Montesquieu, au cours de ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, abordant l’époque des guerres civiles, dit : Je supplie qu’on me permette de détourner les yeux des horreurs des guerres de Marius et de Sylla. Nous ferons comme lui, en prenant pour point de départ de nos études la période d’apaisement relatif et de réorganisation appareille qui suit immédiatement les proscriptions de Sylla. Ce n’est pas que la trace du sang versé alors se soit effacée, ou que le souvenir de ces violences ail, pesé d’un médiocre poids sur la génération qui va de Sylla César ; mais la violence n’est qu’un accident, et c’est au contraire le caractère normal du peuple romain, la tendance constante de ses idées, qu’il s’agit de saisir en étudiant de près l’histoire intérieure de Rome une époque où abondent les documents qui l’éclairent. Il s’agit d’analyser les causes et de peindre les hommes qui, en moins de quarante ans, ont fait de la République de Sylla, soi-disant régénérée, guérie de ses infirmités par le fer et par le feu, la monarchie de César. Si cette transformation avait été l’œuvre de la violence, elle eût été précaire et sujette à des retours. Elle a été, au contraire, définitive. L’empire césarien a duré par la suite autant que la domination de Rome elle-même, sans que ni les crimes et les folies de quelques empereurs, ni la médiocrité du plus grand nombre d’entre eux, aient jamais fait revivre le régime que l’Empire avait remplacé. Cela suffit pour nous avertir que ce régime antérieur est mort, pour ainsi dire, de mort naturelle, par usure de ses organes, par impuissance d’adapter leurs fonctions à une tâche pour laquelle ils n’étaient point faits. C’est donc en dehors des conflits armés, c’est dans le train ordinaire de la vie politique et sociale, qu’il faut observer le délabrement progressif des vieilles institutions, de façon à pouvoir dire : tel jour a été commise telle illégalité qui en autorisera d’autres ; en telle occasion a été rompu un frein imposé jusque-là par la loi ou par la coutume ; et le fait s’est produit, ici sous la poussée d’une ambition individuelle, là sous la pression plus forte encore des circonstances. Or, dans la longue histoire de la décadence des institutions républicaines à Rome, décadence dont les premiers symptômes apparaissent au temps des Scipions et qui s’accélère à partir des Gracques, il n’y à guère qu’une période où il soit possible de suivre le fil des événements dans les conditions indiquées, c’est-à-dire en dehors des crises violentes et avec des renseignements détaillés, presque quotidiens ; c’est le laps de temps de trente et quelques années qui s’écoule entre la sanglante réaction de Sylla et la dictature de César. Plus tôt, entre les Gracques et la guerre Sociale, nous découvrons bien une période analogue, où l’effervescence des esprits se contient dans les limites de l’agitation pacifique et n’en travaille pas moins activement à la ruine des vieilles coutumes : mais nous n’avons pas, pour nous promener dans le demi-jour de cette époque, pour nous montrer de près les hommes et les choses, un guide comme Cicéron. Maintenant, c’est aux contemporains de Cicéron que nous avons affaire, et, c’est sur lui que nous comptons, sur sa curiosité toujours en éveil, sur sa parole hardie, sur sa plume alerte et prompte aux confidences, pour nous initier aux menées des partis, aux fluctuations de l’opinion publique, incessamment agitée tantôt par la lutte de mesquines convoitises et tantôt par le choc de grandes ambitions. I Cicéron avait vingt-six ans quand, du vivant même de Sylla, il prit la défense de Sex. Roscius d’Amérie contre un favori du dictateur (80 av. J.-C.), et il a survécu dix-huit mois César. Sur une centaine de plaidoyers et de harangues qu’il a prononcés dans cet intervalle, nous possédons encore cinquante-sept discours entiers, sans compter des fragments d’une vingtaine d’autres el les allusions aux événements du jour éparses dans ses ouvrages de rhétorique et de philosophie. Enfin, à partir de l’an 68 commence et se poursuit sans interruption — sauf l’année du consulat de Cicéron — cette correspondance qui, telle qu’elle est, compilée à la bette par les libraires de l’époque, mutilée par la prudence d’Atticus et plus encore par les ravages du temps, n’en est pas moins pour l’historien une mine inépuisable, une source de première main, cent fois plus sûre que les Biographies de Plutarque ou les Histoires d’Appien. Sur les 864 épîtres qui la composent, — dont 90 adressés à Cicéron par divers correspondants, — il n’en est pas une qui n’aide à mieux connaître non seulement l’auteur, mais son entourage, son temps, la société dans laquelle il vit. Elles nous apportent l’afflux d’idées, de sentiments, de passions, qui circulaient alors dans les liantes sphères du monde romain et ébranlaient au passage l’imagination impressionnable du grand orateur : tout cela enregistré au jour le jour et rendu avec la fidélité de l’impression première. L’œuvre de Cicéron, lettres et discours, contient les matériaux d’une histoire complète de la fin de la République romaine. Si le temps nous avait enlevé ce qui nous reste de Salluste, de Plutarque, d’Appien et de Dion Cassius, il nous manquerait sans doute un certain nombre de faits, dont quelques-uns ont leur importance : mais nous n’aurions presque rien à apprendre sur les mœurs, sur les préoccupations, la physionomie de l’époque : nous n’en manierions pas moins à pleines mains — si j’ose m’exprimer ainsi — l’étoffe dont l’histoire est faite. Cela ne veut pas dire que, voyant ses contemporains par ses yeux, nous soyons obligés d’accepter du même coup tous ses jugements, d’épouser toutes ses querelles, bref, de nous ranger dans son parti, un parti qui fut souvent bien aveugle. D’abord, cela serait impossible au