plus grands.

Mais les lettrés n’étaient qu’un appoint dans la légion des collaborateurs d’Auguste. La propagande la plus active se faisait dans le peuple et par le peuple, avec l’aide de traditions et coutumes religieuses propres à servir de points d’attache au dogme monarchique. Auguste n’eut qu’à guider, en se donnant l’air de le contenir, l’instinct de vénération qui fait le fond de l’âme populaire. A Rome, son Génie fut associé dans tous les carrefours au culte des Lares Compitales desservi par de petites gens du quartier ; il devint de la même façon le patron de la plupart des corporations d’artisans. Tous ces prolétaires étaient fiers de porter des titres sonores, comme maîtres des Lares Augustes, maîtres Augustales, ministres d’Auguste. Le mouvement une fois lancé prit des proportions inouïes. Auguste dut défendre qu’on lui élevât des temples à Rome ; mais il s’en laissa dédier dans les provinces et en Italie, à la condition que son nom serait toujours associé à celui de la Déesse Rome. Enfin, les monnaies impériales portaient partout l’image du nouveau dieu. Ainsi commença ce culte des empereurs, qui devint par la suite une religion d’État, la religion non pas de la cité romaine, mais de l’empire tout entier.

Auguste touchait, ce semble, au but : il dut se demander s’il ne l’avait pas dépassé. Un peu de mythologie à la grecque suffisait à son dessein, et le zèle intempérant qu’il avait déchaîné lui décernait une apothéose qui le retranchait pour ainsi dire du nombre des mortels. Il se sentait devenir, comme les dieux et les Génies romains, une abstraction. Il se préoccupait de sa descendance, et ses fidèles ne songeaient qu’à lui. Un tel excès d’honneurs risquait d’être inconvertible en possession héréditaire. D’autre part, la nature semblait vouloir éteindre la race des Jules. Il n’était lui-même que fils de la nièce de César ; la femme qu’il avait répudiée, Scribonia, ne lui avait donné qu’une fille ; de cette Livie, qu’il aima uniquement et constamment, dit son biographe, il attendit vainement un héritier. C’était, pour un fondateur de dynastie, un cruel mécompte. Auguste chercha à réparer par des combinaisons nouvelles les oublis du Destin. Il avait un neveu, fils de sa sœur Octavie, M. Claudius Marcellus ; il lui fit épouser sa fille Julie : mais, moins de deux ans après, le frêle jeune homme descendait à vingt ans dans ce royaume des ombres où le rencontre, où le pleure la Muse de Virgile. Auguste ne se découragea point. Agrippa remplaça Marcellus, et Julie lui donna enfin deux petits-fils, Caïus et Lucius, qu’il s’empressa d’adopter. Ils devenaient ainsi ses fils, ses héritiers directs. Ses héritiers au point de vue du droit privé, sans doute : mais le droit public ignorait obstinément l’hérédité des fonctions gouvernementales. Le moment était arrivé pour Auguste de résoudre le problème qui hantait sa pensée. Allait-il demander au peuple romain de voter une loi constitutionnelle établissant l’hérédité du principat ? Mais le principal n’était pas une fonction définie : c’était la réunion dans les mêmes mains — réunion théoriquement précaire et accidentelle — de la puissance tribunitienne, de la puissance proconsulaire et du grand pontificat. Fallait-il décréter la transmissibilité héréditaire de ces dignités, de toutes ensemble ou de chacune séparément ? Les déclarer transmissibles en bloc, c’était arriver tout droit à la solution définitive ; c’était constituer la monarchie et l’asseoir sur son fondement naturel : mais c’était aussi risquer le pas qui avait si mal réussi à Jules César, et Auguste songeait avec effroi qu’une imprudence pouvait tout perdre. Attacher l’hérédité à chaque titre en particulier était plus facile. Jules César avait obtenu sans peine l’autorisation de léguer à sa descendance son titre d’Imperator et le grand pontificat. Le titre d’Auguste, qui impliquait une sorte de vénération religieuse, pouvait devenir aisément transmissible, à la façon des surnoms honorifiques. Il ne restait plus qu’à tenter l’expérience sur la puissance tribunitienne et le pouvoir proconsulaire. Mais l’expérience pouvait n’are pas sans danger. Il ne s’agissait plus là de distinctions honorifiques : c’était l’autorité gouvernementale, sous ses deux formes, civile et militaire, qu’Auguste n’osait pas même prendre en viager, et qui d’usufruit se serait convertie en propriété de famille. Auguste jugea l’obstacle insurmontable, au moins pour le moment. Le mieux était de ne pas changer de méthode et de pousser rapidement les jeunes Césars dans la voie des honneurs.

