LEÇONS D’HISTOIRE  ROMAINE - RÉPUBLIQUE ET EMPIRE

 

I. — LES INSTITUTIONS RELIGIEUSES DE ROME[1].

 

 

Dans la vie religieuse d’une nation, il n’est point de détail qui n’ait son importance, et on ne la comprend bien qu’en l’embrassant tout entière du regard : mais une étude d’ensemble portant sur tout ce qui constitue la religion romaine est un sujet dont il vaut mieux détacher une partie que d’essayer même d’en faire le tour dans une esquisse sommaire comme celle-ci.

Par Institutions religieuses de Rome j’entends non pas le legs assez pauvre de croyances qui constitue le fonds dogmatique de la religion, non pas même la série bien plus variée de formules, de prières, de cérémonies, de recettes de toute sorte, au moyen desquelles le Romain peut se rendre les dieux-favorables et traiter de gré à gré avec eux ; mais seulement l’organisation que l’Étai a donnée au culte officiel, le seul dont il ait la direction immédiate et dont il assume la responsabilité.

I

Sans doute, le culte suppose des croyances, actuelles ou impliquées dans des habitudes qui leur ont survécu. Mais, dans les sociétés antiques, les croyances, si on les détache par abstraction du culte, se réduisent à peu de chose. On n’y trouve point de réponse nette aux questions que se pose une réflexion un peu exercée, point de système cohérent, de corps de doctrine, mais des récits mythiques, des légendes où figurent pêle-mêle des êtres surnaturels et des personnages humains, tout cela issu d’une tradition vague, sans marque d’origine, sans preuves et sans conclusions dogmatiques. Elles ne contiennent point d’idées générales, et leur nature même le leur interdit ; car elles se ressemblent toutes par ce trait qu’elles constituent des religions locales, faites et valables pour un pays, pour un peuple déterminé, ou même pour des groupes plus restreints. Chaque famille a ses dieux domestiques, qui la protègent à l’exclusion de toute autre : chaque corporation, là où il en existe, a dans le monde divin ses patrons spéciaux ; de même, la nation ou la race a fait sa religion pour son usage propre, et elle croyait avoir ses dieux à sa portée, tout occupés d’elle et prêts à défendre au besoin son sol contre les hommes et les dieux ennemis. Le polythéisme se prêtait merveilleusement à cette localisation naïve des êtres divins, et toutes les religions soudées aux nationalités, pouvaient vivre côte à côte sans que l’on contestât à aucune d’elles son droit à l’existence. Elles étaient vraies toutes ensemble et utiles de la même manière, chacune pour ses fidèles, à condition que ceux-ci s’acquittassent scrupuleusement de toutes les observances rituelles.

Le culte est clone, ou peu s’en faut, le tout des religions antiques. Cela est vrai surtout de la religion romaine, la plus pauvre qui fut jamais en types divins et en articles de foi, mais une des plus minutieuses en fait de rites obligatoires. Les dieux romains, créés par l’imagination d’une race dure et défiante, ne sont que médiocrement bienveillants ; ils ont l’esprit formaliste et procédurier ; ils vendent pour ainsi dire en détail leur protection et leurs conseils, et ils exigent que, chaque fois, le pacte intervenu entre eux et leurs clients soit entouré de toutes les garanties dont ils ont eux-mêmes déterminé le nombre et la portée. Il n’y a point avec eux de cérémonie insignifiante ; l’omission de la moindre formalité peut les porter à refuser leur secours dans le besoin le plus pressant. Petits et grands ont sur ce point même humeur. Fides ne recevait d’offrandes que de la main des trois grands flamines réunis, et elle exigeait que ces dignitaires, après être montés à sa chapelle en voiture couverte, les lui présentassent avec la main droite entourée de bandelettes blanches. Les dieux infernaux n’acceptaient de libations que versées goutte à goutte, et les dieux d’en haut tenaient, au contraire, à ce qu’on les répandit d’un seul coup. Quant à Jupiter Capitolin, ses exigences en matière d’étiquette faisaient de la vie de son flamine un long martyre.

Tout le culte romain est empreint de cet esprit étroit et dominé par ces scrupules mesquins. De là, la nécessité d’une tradition fidèlement conservée et d’une surveillance exercée sur les cérémonies religieuses par des hommes compétents.

Les moyens employés par la puissance publique pour assurer l’observation consciencieuse de tous les rites consacrés par la tradition, et pour maintenir ainsi entre les dieux et la société humaine un échange régulier de bons procédés, sont précisément ce que j’appelle les institutions religieuses de Rome, ce que je me propose d’analyser brièvement.