cicéronien le plus dévot. On est garanti contre la partialité de Cicéron par son inconstance. On entend tantôt l’avocat et tantôt l’homme, l’homme du monde ou le personnage officiel qui sacrifie la sincérité à la politesse et l’homme qui prend sa revanche dans l’intimité, l’optimiste qui s’engoue et le pessimiste qui se croit désabusé à fond. A part Clodius, qui a été six ans durant le fléau de sa vie et est resté pour lui le type du parfait scélérat, on trouverait difficilement un homme politique de l’époque dont Cicéron n’ait vu les qualités et les défauts ; et cela, non pas d’ensemble, à la façon d’un artiste qui combine clair, un portrait l’ombre et la lumière, nais par accès, suivant l’impression du moment, sans souci d’accorder celte impression avec celle de la veille. Pompée est l’homme que Cicéron a le plus admiré, d’une admiration mélangée de sympathie ; et pourtant personne n’a pénétré mieux que Cicéron. n’a supporté avec plus d’impatience, n’a caractérisé en termes plus vifs l’insuffisance de ce glorieux personnage, ses allures louches, son hypocrisie native, l’indécision perpétuelle d’une volonté tiraillée entre l’appétit du pouvoir et la préoccupation non moins égoïste de paraître désintéressé. Cicéron a défendu en justice des gens, comme Gabinius et Vatinius, qu’il avait lui-même signalés par de bruyantes invectives à la vindicte publique. Il n’y a plus rien à dire sur la versatilité de Cicéron, sur ses contradictions et ses palinodies, depuis qu’un professeur de Kœnigsberg, le savant et impitoyable Drumann, a pris la peine, il y a tantôt cinquante ans, de compiler en près de 1.300 pages compactes — avec les textes de Cicéron lui-même — le plus formidable réquisitoire qu’ait jamais fulminé contre la mémoire d’un homme la justice posthume de l’histoire. Justice suspecte d’ailleurs, et dont l’excessive sévérité, aggravée depuis encore par les sarcasmes dédaigneux de Th. Mommsen, a tourné en définitive au profit de l’accusé. On a compris qu’il était inique de comparer sans cesse la marche sinueuse d’une existence ballottée parlant d’événements à un idéal de vertu rectiligne qui n’a jamais existé. Drumann est bien obligé de convenir que, dans une société tout occupée d’argent et de plaisir, Cicéron eut des mœurs pures el une rare probité. C’est là, en tout temps et en tout pays, l’essentiel de la vertu : le reste importe moins. Au fond, c’est comme caractère de trempe molle, connue esprit libéral, incapable de comprendre le ride salutaire et régénérateur de la force, j’allais dire, comme vaincu, que Cicéron défait si fort aux césariens et hégéliens d’outre-Rhin. Ce n’est peut-être pas une raison pour que nous retirions notre estime à un homme à qui il faut bien pardonner de n’avoir pas deviné les félicités dont les Césars de l’avenir combleraient leurs sujets et d’avoir vécu dix-neuf siècles avant Hegel. Mais il ne s’agit pas de savoir si Cicéron, comme homme et comme politique, mérite ou non notre estime. Disons simplement — là-dessus tout le monde est d’accord — que ses défauts mêmes, cette excitabilité nerveuse qui le met à la merci du premier mouvement, cette versatilité, cette facilité à se contredire qu’on lui a tant reprochée, sont pour nous autant d’avantages, car ils sont une garantie de sincérité. Ces cent petites passions que Montesquieu impute à Cicéron multiplient les aspects sous lesquels notre auteur voit les choses, et elles nous laissent toute la liberté de notre jugement. Il faut se méfier des hommes à idées fixes, de ceux qui, comme Salluste ou Tacite, soit par procédé d’artiste, soit par l’effet d’une conviction forte, disposent les faits en vue d’une impression finale et arrivent à produire sur le lecteur une véritable obsession. Le lecteur de Cicéron ne court pas ce danger. D’autre part, il ne tient qu’à nous de ne pas tomber dans l’excès opposé : avec le contrôle des autres auteurs et l’expérience de ce qui était encore pour Cicéron l’avenir, il nous est facile de ne partager ni ses incertitudes, ni ses illusions. II Mais quel usage ferons-nous de tous ces documents ? Nous bornerons-nous à établir la réalité des faits dans leur succession chronologique, sans autre souci que de tisser une trame historique continue et sans lacunes ? C’est là un travail d’érudition qui a sa difficulté et son mérite : il est, du reste, tellement indispensable que tout historien est censé l’avoir fait, ou l’avoir vérifié, avant d’ajouter son apport personnel au legs scientifique de ses prédécesseurs. Mais l’histoire ne saurait être une simple série de constatations. Nous voulons que l’historien groupe ces faits dispersés en les rattachant les uns aux autres par des liens de cause à effet : nous exigeons qu’il ordonne, qu’il construise, qu’il mette en évidence les grandes lignes le long desquelles se rangent les matériaux taillés et assemblés par lui. Il semble même que le labeur de l’érudition n’ait d’autre utilité que de rendre possible l’intelligence des faits, vus du côté de leur enchaînement logique. En un mot, une œuvre historique est d’autant plus appréciée, comme personnelle et originale, qu’elle contient plus de ce qu’on appelle philosophie de l’histoire. C’est là que commence le danger. Le vieil Ennius faisait dire à un de ses personnages dramatiques : Il faut philosopher, mais un peu seulement ; raisonner d’un bout à l’autre est déplaisant. Appliqué à l’histoire, le mot est parfaitement juste. A mesure que l’age rend plus prudent, on éprouve une répugnance de plus en plus marquée à accepter en histoire les théories et systèmes qui ont la prétention de grouper tous les faits autour d’un petit nombre d’idées maîtresses et de tracer au cordeau les grandes routes — providentielles ou fatales — que suit l’humanité. Pour arriver à dessiner ces grands réseaux qui enserrent, classent, orientent