Le règne — comme nous disons à tort — ou, comme disaient les Romains, le principat d’Auguste est le point culminant de l’histoire romaine et marque peut-être l’étape la plus importante de l’histoire universelle. Il s’est créé à ce moment une forme spéciale et nouvelle de l’autorité, forme si complexe que l’analyse y retrouve des éléments de tous les systèmes politiques antérieurs ; si résistante qu’elle a survécu à la chiite de l’empire romain et a paré de sa pourpre symbolique les Basileis byzantins et les Césars germaniques ; si fascinante que son nom tout au moins est encore aujourd’hui arboré au sommet des grandeurs humaines, au-dessus des Pies qui portent la couronne royale. Pouvoir impérial, Empire, César, Kaiser on Tsar, ces titres sonnent encore bien haut de par le monde, et il n’y a pas si longtemps qu’un potentat voisin a su élevé son trône en transformant en pourpre impériale son manteau de roi trempé dans notre sang. L’histoire, maniée par la critique moderne, réduit à la portion congrue la collaboration des grands hommes aux grandes œuvres politiques et sociales. Elle ne croit plus qu’une ambition individuelle, même servie par des facultés éminentes et l’absence de tout scrupule, suffise à transformer des institutions libres en gouvernement despotique, à imposer à tout un peuple, et pour longtemps, — à Rome, ce fut pour toujours, — un joug qu’il ne voudrait pas porter. Il y faut la collaboration de ce peuple lui-même, une poussée de l’opinion, une entente secrète ou avouée des intérêts particuliers avec les visées de l’homme qui, devenu providentiel ou nécessaire, comme on voudra l’appeler, réalise a un moment donné le vœu d’une foule de volontés inconscientes incorporées à la sienne. Les astrologues d’autrefois prétendaient que le tempérament de tout être vivant et sa naissance même résultent d’une certaine disposition et combinaison des astres au moment marqué par l’horoscope, de telle sorte que l’individu né à ce moment ne pouvait pas ne pas naître ou naître avec une forme et des aptitudes différentes. Ils appliquaient la même théorie à la naissance des cités ou États, et aussi à l’avènement des régimes divers qui marquent les étapes de leur existence. Ces rêveurs transportaient au ciel des causes qu’il est prudent de chercher sur la terre ; mais nous pouvons leur emprunter leur raisonnement, à titre de comparaison, et dire que, dans la vie des peuples, quand se réalise une certaine combinaison de sentiments généralisés et de volontés entraînées dans le même sens, l’effet s’en produit immanquablement. Pour qui observe à distance et voit les choses en bloc, cet effet se résume dans l’action personnelle de l’homme qui a su écarter les derniers obstacles et amener au but la pensée collective. L’établissement du régime impérial à Rome fut un effet de ce genre, et l’homme qui, pour avoir parachevé l’œuvre, en est donné comme l’auteur responsable, c’est le fils adoptif de Jules César, déclaré saint et inviolable sous le nom d’Auguste. I Les causes qui rendirent inévitable l’établissement d’une
autorité souveraine remise aux mains d’un seul homme sont de celles qu’il
n’est pas malaisé de trouver et d’examiner séparément : il est moins facile
de les rattacher les unes aux autres et de les ramener à une cause initiale
qui les contienne toutes. Isolément, elles ont été toutes signalées par les
historiens, anciens ou modernes, et surtout par les théoriciens qui cherchent
à dégager des faits connus des principes généraux, ce qu’on appelle, d’un nom
un peu ambitieux, la philosophie de l’histoire. Tacite, regardant du côté du
passé, s’arrête à la borne la plus prochaine, aux guerres civiles et au
savoir-faire de l’héritier de Jules César. Lorsque,
dit-il, les événements n’eurent laissé au parti
julien d’autre chef que César (Octavien), celui-ci, abdiquant le titre de triumvir, prit le rôle
d’un consul et dit n’avoir besoin que de la compétence tribunitienne pour
protéger la plèbe. Quand il eut amadoué le soldat par ses largesses, le
peuple par l’approvisionnement assuré, tous par les douceurs du repos, on le
vit s’élever peu à peu, attirer à lui l’autorité du Sénat, des magistrats,
des lois. Nul ne lui résistait, les plus intraitables ayant péri par la
guerre ou les proscriptions, ce qui restait de nobles se haussant d’autant
plus en opulence et en honneurs qu’ils étaient plus empressés à servir, et,
vu qu’ils gagnaient an nouveau régime, préférant le présent et sa sécurité an
passé avec ses périls. Les provinces non plus ne faisaient pas d’opposition à
cet état de choses ; car elles n’avaient plus confiance dans le gouvernement
du Sénat et du peuple, à cause des querelles des grands et de l’avarice des
magistrats, ni dans le secours impuissant des lois, que désorganisaient la
force, la brigue, et enfin l’argent. Il y a déjà, dans ce texte magistral, le canevas de bien des dissertations : mais, dans cette brève préface d’un récit qui commence au principat de Tibère, Tacite n’a pas prétendu pousser à fond une enquête sur la genèse du pouvoir impérial. Bossuet, qui se hâte aussi et procède par largos touches, indique, par delà les guerres civiles, l’origine de ces discordes, c’est-à-dire l’antagonisme de deux partis ou, comme il dit, les brouilleries entre une noblesse orgueilleuse et un peuple jaloux. Il signale aussi la raison pour laquelle ces brouilleries, confinées d’abord dans les luttes électorales ou les émeutes du Forum, devinrent dos guerres sanglantes, menées d’un bout à l’autre de l’univers. C’est que les ambitieux — il s’en trouve toujours pour exploiter les haines des partis — disposèrent à un certain moment de forces armées qui ne reconnaissaient plus d’autre autorité que la leur. Au temps de Marius et de Sylla, les généraux commencèrent à s’attacher leurs soldats, qui ne regardaient en eux jusqu’alors que le caractère de l’autorité publique. Montesquieu a analysé de main de maître les causes de la Grandeur et de la Décadence des Romains, et quiconque aborde une partie quelconque de ce vaste sujet devient son tributaire. Puisque Bossuet lui-même est presque républicain quand il décrit la suite des changements de Rome, il est inutile de faire remarquer que, pour Montesquieu, l’établissement du régime impérial est à la fois un produit et une cause de décadence. Montesquieu