II

L’étude à entreprendre n’est pas aussi simple qu’elle le serait si nous avions affaire à une religion construite d’une seule pièce, imposant à tous les mêmes obligation et acceptée en bloc par l’Étal. Je ne sais s’il a existé quelque part dans l’antiquité, même au sein des grandes monarchies orientales, des systèmes religieux ainsi ramenés à l’unité ; mais, à coup sûr, ce n’est ni en Grèce ni à Rome que nous pouvons nous attendre à rencontrer ce niveau égal passé sur toutes les consciences. Là, nous n’avons point en face de nous des niasses indifférentes qui ne valent que par le nombre et qui laissent à leurs maîtres, prêtres et rois, le soin de penser pour elles. Là, la cité s’est formée lentement, par l’association voulue de groupes préexistants, qui ont gardé dans la communauté nouvelle une bonne part de leur autonomie. Une fois constituée, la cité a peu à peu, par un effort persistant, restreint l’autonomie pratique de ces groupes ; elle a subordonné leur volonté et leur action particulière aux décisions de la majorité ; mais elle a respecté leur indépendance religieuse et n’est intervenue en ces matières délicates qu’avec une extrême circonspection.

L’histoire des institutions religieuses de Rome se lie donc étroitement à l’histoire des origines mêmes de la cité : aussi est-ce en étudiant cette superposition de cultes obstinément conservés à travers les figes qu’on a pu se rendre compte de la façon dont s’est formée la cité. Longtemps après avoir perdu toute valeur politique dans un pays ou la propriété privée et les cultes particuliers étaient seuls héréditaires, la famille et la gens constituaient encore des associations religieuses dont l’État non seulement respectait l’existence, mais assurait, autant qu’il était en lui, la perpétuité. C’étaient comme des témoins d’un autre fige qui gardaient, au sein d’un nouvel ordre de choses, les préoccupations et les habitudes du passé, d’un passé antérieur à l’État lui-même. Chacun sait avec quel art consommé M. Fustel de Coulanges, dans son étude sur la Cité antique, a interrogé ces témoins cL leur a fait raconter ce que Grecs et Romains avaient fini par oublier.

Les Romains, hommes d’action avant tout et incapables de ces analyses délicates, ont simplifié à plaisir leur histoire. Ils l’ont d’abord détachée de lotit ce qui entoure son berceau en supposant que leurs ancêtres étaient des aventuriers sans patrie, qui se réunirent un jour sous la conduite du plus vaillant d’entre eux et fondèrent une ville toute neuve, en révolte dès sa naissance contre tous les peuples environnants. Romulus suffit à tout, c’est lui qui crée même sur place la famille romaine en prenant au piège le nombre de femmes nécessaires. De religion, il n’en est point question encore. La religion s’organise de la même façon : le pieux Numa donne à la cité des dieux, des prêtres ; il règle jusque dans le détail la liturgie officielle et achève ainsi en un tour de main l’édifice commencé par Romulus. Toute l’histoire religieuse commence à un point précis, et, pour peu qu’on veuille bien s’abandonner an courant de la tradition vulgaire, on est assuré de rencontrer à l’origine de tous les cultes et de tous les sacerdoces nationaux le nom de Numa.

En étudiant les faits sans tenir compte de l’opinion personnelle des auteurs qui nous les ont transmis, en relevant les contradictions auxquelles entraîne un système d’explication par trop commode, la critique moderne a renversé le mur factice qui barrait de ce côté la perspective. An delà du légendaire Numa, au delà du héros Romulus, elle entrevoit une période obscure sans doute, mais d’on émergent comme des points lumineux les foyers des familles groupées autour de leurs dieux domestiques. La famille engendre naturellement la gens (γένος), composée de familles issues d’un ancêtre commun : le développement artificiel de la société commence ensuite et aboutit à la cité. Celle-ci ne peut réunir les groupes antérieurement formés que par un lien religieux, le seul qui en ces siècles reculés pût enchaîner les volontés et les diriger toutes à la fois dans mi n’élue sens.

Tons les cultes antérieurs s’accumulent donc dans la cité, augmentés d’un culte officiel qui s’adresse exclusivement aux dieux de l’État et n’intéresse que la conscience du citoyen. Rien ne doit se perdre de cet ensemble de coutumes, car toute offrande supprimée, toute prière oubliée, toute obligation méconnue irrite à coup sin- quelque dieu frustré d’un hommage auquel il a droit, et il n’est si mince Génie dont le ressentiment ne puisse attirer sur la société des malheurs terribles. Les puissances surnaturelles, en effet, pour mieux garantir leurs droits, ont étendu la responsabilité bien au delà de l’obligation : si un individu, ou une famille, ou un groupe quelconque leur fait tort, ils peuvent s’en prendre à la cité tout entière. De cette façon, l’État est intéressé à la conservation des cultes particuliers, domestiques ou autres, et il lui est même arrivé d’en prendre quelques-uns à sa charge plutôt que de s’exposer à des représailles de la part des créanciers du monde invisible.

Nous avons maintenant sous les yeux ce que j’appellerai, faute d’une expression meilleure, la stratification des couches successives dont l’ensemble constitue la religion pratique des Romains : au bas, comme première assise, les cultes domestiques ; au-dessus, les cultes des groupes intermédiaires entre la famille et la cité ; au sommet, la religion d’État. Nous pouvons, par conséquent, nous rendre compte de ce que l’État a trouvé établi par une tradition qui ne relève pas directement de lui, mais qu’il a accueillie dans son sein, dont il a jusqu’à un certain point. la sauvegarde, et de ce qu’il a institué par lui-même, soit pour remplir son rôle de protecteur des religions particulières, soit pour organiser et conserver la religion commune à tous les citoyens.

