L’Égypte est à nos yeux, par excellence, le pays de la tradition immobile, réglant jusque dans le détail les actes de la vie publique et imposant même à la vie privée des habitants, classés par elle en catégories à peu près héréditaires, les formes rigides de son mécanisme. A distance, ses institutions nous paraissent aussi immobiles que ses monuments. Il y a évidemment dans cette apparence une part d’illusion, qui tient à l’imperfection de nos connaissances[1] ; mais il est certain que, si l’immobilité est incompatible avec la vie, la conservation intégrale des coutumes a été l’idéal poursuivi et réalisé dans la mesure du possible par les pasteurs d’un troupeau façonné de temps immémorial à l’obéissance passive. Un pareil phénomène ne peut se produire que sous l’influence, dominante au point d’annihiler ou d’absorber toutes les autres, d’un ordre d’idées qui tend naturellement et en tous pays à persévérer dans son propre être et à exclure toute innovation, je veux dire, de la religion. C’est la religion qui, dans les sociétés humaines, crée le principe d’autorité, qui la veut absolue comme celle des dieux auxquels elle l’emprunte et qui l’incorpore, par des procédés à elle, aux détenteurs de ce droit divin. L’histoire ne signale pas d’exception à cette règle. Même les peuples chez qui l’on s’attendrait à en trouver, nos ancêtres intellectuels, les Grecs et les Romains, ont commencé par obéir à une autorité de droit divin, dont la forme était déterminée et la transmission garantie par la religion de la cité. Mais, chez eux, la religion était pour ainsi dire tombée ou restée dans le domaine public ; elle n’était pas devenue la propriété d’un sacerdoce organisé, capable d’élaborer un corps de doctrines soustraites à la discussion et de les imposer, comme arcanes révélés, à la foi des autres hommes intimidés par la vague terreur qui est la première forme du sentiment religieux. Elle était réduite à un certain nombre de pratiques cultuelles, conservées par habitude et dont le sens allait se perdant de jour en jour. Elle se bornait à recommander le respect pour ces débris, aussi vénérables qu’incohérents, du passé, en faisant appel non pas tant’ au sentiment religieux qu’au patriotisme et à la piété envers les ancêtres. Un exemple, topique à mon sens, de la résistance qu’opposait le tempérament intellectuel de l’Hellène à l’ingérence sacerdotale nous est fourni par l’histoire des oracles, notamment par l’histoire du plus puissant de tous, l’oracle de Delphes. Il y avait là un sacerdoce à privilège héréditaire, disposant d’une source perpétuelle de révélation, laquelle passait pour avoir été ouverte par Apollon lui-même, unique confident et prophète de Zeus. Autour de l’oracle s’était groupée une « amphictyonie » intéressée à propager son influence et qui s’était engagée à défendre, au besoin par les armes, les propriétés du temple. La foi en la véracité de l’oracle fut à un certain moment universelle, et l’afflux de la clientèle étrangère flattait par surcroît le patriotisme hellénique. Et pourtant, de cet admirable instrument de domination, le sacerdoce delphique ne sut et ne put tirer que des hommages et de l’argent. Aucune doctrine, aucune théorie cosmogonique, théologique, morale, aucune vue originale sur le mystère de l’au-delà, ne sortit de cette bouche divine. Les individus consultaient Apollon sur d’infimes détails de la vie pratique ; les cités lui demandaient parfois des avis, mais en se réservant le droit de suspecter la bonne foi des interprètes du dieu, au cas où la réponse leur paraîtrait contraire à leur intérêt. On avait vite fait, en pareil cas, de dire que la pythie laconise ou philippise. A Sparte même, dans cette espèce de congrégation militaire dont les statuts passaient pour avoir été inspirés par Apollon lui-même sous le nom de Lycurgue, le crédit de l’oracle fut ébranlé par des scandales qui, en laissant intacte l’autorité du dieu, mirent à néant celle de ses prêtres[2]. Enfin, même à Delphes, ville créée par l’oracle et qu’on eût crue prédestinée au régime théocratique, le corps sacerdotal, avec ses prêtres et ses prophètes, ses pythies et ses saints, était subordonné au pouvoir civil, représenté par des archontes électifs[3]. En résumé, en Grèce comme à Rome, la religion n’a point fait corps avec les formes de gouvernement, les lois et les mœurs. Elle n’a produit ni livres sacrés, ni codes fondés sur des préceptes divins, ni formes sociales ou politiques déterminées, qui, une fois établies, ne pussent être modifiées ou délaissées sans impiété. Aussi l’histoire grecque, enrichie d’expériences multiples, nous montre-t-elle ces formes évoluant d’une façon rationnelle, à mesure que la raison d’être d’un état antérieur avait épuisé ses effets. Le droit divin de la monarchie était fondé sur un principe très simple, qui appartient à la logique élémentaire et qui subsiste, apparent ou latent, sous tous les régimes monarchiques proprement dits, anciens et modernes : la supériorité de nature du roi, supériorité héréditaire et incommunicable autrement que par l’hérédité[4]. Les rois de l’âge héroïque sont tous des descendants des dieux. Le sang qui coule dans leurs veines est plus noble que celui de leurs sujets : ils sont διογενεΐς, nés pour être ποιμένες λαών[5], et on leur reconnaît la supériorité du berger sur le troupeau. De ce troupeau, ils disposent à leur gré. Agamemnon promet de donner à Achille sept villes bien peuplées[6]. Le bon Ménélas voudrait, s’il revoyait Ulysse, l’installer, lui et son peuple, dans une ville d’Argolide qu’il aurait fait d’abord évacuer par les habitants[7]. On rencontre même, dans la bouche d’Ulysse, une idée qui, encadrée dans un compliment de circonstance adressé à Pénélope, reste encore raisonnable au fond, mais que nous retrouverons en Égypte poussée par une logique spéciale jusqu’à l’absurde et la rupture ouverte avec le sens commun : à savoir, que la fécondité de la nature elle-même dépend de la vertu — les Égyptiens diront, de la personne — du roi. Lorsqu’un roi irréprochable, craignant les dieux, règne sur des hommes nombreux et vaillants et maintient bonne justice, la terre noire produit du froment et de l’orge, les arbres ploient sous leurs fruits, les brebis sont en gésine constante, la mer fournit des poissons à profusion, et les peuples sont heureux sous son sceptre[8]. Mais le droit divin attaché à la filiation héroïque ne pouvait survivre à l’extinction des familles pourvues de ce privilège de nature ou à la foi en l’authenticité de leur généalogie. En Grèce, — sauf à Sparte, — la royauté disparaît de bonne heure. Hésiode semble croire que la race de fer à laquelle il regrette d’appartenir n’a plus rien de commun avec les héros de l’âge précédent. Les rois qu’il connaît et qu’il stigmatise en passant comme des dévoreurs de présents[9] ne sont plus que des membres d’une oligarchie en possession de la judicature et l’exerçant sous un titre attaché de longue date à la fonction. L’autorité monarchique ne peut plus être qu’usurpée par des tyrans, en attendant que les successeurs d’Alexandre, à l’exemple du maître, posant le fait avant le droit, retournent à la source traditionnelle du droit divin en se fabriquant une généalogie héroïque. En Égypte, la théorie religieuse de l’autorité monarchique s’était développée sans arrêt, à travers toutes les vicissitudes et les changements de dynastie, invariablement fondée sur la filiation divine et la nature surhumaine du roi. Le pouvoir royal y avait été en progrès constant, s’accroissant de tout ce qu’ajoutait le syncrétisme religieux