n’est pas indulgent, tant s’en faut, pour les empereurs, et Jules César, dont il se refuse à admirer la clémence, est un usurpateur auquel il garde rancune. Il est tenté d’oublier, tant est sincère son regret de la liberté perdue, que sa théorie noème l’oblige à diminuer la responsabilité des individus, ou même à la transporter tout entière à la masse qui les porte encore plus qu’ils ne la dirigent. Et pourtant, il vient de dire, à la phrase précédente : Si César et Pompée avaient pensé comme Caton, d’autres auraient pensé comme firent César et Pompée : et la république, destinée à périr, aurait été entraînée au précipice par une autre main. Il remarquera plus loin, à la décharge de Caligula, que l’épouvantable tyrannie des empereurs venait de l’esprit général des Romains. C’est donc dans les entrailles du peuple, corrompu par le luxe, par la richesse chez les riches et par la soif envieuse des richesses chez les pauvres, resté néanmoins en possession de ses vertus guerrières après avoir perdu toutes les autres, que Montesquieu cherche l’explication de l’effondrement du régime républicain. Il écarte d’abord — un peu dédaigneusement, peut-être — les brouilleries sur lesquelles insiste tant Bossuet. On n’entend parler dans les auteurs, dit-il, que des divisions qui perdirent Rome : mais on ne voit pas que ces divisions y étaient nécessaires, qu’elles y avaient toujours été, et qu’elles y devaient toujours être.... Pour règle générale, toutes les fois qu’on verra tout le monde tranquille dans un État qui se donne le nom de république, on peut être assuré que la liberté n’y est pas. Je ne connais pas, pour ma part, dans l’héritage intellectuel de l’humanité, de vue plus profonde et, il l’époque où écrivait Montesquieu, plus nouvelle. C’est la condamnation de l’idéal néfaste qui, sous des déguisements divers, — rêve de l’âge d’or passé ou futur, tableaux de la vie idyllique sous la houlette des pasteurs des peuples ou des pasteurs des âmes, appels doucereux à la concorde dans l’unité de foi, à l’harmonie dans la distribution savante des tâches pesées aux balances socialistes, — a hanté et hante encore les cerveaux des despotes, des théoriciens ivres de logique, et, en général, de quiconque étant pénétré de sa propre infaillibilité voudrait imposer son opinion aux autres. Le produit immanquable de ces aspirations chimériques, c’est l’intolérance ; c’est la persécution : ce sont les bûchers du moyen âge, les dragonnades de Louis XIV, les coupes sombres de la guillotine révolutionnaire préparant le règne de la vertu. Non seulement ces aspirations sont irréalisables, mais elles reposent sur une fausse conception de la vie, qu’il s’agisse de la vie physique, intellectuelle ou morale. La vie est action, et toute action est une lutte. Le jour où tout le monde penserait de même, personne ne penserait plus : l’intelligence serait cristallisée, c’est-à-dire inerte. Mais si la lutte des partis entretient la vie politique, c’est à la condition de ne pas dégénérer en guerres civiles. Montesquieu oublie un peu trop l’histoire des cités grecques on celle des petites républiques italiennes, quand il croit pouvoir affirmer qu’il n’y aurait pas eu de guerres civiles à Rome sans l’extension démesurée de Rome et de son empire. Ce fut uniquement, dit-il, la grandeur de la république qui fit le mal, et qui changea en guerres civiles les tumultes populaires. Il entend par là, d’une part, les conquêtes lointaines, qui habituèrent les généraux et les soldats à ne plus obéir au pouvoir civil ; d’autre part, l’entrée des Italiens dans la cité romaine ; devenue un agrégat incohérent et anarchique, où le suffrage universel, exercé dans les comices par une troupe de quelques séditieux, n’était plus qu’une fiction légale. Sa conclusion, qui se rapproche singulièrement des axiomes politiques de Platon et d’Aristote, est qu’un État républicain ne peut pas grandir et rester libre. C’est une chose qu’on a toujours vue, écrit-il, que de bonnes lois, qui ont fait qu’une petite république devient grande, lui deviennent à charge lorsqu’elle s’est agrandie, parce qu’elles étaient telles que leur effet naturel était de faire un grand peuple et non pas de le gouverner. Quelques années plus tard, dans son Esprit des Lois, il donnait un tour plus précis à sa pensée en disant : Il est de la nature d’une république qu’elle n’ait qu’un petit territoire ; sans cela elle ne peut guère subsister. Il y aurait sur tout cela bien des réserves à faire. Contentons-nous pour le moment d’éviter une fausse interprétation de la pensée de Montesquieu, et de ne pas laisser croire qu’il ferait chorus aujourd’hui avec les panégyristes de la monarchie. Montesquieu entend par république une démocratie égalitaire où le peuple se gouverne lui-même, directement, à la manière antique, nommant ses magistrats et légiférant sur la place publique, sans l’intermédiaire d’un système représentatif. Plein d’admiration, comme tous ses contemporains, pour les lois de Minos, de Lycurgue et de Platon, et aussi pour les Jésuites du Paraguay, il estime qu’une république, pour arriver à sa perfection, à la pratique de la vertu qui est son principe, doit abolir la propriété et proscrire l’argent. On s’étonne, soit dit en passant, de voir un esprit si pénétrant confondre et louer en même temps la liberté individuelle et le pire despotisme qui fut jamais. Ceci me gâte, je l’avoue, le passage que je citais tout à l’heure sur les luttes vivifiantes produites par la liberté, et je suis tenté d’en reporter tout le mérite à Machiavel, à qui Montesquieu en a emprunté le fond. Quoi qu’il eu soit, on comprend que la République selon la formule de Montesquieu doive être nécessairement un petit État, où l’on peut donner une éducation générale et élever tout un peuple comme une famille. Dès lors, ce qu’il dit de la république revient à affirmer que la constitution faite pour une petite cité ne suffisait pas au gouvernement d’un grand empire et qu’elle devait être modifiée, — ce qui est parfaitement vrai ; — mais il n’a pas démontré par là, d’abord, qu’elle ne pût être modifiée par une évolution pacifique, et ensuite qu’elle dût nécessairement prendre la forme monarchique. Cette démonstration est-elle achevée par l’autre partie de sa thèse, à savoir, que la conquête et la garde des