III

Le culte de la famille, s’adressant exclusivement aux Lares et Pénates de la maison et aux Mânes des ancêtres, a peu de chose à démêler avec l’État. Il a pour autel le foyer domestique, pour prêtre le père de famille, et les obligations qu’il comporte se transmettent de génération en génération avec la propriété à laquelle elles sont attachées. On en peut dire autant du culte de la gens. Elle se choisit elle-même sa chapelle, y entretient, pour offrir les sacrifices d’usage, un flamine et y convoque ses membres à certains jours déterminés par sa liturgie particulière. Sans être publics, ces cultes sont pourtant reconnus d’intérêt général : la société se croit, par conséquent, le devoir d’intervenir quand leur existence est menacée. Que, dans une famille, la descendance naturelle vienne à s’éteindre, l’autorité publique se préoccupe d’assurer la transmission des obligations religieuses par un moyen autre que l’hérédité : c’est elle qui les unit d’une façon indissoluble à la propriété et qui, en se réservant le droit. d’approuver les adoptions, les testaments, legs, donations de toute sorte, contraint les nouveaux héritiers à accepter, avec le bien, les servitudes dont il est grevé. Ce n’est qu’en tournant les règlements sur la matière qu’on pouvait arriver à ce que déjà les contemporains de Plaute regardaient comme le bonheur parfait, l’héritage sans le culte (sine sacris hereditas). La gens, bien que mieux garantie contre les chances d’extinction, n’est pas non plus immortelle : il ne restait plus à la fin de la République que bien peu des grandes maisons patriciennes dont les noms remplissent l’histoire des premiers siècles. C’est l’État encore qui cherche les moyens de prévenir la disparition des cultes gentilices, soit en remplaçant la gens par une corporation ou sodalité qui en tient lieu, soit même en prenant à sa charge les devoirs délaissés.

Pour exercer ce droit de contrôle et de surveillance sur les cultes particuliers, l’État avait ses théologiens officiels, moins piètres encore que jurisconsultes, les Pontifes. Le collège des Pontifes n’est pas la plus ancienne des institutions religieuses créées par l’État. Il a fallu, pour que la nécessité s’en fit sentir, une assez longue expérience ; mais c’est elle qui a joué dans l’histoire le rôle le plus considérable. Tandis que la compétence des autres corporations sacerdotales était limitée à une fonction, on à un certain nombre de fonctions déterminées, celle des Pontifes était universelle. Elle seule embrassait l’ensemble de la religion romaine ; elle se glissait jusqu’au foyer des familles, et ces Pontifes, que l’État et les particuliers pouvaient consulter à toute heure, étaient comme le répertoire vivant de toutes les règles traditionnelles qui maintenaient au sein de la cité la discipline des consciences.

IV

Mais laissons là les sacra privata, dont l’histoire se  confond avec celle du droit civil, et bornons-nous à considérer le culte d’État (sacra publica). Celui-ci est à lui seul une œuvre compliquée, et ceux qui prétendent qu’il a été fait tout d’une pièce prêtent à leur Numa une imagination bien tracassière. Certains dieux ont des temples, et d’autres point ; parmi ceux qui ont des temples, il en est qui ont et d’autres qui n’ont point de desservants ou flamines : telle fête se célèbre partout à la fois, avec le concours du peuple entier distribué dans les quartiers de la ville (vici) et les bourgades de la campagne (pagi) ; telle autre est une solennité purement officielle, et telle autre se célèbre presque à huis clos. Enfin, l’État reconnaît encore connue lui appartenant des cultes répartis entre des groupes qui, réunis, comprennent la population tout entière, mais dont chacun, image réduite de la cité, a son foyer, son autel et son sacerdoce à part (sacra curionia).

Évidemment, tous ces usages plus ou moins disparates n’ont été ainsi rapprochés et juxtaposés que par le mouvement progressif de concentration qui a produit l’État lui-même. Supposons une cité qui se fonde au milieu d’une population éparse, attachée au sol, et dont la religion se compose déjà d’une foule d’usages locaux. Il y a là, pour employer une expression moderne, plusieurs paroisses, chacune ayant ses patrons spéciaux et ses fêtes indépendantes. Le moyen de les rapprocher et de créer avec les éléments qu’elles apportent un culte public, c’est d’adjuger à la religion d’État tous les rites qui leur sont communs. Elles honorent toutes leurs Lares, qui ont dans les carrefours leur niche ou petite chapelle, et il est probable qu’elles oui foules leur Pète patronale. Il suffisait d’obtenir qu’elles célébrassent toutes en même temps cette solennité pour avoir institué une cérémonie publique, commune à tous les citoyens et, comme telle, partie intégrante du culte de la cité. Cette fête s’appelait la fête des carrefours, les Compitalicia.