Mais la fatalité s’acharnait à déjouer toutes les combinaisons du vieil empereur. L. César mourut à dix-huit ans et C. César à vingt-deux ; Auguste se vit réduit à adopter le fils aillé de Livie, Ti. Claudius Nero, le futur empereur Tibère. Cette fois, Auguste fut tenté de s’avouer vaincu. N’avait-il donc tant lutté, intrigué, porté le poids d’un rôle accablant qui faisait de lui un are à part et hors la loi, n’avait-il si laborieusement préparé le triomphe prochain du principe d’hérédité que pour léguer le fruit de ses peines à un ennemi domestique, à un homme qu’il avait jusque-là humilié, froissé, tyrannisé, et qui lui rendait son antipathie avec usure ? Personne n’ignorait à Rome qu’Auguste avait forcé Tibère à répudier une femme qu’il aimait et de qui il avait un fils, pour épouser — lui troisième — la déjà trop fameuse Julie (11 av. J.-C.) : que ce mariage avait pour but de faire de Tibère le tuteur des jeunes Césars et le gardien de leur héritage : que Tibère, outré de ce rôle de valet, avait déserté le palais et passé à Rhodes sept années d’exil (de 6 av. à 2 apr. J.-C.). Auguste ne chercha pas même à dissimuler ses véritables sentiments. En face du peuple assemblé, au moment de prononcer la formule d’adoption, il fit serment que, s’il adoptait Tibère, c’était à cause de la République (4 apr. J.-C.). L’artiste voulait sauver son œuvre : le désir d’assurer sa succession dans sa famille l’emportait sur une antipathie personnelle. S’il est vrai qu’il redoutait pour le peuple romain les « lentes mâchoires » de son successeur, il mentait en disant qu’il l’adoptait pour le bien de l’État. Encore se réservait-il, si sa vie se prolongeait, de réviser ces dispositions testamentaires. En même temps Lue Tibère, il adoptait gon dernier petit-fils Agrippa Postumus, et il avait contraint l’ibère, qui avait pourtant un fils, Drusus le Jeune, à adopter lui- même son neveu Germanicus, petit-fils de Livie et peut-être, disaient les commérages du temps, d’Auguste. Celui-ci avait tout préparé pour que le pouvoir suprême, après une sorte d’intérim exercé par Tibère, revint ou pût revenir à ceux qui avaient au moins dans les veines quelques gouttes de son sang

Les circonstances, beaucoup plus que la libre volonté du prince, avaient fixé le destin de l’Empire. L’hérédité comme but, l’adoption comme moyen, telle a été, à travers toutes les vicissitudes et les révolutions, la règle, l’unique règle — et sans force obligatoire — de la transmission du pouvoir impérial à Rome. Le plan si longtemps suivi par Auguste, le projet de déduire logiquement l’hérédité d’une religion monarchique préalablement créée, avait échoué. A supposer que le peuple romain prit au sérieux le sang des héros, encore fallait-il que ce sang se transmit autrement que par fictions légales, en vertu d’actes passés par-devant notaire. La religion monarchique resta cependant, mais accommodée à la romaine, abstraite, attachant l’habitude du respect non pas à une dynastie, non pas même à la personne du prince, mais au Génie impérial, associé par un mariage mystique à la divine Rome. Cette religion n’a peut-être jamais retardé d’une minute la chute d’un empereur, mais elle a maintenu le régime impérial et surtout la cohésion de l’empire.