pays conquis fit des soldats de métier, qui perdirent peu à peu l’esprit de citoyens, et des généraux, qui, habitués à commander, ne voulurent plus obéir ? Ici, Montesquieu touche au vif de la question : c’est bien là le point auquel on peut rattacher tous les arguments secondaires. Montesquieu y revient à plusieurs reprises dans son Esprit des Lois, où cette remarque généralisée devient un axiome politique. Si une démocratie, dit-il, conquiert un peuple pour le gouverner comme sujet, elle exposera sa propre liberté, parce qu’elle confiera une trop grande puissance aux magistrats qu’elle enverra dans l’État conquis. Il ne vent même pas qu’une république ait une armée permanente et des militaires de profession. Dans les républiques, déclare-t-il, il serait bien dangereux de faire de la profession des armes un état particulier, distingué de celui qui a les fonctions civiles.... On ne prend les armes, dans la république, qu’en qualité de défenseur des lois et de la patrie ; c’est parce que l’on est citoyen qu’on se fait, pour un temps, soldat. S’il y avait deux états distingués, on ferait sentir il celui qui, sous les armes, se croit citoyen, qu’il n’est que soldat. Cela n’est, possible, suivant lui, que dans les monarchies, où les gens de guerre, ne tenant pas leur autorité de la confiance du peuple, peuvent être contenus par les magistrats civils. Montesquieu, qui ne croyait pas à la longévité des grandes républiques parce que l’histoire ne lui offrait pas encore d’exemples de républiques appliquant le système représentatif, ne prévoyait pas davantage le système moderne. — nouveau, même pour nous — des nations armées d’une façon permanente. Aussi, ses raisonnements nous paraissent aujourd’hui un peu flottants, et nous sommes en droit d’en récuser, pour le présent et pour l’avenir, les conclusions pessimistes. Appliqués à la République romaine, ils gardent une partie de leur force, mais une partie seulement : ils ont besoin d’être rectifiés par une vue plus précise de l’ensemble et du détail. La Rome républicaine imposait à tous les citoyens l’obligation du service militaire en temps de guerre ; mais elle n’eut jamais d’armée permanente, avec des cadres tout prêts et des grades distribués d’avance. Elle eut de grands capitaines, improvisés tels par leur propre génie ; mais, le commandement militaire étant, attaché à l’exercice d’une magistrature civile, aucun d’eux n’était un militaire de profession. Jules César, destiné dans sa jeunesse au flaminat de Jupiter, puis pontife avant d’être même questeur, avait quarante ans quand il mena pour la première fois des soldats au combat dans les montagnes de la Galice. L’homme de guerre de l’époque, c’était Pompée, et celui-la même n’eut que des commandements intermittents. En tout cas, ce n’est pas lui qui renversa la République ; il fut, même appelé à la défendre contre les césariens. Sous l’Empire, Rome eut une armée permanente, d’ailleurs aussi réduite que possible et préposée à la garde des frontières ; mais les empereurs se gardèrent encore plus que la République d’en confier le commandement à des généraux de profession. Au-dessus du grade de centurion, il n’y avait plus que des officiers de passage, des jeunes gens se destinant aux magistratures et d’anciens magistrats. C’est donc une vue non pas fausse de tout point, mais trop étroite, que de se représenter la ruine des institutions républicaines comme le résultat d’un coup de force, provoqué lui-même ou rendu possible par la substitution de l’esprit militaire au civisme d’autrefois. On peut même dire que les contemporains de César avaient de moins en moins l’esprit militaire, et que, le peu qu’ils en conservaient, l’Empire s’attacha à le leur faire perdre. Une des innovations dont les Romains surent le plus de gré au régime impérial, ce fut la dispense effective du service militaire, les légions se recrutant à peu près exclusivement par voie d’engagement volontaire. Si les Romains avaient, comme le dit Montesquieu, conservé leurs vertus guerrières après avoir perdu toutes les autres, il est fort probable que leur République aurait duré plus longtemps, car ils l’auraient mieux défendue contre les entreprises des ambitieux. A des questions si longtemps agitées et par des esprits éminents, il n’y a pas de solution qu’on puisse donner comme nouvelle, encore moins comme unique et suffisant à tout. Il y a une part de vérité dans tous les motifs communément, allégués : seulement, il faut les classer en principaux et secondaires, ce qui amène à faire passer au premier plan celui que l’on met d’ordinaire au dernier. Tacite, dans le passage cité plus haut, après avoir achevé sa revue des causes, ajoute que le nouvel ordre de choses ne déplaisait pas non plus aux provinces. C’est là qu’est, à mon sens, le mot de l’énigme. Une province (de pro-vincere) était une conquête : la possession de nombreuses et vastes provinces suppose donc un effort continu du peuple conquérant et l’espèce d’épuisement qui en a été la conséquence, l’abandon de l’agriculture, la disparition de la classe moyenne des petits propriétaires, remplacée par une plèbe d’origine douteuse, celle-ci recrutée en forte proportion parmi les affranchis et leurs descendants. Ce peuple-là, celui que déjà Scipion Émilien apostrophait en termes si méprisants, n’avait ni les vertus guerrières, ni le patriotisme de celui qu’il avait remplacé. La République avait longtemps tenu les prolétaires à l’écart des légions : lorsque Marius leur en ouvrit l’accès, ils s’y précipitèrent en foule, parce, que le moment était venu des conquêtes faciles et des expéditions lucratives. Les armées du dernier siècle de la République, théoriquement armées de citoyens, en réalité armées de mercenaires, mal disciplinées, obéissant de mauvaise grâce aux généraux sévères ou parcimonieux, — Lucullus en sut quelque chose, — ces armées, dis-je, ne furent pas moins redoutables aux provinciaux qu’aux ennemis. Les provinces avaient connu jusque-là les exactions de gouverneurs qui, ruinés par des dépenses électorales, n’avaient qu’un an le plus souvent pour refaire leur fortune aux dépens de leurs administrés. Lorsque les guerres civiles eurent fait, du bassin de la Méditerranée une arène où les armées et les Hottes rivales se donnaient la chasse, les souffrances des provinciaux