A l’époque historique, la date des Compitalicia était fixée chaque année par le préteur. C’était jour de chômage et de réjouissances dans toute l’étendue du terroir de Rome ; mais la tradition conservait encore, avec sa ténacité ordinaire, le souvenir d’un temps ou Rome ne comprenait que le Palatin et ses alentours immédiats, pompeusement appelés les Sept Montagnes[2]. Il existait encore aux abords de notre ère une corporation de montagnards (montani), qui, assistés d’un flamine palatual, célébraient, le 11 décembre, le Septimontium ou fête patronale des sept paroisses primitives, et l’État n’avait point rayé de la liste des cérémonies publiques ce débris d’un passé à peu près oublié. De même, la bizarre procession des Argées rappelait le temps où Rome, déjà plus étendue, comprenait 24 ou 27 quartiers. On allait tous les ans, au 15 mai, précipiter dans le Tibre, du haut du pont Sublicius, un pareil nombre de mannequins de jonc, qui représentaient sans doute, sous le nom d’Argei, le tribut de victimes humaines vouées par lesdits quartiers à un sacrifice expiatoire de nature énigmatique[3].

Ces diverses cérémonies, qui toutes ont trait plus ou moins directement au culte des Lares, n’étaient pas les seules auxquelles il fia aisé d’intéresser le corps entier des citoyens. Chez un peuple d’agriculteurs, il s’établit comme un accord naturel pour prier les dieux, après les semailles d’automne, de protéger la moisson future, pour purifier les champs au commencement de l’été et en écarter les mauvais génies pour raviver chaque année, en sacrifiant au dieu Terme, le respect de la propriété. On eut ainsi les fêtes des semailles (feriæ Sementivæ), les processions lustrales des Ambarvatia et les Terminalia, toutes solennités qui ou bien prirent une date fixe dans le calendrier, ou furent ordonnées à nouveau chaque année par l’autorité publique.

Ces rites populaires, l’État, les a simplement disciplinés, sans en altérer le caractère original. On n’y voit point apparaître encore l’intervention d’un sacerdoce distinct de la masse des fidèles : chaque citoyen, ces jours-là, est à lui-même son piètre et sacrifie pour son compte à des dieux qu’il connaît pour ainsi dire personnellement. Mais l’État ne peut se passer de symboles et de pratiques qui rappellent à tous ces laboureurs, patres, artisans, qu’ils sont membres d’une communauté politique, qu’au-dessus des intérêts de leur famille, de leur bourgade ou de leur profession, il y a l’intérêt de la cité et le devoir du citoyen.

La notion de l’État est chez nous une idée abstraite, que nous détachons facilement de tout objet matériel. Nous entendons par là ce contant d’autorité impersonnelle qui circule d’un bout à l’autre du corps social et qui lui imprime tons les mouvements d’ensemble. Il n’en était pas tout à fait de même chez les anciens. La cité étant généralement de proportions restreintes, ils n’avaient pas besoin de recourir à l’abstraction pour en embrasser l’ensemble : ils en voyaient, au contraire, tout le détail, et ils la concevaient comme un agrégat non pas d’individus, mais de corporations pourvues d’un organisme propre, dont chacune constituait une sorte de personnalité collective, désignée par un nom. Les constitutions les plus démocratiques de l’antiquité n’ont jamais consenti à pulvériser pour ainsi dire la société au point de ne plus laisser en présence que l’individu et l’État. Athènes était composée de phratries et de bilais ; Rome eut, dès le temps des rois, ses curies, peut-être également réparties entre les trois tribus génétiques (Ramnes-Tities-Luceres), à raison de dix par tribu.

La curie est un groupe artificiel, en ce sens qu’il ne procède point de l’hérédité. Ce qui lui donne sa cohésion, c"est un culte commun à tous ses membres. Chaque curie a un local appelé du même nom, où les sociétaires, les curiales, se réunissent à certains jours pour vaquer à des exercices religieux sous la présidence d’un représentant revêtu d’un caractère sacerdotal, le curio, et avec l’assistance d’un prêtre proprement dit, le flamen curialis. Voici qu’apparaît enfin le sacerdoce officiel, avec le caractère qu’il conserve jusqu’aux degrés les plus élevés de la hiérarchie. Il ne constitue point une fonction héréditaire. Rome n’a jamais connu de caste sacerdotale, et elle a veillé avec un soin jaloux à ce qu’il ne s’en constituât point sous un prétexte quelconque. Les prêtres sont élus, et le service public dont ils sont chargés ne leur confère point une dignité d’ordre supérieur, qui fasse d’eux des êtres à part. On ne les considère nullement comme des intermédiaires obligés entre les hommes et les dieux, mais seulement comme les mandataires d’une association qui ne peut agir sans se faire représenter. Dans les rapports du curion et du flamine curial se manifeste déjà la tendance que nous verrons s’accuser davantage par la suite, la tendance à subordonner le desservant à l’administrateur. Le flamine, qui offre les sacrifices et manie les objets sacrés, n’est qu’un subalterne : le chef de la curie est le curion, qui pourvoit, avec les deniers de l’État., aux frais du culte et à l’entretien de la chapelle.