à la dignité du dieu supérieur dont le roi était le fils et le vicaire. La société humaine étant calquée sur la société divine, au temps où les dieux locaux conservaient leur autonomie, le roi n’était que le premier des barons qui constituaient une féodalité attachée au sol dans les divers nomes de l’Égypte[10]. La théologie et la politique, ces deux faces de la même conception sociale, évoluèrent dans le même sens. Le Pharaon, le Double Palais (Piroui doui), supprima peu à peu les barons et les remplaça par des fonctionnaires : les théologiens, tout en conservant la nomenclature des dieux, effacèrent la personnalité de tous ces êtres divins déjà détachés de leurs symboles visibles, en les absorbant dans une substance divine, unique sous ses diverses formes et circulant dans toutes à la fois comme l’autorité royale dans tous ses représentants. Panthéisme et absolutisme allaient de pair, s’engendrant et se démontrant réciproquement[11]. Ce progrès du pouvoir royal et de la théorie concomitante du droit divin était accompli depuis longtemps lorsqu’Alexandre et les Lagides prirent la place des Pharaons. D’après cette théorie, l’Égypte avait été de tout temps gouvernée par des rois, dont les premiers étaient des dieux véritables et les autres des fils des dieux. Les dieux avaient donc exercé le pouvoir direct jusqu’à ce que les hommes fussent policés entièrement, et les trois dynasties s’étaient distribué le travail de civilisation, chacune selon sa puissance. La première, qui se composait des divinités les plus vigoureuses, avait accompli le plus difficile en organisant solidement le monde ; la seconde avait instruit les Égyptiens, et la troisième avait réglé dans ses mille détails la constitution religieuse du pays. Quand il ne resta plus rien à établir qui exigeât une force ou une intelligence surnaturelle, les dieux remontèrent au ciel et de simples mortels leur succédèrent sur le trône[12]. De simples mortels, en apparence ; en fait, des mortels engendrés par les dieux, et même, dans le langage de la théologie absolutiste, des hypostases ou doubles de dieux incarnés. Le roi est dieu pour ses sujets ; ils l’appellent le dieu bon, le dieu grand, et ils l’unissent à Râ par l’intermédiaire des souverains qui ont succédé aux dieux sur le trône des deux mondes. Son père était fils de Râ avant lui, et le père de son père, et le père de celui-là, et tous ses ancêtres, jusqu’au moment où, de fils de Râ en fils de Râ on atteignait Râ lui-même[13]. Les théories abstraites n’out pas de prise sur l’intelligence populaire, et les rois avaient besoin que leur droit fût démontré d’une façon concrète. Il est probable que, dans la théologie ésotérique réservée aux écoles sacerdotales, la génération divine était conçue comme une infusion mystérieuse du fluide vital émané du dieu-soleil ; mais la spéculation panthéistique pouvait trop aisément élargir cette théorie au point de dériver de la même source toutes les manifestations de la vie et d’aboutir par là, comme le panthéisme stoïcien, à supprimer toute différence originelle entre les hommes. Il fallait donc que la filiation divine fût définie autrement que par des métaphores. Les Égyptiens, avec le polymorphisme et métamorphisme de leurs dieux, n’ont pas éprouvé plus de difficulté que l’anthropomorphisme hellénique à admettre la génération divine par accouplement sexuel. Un conte, dont le manuscrit parait remonter à la XIIe dynastie et qui met en scène des rois de la IVe dynastie, expose comment, au temps du roi Chéops, le dieu Râ s’unit à la femme d’un prêtre pour que les enfants issus de cette union exerçassent la fonction bienfaisante de rois de cette terre entière. L’auteur décrit l’accouchement, auquel assistent, sur l’ordre de Râ lui-même, les déesses Isis, Nephthys, Hiqit et Mashkonit[14]. Les monuments figurés qui retracent les diverses phases de la nativité des rois[15], ceux qui décorent le temple de Deir-el-Baharî élevé par la reine Hâtsopsitou et le temple de Louqsor élevé par Aménothès ou Aménophis III, remontent à la XVIII° dynastie, c’est-à-dire à environ quinze siècles avant notre ère. La mère d’Hâtsopsitou, Ahmad, était de race royale ; mais son père Thoutmosis In, né d’Aménothès Ier et d’une concubine, n’était pas de pure origine solaire : il avait dans les veines une part de sang mortel. Hâtsopsitou a tenu à faire savoir qu’elle était purgée de cette tache originelle par l’intervention du grand dieu de Thèbes, Amon-Râ, lequel s’était substitué à son père putatif et avait fécondé de sa semence divine le sein de la reine Ahmad. Le tableau représente pudiquement et le texte célèbre en termes d’une solennité transparente la réalité de cette théogamie. Voici ce que dit Amon-Râ, roi des dieux, maître de Karnak, celui qui préside à Thèbes, quand il eut pris la forme de ce mâle, le roi de la Haute et Basse Égypte, Thoutmès vivificateur. Il trouva la reine alors qu’elle était couchée dans la splendeur de son palais. Elle s’éveilla au parfum du dieu et s’émerveilla lorsque Sa Majesté marcha vers elle aussitôt, la posséda, posa son cœur sur elle et se fit voir à elle en sa forme de dieu. Et tout de suite après sa venue, elle s’exalta à la vue de ses beautés ; l’amour du dieu courut dans ses membres, et l’odeur du dieu ainsi que son haleine étaient pleins (des parfums) de Pounit. Et voici ce que dit la royale épouse, royale mère Ahmasi en présence de la majesté de ce dieu auguste, Amon, maître de Karnak, maître de Thèbes : Deux fois grandes sont tes âmes ! C’est noble chose de voir tes devants quand tu te joins à ma majesté en toute grâce ! Ta rosée imprègne tous mes membres ! Ce n’est point là un furtif larcin d’amour comme celui dont les mythographes grecs se sont plu à égayer la légende d’Amphitryon. L’œuvre de chair accomplie, le dieu s’en déclare hautement l’auteur et charge les autres dieux de la conduire à bonne fin en surveillant la grossesse et l’accouchement. L’enfant une fois né est présenté à Amon, qui le serre dans ses bras et le reconnaît pour sa progéniture, née de son flanc, image royale qui réalisera ses levers sur le trône de l’Horus des vivants, à jamais !, en présence de la déesse Selkit, qui souhaite à ce rejeton solaire vie, santé, force pour des millions d’années[16]. La décoration du temple d’Aménothès III à Louqsor reproduit les mêmes scènes et les mêmes textes, avec quelques variantes insignifiantes. Comme Hâtsopsitou, Aménothès III, fils de Thoutmosis IV, avait besoin d’affirmer qu’il était de pure race solaire et que sa mère Moutemouaou, fille d’Aménothès II et d’une sœur de ce roi, l’avait conçu dans les embrassements du dieu Amon. Comme les bas-reliefs du Deir-el-Baharî la reine Ahmad, ceux de Louqsor nous montrent Moutemouaou aux bras de l’amant divin, puis saluée par lui du titre de mère, puis conduite vers son lit de douleur par les déesses qui assistent aux naissances, son fils Aménothès remis aux mains des deux Nils, lui et son double, afin de recevoir la nourriture et l’éducation des enfants célestes[17]. Il existait sur les murs aujourd’hui démolis du temple d’Hermonthis[18] une troisième représentation de la théogamie qui donnait naissance aux fils de Râ. Cette fois le fils de Râ était, pour les incroyants, le fils de Jules César et de Cléopâtre Philopator, celui qui a gardé dans l’histoire le nom de Césarion. Il fallait donner satisfaction au patriotisme égyptien en certifiant que la sève qui circulait dans cette branche étrangère était le propre sang de Râ. La scène de l’accouchement est mise à côté de la naissance d’Horus dans les