les souvenirs du passé, il a fallu laisser de coté tous les faits, mal expliqués ou rebelles aux exigences de la théorie, qui troubleraient la netteté des aperçus. Il a fallut surtout, ce qui est plus grave, éliminer, ou à peu près, de l’histoire l’élément illogique par excellence, la liberté, la spontanéité des individus. Tous les auteurs de constructions historiques, qu’ils en conviennent ou non, admettent a priori que le monde est mené par des forces en comparaison desquelles l’initiative individuelle n’est qu’une quantité négligeable. Je ne vais pas jusqu’à dire que ce soient là des vues anti-scientifiques, l’ambition de la science étant de tout ramener à des lois naturelles et nécessaires : je constate seulement que, soumises à l’examen patient de l’érudit, ces formules générales se trouvent toujours inexactes par quelque endroit ; qu’elles constituent des à peu près, des moyennes, et qu’à leur égard la défiance est le premier devoir d’un esprit arrivé à sa maturité. Ainsi, il peut être certain, Tune manière, générale, que le régime républicain à Rome était, par ses vices internes, condamné à périr. Cela est vrai, si vrai qu’on ne se contente pas de ce truisme. On fait un pas de plus. Si la chute du régime républicain était une nécessité, il devait tout aussi nécessairement surgir des hommes qui se chargeraient de le détruire et de le remplacer. Enfin, dit Montesquieu, la république fut opprimée, et il n’en faut pas accuser l’ambition de quelques particuliers Si César et Pompée avaient pensé comme Caton, d’autres auraient pensé comme tirent César et Pompée ; et la république, destinée il périr, aurait été entraînée au précipice par une autre main. Je veux bien encore me laisser conduire jusque-là, quoique les objections commencent à poindre. On a l’air de croire, que quel que fût l’ouvrier, l’œuvre eût été la même et se fût produite au même moment inévitable ; que l’initiative et le caractère des personnages historiques n’ont eu d’influence que sur le détail des menus faits et n’ont pas fait dévier d’une ligne la marche fatale des événements. L’esprit se sent ainsi comme peu à peu soulevé au-dessus du sol ; il commence à planer et à sentir l’enivrement des grandes perspectives. Qu’il s’élève à la hauteur oit on perd de vue les individus, et le voilà qui joue avec des abstractions incorporées dans des mots sonores : le génie, la ‘mission des peuples et des races ; la tendance, l’œuvre propre de tel siècle comparé à tel autre. Plus haut encore, on entre dans la sphère des causes premières, causes efficientes, causes finales, qui donnent au grand spectacle de l’histoire un plan et en font un drame intelligible en toutes ses parties, une œuvre d’art. C’est de là-haut que Bossuet, instruit des conseils de la Providence, contemple la succession des empires, et que les adorateurs de l’Idée hégélienne — une contrefaçon de la Providence — admirent dans le monde la réalisation de plus en plus parfaite de leur divinité. Nous voilà perdus dans les nuages, je veux dire dans le mysticisme et la métaphysique, en dehors de l’histoire et meure de l’humanité. Encore peut-on s’entendre avec les tenants de la Providence, qui concèdent, je ne sais comment, un certain rôle d’arrière-plan à la liberté humaine ; mais les hégéliens sont intraitables. Leur Idée — on en a fait depuis la Volonté de l’Être ou l’Inconscient — ne se contente pas de vouloir tous les changements survenus dans le monde ; elle les procure par des moyens infaillibles, avec le moindre effort possible et en vue d’un progrès certain. Ainsi, pour appliquer la théorie à notre sujet, la République romaine au temps de Cicéron était une forme usée, un corps décrépit, bientôt un cadavre en décomposition, qui devait disparaître pour laisser vivre à sa place un organisme nouveau et supérieur à l’ancien. César, choisi pour opérer cette transformation, n’est plus simplement un ambitieux clairvoyant, qui s’enhardit par le succès et finit par dépasser ses premières espérances : c’est une incarnation de l’Idée, qui se crée en lui un organe approprié à la fonction. Il a, dès le premier pas, la claire notion du but où il vise, et il choisit, avec un tact infaillible, la voie la plus sûre pour y parvenir. Dès lors, nous n’avons plus qu’à le suivre et à tout admirer dans son œuvre, la fin justifiant les moyens. Le système aboutit à la glorification des forts et des victorieux. Tout ce qui a péri n’était plus digne de vivre, et la supériorité du vainqueur est attestée par son triomphe même[2]. Cette philosophie de l’histoire dispense de tout regret, de toute protestation, de toute hésitation. Elle consiste, étant donné un ensemble de faits, à penser que les choses ne pouvaient pas se passer autrement, et, que, par une évolution sans arrêt, sans recul, tout s’achemine vers la perfection. C’est de la théologie à peine déguisée, une théologie qui a perdu en sens commun tout ce qu’elle a gagné en logique. Je laisse à d’autres le facile plaisir d’en user. N’étant ni fataliste, ni optimiste à outrance, je ne me chargerai pas de démontrer la mission providentielle de César et de justifier tous ses actes. Il a été assez longtemps dieu. et ceux qui portent son nom clans le monde croient déjà assez à leur infaillibilité pour que l’histoire n’encourage pas ce mysticisme dangereux qui fait vraiment à la liberté, à la dignité humaine, à la morale de tout le monde, une part trop restreinte. Je ne voudrais pas cependant, par haine des systèmes et des déclamations, m’abstenir de philosopher et de tenir compte des circonstances qui pèsent sur les volontés les plus indépendantes. Prétendre ne rien ajouter de sa propre pensée à l’histoire, viser à l’impersonnalité, ou, comme on dit aujourd’hui, à l’objectivité absolue, c’est aussi un système, et peut-être le plus chimérique de