furent au comble. Les belligérants, surtout le parti qui était déclaré factieux à Rome, levaient, partout où ils étaient les maîtres, des contributions de guerre et des recrues. C’est en Espagne que Sextus Pompée, même après Pharsale, Thapsus et Munda, se refit une armée avec laquelle il obligea les héritiers de César à composer avec lui ; c’est en Syrie et en Asie Mineure que, au cours de l’année 43, Cassius et Dolabella, à force de violences et d’exactions, mirent sur pied une bonne partie des troupes qui allèrent se faire battre à Philippes. C’était toutes les forces de la partie orientale de l’empire, plus de 120.000 hommes et 500 navires de guerre, qu’Antoine traînait derrière lui quand il vint jouer sa dernière partie à Actium. Il y avait tant d"étrangers, provinciaux ou fédérés, engagés dans ces grandes tueries, que les vainqueurs, le jour où ils menaient au Capitole la pompe triomphale, prétendaient toujours : n’avoir fait la guerre qu’à des peuples ou des rois ennemis. En août 46, Jules César célébra, huit jours durant, quatre triomphes : le premier, comme vainqueur de la Gaule et de Vercingétorix ; le second, comme vainqueur de l’Égypte et de Ptolémée ; le troisième, comme vainqueur du Pont et de Pharnace ; le quatrième, comme vainqueur de l’Afrique et de Juba. Sous les noms de Ptolémée et de Juba se dissimulaient les délaites infligées aux Pompéiens, à l’aristocratie romaine, aux derniers défenseurs de l’ancien ordre de choses. De même, au mois d’août de l’an 29, lorsque l’héritier définitif de Jules César, le futur empereur Auguste, monta trois fois au Capitole, aux acclamations d’un peuple préparé i la joie par de copieuses largesses, il triompha de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique ; l’Europe étant représentée par un principicule gaulois, Adiatorix, l’Asie par un roitelet syrien, Alexandre d’Émèse, et l’Afrique par les enfants de Cléopâtre. Ce fut lé la vérité officielle, et Auguste écrivit plus tard sur ces affiches de bronze et de marbre dont des copies nous sont parvenues : Dans mes triomphes ont été menés devant mon char neuf rois ou fils de rois. Eh bien ! le monde civilisé, foulé, pressuré, ensanglanté par des querelles parties du Forum romain, était las de ces tragédies qui se jouaient à ses dépens, et les Romains eux-mêmes, saignés par les proscriptions autant que par les batailles, avaient assez de la comédie des triomphes officiels. Il fallait que cela prit fin, et, puisque le foyer de cette agitation incessante était à Rome, c’est là qu’il fallait installer un maître qui fût surtout le maître des Romains, qui, intéressé désormais au maintien de l’ordre et de la paix, pût imposer silence aux fauteurs de troubles. Cela, l’armée le voulait aussi, l’armée qui, par un effet imprévu de vingt ans de guerres civiles, était devenue comme une représentation des provinces, l’armée, elle aussi, lasse et, par surcroît, repue. Sur les 170.000 vétérans que César Octavien, au cours de l’année 41, établit en Italie sur des terres achetées ou expropriées, ou les 120.000 environ que, dix ans plus tard, après Actium, il dota aussi d’une retraite, on ne saurait dire combien il y avait de provinciaux, d’affranchis, d’anciens gladiateurs ou esclaves, enfin, de gens qui n’étaient pas nés citoyens. C’étaient les débris mêlés des armées victorieuses et aussi des armées battues, car il était arrivé plus d’une fois, et notamment après Actium, que le vainqueur incorporait à ses troupes celles du vaincu. Un bon nombre, à coup sûr, étaient d’origine provinciale ou servile, et, du reste, leur origine importe peu. Italiens ou non, ces anciens mercenaires ne connaissaient plus que le maître : disséminés en Italie ou dans les provinces circonvoisines, ils étaient les appuis, les garants et comme les apôtres du nouveau régime. L’armée impériale, réorganisée par Auguste, élimina peu à peu de son sein les Italiens, qui, du reste, ne tenaient pas beaucoup à s’engager pour vingt-cinq ans et à aller tenir garnison à la frontière, sur le Rhin ou le Danube. Au temps de Trajan, un auteur qui a écrit sur l’art militaire, Hygin, appelait les légions une milice provinciale très fidèle. Et c’était souvent, depuis la mort de Néron, ces provinciaux en armes qui désignaient le maître de l’empire et le prenaient dans leurs rangs. Le secret de l’empire, comme dit Tacite, était éventé. Non seulement on pouvait faire des empereurs ailleurs qu’à Rome, mais les Césars furent presque tous des provinciaux, plus ou moins fraîchement romanisés. Trajan était Espagnol, et son grand-père, que nous ne connaissons pas, n’était probablement pas même citoyen romain. Le père d’Hadrien, cousin de Trajan, était Espagnol aussi ; la famille d’Antonin était originaire de Nîmes ; celle de Marc-Aurèle, de Succubo près Cordoue, en Espagne. Au IIIe siècle, nous voyons des empereurs africains, syriens, illyriens : il n’y a d’exclus que les Romains de race. Ceux-là, ce qui en reste, se réfugient au Sénat, où ils enregistrent et contresignent mélancoliquement les choix faits par les légions. La victoire des provinciaux sur le peuple-roi est complète, et les rôles sont renversés. Puis vient le jour où Rome elle-même est désertée par les empereurs qui s’installent en province et ne vont plus faire à l’ancienne capitale que des visites de convenance. Je ne veux pas dénaturer les faits, ni sophistiquer un argument qui n’en a nul besoin, en prétendant que les contemporains d’Auguste avaient une conscience nette du changement qui s’accomplissait et se rendaient compte que la révolution à laquelle ils assistaient était toute au bénéfice des provinces. Ceux qui font l’histoire s’inspirent rarement des leçons du passé : à plus forte raison leur vue est-elle bornée du côté de l’avenir. Je dis seulement que, sans l’appui moral et matériel des provinciaux, sans leur attachement obstiné et leur reconnaissance pour un régime qui les débarrassait de la tyrannie longtemps exercée sur eux par une démocratie turbulente et des proconsuls à peu près sûrs de l’impunité, enfin, sans l’opposition complète d’intérêts entre les citoyens romains et leurs sujets, le régime impérial ne se fût pas fondé, ou, improvisé par un coup de fortune, n’aurait pas eu de lendemain. L’avènement du césarisme, régime désormais stable en dépit de son