roseaux. Cléopâtre, qualifiée divine mère de Râ, donne le jour au royal Horus, qui est reçu, à la façon accoutumée, par les déesses. Enfin, au temple de Denderah, c’est l’empereur Trajan qui est ainsi présenté, comme fils de Râ, au cycle des dieux. Ainsi, à travers tous les changements de dynastie, en dépit de la conquête qui avait substitué des souverains étrangers aux Pharaons indigènes, se maintenait immuable, stéréotypée et mécaniquement répétée, la doctrine qui, légitimant le fait accompli, reconnaissait dans tout roi d’Égypte un fils de Râ[19]. De cette façon, il était démontré que l’Égypte n’avait jamais été sous le joug d’un étranger, et l’orgueil national trouvait son compte à maintenir des fictions légales qui, en conservant la tradition des ancêtres, rendaient la résignation facile à leurs descendants. En tant que dieu, le roi est seul qualifié pour entrer en relation avec les dieux. Il est le prêtre par excellence, et même le prêtre unique ; car les prêtres proprement dits sont censés être ses délégués, et toute offrande qui passe par leurs mains est réputée être offerte par le roi. La formule souton di hotpou (le roi donne l’offrande) revient avec une régularité mécanique dans les rituels égyptiens, même quand il s’agit de services funèbres célébrés pour des défunts parfaitement inconnus du roi. C’est que le roi, dieu vivant et source de vie, est une providence partout agissante, dont l’action s’étend à la nature entière, si bien que non seulement les hommes, mais les dieux eux-mêmes attendent de lui, du fluide magique dont il est le réceptacle, l’aliment de leur existence en cette vie et en l’autre[20]. Quelque confiance qu’inspirent les travaux des savants qui déchiffrent et commentent les textes égyptiens[21], un esprit de sens rassis hésite à les suivre dans ce domaine de la théologie transcendante, où l’on ne peut entrer qu’en laissant à la porte le sens commun, remplacé par une sorte d’ivresse mystique. Jamais, en aucun lieu ni aucun temps, le raisonnement qui bannit la raison n’a édifié, sur des principes plus étranges et des fictions légales plus enfantines, une plus formidable théorie du despotisme. Le principe sur lequel se fonde cette construction logique est que la vie véritable, la vie divine, commence à la tombe et se perpétue indéfiniment dans l’au-delà par la vertu des offrandes. C’est de cette façon que vivent les dieux et les morts, ceux-ci divinisés et transformés en Osiris par la vertu des rites funéraires. Le culte des dieux comporte les mêmes rites que celui des morts, et l’on ne saurait dire lequel des deux a été calqué sur l’autre. La barque qui figure dans les cortèges funéraires était aussi le véhicule des dieux dans les périples ou processions qui se déroulaient autour des temples. Le rite caractéristique des libations n’était pas seulement pratiqué au tombeau du dieu Osiris, tombeau environné, au rapport de Diodore[22], de 360 urnes que les prêtres remplissaient de lait chaque jour. Dans l’Asklépieion de Memphis, des vasques de pierre recevaient les libations quotidiennes versées par les choéphores du Lieu en l’honneur d’Asklépios (Imhotep ou Sérapis)[23]. Dans le monde des vivants, ‘tous candidats à la divinité, il n’y a qu’un dieu, et c’est le Pharaon. Lui seul, en vertu de sa filiation, est dieu avant d’avoir franchi le seuil d’outre-tombe : il est le successeur des dieux qui jadis avaient gouverné l’Égypte avant de céder la place à leur progéniture humaine et d’entrer dans le monde de l’au-delà[24]. Ce dieu possède seul la faculté de renouveler la provision de vie qui anime les dieux et les morts, et il a le devoir de procéder tous les jours à ce pieux office, sans quoi les êtres dont il est le nourricier seraient atteints par une seconde mort qui, de proche en proche, entraînerait l’anéantissement du monde entier. Pour suffire à cette tâche immense, il dispose de toutes les ressources de l’Égypte. Il est seul propriétaire du sol et maître absolu de ceux qui l’habitent. C’est dire que eux aussi sont nourris par le Pharaon et ne vivent que par lui. Mais la source d’énergie qu’il porte en lui s’épuiserait dans ce rayonnement universel si elle n’était pas constamment renouvelée. Elle se renouvelle par le même procédé qui sert à la communiquer, par la vertu des rites magiques — purifications, hommages et offrandes — pratiqués chaque matin sur la personne du roi par les dieux de la famille osirienne, Horus, Thot, Anubis, Isis, dans la chambre de l’adoration (pa douaït). Ce culte rendu à sa propre divinité fait refluer vers lui le fluide vital qu’il va dépenser de nouveau au bénéfice des dieux et des morts, et ainsi s’établit, ainsi se perpétue dans l’univers une circulation d’énergie vivifiante dont la personne du roi est l’organe propulseur. Ce roi-dieu, Horus vivant, devient par là une façon d’Être nécessaire, celui dont l’action vigilante retient le monde sur la pente du néant[25]. Ce rôle providentiel, le roi le remplit à partir de son avènement. Il tient l’aptitude à l’exercer de sa nature divine ; mais cette aptitude reste à l’état virtuel tant qu’elle n’est pas mise en activité par les cérémonies du sacre. Autrement, tous les enfants de la lignée solaire auraient été autant de dieux vivants, pouvant prétendre à posséder concurremment les attributs de la royauté. Sans doute, théoriquement, leur âme a une origine surnaturelle, comme leur corps : elle est un double détaché de l’Horus qui succéda à Osiris et qui régna le premier sur l’Égypte seule. Ce double divin s’insinue dans l’enfant royal à la naissance, de la façon dont le double ordinaire s’incarne au commun des mortels. Mais il s’ignore toujours et sommeille pour ainsi dire chez les princes que leur destinée n’appelle pas à régner : il s’éveille lors de l’avènement et prend pleine connaissance de soi-même chez ceux qui montent sur le trône[26]. Les théologiens avaient ainsi maintenu l’unité du pouvoir royal. Est seul dieu vivant et conscient de sa divinité qui a pris possession du trône[27]. Son pouvoir est mis en branle par sa propre initiative et s’affirme par le premier usage qu’il en fait. La cérémonie du sacre ne diffère que par une solennité plus grande de l’office quotidien du roi. Le candidat royal était purifié par les dieux au moyen d’ablutions rituelles, proclamé par eux fils de Râ devant les dieux et les hommes, couronné par eux, dans la salle du bandeau royal, de la mitre blanche comme roi du Sud (souton) et de la couronne rouge comme roi du Nord (baït) ; après quoi, il allait en grand cortège, en royale montée vers le temple de son père, recevoir le fluide de vie dans les embrassements du grand dieu dont il était le fils et le successeur[28]. Le couronnement était suivi de fêtes et de largesses royales dont les dieux avaient naturellement la plus forte part. Le roi se faisait même un devoir de rendre visite dans leurs temples respectifs aux dieux qui l’avaient assisté, tournée qui avait une utilité pratique. Elle fournissait au monarque l’occasion de prendre possession effective de sa souveraineté, de satisfaire l’amour-propre des diverses corporations sacerdotales et de recueillir leurs hommages en renouvelant les pouvoirs délégués qu’elles tenaient de lui. Renouveler les actes religieux pour en maintenir et accroître les effets semble avoir été la préoccupation constante de la liturgie égyptienne. Bien que le roi une fois intronisé le fût à perpétuité et pourvu de millions d’années, il était bon que cet acte initial fût réitéré de temps à autre et donnât une nouvelle impulsion à la force qu’il avait créée. Cela paraissait