On voit reparaître la lutte entre l’hérédité qui veut obstinément s’établir et la constitution qui l’exclut, à travers les révolutions de palais qui ont conduit à sa fin la soi-disant dynastie des Jules et des Claude. Quand Néron fut précipité de ses tréteaux par le dégoût qu’il inspirait aux armées provinciales, on s’aperçut que les Romains allaient maintenant recevoir leurs maîtres des mains de provinciaux en armes qui remplissaient les légions désertées par les Italiens. Galba fut acclamé par les légions d’Espagne et de Gaule ; Vitellius par les légions de Germanie, qui brisèrent comme un roseau Othon, l’élu des prétoriens ; Vespasien par les légions d’Orient. Dans ce moment de répit qui lui permit de se croire en pleine possession du pouvoir, le vieux Galba se trouva en présence du problème qui avait tant préoccupé Auguste, et, comme lui, il eut recours à l’adoption. Si le discours que lui prêle Tacite est authentique, il eut soin, en adoptant Pison, de déclarer qu’il entendait bien par là désigner son successeur ; qu’il s’agissait pour lui non pas de suppléer au défaut, de descendance naturelle, mais de remplacer le choix souvent aveugle de la nature par une sélection raisonnée. Il imitait Auguste, mais en désavouant l’ambition paternelle du fondateur de l’Empire, pour qui l’adoption n’était qu’un pis-aller. Sous Tibère, dit-il, sous Caïus et sous Claude, nous avons été comme le patrimoine d’une seule famille. L’élection qui commence en nous tiendra lieu de liberté. La maison des Jules et des Claude étant disparue, l’adoption ira chercher le plus digne. En effet, naître du sang des princes est un hasard, qui interdit, l’appréciation : celui qui adopte a la plénitude de son jugement, et, s’il veut choisir, il est guidé par l’opinion publique. Il n’en est pas ici, dit-il encore plus loin, comme chez les peuples qui ont des rois, où une famille déterminée est maîtresse et tout le reste esclave.