apparence équivoque, malgré l’absence de constitution réglant l’étendue et, la transmission du pouvoir, se perpétuant sous des empereurs détestés ou avilis, ne peut être l’effet de forces destructives, comme les intrigues et conflits des partis menés par des ambitieux. Ceux-ci ont donné le choc qui a ruiné le vieil édifice ; mais le nouveau a été construit et consolidé par la réaction des peuples conquis sur le peuple conquérant, devenu une minorité dans son vaste empire. On peut tirer de cette vue d’ensemble des réponses à des sophismes courants, qui ne sont pas pour nous de l’histoire ancienne. Nous avons eu, nous aussi, nos Césars, et il ne manque pas de gens qui, allumant leur lanterne au choc des partis, leur cherchent un successeur. Ceux-là vont répétant que le césarisme est l’aboutissement nécessaire des grandes démocraties, soit que le peuple souverain aime à faire porter son sceptre par un favori de son choix, soit que, par le balancement de la thèse et de l’antithèse hégéliennes, l’excès de la liberté engendre une réaction qui la contienne et la refoule. Ils invoquent à ce propos les leçons de l’histoire, et surtout l’exemple de l’empire romain, exemple mémorable, en effet, mais qu’ils interprètent à rebours. Ils devraient bien remarquer, tout d’abord, que, si nous avons vu deux fois le régime impérial surgir de la mêlée confuse des partis, deux fois aussi nous l’avons vu tomber dans des crises douloureuses, comme une bâtisse fragile qui, assise sur un terrain mouvant et miné au dedans, s’écroule à la première secousse venue du dehors. A Rome, les conditions furent tout autres et le phénomène inverse. Le peuple romain n’en était pas aux premiers essais de gouvernement libre : il avait été son propre maître pendant des siècles, et il est infiniment probable qu’il le fût resté, s’il n’était devenu aussi le maître de vingt autres peuples. L’établissement de l’Empire fut véritablement un tournant de son histoire, une époque nouvelle, imprimant à sa vie et à ses destinées une direction nouvelle, et non pas un accident contre lequel aurait trébuché une fois ou deux son inexpérience. Une fois installé, l’Empire resta comme la forme nécessaire d’une autorité étendue au monde entier, le lien et le symbole visible de l’unité politique où se fondait peu à peu la diversité des races. Le souvenir de l’ancienne République n’en éveillait plus le regret. On se rendait compte que la liberté d’autrefois n’était, en fait, que l’asservissement de la majorité des habitants de l’empire, et que ces temps non seulement ne devaient pas, mais ne pouvaient pas revenir. La République était usée, et l’esprit républicain disparu avec elle. On peut citer, sous l’Empire, des écrivains qui ont rendu un hommage littéraire aux grands ancêtres et même à Brutus le tyrannicide ; mais ce serait se méprendre singulièrement sur leur pensée que de s’imaginer qu’ils croyaient possible ou même désirable un retour à lancier ordre de choses. C’est une méprise que commettent souvent les lecteurs de Tacite, surtout ceux qui cherchent dans son livre des textes à jeter à la tète des despotes. Tacite, Italien de race et sénateur, regrette évidemment que les Romains ou Italiens n’aient pu rester maîtres d’eux-mêmes en devenant les maîtres du monde. C’est là une vue théorique, une hypothèse qui, vu la corruption des mœurs, la colère des dieux et la rage des hommes, ne s’est pas réalisée. Tacite reconnaît que le pouvoir d’un seul est nécessaire à la paix du monde, et, ne souhaitant plus que de bons princes, il s’applaudit de vieillir sous Trajan, en un temps de rare félicité, où l’on peut penser ce qu’on veut et dire ce qu’on pense. Il n’affecte pas d’ailleurs pour lui-même et ne conseille à personne des airs de révolte ; il n’a aucun goût pour les protestations au bout desquelles il peut y avoir un danger : la sagesse humaine consiste, suivant lui, à suivre, entre l’opiniâtreté rigide et une servilité honteuse, une route exempte à la lois de bassesse et de périls. Les écrivains — des provinciaux, pour la plupart — ont fait comme le Sénat romain : ils ont flétri après coup les mauvais empereurs, mais ils restaient fidèles au régime. On ne trouverait pas, dans toute la littérature de l’époque impériale, la moindre trace de ces haines vigoureuses, irréconciliables, qui ont poursuivi chez nous le césarisme et qui, s’il venait à se redresser, l’abattraient, encore. Bien mieux, Vopiscus assure que, après la mort d’Aurélien, il y eut un interrègne de six mois, l’armée et le Sénat se renvoyant mutuellement le soin de choisir un empereur. Personne ne proposa, pour sortir d’embarras, de restaurer la République. Nous pouvons donc et, nous devons écarter les demi-vérités et les raisonnements tronqués que l’on transporte de l’histoire romaine dans la nôtre, à l’appui de thèses préconçues. Les hommes sont ainsi faits qu’ils commencent par vouloir que la vérité soit telle qu’ils la souhaitent et cherchent ensuite des arguments pour le démontrer. Il y a méprise scientifique et inconvenance morale à comparer une société démocratique composée exclusivement de citoyens, unifiée politiquement par l’égalité de tous devant la loi, moralement par la conscience de la solidarité et l’émulation du patriotisme, avec le monde romain, où, de l’esclave à l’homme libre, de l’homme libre au citoyen, régnait la plus grande inégalité sociale, où l’inégalité politique n’était pas moins grande et allait jusqu’à l’antagonisme permanent entre une minorité de citoyens et une majorité de non-citovens, celle-ci opprimée par celle-là et trouvant l’oppression d’autant plus intolérable qu’on savait de quoi était fait le peuple-roi, lequel n’était plus que la populace de la grande ville. Enfin, nous avons à nos portes l’étranger, dont la menace toujours présente doit stériliser à court délai tous les ferments de discorde : c’est un souci que ne connaissaient pas les contemporains d’Auguste. En revanche, nos colonies lointaines ne sont pas des provinces à la fois riches, peuplées et mécontentes, où des factieux puissent aller chercher les moyens d’imposer leur domination par la force à la mère-patrie ; ce qui était précisément le cas des Romains au moment où l’établissement du régime impérial vint clore l’ère des guerres civiles. Il est donc imprudent de conclure ici du passé