Jusqu’ici, la religion d’État n’est encore que la religion populaire (sacra popularia) disciplinée et accrue d’un culte supplémentaire, lequel légitime et maintient l’organisation intérieure de la cité. Qu’il s’agisse des fêtes célébrées dans les quartiers de Rome, dans les bourgades de la campagne ou dans les curies groupées sur le Palatin, les citoyens sont invités à prendre une part active aux exercices religieux ; ce sont eux qui sacrifient ou assistent au sacrifice, qui prient, chantent, se parent, festinent en l’honneur de leurs dieux. One demandent-ils à ces dieux ? la santé, de belles moissons, des troupeaux féconds, l’abondance sons toutes ses formes ; en somme, la satisfaction de leurs besoins personnels. Aucun d’eux n’a mission de représenter l’État, de prier pour l’État, et les divinités auxquelles ils s’adressent sont en cette matière aussi incompétentes qu’eux. Même rassemblés dans les curies, où ils se sentent déjà membres d’une communauté politique, ils ne visent point de but plus élevé. Les seules fêtes que nous connaissions comme célébrées simultanément par les curies, les Fornacalia et, les Fordicidia, ne se distinguent pas en cela des fêtes villageoises : on y rendait hommage à la déesse Fornax, qui avait enseigné l’art tout primitif de griller le blé, et à la Terre, dont on honorait la fécondité par le sacrifice de vaches pleines (fordæ boves).

Le sacerdoce d’État est issu, par une sorte d’émanation, de la plénitude d’autorité qui réside dans le Roi.

V

C’est une vérité devenue banale que l’État, dans les sociétés grecque et romaine, s’est modelé sur la famille. De même que celle-ci a pour unique maure et seul prêtre de son culte le père de, famille, de même la cité a pour chef suprême, dans l’ordre religieux aussi bien que dans l’ordre politique, son recteur ou Roi (rex). C’est le Roi, et le Roi seul, qui est chargé de présenter aux grands dieux, ceux que nous pourrions appeler des divinités politiques, Janus, Jupiter, Vesta, Mars-Quirinus, les vœux de l’État. Il lui appartient de réclamer leurs conseils, d’invoquer leur assistance et de les payer de leurs services. Ce qu’il fait en pareil cas, nul n’a qualité pour le faire avec lui ou comme lui : il agit donc sans le concours des citoyens, qui sont tous représentés dans sa personne. Ainsi se fonde, sous la garantie du sacerdoce royal, tout un culte spécial, qui a ses cérémonies propres, toutes accomplies par les dépositaires de l’autorité publique. Le peuple n’y a aucun rôle : on s’y occupe d’intérêts dont la garde ne lui est point confiée ; on y prie pour lui, mais sans lui ; ce sont, comme le disaient les théologiens romains, les sacra pro populo.

Le Roi, ne pouvant toujours s’acquitter en personne des devoirs multiples qui lui incombent, a cependant le droit de déléguer ses pouvoirs. Pour alimenter le feu symbolique au foyer de la cité, il a dans sa maison royale (Regia), comme un vrai père de famille, des filles spirituelles, qu’on appelle, du nom même du foyer, des Vestales. Il nomme, pour le remplacer auprès des dieux qui exigent des hommages assidus, — comme Jupiter Capitolin, Mars et Quirinus, — des flamines qui sont, par comparaison avec les autres sacrificateurs, les grands flamines. Le service matériel du culte est ainsi assuré : mais il est des fonctions plus délicates, qui ont à compter avec l’imprévu, qui supposent un acte réfléchi, une résolution prise chaque fois en connaissance de cause et accommodée aux circonstances. Celles-là ne peuvent être confiées à des délégués investis une fois pour toutes ; le Roi doit les accomplir en personne. Mais, pour s’en acquitter dignement, il a besoin de conseillers experts dans la tradition, qui le dirigent et le gardent de tout manquement aux règles : car la coutume des ancêtres, ratifiée en maintes circonstances par les dieux, confirmée par une longue expérience, est une loi souveraine qui s’impose au Roi comme au dernier de ses sujets.

Quand cette coutume lui fait un devoir de consulter Jupiter, patron de la cité, avant de procéder à un acte important, — autrement dit, de prendre les auspices, — le Roi amène à l’entrevue un ou plusieurs augures, c’est-à-dire des savants versés dans l’art difficile de tracer, de limiter, d’orienter le champ d’observation (templum) et d’interpréter les signes qui s’y produisent. Ces maîtres de cérémonies n’ont pas le droit d’entrer en colloque pour leur compte avec les dieux, mais leur assistance est si constamment nécessaire qu’on les voit constitués en corporation permanente, supposée la plus ancienne des grandes corporations sacerdotales.