tous. Il est des esprits délicats et ombrageux qui voudraient reconstruire le passé sans que l’on vit, pour ainsi dire, la main qui en rassemble les débris : en laissant, comme ils disent, les faits parler d’eux-mêmes. C’est là une illusion. Les faits ne parlent pas d’eux-mêmes. La narration ou exposition est toujours, quoi qu’on fasse, un arrangement qui suppose un triage, une gradation de perspective, et porte par suite l’empreinte personnelle de son auteur. Ensuite, le passé une fois reconstitué, ces noèmes puritains ne se permettent et ne permettent aux autres que le plaisir de le contempler. Il leur semble que la science est profanée par la seule pensée de la faire servir à quelque chose, d’en tirer quelque enseignement utilisable. Je veux bien que le plaisir de savoir soit le principal aiguillon qui encourage au travail scientifique. Mais, à côté de ce plaisir, qui est sa récompense immédiate, le savant éprouve une satisfaction plus désintéressée, celle de penser qu’il a fait œuvre utile en ajoutant quelque chose à la somme de connaissances qui sont l’honneur et font aussi la force des peuples civilisés. Cela se voit plus nettement dans le domaine des sciences qui ont pour objet l’étude de la Nature, parce que l’application y suit souvent de près la recherche théorique. A voir l’essor prodigieux des sciences physiques et naturelles, qui ont fait en cent ans plus de progrès qu’elles n’en avaient fait jusque-là en vingt siècles, on sent qu’une passion intense circule dans tous les laboratoires, l’âpre désir de surprendre les secrets de la Nature, de connaître ses lois et d’en user pour mettre ses forces au service de la volonté humaine. C’est le rêve, des magiciens et sorciers d’autrefois, devenu de jour en jour moins chimérique et déjà en partie réalisé. Tous les travailleurs groupés autour des microscopes et des cornues n’ont pas an même degré conscience de cette ambition : mais elle est leur âme collective, et elle agit en chacun d’eux avec l’énergie du tout. La science historique a aussi, et doit avoir, et ne peut pas ne pas avoir pour ressort moteur une passion analogue. Cicéron disait d’elle qu’elle nous enseigne à vivre (magistra vitæ), et les dédaigneux se sont agréablement troqués de l’étroitesse de son point de vue. En, effet, l’histoire n’est pas un cours de morale en action. Si l’on veut des faits édifiants, qu’importe qu’ils soient vrais ? La légende fait ici bien mieux l’affaire ; elle est libre de créer des types de perfection morale, de punir le vice et de récompenser la vertu. De là vient, sans doute que les meilleurs livres de morale — je veux dire, les plus efficaces — sont fondés sur des légendes, et qu’on reproche à la science historique de déflorer la tradition. Et pourtant, le mot de Cicéron reste vrai. Individuellement parlant, nous n’avons pas besoin sans doute, pour apprendre à vivre, de connaître les faits et gestes des Pharaons ou d’être fixés sur la dose de réalités incorporées aux légendes de Sésostris ou de Sardanapale ; mais la mission de l’histoire n’en est pas moins de nous renseigner sur les aptitudes et habitudes de notre espèce, sur le degré de dépendance qu’imposent à la liberté humaine les conditions extérieures dans lesquelles elle se meut, sur les causes qui activent ou entravent le progrès de la civilisation, qui provoquent l’éclosion ou amènent la décadence de telle forme de société. En un mot, c’est braver le sens commun que de soutenir qu’il ne peut sortir de tant d’expériences, faites en divers temps et en divers lieux, rien d’utile ni d’utilisable, rien, si ce n’est le stérile plaisir de savoir ce que le vulgaire ignore. Il faut donc philosopher sur les données de l’histoire, mais discrètement, en se tenant à courte distance des faits concrets, en se gardant de les convertir à tout propos en vues générales et d’oublier la réalité pour l’abstraction. Puisqu’il s’agit, dans le cas présent, d’une époque où le mécanisme gouvernemental se détraque, ce qui importe, c’est de noter au fur et à mesure comment une institution peut être respectée dans la lettre et faussée dans son esprit ; comment, à travers les mailles du réseau tressé pour les contenir, les ambitions individuelles se font jour et se retournent contre l’intérêt public ; comment enfin, — c’est là le trait saillant de cette psychologie sociale, — comment une démocratie sortie de tutelle, malgré sa défiance à l’égard des supériorités, cède à son penchant naturel, qui est de substituer l’autorité des hommes à celle des lois. Le sujet qui s’impose tout d’abord à l’attention, c’est ce qui passait dans l’antiquité, el à bon droit, pour être l’essence même d’une république, la fonction des assemblées délibérantes, l’exercice du droit de suffrage au sein du Sénat et des comices. En langage moderne, l’histoire intérieure de Rome entre la dictature de Sylla et celle de César s’appellerait l’histoire parlementaire de la République agonisante. En effet, de tolites les institutions auxquelles on reconnaît un peuple libre, les plus caractéristiques sont les moyens adoptés pour faire du gouvernement l’expression de la volonté générale, non pas d’une volonté sous-entendue, comme le sera plus tard celle du peuple romain personnifié par l’empereur, mais d’une volonté perpétuellement agissante, qui se fait par la discussion et s’affirme par le vote. C’est précisément au moment, on ces institutions vont s’atrophier et disparaître qu’il est le plus intéressant d’en étudier le jeu. Jamais l’histoire de Rome n’a été plus parlementaire qu’aux abords de la crise suprême ; jamais on n’a plus parlé et discuté qu’à l’instant où, selon le mot de Tacite, le régime impérial allait pacifier l’éloquence. On peut suivre de prés les cabales électorales, l’activité anormale des comices législatifs, et surtout les débats du Sénat, qui