au présent, d’un peuple et d’un organisme politique à un autre peuple et un antre organisme politique placé dans des conditions toutes différentes. II Maintenant, il s’agit de comprendre et d’apprécier les moyens pratiques employés par Auguste pour souder les institutions nouvelles aux anciennes. A la distance où nous sommes de son œuvre, il nous est facile de la juger en toute impartialité. Une fois dégagés de toute préoccupation actuelle, nous pourrons tantôt louer l’opportunité et la convenance de tel acte du fondateur de l’Empire, tantôt signaler la dose de mensonge et d’hypocrisie qui entre dans sa conduite, sans élue soupçonnés de viser derrière lui quelque imitateur plus récent. Fénelon, qui n’en était pas à sa première chimère, voulait que l’historien ne fût d’aucun temps et d’aucun pays. Disons que, pour appliquer aux hommes et aux choses la mesure qui convient, l’historien doit s’assimiler, autant que possible, les idées du temps et du pays qu’il entreprend d’étudier. Nous sommes et nous resterons à nome, en supposant que nous y sommes entrés avec le cortège triomphal du vainqueur d’Antoine, au mois d’août 29 avant notre ère. Ce n’est pas au milieu de ces pompes, dont le souvenir est gravé dans les vers de Virgile et de Properce, que nous nous ferons une idée nette de ce que furent à Rome l’Empire et l’empereur. Nous avons à nous défaire d’une vague obsession de solennité, de magnificence, de représentation enfin, que notre imagination attache, avec les couronnes fermées, les sceptres, les globes et les glaives, au titre d’empereur ou de César. Il faut laisser tout cet appareil aux basileis byzantins et aux empereurs allemands. L’empereur romain ne devait ni être un roi, ni en prendre les allures. Les Romains avaient juré haine éternelle à la royauté, et ils croyaient bien, même sous l’Empire, avoir tenu leur serment. Les mots, et le cérémonial qui souligne les mots, ont plus d’importance qu’on ne croit. César s’y méprit, et il lui en conta la vie. Dictateur perpétuel, il voulut être roi, et le même peuple qui l’acclamait tout-puissant murmura quand Antoine lui offrit le diadème royal. Il aggrava même son cas en faisant mettre au Journal officiel de l’époque (acta diurna) que le peuple, par la main du consul, lui avait offert le diadème, mais qu’il l’avait refusé. Sa popularité subit mie éclipse, durant laquelle il recul vingt coups de poignard. Auguste, parvenu au même sommet, se garda bien de se laisser aller à un pareil vertige. Il déploya la plus grande magnificence — et surtout munificence — lors de son triomphe, parce que c’était une cérémonie républicaine, dont le programme avait longtemps servi à d’autres qu’à lui. Puis il déposa la toge de pourpre brochée d’or, que son oncle étalait à tout propos : il abdiqua ses pouvoirs inconstitutionnels de triumvir, abrogeant même les actes illégaux ordonnés en vertu de ces pouvoirs par Antoine ou par lui, et il ne voulut plus être que le princeps, le premier citoyen on bourgeois de Rome. Il paraissait en public, vêtu comme tout le inonde, et on le voyait, les jours de comices, porter son bulletin de vole dans l’urne de sa tribu. Il allait déposer en justice comme simple témoin et supportait sans la moindre humeur, dit Suétone, d’être interrogé et réfuté par les plaideurs. Sa maison, qui s’appela le palais parce qu’elle était sur le Palatin (in Palatio), n’était ni grande, ni somptueusement décorée ou meublée. Il coucha plus de quarante ans, été comme hiver, dans la même petite chambre, si peu confortable que, quand il était malade, il allait se mettre au lit chez Mécène. Point d’apparat : ni audiences solennelles, ni banquets. Auguste vivait bourgeoisement et ne donnait ou n’acceptait de dîners qu’entre amis. Entre eux et lui, il supprimait les distances : on eût dit même qu’il voulait les contraindre à la familiarité. C’est lui qui appelait Horace son délicieux petit bonhomme (homuncionem lepidissimum) et lui parlait dans une lettre de son petit bedon (ventriculi tui). Encore sont-ce là les moins lestes de ses agaceries. Lui aussi était, ou peu s’en faut, un petit homme, au teint bistré, d’extérieur assez chétif, pourvu d’un mauvais estomac et de poumons médiocres. A part le regard, qu’il avait, parait-il, très vif, rien en lui n’était imposant : ce n’est pas lui qu’à sa démarche on eût reconnu dieu. Disons même qu’il boitait quelque peu, quand il n’avait pas assez frictionné sa jambe gauche, qu’il avait plus faible que l’autre. Il parlait bien, mais n’était pas éloquent : il n’avait pas davantage la réputation d’être ou d’avoir été un foudre de guerre. Jadis, son rival Antoine, beaucoup mieux taillé que lui pour devenir un héros populaire, le traitait de poltron, racontant que, à la bataille navale de Nauloque, il était resté couché sur le dos jusqu’à ce que Agrippa vint lui annoncer que l’ennemi était en fuite. C’est pourtant cet homme, que la nature semblait avoir fait pour être médiocre, c’est lui qui sut dompter le cheval fougueux, aux ruades capricieuses, qu’était alors le peuple romain, l’accoutumer à la bride et au mors, lui enseigner en peu de temps et pour toujours ce qu’on ne lui avait jamais appris encore, il obéir. Comment procéda-t-il pour ne point l’effaroucher, nous le savons par les documents officiels et les témoignages contemporains. C’est une étude psychologique dont je ne puis que tracer ici le canevas, suffisant pour indiquer la logique et la continuité des efforts de ce grand virtuose, qui ne se laissa jamais détourner de son but. Et d’abord, en signalant chez lui cette longue patience qu’on pourrait appeler son génie, gardons-nous de le surfaire. Ce qu’il a fait, il a pu le faire parce qu’il était l’héritier de son oncle et père adoptif Jules César. Il a achevé et mené à terme ce qu’il eût été vraisemblablement — on peut dire, certainement — incapable de commencer. César lui avait légué, avec le prestige de son nom, son exemple, qui lui indiquait, dune façon très précise, ce qu’il ne fallait pas faire. Voyons-le donc à l’œuvre, prudent, cauteleux même au delà du nécessaire, car, en somme, il n’eut pas de résistance sérieuse à abattre. Rome était lasse ; elle s’abandonnait, s’offrait même : il n’y avait nul besoin désormais de violence ; il suffisait de se prémunir contre le retour de caprices possibles, sans