Sans les Pontifes, dont nous avons déjà entrevu le rôle à propos des cultes privés, le Roi serait hors d’état de résoudre les questions, litiges, cas de conscience de toute sorte, que fait naître l’application et surtout l’insuffisance des règles traditionnelles. Il a besoin de ce comité de théologiens et de casuistes, qui connaissent le code religieux tout entier, le rite, le nombre, la date de tontes les cérémonies obligatoires pour l’État et les particuliers, la formule et l’adresse exacte de toutes les prières, seuls capables de déduire des principes et des précédents enregistrés dans leurs annales des solutions applicables aux problèmes qui leur étaient soumis. Numa, dit Tite-Live, institua pontife Numa Marcius fils de Marcus et lui remit par écrit et en détail tout ce qui concerne la religion ; avec quelles victimes, à quels jours, à quels temples devaient se faire les cérémonies, et d’où il fallait tirer l’argent pour subvenir à ces frais. Il soumit, également toutes les attires questions religieuses, publiques et privées, aux décisions du pontife, afin que le peuple sût où venir chercher des conseils et que la négligence pour les rites nationaux et l’importation de rites étrangers ne vint point jeter quelque désordre dans le droit sacré. Il voulut, encore que le même pontife enseignât non seulement les cérémonies à l’honneur des dieux célestes, mais aussi les pratiques des funérailles régulières et les moyens d’apaiser les Mânes ; de même, en fait de prodiges envoyés par foudres on autre phénomène quelconque, le pontife eut à décider quels étaient ceux qu’il fallait reconnaître comme valables et dont, on devait détourner les effets par des moyens appropriés.

En matière d’institutions, Tite-Live est un guide peu sûr. Il commet, ici un anachronisme, en ce sens qu’il parait bien attribuer an pontife soi-disant institué et instruit par Numa non seulement la compétence reconnue au collège pontifical, mais la part d’autorité royale qui fut plus tard dévolue au Pontifex Maximus, président à vie du collège. Tant que dura le régime monarchique, il est infiniment probable que les Pontifes ont été, dans toutes les circonstances énumérées, les conseillers, mais en aucun cas les suppléants du Roi.

On en dirait autant du collège des Fétiaux s’il n’y avait là une dérogation accidentelle, qui modifie la pratique en laissant subsister la théorie. Quand il s’agissait de déclarer la guerre, fût-ce pour les motifs réputés les plus légitimes, les Romains étaient pris de scrupules. Pour qu’une guerre fût juste, au sens juridique du mot, elle devait être précédée de formalités et de délais que le roi le mieux intentionné pouvait ignorer. Il avait été institué, pour le diriger en pareil cas, une corporation spéciale dont les membres connaissaient exactement le droit international, tel que l’avait fait la religion (fas), et prenaient, comme définition de leur compétence, le nom de Fetiales. Les réclamations et sommations qui doivent titre signifiées à l’ennemi, qui, acceptées, termineront le différend et, repoussées, entraîneront, à l’expiration d’un délai laissé à la réflexion, la déclaration de guerre (clarigatio), le Roi les fait porter par un Fétial investi à cet effet de la qualité de chef ou père de la cité (pater patratus). Il en va de même pour les traités de paix, qui sont scellés du sang d’une victime frappée (ferire fœdus) par le caillou sacré du pater patratus.

Il y a ici évidemment délégation de pouvoirs, en vertu d’un usage commun aux villes latines et pratiquement nécessaire. Mais il faut remarquer que le mandat confié à l’un des vingt Fétiaux est renouvelé à chaque démarche, et que le Roi ne se dessaisit point ici de son office propre, comme il l’a fait en se donnant dans la personne des Vestales et des grands flammes des substituts à demeure. Les Fétiaux restent, en temps ordinaire, des conseillers d’État et n’exercent une fonction religieuse que par exception. C’est là un caractère commun à tons les grands collèges sacerdotaux, d’institution nationale, qu ont servi de guides et d’appuis à la royauté spirituelle.

VI

Les collèges des Fétiaux, des Augures et des Pontifes sont les trois Conseils dont s’est entourée spontanément la royauté, aux époques de foi oui la moindre dérogation aux règles paraissait menacer gravement la sécurité publique. 11 est d’autres corporations, classées au-dessous ou à côté dans la hiérarchie, qui ne procèdent point du sacerdoce royal et sont des survivances aberrantes ou des additions postérieures, nées de besoins nouveaux.

L’invasion des cultes grecs à Rome est un fait dont les raisons sont faciles à déduire ; mais ce n’est point le résultat du développement naturel de la cité romaine. Elle marque plutôt, l’affaissement et la décadence de la religion nationale. Rome, sans le culte d’Apollon, ses livres sibyllins et tant d’autres emprunts faits aux Hellènes, fût restée plus fidèle à son propre génie. Aussi, bien que le collège des interprètes de la Sibylle, successivement appelés Duumviri, Decemviri, Quindecemviri S. F. (sacris faciundis), ait pris rang parmi les plus honorés, on doit les signaler comme une superfétation et presque une machine de guerre introduite dans la seconde Troie par le génie envahissant de la Grèce.