fait figure de Parlement à lui tout seul. Nous avons encore des comptes-rendus de séances, des sénatus-consultes authentiques, exécutoires ou frappés d’opposition, dans leur forme originale et avec les signatures. Mais, pour comprendre la fonction d’un organe, il faut d’abord décrire l’organe lui-même. C’est une étude préparatoire dont l’objet peut se résumer en ces deux questions : qu’est-ce que le Sénat, et qu’entend-on par comices ? III Nous voici sur le Forum, vers l’an 80 avant notre ère, sous la dictature de Sylla. Tournons-nous vers le Capitole et regardons non pas là-haut, sur la gauche, les ruines du grand temple de Jupiter Capitolin, incendié il y a trois ans, mais à droite et au pied de la colline, une esplanade à laquelle on accède par des degrés. Sur cette esplanade, un édifice d’aspect antique, qui date, dit-on, du roi Tullus Hostilius. C’est la caria Hostilia, le lieu ordinaire des séances du Sénat. Les auteurs anciens ne nous ont dépeint ni le bâtiment, ni son installation intérieure : ils n’ont pas songé que nous serions curieux de ces détails. Il parait résulter des textes que les sénateurs romains se passaient fort bien de toute espèce de commodités. Point d’hémicycle en gradins, ni de siège présidentiel dominant la salle. Pas même de tribune ; chacun peut parler de sa place et se lever s’il veut être mieux entendu. Les sénateurs sont assis pêle-mêle, quoique inégaux en dignité, sans place fixe, sur des bancs rangés à droite et à gauche d’une large allée centrale qui se trouve dans l’alignement de la porte (Ventrée. Au fond de l’allée, faisant face à la porte, qui reste ouverte pendant les séances, le président s’installe sur un siège qu’il s’est fait apporter, une chaise curule s’il est consul ou préteur, un banc sil est tribun de la plèbe. Remarquons-le, car ceci est caractéristique : le Sénat n’a pas de président à lui. De par ses origines, il n’est autre chose qu’une espèce de Conseil d’État, qui doit assister de ses lumières les chefs de l’État, c’est-à-dire les magistrats, — jadis, les rois, — quand ceux-ci veulent bien le consulter, mais qui n’a légalement d’autre droit que celui d’émettre des avis, et seulement quand on les lui demande. Il se réunit chaque fois autour du magistrat qui la convoqué, et c’est le magistrat président qui, seul, peut donner force exécutive aux décisions de l’assemblée. Ce qu’on appelait le princeps senatus n’était pas le président du Sénat, mais simplement le premier sénateur inscrit sur la liste, celui qui avait droit d’opiner le premier. En vertu de cette théorie, qui est un legs de l’ancienne monarchie, les sénateurs doivent être nominés par les chefs de l’État et sans caractère inamovible, ceux-ci ayant le droit de choisir leurs conseillers et par conséquent, d’eu changer. Depuis que les consuls ont été déchargés e ce soin au profit des censeurs, les sénateurs sont nommés à chaque lustre, et pour la durée d’un lustre, par les censeurs. Le Sénat n’est donc pas une corporation autonome, comme les collèges, qui se recrutent eux-mêmes et élisent leur président : ce n’est pas davantage une assemblée représentative, dans laquelle chaque membre est censé représenter la volonté de ses électeurs. On ne saurait trop le répéter : les Romains, comme les Grecs, n’ont jamais pratiqué le régime représentatif, et cela pour une raison bien simple, c’est que l’État, chez eux, a commencé par être une petite cité bien compacte ; le centre a préexisté à la circonférence ; tandis que le régime représentatif a été imaginé depuis ou par des confédérations qui se cherchaient un centre, ou dans des États assez grands pour être assimilables à des confédérations. Les Romains, eux, ne connaissaient d’autres représentants que les ambassadeurs, et ils ne concevaient pas qu’un peuple pût s’envoyer des ambassadeurs à lui-même. Qu’ils aient eu tort de ne pas discerner le moment où il leur eût fallu modifier les habitudes de la cité, c’est possible ; que l’invention du système représentatif eut alors sauvé la République et empêché l’avènement du despotisme militaire, je n’en sais rien, ou plutôt je sais que ce sont là des questions oiseuses. Ce qui est certain, c’est que les institutions traditionnelles, faites pour un petit groupe de citoyens, n’étaient plus à la taille d’un grand empire. Le Sénat n’était donc ni une corporation, ni une assemblée élue, et, à vrai dire, il n’avait par lui-même aucun pouvoir. Cela, c’est la théorie ; mais les Romains étaient passés maîtres en l’art d’accommoder les principes aux exigences de la pratique. En fait, il y e longtemps, à l"époque oit nous sommes, que le Sénat procède, indirectement, mais réellement, du suffrage populaire. Depuis une certaine loi Orinia, dont on ignore la date exacte, les censeurs sont obligés d’inscrire d’abord sur la liste des sénateurs tous les anciens magistrats, c’est-à-dire, les élus du peuple, et ils ne peuvent ajouter de sénateurs de leur choix que s’il reste après cela des places vacantes. Le dictateur Sylla, après avoir, par une gigantesque fournée de 300 sénateurs pris parmi les chevaliers, complété jusqu’à concurrence de 600 membres l’assemblée réduite de moitié par la guerre civile el les proscriptions, vient d’assurer le recrutement mécanique du Sénat en décidant qu’on élirait désormais chaque année vingt questeurs au lieu de douze, et que tous ces questeurs entreraient ensuite de droit au Sénat. Comme les sénateurs sont d’anciens magistrats. il y a entre eux une hiérarchie correspondant aux magistratures qu’ils ont exercées : en haut, les plus âgés, les consulares ; au-dessous, les prætorii, puis les ædilicii et tribunicii ; au bas, les quæstorii, qui, en général, n’ont guère plus de trente ans. Mais cette hiérarchie ne sert qu’à déterminer l’ordre dans lequel le président doit consulter nominativement