que les précautions eussent un air de méfiance. Ainsi, après avoir licencié et doté ses 120.000 vétérans, César Octavien abdique ses pouvoirs de triumvir et, comme il le dit, restitue le gouvernement de la République au Sénat et au peuple romain. Mais il conserve, en guise de prénom perpétuel, le titre d’Imperator, qui l’autorise à ne pas congédier ses prétoriens, et il reçoit pour dix ans le pouvoir proconsulaire, qui lui donne le commandement des troupes dans douze ou treize provinces dites impériales. Quelques jours après, le 16 janvier de l’an 27, le Sénat lui décerne, comme un hommage national, une décoration nouvelle, créée exprès pour lui, le nom ou surnom d’Auguste, c’est-à-dire vénérable et inviolable comme les choses et les personnes inaugurées. Chef de l’armée, il aura soin de faire renouveler ses pouvoirs, et toujours légalement, à chaque échéance. Il n’en use pas pour garder sous sa main les légions, comme une menace permanente contre la liberté qu’il se vante d’avoir restaurée. N’était-on pas toujours en République, et n’était-ce pas un axiome républicain que les légions en armes ne devaient pas fouler le sol de l’Italie ? Auguste conserve un certain nombre de légions, une trentaine ; mais il les installe à demeure sur les frontières les plus éloignées et les plus menacées par les Barbares. Il ne retient auprès de lui que des cohortes prétoriennes, cantonnées hors de la cité, et, dans fouie, trois cohortes urbaines, espèce de garde municipale dont le chef, le Préfet de la Ville, doit être un sénateur et n’est pas considéré comme un militaire. Il est certain que, avec une douzaine de mille hommes au plus, qui n’avaient pas sur les foules l’avantage d’un armement perfectionné, Auguste eût été hors d’état d’étouffer une rébellion de la grande ville. Du reste, l’empereur voyage beaucoup, et l’imprudence eût été grande s’il avait laissé derrière lui des mécontents. Dès l’an 27, il entreprend une tournée d’inspection en Gaule, en Espagne, où il faillit mourir à Tarragone. Il ne revient à Rome qu’au bout de trois ans, malade encore et se croyant lui-même près de sa fin. Le peuple s’empresse de lui conférer à vie la puissance tribunitienne (23), qu’il n’accepte que pour la faire renouveler presque tous les ans, et, l’année suivante, Auguste refuse le consulat ii vie, la censure à vie, la dictature, enfin l’omnipotence qu’on lui offre sous toutes les l’ormes. Après quoi, il repart pour l’Orient, afin de régler sur place une foule de questions pendantes, administratives et diplomatiques (21-19). Quand il rentre au bout de trois ans, on dédie un autel à la Fortuna Redux et on inscrit le jour de son arrivée sur le calendrier des fêtes publiques, refuse encore, et à deux reprises, la surveillance des lois et des mœurs, c’est-à-dire le droit de s’immiscer dans toutes les affaires publiques et privées. De l’an 10 à l’an 13, quatre années durant, nouvelle absence d’Auguste, qui inspecte de nouveau les Gaules et l’Espagne. Pendant ce temps, le peuple romain se sent comme délaissé. Horace s’écriait. : Gardien excellent de la race de Romulus, il y a trop longtemps que tu es absent ; puisque tu as promis un prompt retour à la sainte assemblée des Pères, reviens ! Comme une mère qui sait son fils exposé à tous les dangers, la patrie redemande César. Et le retour de César fut célébré par l’érection au Champ de Mars d’un autel de la Paix Auguste (ara Pacis Augustæ). Poète de cour, dira-t-on, mensonges officiels et flatteries intéressées ou dictées par la peur, comme on en voit sous tous les despotes. L’explication est ici insuffisante. Il y a bien eu un peu de convention et une sorte de marivaudage politique dans cet échange de compliments et de protestations d’amour désintéressé. Rien n’oblige à prendre au sérieux les simagrées d’Auguste suppliant qu’on ne le charge pas de tout faire et parlant de temps à autre de déposer un fardeau trop lourd pour ses épaules. On devine bien aussi que ce que le peuple regrettait le plus en l’absence du maure et attendait de son retour, c’était les réjouissances publiques, les distributions d’argent et gratifications de tonte sorte. Et pourtant, il est aisé de constater que ce régime ne ressemble pas à une domination imposée par la force et maintenue par la menace d’un nouveau recours à la force. On parle bien des centaines de mille vétérans installés en Italie et aux alentours : mais ils ne se seraient pas levés d’eux-mêmes, surtout en l’absence d’Auguste, et les légions étaient loin. En cas de surprise, ni les anciens soldats ni les nouveaux n’eussent été prêts à temps pour réprimer un soulèvement populaire. Sous peine de nous méprendre sur le sens de l’histoire de cette époque, il faut bien admettre chez les contemporains d’Auguste la réalité d’un sentiment que nous n’avons plus : sentiment complexe, où entrent à doses variables le culte de l’autorité providentielle, quasi divine, protection des faibles, recours des opprimés : l’idée que le chef n’a pas d’intérêt distinct de l’intérêt commun, qu’il voit de haut et de loin et veille à la sécurité de tous ; enfin, pour les esprits cultivés, mais à courte vue, pour ceux qui ne mettent rien au-dessus de l’ordre et de la paix, d’abord, la satisfaction égoïste de se laisser vivre sans souci ni responsabilité, ensuite, le plaisir plus intellectuel de voir l’autorité résoudre sans difficulté des questions qui, livrées à la discussion et au hasard des scrutins, deviennent insolubles. Tout cela constitue un sentiment, religieux au fond, qui, au temps d’Auguste, naissait chez les citoyens romains battus par les orages des guerres civiles et éclatait dans toute sa force chez les provinciaux. Ceux-ci élevaient des temples à leur Sauveur, à leur dieu vivant, et Auguste, qui craignait le ridicule, modérait de son mieux, toujours avec sa demi-sincérité, l’excès de leur enthousiasme. A Rome, il ne voulut pas de temples : il lui suffisait d’être le fils de César divinisé et le Père de la patrie. Néanmoins, il n’interdit pas au peuple de vénérer son Génie à côté des Lares dans les chapelles des carrefours. Bref, il laissa se constituer, sans paraître y pousser, une religion impériale qui devint avec le temps le plus ferme appui du régime institué par lui. Il dut attacher un prix tout particulier à ces manifestations