Plus obscures sont les origines de quelques débris d’un passé lointain, accidentellement conservés, qui sont restés dans le champ de l’histoire religieuse à la manière de ces blocs erratiques apportés jadis par les glaciers de l’âge préhistorique. Rome eût pet se passer d’un et male de deux collèges de Sauteurs (Satii) ; mais, chez les peuplades latines et sabines qui s’étaient fixées sur le Palatin et le Quirinal, les jeunes gens avaient l’habitude de danser la danse des armes en invoquant le dieu de la guerre, Mars chez les Latins, Quirinus chez les Sabins. L’usage se perpétua, et les Saliens continuèrent à danser, tout le mois de Mars, en chantant une litanie devenue inintelligible pour tout le monde, jusqu’au triomphe du christianisme. D’où venaient les Arvales ? Nul ne le savait ; mais on n’en tenait pas moins à honneur d’entrer dans leur confrérie, et les marbres retrouvés près de la voie Appienne témoignent encore aujourd’hui de la conscience avec laquelle les frères Arvales de l’époque impériale s’acquittaient de leurs obligations rituelles. Les courses échevelées et les gaillardises des Luperci, au 15 de février, le jour de la Purification (dies februatus), rappelaient encore, au milieu d’une civilisation plus raffinée, la naïveté un peu nue des premiers :les : mais ce qui se faisait au temps de Romulus ne devait pas cesser de se faire, et bien des femmes attribuaient à ce carnaval annuel la guérison d’une stérilité qui faisait, leur désespoir. A la fin du Ve siècle de notre ère, les dévots confrères couraient encore autour du Palatin, frappant (le leurs lanières les pauvres désolées, et le pape Gélase ne vint à bout de supprimer les Lupercales qu’en les remplaçant par la Purification de la Sainte Vierge. La vieille cité sabine absorbée par la Rome latine se survivait non seulement dans son collège particulier de Saliens, mais encore dans une confrérie de camarades Titiens (sodales Titii), qui trouvaient, dans cette dignité religieuse une honorable sinécure.

Toutes ces associations disparates, qu’on appelle tantôt des collèges et tantôt des sodalités, sont restées debout par la seule force de l’habitude. On peut même dire qu’elles étaient, à la fin de l’extrême décadence, plus vivaces que les grands collèges. Ceux-ci avaient eu une raison d’être, et fort intelligible, mais ils l’avaient perdue à la longue ; au lien que les confréries de second ordre, à qui l’État n’avait jamais demandé de collaboration effective, n’étaient ni plus ni moins utiles que par le passé.

VII

En résumé et vue d’ensemble, la religion romaine offre l’aspect d’un agrégat assez incohérent. On y trouve plus de faits que d’idées. Elle est l’œuvre d’un peuple qui n’a guère élevé le sentiment religieux au-dessus de l’égoïsme grossier du Barbare, mais qui, d’autre part, Mail, en l’ail de constructions politiques, un maître ouvrier. C’est précisément, ce contraste entre l’indigence de la matière première et la variété, la solidité aussi, des institutions fondées sur elle, qui en rend l’étude si intéressante. Ou a beaucoup disserté sur le sentiment religieux, et ceux qui le dédaignent comme ceux qui l’exaltent en font, ou peu s’en faut, un produit d’une nature toute spéciale, indéfinissable, comme étant élaboré en commun par toutes les facultés humaines. Le contact et l’expérience des religions modernes nous ont, sous ce rapport, faussé l’esprit. Si l’on veut retrouver, sous toutes les surcharges esthétiques et métaphysiques dont on l’a affublée, l’essence de la religion, il faut la prendre à ses origines, telle que la conçoit l’intelligence la plus inculte, comme le naturaliste étudie dans l’animal le plus rudimentaire ce qu’il y a de plus nécessaire à la vie organique. Pour cela, il n’est pas besoin d’aller chez les sauvages contemporains : il n’y a qu’à étudier la religion romaine. Un enfant l’eût inventée. Elle suppose que tout ce qui vit et se meut dans la Nature — en dehors de l’homme, qui a conscience de se mouvoir lui-même — est mené par des êtres invisibles. Elle ne se demande point d’où viennent ces êtres et ce qui les attache à leur éternel labeur. Du côté de la recherche des causes, la théologie romaine n’a fait aucun progrès. La seule préoccupation qu’éprouve l’homme en rapport avec les agents occultes dont il devine partout la présence, c"est le désir intéressé de ne pas les avoir pour ennemis, mais pour auxiliaires. Il leur fait des offrandes, d’abord, afin qu’ils lui laissent ce qu’il entend garder pour lui, ensuite, pour qu’ils lui rendent en bons offices plus qu’il ne leur donne. On peut ôter bien des choses à une religion sans la tuer, mais il ne faut pas toucher ù cette première racine, l’intérêt bien entendu, qui est, du reste, un point d’appui solide entre tons. Le culte romain est très naïvement et franchement un échange de cadeaux entre hommes et dieux.