surtout nécessaire quand le roi avait à dédier un nouveau temple élevé par sa piété. Le roi puisait alors dans une fête du bandeau royal (sed), identique au cérémonial du sacre, un surcroît d’énergie qui se dépensait dans l’inauguration du service divin en un lieu auparavant profane. A ces fêtes assistaient, comme à la solennité du sacre, des délégués des principales corporations sacerdotales, portant l’insigne caractéristique de leur nome ou de leur dieu[29]. Le roi était intéressé de cette façon à multiplier les occasions de faire reconnaître publiquement sa souveraineté par le clergé tout entier, et, comme les fêtes sed n’allaient pas sans profusion de libéralités royales, le clergé y trouvait aussi son compte. On a pu remarquer, dans l’exposé qui précède, avec quel soin méticuleux la doctrine théologique s’attache à incorporer le sacerdoce à la royauté. Dans toutes les cérémonies où le roi joue un rôle actif, il n’a affaire qu’aux dieux : c’est lui qui officie, et les prêtres ne sont que des assistants, chargés de veiller à l’accomplissement régulier des rites. Et même en tout temps, nous l’avons déjà dit, les prêtres n’officient que comme délégués du roi et répètent la formule : souton di hotpou, le roi donne l’offrande. Cependant, une théorie aussi absconse n’a pu être élaborée que par des générations de théologiens appartenant à un sacerdoce constitué, et l’on peut s’étonner qu’elle n’ait pas posé comme limite au despotisme du Pharaon l’autorité du prêtre. L’Égypte n’a pas connu le régime qu’on ‘a vu réalisé depuis, le partage du spirituel et du temporel entre ces deux moitiés de Dieu, le pape et l’empereur, qui, séparées par leurs ambitions rivales, aspirent toujours à se rejoindre et à reformer le despotisme complet[30]. Il en faut chercher la raison dans le particularisme obstiné des corporations sacerdotales. Groupées chacune autour d’un temple et disséminées sur la surface du territoire, elles ont toujours résisté à une fusion où chacune eût cru sacrifier sa personnalité, son autonomie et la prééminence de son dieu, lequel dieu était censé être le roi des dieux (sountirou-Σονθήρ) ou même le seul dieu (noutîr oua)[31]. Le panthéisme égyptien était une juxtaposition de cultes hénothéistes. Chaque corporation élabora pour son propre compte et adapta à son culte la théorie que nous avons donnée comme générale et qui n’était générale que pour s’être répétée isolément partout. Le roi était partout le fils du dieu local ; il avait dans chaque temple une « chambre d’adoration », et tous les rites s’accomplissaient en son nom. Bref, tout se passait comme si le roi, prêtre unique, était uniquement prêtre du dieu local. Ainsi isolées, ces corporations sacerdotales étaient tombées naturellement sous la tutelle des rois, qui pouvaient seuls leur garantir la possession de leurs biens et de leurs privilèges. Courtisans et non rivaux du Pharaon, les prêtres ne se réunissaient que convoqués par lui et seulement pour lui apporter le témoignage de leur obédience. Enfin, les Pharaons prirent souvent pour eux-mêmes ou donnèrent à leurs fils les titres de grands-prêtres des cultes les plus révérés[32]. Il devait arriver cependant et il arriva en effet qu’un sacerdoce puissant, comme celui d’Amonrâ à Thèbes, aidé par certaines circonstances qui avaient affaibli le pouvoir royal, se sentit assez fort pour mettre son chef sur le trône. Les derniers Ramessides laissèrent ainsi tomber le sceptre aux mains du premier prophète d’Amon Sa-Amen Herhor, le Smendès de Manéthon, qui fonda la XXIe dynastie. Mais ce fut un changement de personne, non de système[33]. Le grand-prêtre qui avait coiffé le pschent n’entendit pas rester le prêtre particulier d’Amon, mais bien revêtir le sacerdoce universel du Pharaon qu’il était devenu. Néanmoins, la prééminence reconnue au dieu Amonrâ, même lorsque la capitale eut été de nouveau transférée à Memphis ; le fait que la royauté resta double, au point que le roi devait être sacré deux fois, comme roi de la Haute et de la Basse-Égypte, par deux actes distincts ; tout cela montre que le sacerdoce thébain réussit à se maintenir au dessus du niveau commun. Nous avons même cru rencontrer la trace de son ingérence dans les révoltes répétées qui, depuis le temps de Philopator, rendirent assez précaire la domination des Lagides dans la Haute-Égypte, jusqu’au jour où Ptolémée Soter II ruina à tout jamais la prospérité de Thèbes[34]. Maintenant se pose une question qui s’est laissé pressentir à chaque ligne de notre exposé. On se demande si les Lagides sont entrés, et jusqu’à quel point, dans le rôle sacerdotal des Pharaons ; s’ils ont assumé les minutieuses obligations imposées par le Rituel du culte divin journalier. La réponse devient facile quand on sait que, ces offices absorbants, aucun Pharaon ne les a remplis autrement que par délégation ou par le procédé commode qui fait des représentations figurées l’équivalent de la réalité. Partout le roi figure à perpétuité sur les murs des temples dans l’attitude de l’hommage et du sacrifice ; partout, nous l’avons dit, c’est le roi qui donne l’offrande, mais par la main du prêtre (ou abou) ou célébrant (kher-hebou) qui le représente. Tout cet amas de prérogatives royales en matière de culte n’est qu’une façade faite de fictions légales destinées à concilier la pratique avec la théorie. Derrière se dissimule la réalité concrète, le sacerdoce opérant, les prêtres costumés en rois et en dieux, qui accomplissent les rites prescrits[35]. C’est seulement lors du sacre et des renouvellements du sacre que le roi officie en personne. Les premiers Lagides — autant qu’on en peut juger — n’ayant pas voulu se soumettre aux rites du couronnement[36], n’ont eu qu’à laisser faire les prêtres. Ceux-ci, ajoutant une fiction légale à tant d’autre, les ont tenus pour dûment sacrés, couronnés rois de la Haute et de la Basse-Égypte et pourvus du fluide magique que Râ communique à l’Horus vivant. Même Philippe Arrhidée et Alexandre IV, qui n’ont jamais mis le pied en Égypte, sont affublés dans les inscriptions de tous les titres protocolaires qui définissent les prérogatives royales. Du reste, à partir de Ptolémée V Épiphane ; cette légère anomalie disparut ; les Ptolémées allèrent prendre l’investiture sacramentelle dans le temple de Memphis. Inscriptions et monuments figurés attestent que le zèle des Lagides pour la religion nationale, lent à s’éveiller, alla croissant à mesure qu’ils déposaient leur orgueil de conquérants et se rendaient mieux compte des services qu’ils pouvaient attendre de la bonne volonté des prêtres indigènes. Ptolémée Philadelphe se contenta de faire quelques visites aux temples où il voulait installer la divinité de sa sœur Philadelphe et de payer de quelques subventions la complaisance des sacerdoces locaux. Il montra cependant quelque dévotion pour Isis, la plus présentable à ses yeux des divinités égyptiennes. Les travaux qu’il ordonna à Philæ et la donation, octroyée ou confirmée, de la Dodécaschène à Isis lui valurent un panégyrique enthousiaste de la part des prêtres attentifs à encourager ce zèle naissant[37]. Ptolémée III Évergète entreprit la construction du magnifique temple d’Edfou ; il accomplit à cette occasion les rites traditionnels de la fondation, et ses successeurs laissèrent couler à flots l’argent du Trésor dans les caisses sacerdotales. Les inscriptions et les papyrus ont conservé le souvenir de tournées faites par les rois à l’occasion de leur avènement ou de leur mariage, ou de visites particulières, accompagnées d’actes de dévotion et de