du loyalisme populaire, car, ce qui le préoccupait le plus, c’était l’avenir. Sa prudence, qui l’avait si bien servi, lui avait cependant créé une difficulté théoriquement insurmontable. En théorie, la constitution républicaine était toujours en vigueur, et cette constitution, qui tolérait le cumul des dignités, même à vie, ne pouvait tolérer que ces dignités fussent déclarées héréditaires. Du coup, elles auraient cessé d’être la chose publique ; l’étiquette républicaine leur eût été ôtée ; tout le monde aurait compris que la royauté était restaurée, et même à la mode étrangère, car à Rome elle n’avait jamais été qu’élective. Auguste tourna pendant trente ans autour de cet obstacle, s’acharnant à trouver les moyens d’assurer sa succession. Il n’avait pas de fils, mais seulement une fille, la trop célèbre Julie. Cette fille, il l’avait mariée à son neveu M. Claudius Marcellus, fils de sa sœur cadette Octavie (25). Auguste avait abrégé pour Marcellus le chemin des honneurs, mais la mort alla plus vite encore. Marcellus mourut à vingt ans (23), et il ne reste de lui qu’un souvenir attendri porté à la postérité par les vers de Virgile. L’histoire se demande encore aujourd’hui si elle doit partager un soupçon qui eut quelque crédit dans l’antiquité, si ce pâle jeune homme n’aurait pas été sacrifié à l’ambition de Livie, qui préparait la fortune de son fils à elle, le futur Tibère. Auguste se hâta de marier Julie à son fidèle serviteur Agrippa, qui dut divorcer pour devenir le gendre du maître (21) : puis il s’empressa d’adopter ses deux petits-fils issus de cette union, Caïus et Lucius César. Quelques années après, Agrippa mourut (12), et Auguste, tout à ses combinaisons, donna sa fille Julie à son beau-fils Tibère. — également divorcé par ordre, — qui servirait ainsi de père aux jeunes Césars (11). L’aîné de ceux-ci, Caïus, était déjà consul à vingt ans, lorsque Auguste l’envoya en Orient, d’où il pouvait revenir glorieux s’il réussissait à arracher de gré ou de force au roi des Parthes les enseignes romaines jadis enlevées à Crassus. Celui qui guérirait cette blessure faite à l’orgueil romain était sûr de devenir populaire. Mais, comme Marcellus, le jeune César se trouvait sur le chemin de Tibère, qui était alors en pleine disgrâce et retiré à Rhodes. Le soupçon émis à propos de Marcellus se reproduit ici, enregistré, sans confirmation ni réfutation, dans une ligne de Tacite. Ce qui est certain, c’est que les deux petits-fils d’Auguste moururent l’un après l’autre, à deux ans d’intervalle ; Lucius en l’an 2, Caïus en l’an 4 de notre ère. Une sorte de fatalité traversait tous les desseins du vieil empereur, qui se décida alors à adopter Tibère, lui fit conférer pour dix ans la puissance tribunitienne et l’envoya commander les légions de Germanie. Il s’agissait toujours, pour Auguste, de mettre légalement son héritier en possession effective d’un pouvoir subordonné au sien, mais de même nature et si peu différent que, lui venant à disparaître, cet héritier se trouva tout naturellement son successeur, sans compétition possible. Il y réussit : à sa mort, survenue à Nole, en Campanie, le 19 août de l’an 14 de l’ère chrétienne, la transmission du pouvoir impérial s’effectua sans secousse. Tibère paraissant hésiter à en prendre possession, ce fut à qui le supplierait de ne pas laisser l’État ainsi désemparé. Tous à Rome, dit Tacite, consuls, sénateurs, chevaliers, se ruaient dans la servitude. Les consuls firent les premiers serinent de fidélité au nouveau maître, et le Sénat, les soldats, le peuple, s’empressèrent de suivre leur exemple. Il n’y eut pas de cérémonial d’investiture autre que cet élan spontané, tenant lieu d’élection régulière — le régime n’en comportait pas — et transformant en droit ce qui était déjà un fait. Mais ce ne fut qu’un succès pratique, un expédient qui fut encore employé par la suite, mais toujours chanceux, alternant au hasard des circonstances avec des efforts, toujours précaires aussi, faits, d’une part, pour implanter l’hérédité monarchique, de l’autre, pour maintenir le principe de l’élection républicaine. Là était la lacune laissée par le maître ouvrier dans son œuvre. Ce point de soudure avec les institutions républicaines resta toujours visible, et ce fut une barrière par où le droit monarchique ne put passer. L’autorité impériale ne fit que s’accroître, absorbant peu à peu la somme de liberté et d’initiative qu’Auguste avait laissée à ses concitoyens ; mais cette autorité resta une chose en soi, une propriété nationale qui n’appartint jamais à une famille et dont celui qui en avait l’usufruit ne pouvait disposer. Cet équilibre instable était pour la paix intérieure un danger permanent ; mais il eut au moins l’avantage de préserver le monde romain des illusions puériles du droit divin. Le droit public des Romains ne laissa jamais entrer dans les esprits l’idée qu’il y ait des familles prédestinées, investies par Dieu du droit inaliénable de fournir des pasteurs de peuples, des rois responsables seulement devant lui. Hème en plein moyen fige, en plein régime féodal où tous les offices publics étaient devenus des propriétés héréditaires, le Saint-Empire romain germanique avait encore conservé le principe électif transmis par la tradition romaine, et ce n’est pas un médiocre exemple de la puissance des souvenirs attachés au nom prestigieux des Césars romains. Les empires modernes ne sont plus que des contrefaçons du modèle antique. Le régime soi-disant impérial qui a tenté de s’implanter chez nous et qui a toujours des héritiers en expectative, celui que nous avons vu restaurer par nos voisins et proclamer — hélas ! — dans le palais de Louis XIV, ont inscrit en tête de leurs constitutions le principe de l’hérédité, négation de la souveraineté nationale. Ce sont des royautés affublées d’un titre qui ne leur appartient pas, fardées d’un éclat emprunté à un reflet lointain de la grandeur romaine. Il faut étudier la constitution impériale, la vraie, la seule que le inonde ait connue, dans le pays et le temps qui l’a produite. Si l’on mesure à la grandeur et à la solidité de l’œuvre le mérite de son auteur, on trouvera sans doute que César Auguste, qui a commis en sa vie tant d’usurpations légalisées, n’a pas usurpé la place qu’il tient dans l’histoire universelle. |