les membres de l’assemblée : au point de vue du vote, ceux-ci sont tous égaux. On compte les suffrages, on ne les pèse pas. On sait bien que la prééminence des ordres supérieurs est assurée par le privilège qu’ils ont de parler les premiers et d’épuiser les discussions : après quoi, les ordres inférieurs n’ont plus qu’à voter en silence. Dès que le président a donné la parole à un sénateur, il ne peut plus la lui retirer sous aucun prétexte, à quelques digressions, à quelques violences de langage que se laisse aller l’orateur. Nous avons des discours de Cicéron, par exemple, les invectives contre Pison, contre Vatinius ou contre Antoine, que n’eût supportés aucune assemblée moderne et que le Sénat a écoutés d’un bout à l’autre. Cette liberté absolue de la parole tenait lieu à Rome du droit, d’initiative et du droit d’interpellation, qui paraissent inhérents aujourd’hui au régime parlementaire. En général, les Romains ne perdaient pas leur temps à confectionner et à perfectionner des règlements, remèdes de malade dont un corps sain ne doit pas avoir besoin. A part quelques prescriptions obligatoires pour le président, comme la prise des auspices avant la séance, la consultation suivant l’ordre du tableau, le Sénat n’avait pas de règlement et n’avait pas encore senti le besoin d’en avoir un. Chose plus étrange, impliquée par ce qui a été dit plus haut, rien ne fixait. non plus sa compétence. On y avait toujours trouvé cet avantage, que, n’étant pas fixée, elle n’était pas non plus limitée, ce qui lui permettait de suffire à tout moment à tons les besoins de la république. Le Sénat dirigeait toutes les affaires, intérieures et extérieures, de l’État, sans autre pouvoir que son autorité morale. Il n’était tout-puissant que parce qu’il était obéi, d’une obéissance qu’il n’avait pas le droit d’exiger. Qu’il surgit la moindre résistance, il n’avait aucun moyen légal de la briser. Si, au moment où l’assemblée passait au vote, un magistrat égal ou supérieur en dignité au président — ou encore et le plus souvent un tribun de la plèbe — se levait et déclarait intercéder, c’est-à-dire s’opposer à la résolution mise aux voix, il n’y avait plus de sénatus-consulte, mais seulement, si l’on passait quand même au vote, un vœu formule par le Sénat (auctoritas senatus). Un magistrat mécontent pouvait toujours dessaisir le Sénat d’une question quelconque et — à moins qu’il ne fût arrêté à son tour par l’intercession d’un collègue — la porter devant le peuple, en qui l’on s’habituait de plus en plus à reconnaître l’arbitre suprême et le véritable souverain. Il n’y a pas de sénatus-consulte qui puisse prévaloir contre une loi : l’un est un conseil, l’autre un ordre. Les formules officielles accusent nettement la différence ; elles disent : Le Sénat a été d’avis, il a paru au Sénat, tandis que le peuple, sur la requête d’un magistrat, décide (scivit), commande, défend, abroge tout droit contraire à sa volonté présente. Nous ignorons si cette assemblée de 600 membres, trop nombreuse et trop rajeunie dans ses rangs inférieurs pour être toujours calme, inspirait encore à l’étranger le sentiment de révérence qu’éprouva Cinéas quand il crut voir devant lui une assemblée de rois : mais il est certain qu’à Rome, depuis les Gracques et les guerres civiles, le prestige du Sénat a considérablement baissé. On dit et on sait, car une série de procès scandaleux l’a révélé, que les malhonnêtes gens n’y sont pas rares. Il y a trente ans, on se montrait au doigt les sénateurs qui acceptaient l’or de Jugurtha : depuis, on ne compte plus les concussionnaires, les brasseurs d’élections, et surtout les créatures de Sylla, les vautours qu’il a engraissés des dépouilles des proscrits. Les partis, aristocrates d’un côté, démocrates de l’autre, échangent en séance les propos les plus vifs. La qualification d’ordure de la curie (stercus curiæ), que Cicéron trouve un peu forte même, pour un Glaucia, montre de quelle façon les sénateurs enseignaient aux citoyens le respect du Sénat. Aussi est-ce en vain que le dictateur se flatte d’avoir restauré et raffermi l’autorité du Sénat. Il n’a pas pu changer le fond des choses, c’est-à-dire transporter la souveraineté du peuple au Sénat, celui-ci étant, en dernière analyse, que la collection de tous les élus du peuple actuellement vivants, sans inondai représentatif. La souveraineté du peuple était, depuis la constitution de Servius Tullius, et surtout depuis les XII Tables qui l’avaient nettement affirmée, un principe fondamental, reconnu par tous et mis en pratique au moins une fois l’an, lors des élections. Mais il était entendit aussi que. dans le maniement des affaires courantes, le Sénat, sans délégation expresse, par la seule force de l’usage, aurait l’exercice et comme la jouissance de cette souveraineté collective. Depuis les Gracques, cet accord est rompu. Le peuple — et on entend surtout par peuple la masse besogneuse de la population urbaine — le peuple, dis-je, veut retirer de mains qu’il estime corrompues l’exercice de sa toute-puissance. Il se laisse aller ii toutes les illusions que lui soufflent ses flatteurs : il se croit, intègre, quoiqu’il ait pris la douce habitude de vendre ses suffrages ; infaillible, quoiqu’il soit à la fois passionné et ignorant ; enfin, il a la prétention d’être tout le peuple romain, quoique depuis tantôt dix ans, depuis la guerre Sociale (90-88), la cité romaine comprenne l’Italie entière, sous prétexte que les Italiens peuvent venir, s’ils le désirent, exercer leur droit de suffrage à Rome. Voyons donc d’un peu plus près ce peuple souverain el les moyens dont il dispose pour manifester ses volontés. Peu ou point de règlements pour déterminer la capacité électorale, qui implique, ne l’oublions pas, l’aptitude législative. Le droit de suffrage est inhérent