libéralités[38]. La présence du roi donnait une solennité exceptionnelle aux cérémonies de la fondation ou de la dédicace des temples. Enfin, le contact entre le roi et le clergé était maintenu par la convocation de synodes annuels, où les prêtres délibéraient sous l’œil du roi et se donnaient l’illusion de légiférer spontanément pour l’Égypte entière. Le temple de Canope parait avoir été construit par le premier Évergète, aux portes d’Alexandrie, pour servir de salle des séances à cette espèce de Parlement sacerdotal. Mais Ptolémée Épiphane dispensa les prêtres de cette corvée annuelle, qui coûtait à leur bourse autant qu’à leur amour-propre[39]. En ce qui concerne la théorie du droit divin et l’exercice du pontificat royal, il suffit de constater que bon nombre des monuments cités à l’appui de la théorie et représentant le roi dans ses rapports avec les dieux datent de l’époque ptolémaïque. On voit les rois Lagides et plus tard les empereurs romains revêtus de tous les insignes et attributs des Pharaons, accueillis, allaités, embrassés par les divinités de l’Égypte, accomplissant les rites en la forme accoutumée. L’immuable tradition les a complètement assimilés à leurs prédécesseurs indigènes, et ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher la moindre trace d’innovations. Nous aurons plus de chances d’en rencontrer en étudiant non plus le culte monarchique égyptien, mais le culte dynastique créé par les Lagides pour accommoder les idées égyptiennes aux habitudes d’esprit des Grecs, et surtout pour éviter que le libre génie de la race hellénique n’ébranlât, par une incroyance étalée au grand jour, la foi monarchique des Égyptiens[40]. Ce qui a été dit plus haut nous donne une explication facile et complète des précautions que prit Alexandre le Grand lorsqu’il s’assit sur le trône des Pharaons, précautions que les conquérants achéménides avaient probablement dédaignées et que les Grecs scandalisés interprétaient comme un vestige d’orgueil[41]. En Macédoine et en Grèce, Alexandre, descendant des Héraclides, remplissait la condition exigée pour être un roi légitime. En Égypte, il avait besoin d’être reconnu pour fils d’Amon. Il l’eût été sans aucun doute par les prêtres égyptiens, qui l’auraient spontanément affublé des banalités du protocole officiel ; mais il voulut davantage. L’idée chimérique qui le poussait aux aventures était de former un empire au sein duquel les races orientales fusionneraient avec l’élément helléno-macédonien et entre elles, mélange d’où sortirait une société nouvelle, régie par les mêmes idées et gouvernée par la même autorité. Il ne lui convenait pas de se dédoubler, de rester homme pour les Macédoniens et Hellènes en devenant dieu pour les Égyptiens et bientôt ministre d’Ahouramazda pour les Perses. Il s’adressa donc hardiment à un oracle égyptien dont l’autorité était également reconnue par les Hellènes, l’oracle d’Ammon dans la grande Oasis. Le dieu aux cornes de bélier que les Égyptiens appelaient Amon était Zeus Ammon pour les Grecs, et sa parole avait chance de trouver un crédit égal auprès des deux races actuellement dominées par le conquérant[42]. Alexandre sortit de l’Oasis fils de Zeus, reconnu et déclaré tel par le dieu. A partir de ce moment, Alexandre émit la prétention de recevoir les hommages divins en Grèce et de faire revivre à son bénéfice les vieilles légendes qui parlaient du commerce fécond des dieux avec des mortelles. Mais cette veine mythique était épuisée en pays grec : la divinité d’Alexandre n’y reçut que des hommages dictés par la crainte et démentis par des railleries. Il ne parait pas non plus que les Égyptiens aient tenu pour valable cette apothéose conférée à la hâte, en dehors des coutumes traditionnelles, à un étranger qui ne fit que traverser l’Égypte à la façon d’un météore et ne prit pas le temps d’y jouer son rôle de Pharaon. Il y manquait, en tout cas, une condition à laquelle le patriotisme égyptien tenait beaucoup, la soudure que la doctrine monarchique exigeait et s’ingéniait à établir entre une dynastie naissante et les générations royales antérieures. Ce lien, toutes les fois qu’il semblait rompu en apparence, était rétabli par les femmes, femme-mère ou femme-épouse. Le parvenu qui coiffait le pschent était censé être né de- quelque concubine royale ; il épousait généralement une princesse de sang royal comme il s’en trouvait d’ordinaire dans le harem de son prédécesseur. Alexandre n’avait ni mère ni épouse répondant à ces exigences. Aussi, lorsque la domination étrangère se fut affermie, la légende se chargea de restituer la continuité de filiation qui avait manqué à la combinaison improvisée par Alexandre. Ne pouvant lui attribuer ni mère ni épouse de sang solaire, on lui donna pour père le dernier Pharaon indigène, Nectanébo II. En 356, au moment de la naissance d’Alexandre, Nectanébo II disputait son royaume à l’offensive victorieuse des Perses, et sa présence en Égypte était bien constatée. Mais la légende ne s’embarrasse point d’objections tirées de l’espace et du temps. La difficulté signalée ici fut levée de diverses façons. Ou bien Nectanébo détrôné (six ans plus tard) s’était réfugié en Macédoine, ou bien il y avait été momentanément transporté par artifice magique, étant lui-même un magicien des plus réputés. En Macédoine, Nectanébo, au moyen d’incantations irrésistibles, obsède l’imagination d’Olympias et la dispose à attendre, à désirer, à subir les embrassements du dieu Amon, qui se glisse dans la couche royale en forme de serpent à tête de bélier et, après avoir consommé l’acte générateur, dit à la reine : Réjouis-toi, femme, car tu as conçu de moi un mâle qui vengera tes injures et qui sera un roi maître de l’univers[43]. Dans ce conte, fabriqué probablement à Alexandrie, on discerne une veine de gaieté sceptique qui se donne libre carrière en dénombrant la série de mystifications combinées par le maître fourbe ; d’abord pour séduire Olympias en jouant le rôle d’Amon, ensuite, pour endormir les soupçons de Philippe et l’amener à se contenter d’être le père nourricier d’un enfant divin. C’est la part de l’esprit grec dans ce produit composite. Mais le fond est bien égyptien. et, pour rendre la naissance d’Alexandre conforme à la théorie orthodoxe, il suffisait de lui donner pour père non pas Nectanébo sous la forme d’Amon, mais Amon sous la forme de Nectanébo. Il semble même que l’orgueil national des Égyptiens se soit satisfait d’une façon encore plus directe et que, sur la foi de prophéties messianiques, fabriquées en haine des Perses, Alexandre ait été accueilli en Égypte comme étant Nectanébo lui-même, revenu de l’exil au bout d’un quart de siècle et miraculeusement rajeuni[44]. En tout cas, et quel que fût le procédé imaginé pour opérer la suture, Alexandre était bien un fils de Pharaon, de lignée solaire, rejeton légitime et continuateur de la XXXe dynastie. Mais tout ce travail de l’imagination populaire n’aboutissait qu’à légitimer la royauté d’Alexandre et peut-être de ses successeurs immédiats, de Philippe Arrhidée son frère et d’Alexandre IV son fils. A peine rétabli, le lien se rompait de nouveau par le transfert de la royauté égyptienne à Ptolémée, fils de Lagos. En fait, nous ignorons comment fut résolu le problème posé par l’avènement du Lagide. Il dut hériter naturellement des prédicats protocolaires accolés aux noms d’Alexandre, de Philippe Arrhidée et d’Alexandre IV ; il fut sans doute, comme eux, choisi de Râ, chéri d’Amon, ou la joie du cœur d’Amon[45] ; mais il n’est pas sûr qu’il se soit prêté tout d’abord et de