Considérons main tenant l’organisation du sacerdoce officiel. Comme bout y est habilement calculé pour ne point créer an sein de la cité de forces antagonistes dont le conflit eût pu être dangereux ! Il y a là un singulier mélange de moyens qui semblent aller contre le but et de correctifs qui les y font aboutir. Rome n’était rien moins qu’une théocratie, et elle n’a jamais supporté de tutelle sacerdotale. Pourtant, au lieu de se borner, comme les villes grecques, à attacher à certains temples des desservants sans autorité, elle s’est exposée à subir une certaine pression exercée sur les consciences en créant ses collèges de théologiens. C’est qu’elle ne tenait pas seulement à conserver les usages traditionnels ; elle voulait pouvoir les assouplir et les adapter aux circonstances sans déroger aux principes qui les avaient engendrés. Pour sauvegarder cette logique interne, qui apparaît dans le fas comme dans le jus, il fallait des corps de théologiens juristes. Quant au danger d’une intervention inopportune de ces casuistes dans les affaires publiques, elle l’avait prévenu par des mesures énergiques. Non seulement les magistrats, successeurs des rois, gardent pour eux seuls le droit d’auspices et sacrifient eux-mêmes aux dieux ; non seulement les membres des collèges sacerdotaux sont des hommes qui vivent de la vie commune et demeurent aptes à toutes les fonctions civiles ; mais, d’abord, les collèges ne sont point rattachés les uns aux autres par des liens de solidarité ; ensuite, ils n’ont d’action sur la société que par l’intermédiaire de l’État. Ils ne peuvent délibérer sur une affaire publique que si elle leur est soumise par le Sénat, à l’époque historique, et leurs décisions (decreta) ne sont obligatoires qu’autant qu’elles sont converties en sénatus-consultes. Du reste, la religion officielle tout entière n’a de valeur et d’utilité que par et pour l’État : elle n’est pas antérieure et supérieure à la cité ; elle en est au contraire le produit ; elle y est enfermée, et elle ne saurait séparer sa cause de celle de l’État, car elle ne trouve qu’en lui sa raison d’être.

Ce serait confondre les temps et appliquer à rebours les leçons de l’histoire que de parler d’intolérance de la part des religions d’État dans l’antiquité, ou de vouloir transporter dans les sociétés modernes des procédés qui révèlent un état d’esprit si différent du nôtre. Tandis que, dans le monde gréco-romain, la religion officielle, indifférente à l’intérêt particulier des individus, avait pour mission d’assurer la prospérité de la chose publique, les deux grandes religions issues de la révélation mosaïque, le christianisme et l’islamisme, sont des religions cosmopolites qui se sont élaborées en dehors de l’État et n’ont de préceptes, de conseils, de promesses et de menaces que pour les individus. Tout est subordonné pour elles à la grande œuvre du salut individuel, et il n’y a point en réalité d’autre devoir religieux que celui d’y travailler sans cesse. L’islamisme, accueilli par des peuples à demi nomades, a pu pousser la logique jusqu’au bout ; il ne reconnaît point d’autre loi civile que son livre révélé et d’autre chef d’Élut que le chef de la religion. Le christianisme s’est trouvé, dès le berceau, en présence de l’État romain, puissamment constitué et appuyé non seulement sur In force matérielle, mais sur l’impérissable faisceau de ses lois et de sa jurisprudence. Le colossal édifice put tomber, mais ses débris suffirent à reconstituer d’autres États qui prétendirent aussi vivre de leur vie propre. Il n’était plus au pouvoir de personne de substituer la loi religieuse à la loi civile, et il s’établit dès lors entre les deux principes opposés une lutte qui dure encore.

Rome a eu cette singulière destinée de fournir des armes aux deux belligérants. À l’idée religieuse, qui se fût fractionnée et modifiée de mille manières par le travail de la conscience individuelle, elle a donné un corps discipliné par l’autorité de son nom, par le prestige de sa gloire : elle a même légué à la hiérarchie sacerdotale dont elle est restée le centre le nom de ses Pontifes. Mais, si elle a enseigné à une religion qui devait tenir tout entière dans chaque croyant l’art de former une société compacte, où l’on sait commander et obéir, elle avait aussi créé d’avance, et de toutes pièces, la barrière qui limite le domaine de son Église. Nous ne reverrons plus ces paisibles et inoffensives religions d’État qui suffisaient aux cités antiques ; mais, si nous ne pouvons plus, comme les anciens Romains, identifier la religion et la patrie, c’est à eux cependant que nous devons la loi civile, la notion claire et indestructible des droits de l’État : ce sont leurs mains qui nous ont construit cet abri tutélaire où les diverses croyances apprennent à se supporter mutuellement, et où ceux même qui se contentent modestement de leur raison peuvent vivre et travailler en paix.

 

 

 



[1] Leçon du 1er décembre 1881.

[2] Palatinus, Germalus, Velia, Fagutal, Oppius, Cispius, Subura.

[3] Sur le nombre maintes fois discuté de scirpea simulacra, voir notre Manuel des Institutions romaines, p. 318. Tout le débat porte sur la lecture du chiffre XXIII ou XXVII dans Varron. (De ling. lat., V, 45, VII, 41.)