au droit de cité : il appartient à tout citoyen mêle, arrivé à l’âge de puberté (17 ans environ) et inscrit comme tel sur les registres des censeurs. On s’en remettait aux censeurs du soin d’éliminer, en les rejetant dans la catégorie des ærarii, les indignes, c’est-à-dire les individus frappés de condamnations judiciaires ou vivant de métiers ignominieux. Point de ces nombreux cas d’άτιμία, de ces contrôles superposés, de ces dénonciations encouragées, dont la démocratie athénienne se montrait si prodigue. L’éligibilité (jus honorum) avait fait longtemps partie intégrante du droit, de suffrage. Après que le privilège du patricial eut été aboli, qui était électeur était éligible. On comptait sur le président des comices électoraux pour écarter les candidatures irrecevables, et il avait à cet égard pouvoir discrétionnaire. Puis, certaines familles ayant mont ré des appétits exagérés, on avait édicté sur la matière des règlements, codifiés en 180 avant notre ère par la loi Villia annalis. Cette loi fixait un minimum d’âge requis des candidats à chaque magistrature, un laps de temps à observer entre deux magistratures consécutives et l’obligation de suivre la filière hiérarchique. Mais c’était encore aux présidents des comices à faire observer la loi. S’ils la laissaient transgresser, la logique voulait qu’aucune loi antérieure ne prévalût contre la volonté actuelle du peuple. A défaut d’exemples historiques, il s’était créé, pour affirmer ce principe, des légendes typiques. On racontait que le roi Servius Tullius n’était qu’un simple esclave (servus) quand il avait été élu par le peuple : son élection, pour être illégale, n’en avait pas moins été valable. Ulpien raconte aussi — et il a l’air d’y croire — qu’un esclave fugitif, un certain Barbarius Philippus, ayant réussi à se faire nommer préteur, avait exercé pour tout de bon la préture, attendu que le peuple romain pouvait, si bon lui semblait, confier cette fonction à un esclave, et que, du reste, en élisant le candidat, il l’avait fait libre. A plus forte raison en eût-il été de même si quelque citoyen indigne, même privé du droit de suffrage par les censeurs, avait réussi à faire passer sa candidature. Nul n’est réputé inéligible du moment qu’il est élu. Quant au droit de suffrage, il s’exerçait de plusieurs manières, dont aucune ne ressemble à la nôtre. Les Romains partaient toujours de principes simples ; mais ils voulaient qu’il y exit place, dans la pratique, pour des combinaisons de principes, et même pour des considérations accessoires. A leurs yeux, la cité n’est pas une agglomération d’individus, tous pareils entre eux à la façon des unités mathématiques, mais un agrégat de corporal ions. Un citoyen n’est citoyen que parce qu’il est membre d’une curie, d’une tribu, d’une centurie. Par conséquent, le vote de l’individu sert, à déterminer l’opinion du groupe auquel il appartient, el c’est l’opinion du groupe qui compte seule quand il s’agit de déterminer le vote du peuple entier. Comme il y a trois espèces de groupes, créés différentes époques et sans rapport entre eux, — la curie étant une unité religieuse, la tribu une unité administrative, et la centurie une unité utilitaire, — il y a trois espèces de comices ou assemblées du peuple. Laissons de côte les comices curiales. Ils n’ont pas été abolis, — on n’abolit rien à Rome, — mais leurs actes ne sont plus que des formalités, accomplies par des comparses qui tiennent lieu des curies absentes. Restent deux formes usuelles, les comices centuriates, qui dataient, dit-on, de l’organisation des compagnies militaires par Servius Tullius, et les comices tributes, d’institution notablement plus récente. Il faudrait une longue étude pour tracer une ligne de démarcation précise entre ces deux genres d’assemblée au point de vue de la procédure el de la compétence. Il s’agit pour le moment de savoir que les comices centuriates, représentant le peuple armé, ne peuvent, être convoqués qu’en dehors de la ville, par un magistrat revêtit de l’imperium, et qu’ils ont seuls le droit d’élire les magistrats supérieurs, consuls, préteurs et censeurs. Les attires magistrats sont, élus par les tribus, que rien n’empêche de réunir sur le Forum. Au point de vue de la compétence législative, il y avait jadis des différences entre centuries et tribus ; mais le peu qui subsiste ne vaut pas la peine d’être noté ici. Du reste, à la fin de la République, on ne se sert plus guère des comices centuriates pour légiférer. Non seulement la machine est lourde, compliquée, encombrante, mais elle ne peut être mise en branle que par les consuls, et ce sont le plus souvent les tribuns de la plèbe qui ont des projets de loi ou plébiscites à proposer. Le trait commun à toute espèce de comices, — il faut y insister, — c’est que le suffrage individuel n’a d’influence sur le résultat final du vote que par l’intermédiaire de groupes considérés comme égaux entre eux, égaux non pas en effectif, mais en valeur politique. Il n’était pas possible que tous les groupes fussent d’effectif égal, l’eussent-ils été à l’origine. On n’avait pas touché aux trente curies depuis le temps des rois ; les tribus s’étaient formées au jour le jour par les progrès de la conquête, et il y avait près de deux siècles qu’on en laissait le nombre arrêté à trente-cinq. Quant aux centuries, leur répartition était l’ondée sur le cens, c’est-à-dire sur un principe d’inégalité. A Athènes, où pourtant l’autonomie des groupes civiques, des phratries et des tribus, allait fort loin, l’esprit égalitaire avait fait effacer tous ces cadres devant le scrutin : on se bornait, dans à compter les suffrages individuels. Les Romains ont conservé jusqu’au bout leurs anciennes habitudes, Mai seulement parce qu’ils aimaient à conserver, mais parce qu’ils voyaient là des moyens de