bonne grâce aux fictions légales dont les prêtres lui offraient le bénéfice. Les sources grecques nous le représentent comme un homme qui se passait fort bien d’être dieu[46] et devant qui on parlait librement de son père Lagos. Lorsque de satrape il devint roi, il entendit régner par droit de conquête, et non par transmission mystique d’un droit divin qui eût besoin de la garantie sacerdotale. Nous avons admis que ni lui, ni ses successeurs jusqu’à Ptolémée V Épiphane, ne jugèrent à propos de se soumettre aux formalités du sacre et de demander l’investiture aux prêtres de Memphis. Il y eut donc une période durant laquelle la théorie de la transmission du pouvoir royal dut se passer de confirmation pratique, vivre sur son propre fonds et se maintenir par la seule force de la tradition. A la longue pourtant, l’immuable tradition triompha de dédains qui risquaient de sacrifier à l’orgueil de race l’intérêt véritable de la dynastie. Les Lagides furent rattachés à la lignée solaire par un expédient quelconque, analogue à celui qui avait déjà servi pour Alexandre[47]. Leur conversion à la foi monarchique fut même si complète qu’ils voulurent être dieux aussi pour leurs sujets de race gréco-macédonienne et se laissèrent confectionner par d’ingénieux courtisans des généalogies héroïques. Le procédé dut être le même de part et d’autre, l’intervention d’un générateur divin. Les généalogistes grecs ne se décidèrent probablement pas du premier coup à copier de si près le système égyptien. Il est resté quelques traces d’une opinion qui excluait le miracle en faisant de Ptolémée Lagide le frère d’Alexandre, né des amours de Philippe avec une concubine[48]. Ceci pouvait suffire aux Macédoniens et aux esprits dégagés des superstitions serviles : mais la contamination des idées ne pouvait manquer de produire une version plus conforme aux exigences de la tradition égyptienne et du droit monarchique fondé, en Grèce même, d’après les légendes de l’âge héroïque, sur la filiation divine. Un certain Satyros, qui parait avoir été contemporain de Philopator, flattant la dévotion bachique du souverain, lui fabriqua une généalogie qui le faisait descendre de Dionysos et d’Héraklès ; l’ancêtre de la dynastie macédonienne, Hyllos, étant fils d’Héraklès et de Déjanire fille de Dionysos. La famille des Lagides était une branche de cette dynastie, détachée du tronc principal à environ deux générations au-dessus d’Alexandre le Grand et procurant une épouse de sang royal, Arsinoé fille de Méléagre, à Lagos père du premier Ptolémée. Nous avons vu que cette généalogie était visée, comme authentique, dans la célèbre inscription d’Adulis, hommage posthume rendu à Ptolémée III Évergète[49]. Ce qu’il y a d’égyptien dans ce système, c’est que la filiation du côté maternel suffit à transmettre à Ptolémée Soter l’aptitude à la royauté. Mais c’est tout de même un expédient et un pis-aller. Enfin, l’adoption aux idées égyptiennes fut complète et obtenue sans effort lorsque circula la légende de l’aigle nourrissant Ptolémée, fils de Zeus, renié et exposé sur un bouclier par Lagos[50] : comme Amon-Râ, Zeus avait communiqué directement à son rejeton sa nature divine. Les Lagides n’attendirent pas longtemps pour se rallier aux principes de la religion monarchique et pour l’élargir dans le sens indiqué par Alexandre, en offrant leur divinité aux hommages de tous leurs sujets, hommages distincts dans la forme chez l’une et l’autre race, mais supposant la même foi. Philadelphe fit le premier pas, pour des raisons probablement étrangères à toute théorie préconçue[51], en épousant sa sœur Arsinoé. De tout temps, le souci de préserver de tout mélange la pureté du sang royal avait engagé les Pharaons à prendre leurs épouses légitimes, celles qui étaient qualifiées pour leur donner des héritiers, parmi leurs sœurs. Le mariage entre frère et sœur était une institution d’origine divine, consacrée par l’exemple d’Isis et d’Osiris, de Set et de Nephthys ; et la garantie obtenue par ce moyen était particulièrement efficace quand la sœur-épouse était elle-même issue d’une union semblable[52]. L’inceste était une sorte de sacrement à l’usage des dieux et des rois. Les religions ont une logique qui se retourne parfois contre la morale vulgaire, tantôt en fondant sur l’idée de sacrifice les meurtres rituels et les prostitutions sacrées[53], tantôt, comme dans le cas présent, en considérant l’inceste comme un moyen d’éviter les souillures originelles et de produire des conceptions immaculées. Encore faut-il savoir gré au sacerdoce égyptien de n’avoir pas poussé le raisonnement jusqu’à exiger la perfection de l’inceste, dont le mariage entre frère et sœur n’est que le premier degré. Cette perfection n’a été’ indiquée et recommandée, avec exemples des dieux à l’appui, que par la théologie iranienne. Le sang pur se régénérait pour ainsi dire lui-même sans se mélanger, en remontant vers sa source, quand le père épousait sa fille. Ainsi avait fait Ahouramazda lui-même avee sa fille Spendârmat, et la régénération s’était continuée, avec un degré de perfection. en moins, quand le fils issu de cette union, Gayômart, avait épousé sa mère. Enfin, l’union entre frère et sœur, pratiquée par Mashya et Mashyôi, s’éloignait davantage encore de l’idéal posé par l’exemple d’Ahouramazda[54]. Les Égyptiens se sont contentés généralement de cette perfection relative, qui a suffi pour scandaliser les Grecs et encore plus les Romains[55]. Le mariage de Ptolémée Philadelphe avec sa sœur Arsinoé fait époque dans l’histoire des Lagides et bientôt dans l’histoire des Séleucides, qui, encouragés par cet exemple, ont jugé opportun de s’adapter, eux aussi, aux habitudes orientales[56]. Il marque le moment précis où les Ptolémées, tout en conservant une attitude défiante et hautaine à l’égard du clergé égyptien, ont accepté sa façon de concevoir le droit divin et consenti à faire figure de Pharaons. Nous avons vu comment depuis lors la règle fut maintenue par des fictions légales, toutes les reines, sœurs ou non suivant la nature, étant qualifiées « sœurs[57]. Peu de temps après, comme pour contrebalancer l’attraction exercée par les coutumes tant de fois séculaires de l’Égypte et placer le centre de gravité du système monarchique au point où pouvaient converger les habitudes d’esprit des deux races, Philadelphe créa à Alexandrie le culte monarchique de forme grecque, tel que l’avait conçu et ébauché Alexandre le Grand. La divinité d’Alexandre — par surcroît, héros œkiste d’Alexandrie — fut le point d’attache et comme le premier anneau d’une série qui devait se dérouler ensuite, par un enchaînement continu de prédicats divins, jusqu’à la fin de la dynastie. Nous verrons tout à l’heure de quelle façon fut organisé et par quels sacerdoces desservi ce culte monarchique et bientôt dynastique de rite grec, institution parallèle au culte égyptien, mais distincte et à certains égards originale. |
[1] V. Loret (Bull. Instit. fr. du Caire, III [1903], p. 17), renchérissant sur une observation plus discrète de G. Maspero (Études de mythologie, etc., I [1880], pp. 118-119), proteste énergiquement contre cette illusion. Les Égyptiens, dit-il, ont été aussi changeants, sinon plus, que les autres peuples, et nous devrions nous déshabituer de les considérer, par paresse d’esprit, comme ayant formé pendant cinq mille ans une sorte de bloc cristallisé. L’auteur, voulant redresser l’opinion commune, exagère en sens inverse. Sinon plus est de trop, à moins qu’on ne l’applique aux changements de dynastie, qui ont été des accidents de surface.