Remarquons la force de ces expressions. Si ce n’est pas Galba qui les a prononcées, c’est en tout cas Tacite qui les a pensées et écrites sous le principat de Trajan, et elles contiennent la pure doctrine des Antonins, la formule avec laquelle ils espéraient concilier toits les intérêts, en les subordonnant à l’intérêt majeur de l’État. Analysons le système de plus près. D’abord, l’hérédité naturelle est, classée par le nouveau droit, public au-dessous de l’hérédité procurée par l’adoption. Auguste n"employait celle-ci qu’il défaut de l’autre, parce qu’il voulait fonder une dynastie. Ce système est désormais abandonné, condamné qu’il est non seulement par la théorie, comme incompatible avec la dignité des Romains, mais après expérience faite. L’expérience était bien plus complète au temps de Trajan. Vespasien avait remis en vigueur l’hérédité selon la nature, et on avait eu, après Titus, Domitien. Qu’eût, dit Tacite, s’il avait pu voir l’expérience recommencée par Marc-Aurèle et aboutissant au règne de Commode ? Donc, l’empereur régnant choisira son successeur, sans tenir compte de la filiation naturelle. On ne vit pas tout de suite que c’était, là une utopie. Par un hasard assez commun dans les familles stériles de l’aristocratie du temps, il se trouva que, comme Galba, ni Nerva, ni Trajan, ni Hadrien n’eurent le jugement troublé par les préoccupations de la paternité. Le cas se présenta pour Antonin. Quand il fut adopté par Hadrien, à cinquante ans passés, Antonin avait deux fils. Hadrien l’obligea à se donner deux fils adoptifs, Marc-Aurèle et L. Verus, qui, aussitôt pourvus du titre de Césars, fermèrent l’accès du pouvoir aux héritiers naturels. Sous prétexte de faire observer le pacte constitutionnel, il le violait de la façon la plus abusive. En premier lieu, il ôtait à son successeur un droit qu’il exerçait à sa place ; ensuite, il tenait compte de l’hérédité naturelle, greffée sur l’autre, au profit de L. Verus, fils d’un Verus précédemment adopté par lui, — et cela, sans avoir l’excuse de faire un bon choix ; — enfin, il risquait de désorganiser le régime en mettant sur le même rang deux Césars, qui régnèrent en effet tous deux en même temps. S’ils régnèrent sans discorde, ce fut grâce à l’abnégation de Marc-Aurèle. On conçoit que Marc-Aurèle, moitié par hésitation, moitié par fatalisme stoïcien, ait laissé l’hérédité naturelle reprendre son cours. L’autre procédait de la volonté des hommes, mais celle-ci représentait la volonté des dieux. Que de contradictions, à y regarder de près, dans la règle opposée aux lois de la nature ! D’abord, le choix de la nature, c’est-à-dire de la Providence, pouvait et devait même être le meilleur. Ensuite, s’il faut faire un choix raisonné, pourquoi le prince en prendrait-il à lui seul la responsabilité ? La voix publique l’éclaire, disait Galba : mais il faudrait avoir un moyen légal de connaître cette voix publique, de la distinguer de celle des courtisans, et alors on retournerait à l’élection par le suffrage populaire. Enfin, que l’on suppose le choix du prince infaillible, pourquoi en revenir par l’adoption au système de la famille, ou plutôt d’une parodie de la famille ? En effet, l’adoption impériale, par une innovation assez scandaleuse, ne créait plus de parenté réelle, si bien que Marc-Aurèle lui-même avait épousé la fille d’Antonin, qui légalement était sa sœur. C’était toujours, dans ces expédients tortueux, l’instinct dynastique qui tenait en échec le principe républicain de l’élection, soi-disant, respecté par exclusion de l’hérédité naturelle.

Toutes ces réflexions et, d’autres encore, que put faire Marc-Aurèle, l’emportèrent sur les scrupules qu’il dut éprouver en comparant les vices précoces de son fils Commode aux qualités de son gendre Pompeianus. Ces scrupules se transformèrent en d’amers regrets lorsqu’il n’était plus temps. Deux jours avant sa mort, suivant des bruits recueillis par son biographe, il se désolait d’avoir un tel successeur. Ainsi reparut l’hérédité naturelle, mais sans jeter de racines, comme un accident, et un accident malencontreux, réparé par des révolutions. Ni république, ni monarchie héréditaire, tel fut l’Empire, et cela jusqu’au bout, même après que Dioclétien eut essayé d’appliquer en grand l’adoption dans sa tétrarchie. De République il ne pouvait plus être question, puisqu’on entendait par là l’exploitation égoïste du monde romain par une cité privilégiée ; et cependant il restait dans la circulation assez d’idées républicaines pour arracher du sol toutes les dynasties naissantes.