graduer le droit de suffrage, sans l’enlever à personne et sans al tramer au vote de qui que ce t’Ut un privilège quelconque. Tous les citoyens sont égaux, mais le suffrage d’un citoyen pèse d’autant plus dans la balance que le groupe auquel il appartient est plus petit. Pour ce qui est des centuries, l’intention des auteurs du système est évidente : c’est le régime franchement censitaire. Jadis, sur 193 centuries, la première classe — la moins nombreuse, sans aucun doute — disposait à elle seule de 98 suffrages, un de plus que la majorité absolue. Comme elle votait la première, si elle portait tous ses suffrages du même côté, les antres classes n’étaient même pas appelées à prendre part an scrutin. Depuis une certaine réforme, opérée vers le milieu du IIIe siècle avant notre ère et d’ailleurs assez mal connue, la première classe ne peut plus faire la majorité à elle toute seule ; mais, entame la fortune se concentre en un petit nombre de mains et que la masse s’appauvrit, le vole du riche a toujours beaucoup plus de valeur que le vote du pauvre. Le système assure aussi un avantage aux citoyens d’âge mûr (seniores), groupés dans des centuries d’effectif nécessairement plus faible que celles des juniores. Dans les comices par tribus, tous les suffrages ont même poids et toutes les tribus votent en même temps. Aussi, ces comices passent pour être le champ de bataille oh triomphe le plus aisément le parti démocratique. Mais, là encore, sans loucher à la théorie égalitaire, les hommes d’État ont réussi à introduire des degrés dans la valeur pratique du suffrage individuel. On ignore si les tribus, qui étaient des circonscriptions régionales, ont jamais été délimitées de tacon à compter à peu près le même nombre d’habitants. Mais nous savons très bien qu’avec le temps la population urbaine s’accrut sans cesse, tandis que le vide se faisait dans la campagne d’alentour. Comme on laissa subsister l’ancienne délimitation des tribus, il arriva que les quatre tribus urbaines comptèrent autant d’électeurs que quinze ou vingt tribus rustiques, sans disposer pourtant que de quatre voix sur trente-cinq. Une tribu rustique se composait généralement d’un petit nombre de grands propriétaires, dont le vote valait autant que celui d’un nombre plus considérable d’artisans de la grande ville. Ce n’est pas tout. Il y a une population pour ainsi dire flottante : affranchis qui n’ont pas encore d’état civil, gens disqualifiés et réhabilités, à qui l’on restitue le droit de suffrage. Tous ces gens-là sont à la discrétion des censeurs, qui les répartissent à leur gré entre les tribus. Enfin, comme depuis près de deux siècles (depuis 241 avant J.-C.) on ne crée plus de tribus nouvelles, les Italiens entrés en masse dans la cité après la guerre Sociale ont été parqués dans huit des anciennes tribus, de façon que, tout en étant plus nombreux que les citoyens de vieille date, ils ne pussent en aucun cas avoir la majorité dans les comices. Toutes ces pratiques n’étaient peut-être pas d’une loyauté parfaite, mais elles attestent, chez les classes dirigeantes, une habileté et une ténacité peu communes. Comme l’aristocratie anglaise, qui semble avoir hérité de son esprit, l’aristocratie romaine a poussé très loin l’art de lutter, par des moyens légaux, contre le courant démocratique. Si elle a fini par succomber, ce n’a pas été sans s’être défendue. Elle avait encore entouré la grosse machine populaire de tout un système de freins qui pouvaient, dans les occasions critiques, enrayer ou arrêter net son mouvement. Le peuple ne peut ni se réunir sans l’initiative du magistrat président, ni voter autre chose que ce qu’il lui propose. Que celui-ci prenne ses inspirations au Sénat, comme le veut la coutume, il n’y a plus de conflit possible entre le Sénat et le peuple souverain. Mais il faut compter avec les agitateurs, avec les magistrats démagogues. Contre les fantaisies de ceux-là, il y a tout d’abord l’intercession de leurs collègues. On peut aussi avoir recours aux empêchements que, d’une part, le calendrier, mené par les Pontifes, d’autre part le droit augural, peuvent mettre fin à la tenue des comices. Tous les jours de l’année ne sont pas comitiaux, et l’augure qui assiste le président est seul juge de la validité des auspices dont celui-ci doit être muni avant d’ouvrir la séance. S’il trouve que le silence exigé par le rituel ne s’est pas fait, ou que les signes sont défavorables, il déclare que la séance doit être remise à un autre jour (alio die). Enfin, si rien n’a pu arrêter le magistrat président, ces mêmes empêchements méconnus permettent au Sénat d’annuler le résultat du vote pour vice de forme. La volonté du peuple est souveraine, mais à la condition qu’elle soit régulièrement exprimée. Tel était, en raccourci, l’état des institutions romaines au moment où l’équilibre patiemment maintenu va se rompre. La transformation de la République romaine en Empire, d’un régime presque municipal en monarchie cosmopolite, a été une mémorable expérience dont le souvenir a toujours hanté depuis lors les amateurs de psychologie applicable el appliquée ù la politique. Elle offre pour nous d’autant plus d’intérêt que des souvenirs plus récents nous l’ont rendue parfaitement intelligible. Ce n’est pas un paradoxe de dire que, par nos habitudes d’esprit, nous sommes beaucoup plus rapprochés des Grecs et des Romains que de nos ancêtres du moyen âge. Il nous faut un effort, dont peu sont capables, pour repenser ce que pensait l’homme habitué au régime féodal, que ce fût le seigneur ou le -vilain ; tandis que, sur le droit public et privé, sur l’État et l’individu, sur la patrie et le devoir de ses enfants, nous avons à peu prés les mêmes idées que les citoyens de la Grèce et de Rome. L’histoire ancienne est souvent plus moderne qu’on ne croit. |