[2] Voyez Hérodote, V, 90. VI, 66 (intrigues de Cléomène : la pythie Péralla corrompue par le Delphien Cobon). Cicéron, Divin., I, 43. Cornélius Nepos, Lysandre, 3. Plutarque, Lysandre, 25.
[3] Cf. A. Bouché-Leclercq, Hist. de la Divination, III (Paris, 1880), pp. 39-207. E. Bourguet, De rebus Delphicis imperator. ætatis, Montepessul., 1905.
[4] Cf., dans mes Leçons d’histoire grecque (Paris, 1900), l’exposé intitulé De la religion grecque considérée dans ses rapports avec les institutions politiques (pp. 34-66). Les βασιλεΐς sont διογενέες, διοτρεφέες, épithètes qui ont été prises à la lettre avant de tomber dans la banalité des recettes de style. Έκ δέ Δίος βασιλήες (Callimaque, In Jov., 79).
[5] Expression courante dans Homère.
[6] Homère, Iliade, IX, 149.
[7] Homère, Odyssée, IV, 174.
[8] Homère, Odyssée, XIX, 109-114. Les conseillers de Ramsès II, s’adressant au roi, lui disent : Soleil de la terre entière, qui fais prospérer l’univers par ses habitants (Révillout, Précis de droit égyptien, p. 196).
[9] Hésiode, Opp. et dies, 38-39.
[10] Sur la féodalité divine, type ou copie de la féodalité humaine, voyez G. Maspero, Hist. anc. des peuples de l’Orient, I (Paris, 1895), pp. 98-106, 296-301.
[11] Il n’est question ici que de théories restées dans le domaine de la spéculation théologique, nullement de la foi populaire. Celle-ci, en Égypte comme ailleurs, n’a jamais rien compris au panthéisme et n’accepte pas non plus le monothéisme sans un entourage d’êtres quasi divins. Sur la religion égyptienne, dont je n’ai pas à m’occuper autrement que pour constater la part qu’elle fait à la divinité du Roi, voyez l’ample bibliographie dressée par J. Capart, Bulletin critique des religions de l’Égypte (Rev. de l’Hist. des Relig., LI [1905], pp. 192-259).
[12] Maspero, op. cit., I, p. 225. Le dernier dieu-roi, ancêtre de tous les Pharaons, était Horus (Hor-Ώρος) ; tous ses successeurs étaient des Horus, réincarnations du dieu faucon, dont le nom fait partie intégrante du nom de Doubles de tous les Pharaons et atteste leur nature divine.
[13] Maspero, op. cit., I, p. 258. Le titre de Fils de Râ (sa Ra) ne se rencontre dans le protocole pharaonique qu’à partir de la Ve dynastie. Il suppose acquise la prééminence du dieu sur toutes les autres divinités.
[14] Papyrus Westcar, publié et traduit par Erman (voyez Alexandre Moret, Du caractère religieux de la royauté pharaonique [Paris, 1902], p. 66).
[15] Ils sont calqués sur ceux qui représentent la nativité des dieux dans les Mammisi ou lieux de naissance, généralement annexés aux grands temples, v. g., à Karnak, Philæ, Ombos, Edfou, Esneh, Erment, Denderah.
[16] Voyez Moret, op. cit., pp. 48-59. Cf. Maspero, Hist. anc., II, p. 236-237. Il est possible que, comme le dit Moret (p. 50, 1), la théogamie égyptienne soit la source de la légende grecque relative à Zeus, Alcmène, Amphitryon : mais la version grecque, irrévérencieuse, a fait de la théogamie une mystification dont la femme est la première dupe.
[17] Maspero, op. cit., II (Paris, 1897), p. 295-6. Cf. Comment Alexandre devint dieu en Égypte (Annuaire de l’École des Hautes Études, 1897, pp. 5-30).
[18] Avant qu’un ingénieur économe les eût démolis pour bâtir une usine à sucre avec les blocs, les bas-reliefs qu’ils portaient ont été dessinés et reproduits dans Champollion, Mon. de l’Égypte et de la Nubie, I, pp. 293-4, pl. CXLIV-CXLVIII ; Rosellini, Mon. del Culto, pp. 293-301, pl. LII-LIII ; Lepsius, Denkm., IV, 60-61 (Maspero, Annuaire, pp. 21-22).
[19] Il y a une discussion, dans laquelle nous n’avons pas qualité pour exprimer un avis, sur la question de savoir si la théogamie était présupposée à la naissance de tous les Pharaons, comme le veut Al. Moret, ou si, comme l’enseigne Maspero, elle intervenait seulement pour authentiquer les filiations douteuses et y infuser une nouvelle dose de sang pur.
[20] Cf. Diodore, I, 70-72. Diodore sait que le roi devait commencer sa journée par un sacrifice aux dieux, offert avec l’assistance des prêtres.
[21] Voyez l’ouvrage précité d’Alexandre Moret, et son complément, Le rituel du culte divin journalier, Paris, 1902, également publié dans la collection Guimet. A signaler quelques réserves de Ed. Naville (Sphinx, VIII, 2, p. 112), concernant un hiéroglyphe que Moret traduit par fluide et Naville par Double de l’individu, et le sens des fêtes sed.
[22] Diodore, I, 28, cf. un galactophore d’Amon dans Révillout, Précis, p. 1299.
[23] Gr. Pap. Brit. Mus., n° 41 Kenyon. Sur les rites funéraires, voyez les études consacrées au Todtenbuch, aux choachytes, et, comme résumé, H. Brugsch, Ægyptologie, pp. 180-195.