Au milieu de ces vicissitudes et ébranlements perpétuels, une seule chose restait stable : c’était la religion d’État créée par Auguste, ce culte du Génie de l’Empire, adoré dans sa substance immatérielle, vénéré dans les noms divinisés des empereurs défunts, révéré dans la personne de l’empereur vivant. Cette religion, qui était la forme populaire du patriotisme, exigeait peu de ses fidèles : mais ce peu, elle l’exigeait avec une intolérance dont les chrétiens des trois premiers siècles ont été souvent victimes. C’est à elle, et non pas aux complaisantes mythologies du paganisme, que sont imputables les actes de rigueur ordonnés par des princes aussi foncièrement humains que Trajan et que Marc-Aurèle. L’hommage public à l’empereur était une espèce d’ordalie : le refus signalait les adeptes d’une religion issue du judaïsme et qui passait pour être, comme le judaïsme, incompatible avec les devoirs des loyaux sujets de César. Cette intolérance lui a valu — et c’est justice — l’animosité de ceux qu’elle a pourchassés. Il n’est même pas bien sûr que nous comprenions aujourd’hui le culte impérial autrement que les chrétiens d’autrefois, autrement que comme une sorte de prostitution de filme, la forme la plus servile de l’adulation. M. Renan, un si fin connaisseur des choses de la conscience, le classe encore parmi les plus choquantes ignominies de l’Empire. Ne serait-ce pas parce que nous avons donné à ces mots de dieu, d’adoration, de culte, un sens nouveau, infiniment plus élevé et plus précis que l’ancien ? Ne serait-ce pas aussi parce que nous ne savons pas reconnaître dans le culte impérial une solution grossière sans doute, mais suffisante pour l’époque, d’un problème qui devrait faire aujourd’hui l’objet de nos plus graves soucis ; je veux dire, une façon d’assurer à l’autorité cette prise sur les consciences que lui dénie, pour se la réserver, la loi religieuse ?

En résumé, les efforts qu’ont faits les empereurs romains pour régler la transmission du pouvoir ont été impuissants. Mais, en dépit des aventures et des aventuriers qui ont déshonoré la pourpre impériale, le principe d’autorité est resté debout., et entouré d’un tel prestige que les plus fières dynasties du monde moderne se parent encore des titres de César et d’empereur. Pour la moyenne de ses sujets, pour les plus humbles surtout, l’empereur romain représentait autre chose que la force brutale. Il n’était pas seulement le maître armé et menaçant : il était celui qui a le droit de commander. J’estime que l’idée de ce droit ne se serait pas imprimée aussi profondément dans l’imagination populaire si elle n’avait eu pour véhicule et pour symbole le culte du Génie impérial, le culte des empereurs divinisés. Les Césars ne retombèrent jamais au rang de simples mortels : lorsque le christianisme leur ôta le titre de dieux à la mode païenne, il leur reconnut une dignité plus haute, celle de vicaires de Dieu, délégués par lui au gouvernement de l’empire. Il n’y a rien de si difficile au monde que d’établir sur une base indiscutable une autorité autre que celle de la force. On y arrive par le sentiment, — amour ou religion, peu importe, — jamais par la dialectique. La logique à outrance détruit toutes les formes positives de l’autorité ; elle n’en légitime aucune. De raisonnement en raisonnement, toutes les nations civilisées arrivent ou arriveront à la forme démocratique : cette forme est donc la plus rationnelle. Mais c’est précisément dans les démocraties qu’il est le plus difficile de maintenir à l’autorité le caractère d’un droit. Le pouvoir, la loi, tout y est l’expression de la volonté du plus grand nombre. Or, qu’est-ce que le plus grand nombre, si ce n’est pas la force ? Et comme il est malaisé, pour la minorité qui croit avoir raison, de considérer cette force comme un droit ! Pour que celui qui pense autrement que la majorité se fasse de l’obéissance un devoir, il faut qu’il s’incline non pas devant un chiffre sorti du scrutin, mais devant cet être idéal qu’il aime encore plus que sa propre opinion et qu’on appelle, suivant le degré d’émotion où le cœur est monté, le Pays ou la Patrie.

C’est dire, c’est même démontrer que le principe d’autorité ne peut reposer que sur un sentiment, et de préférence sur un sentiment religieux, car l’amour de la patrie est une religion. Ne reprochons donc pas trop aux Romains de l’avoir compris avant nous et d’avoir donné pour point de ralliement à tous leurs peuples dénationalisés le nom de leurs Césars. C’est autour de ce nom que s’est formée la notion de la grande patrie romaine.

 

 

 



[1] Leçon du 6 décembre 1889.

[2] Sur le dogme monarchique, voyez mers Leçons d’histoire grecque, pp. 34-41, 283, et particulièrement l’étude sur Le culte dynastique en Égypte (pp. 319-352), développée dans l’Histoire des Lagides, tome III, pp. 1-68.