[24] L’idée que les dieux peuvent mourir et renaître est suggérée tout spontanément par le culte des puissances de la Nature. Le Soleil meurt et reliait chaque jour. Dans la légende de Râ traversant le monde souterrain d’Occident en Orient, le dieu est traité comme un simple mort, lequel a besoin de protecteur (Amélineau, in Rev. Hist. Relig., LI [1905], p. 358). D’autre part, cette croyance heurte directement la raison commune, surtout celle des Grecs, qui appelaient les dieux άθάνατοι. Elle a cependant pénétré, avec des atténuations, dans certains cultes mystiques, ceux d’Adonis, de Sabazios, de Dionysos Zagreus, et le christianisme lui a fait aussi sa part. Quant à l’idée que les rois ont succédé aux dieux, elle est d’emploi courant et se retrouve chez les races les plus diverses. Pour les Japonais aussi, le Japon est le monde entier. Et même, dit E. Maître (Bull. de l’École française d’Extr.-Orient, III [1903], p. 580), entre l’histoire de leurs dieux et l’histoire du peuple japonais, ils ne virent aucune solution de continuité. Un jour les dieux du ciel descendirent sur la terre, et les dieux terrestres eurent pour rejetons directs les empereurs. Pour achever le parallèle, nous avons tous lu récemment, dans des bulletins officiels, que les généraux japonais attribuent leurs victoires à la vertu de leur empereur.
[25] L’Égypte n’a pas gardé le monopole de ces théories. Les mystiques chrétiens arrivent à la même conclusion en partant de principes différents. C’est chez eux une idée banale que l’humanité déchue achète au jour le jour par la prière et le sacrifice, le droit ou plutôt la grâce de vivre, pour elle et pour le monde, celui-ci n’étant fait que pour l’homme. Rabelais plaisante, sans doute, mais il n’invente pas, en parlant des dévots religieux par les convents, monastères et abbayes, sans les prières divines, nocturnes, continuelles desquels serait le monde en danger évident de retourner en son antique chaos. Suivant saint Vincent Ferrier, l’institution des deux ordres mendiants, au XIIIe siècle, avait retardé la fin du monde. Donoso Cortés disait que s’il y avait une seule heure d’un seul jour où la terre n’envoyât aucune prière au ciel, ce jour et cette heure seraient le dernier jour et la dernière heure de l’Univers.
[26] Maspero, Hist. anc., I, p. 259.
[27] La pratique de l’association au trône, suggérée par la prudence, posait une exception à cette règle. Elle dut être conciliée avec la théorie unitaire par un expédient analogue à la façon dont les augures romains ont légitimé la désignation anticipée des consuls. La divinité du fils associé doublait celle du père sans se substituer à elle et restait, au point de vue pratique, à l’état virtuel, comme le droit d’auspices des consuls désignés.
[28] Voyez le détail de ces cérémonies à l’époque thébaine dans Al. Moret, op. cit. (Ch. III, Le couronnement du Pharaon par les dieux, pp. 75-113, et ch. VIII, Le Roi divinisé comme prêtre, pp. 209-233).
[29] Al. Moret, op. cit., p. 240. Ed. Naville (Sphinx, VIII, 2, p. 112) adopte l’opinion de J. Krall, à savoir, que la période sed est une période fiscale, une indiction. Mais le propre d’une période fiscale est d’être régulière, et les fêtes sed reparaissent à intervalles très variables.
[30] Ne pas oublier que ce partage fut, aux yeux des papes, un moindre mal, le droit chrétien, c’est-à-dire la loi divine, ayant été forcé de composer avec le droit civil, le legs inaliénable de l’antiquité. Les papes du XIIIe siècle (v. g. Innocent IV, Boniface VIII) ont déclaré formellement que, comme successeurs de J.-C., ils ont reçu la monarchie non seulement pontificale, mais royale, et l’empire non seulement céleste, mais terrestre. Les tsars ont mieux réussi à mettre les deux glaives dans le même fourreau.
[31] Voyez Maspero, Hist. anc., I, p. 127, 3. Cf. les définitions métaphysiques d’Amonrasonther : Peiné du début de l’Être, autrement dit, l’Éternel ; le régent du plérome des dieux (Révillout, Précis, pp. 233. 439).
[32] Rois et barons avaient de tout temps pris pour eux ou leurs enfants les sacerdoces lucratifs. Ils complétaient leur pouvoir civil et militaire par la suzeraineté religieuse, et leur budget ordinaire par une portion au moins des revenus que les biens de mainmorte fournissaient annuellement (Maspero, op. cit., I, p. 304). Les prêtres étaient encore surveillés de plus près dans l’Iran, où cependant le sacerdoce des Mages, propriété de caste et hiérarchisé, était autrement puissant. Smerdis le Mage ayant usurpé le trône, il y eut, comme représailles, une magophonie dont les Perses célébraient l’anniversaire (Hérodote, III, 79. Ctésias, fr. 15). Astyage avait fait empaler des mages qui l’avaient trompé (Hérodote, I, 128). Il est vrai que la dynastie des Sassanides, qui restaura l’empire perse, passait pour descendre d’un mage ; mais, même alors, le pouvoir royal se raidit contre la théocratie. On dit que le roi Sassanide Yezdegerd fit décimer toute la race des mages, qui avaient essayé de le duper (Socrate, H. Ecclés., VII, 8).
[33] Du reste, les prêtresses-épouses d’Amon étant toujours de race royale, l’usurpateur devait remplir les conditions requises pour prétendre au trône. Suivant Révillout (Précis, pp. 135 sqq.), le grand-prêtre couronné substitua au vieux droit royal un nouveau droit divin. C’est Amon qui devient le propriétaire du sol et qui exerce par ses oracles la juridiction suprême. Soit ! Mais le roi dispose du dieu, et il est toujours considéré comme le vrai chef du sacerdoce (ibid., p. 169). La réforme avortée d’Amenhotep ou Aménophis IV (Khouen-aten), sous la XVIIIe dynastie, ne visait qu’à établir une sorte de monothéisme et à identifier plus complètement encore le Pharaon avec le dieu suprême Atonou. Cf. G. Foucart, in Revue de l’Hist. des Relig., LII (1905), pp. 99-107.
[34] Cf. Wreszinski, Die Hohenpriester des Amon. Diss. Berlin, 1904. Les prêtres de Thèbes avaient mieux réussi à dominer les rois en Éthiopie, où ils avaient trouvé un refuge à l’avènement de la XXIIe dynastie. Diodore de Sicile rapporte que, à Méroé, quand les prêtres voulaient se débarrasser d’un roi, ils lui dépêchaient au nom de leur dieu l’ordre de mourir. Aussi Ergamène, élevé à l’école des Grecs, entra un beau jour dans le sanctuaire avec ses soldats et massacra toute cette engeance (Diodore, III, 6).
[35] Cf. Al. Moret, op. cit., p. 72.
[36] C’est la thèse de Drumann, approuvée par Droysen, Gutschmid, etc., contestée par Wilcken, Strack et Dittenberger. Elle se fonde, il est vrai, sur un argument a silentio, mais on n’a jusqu’ici à, lui opposer que des doutes.
[37] Voyez, dans K. Sethe, Hierogl. Urkunden der gr.-röm. Zeit (Leipzig, 1904), le n° 23, pp. 109-116.
[38] Cf. la visite de Philométor au Sérapeum de Memphis, connue par la pétition des Jumelles.
[39] Ce qui est supprimé (Mon. Rosett., lig. 17), c’est le retour annuel et obligatoire des synodes, non le système des synodes convoqués selon l’occurrence. Cf. Walter Otto, Priester und Tempel im hellenistischen Ægypten, I (Leipzig, 1905), p. 74. L’auteur démontre que, sous les Lagides, le roi est resté le chef suprême de la religion (pp. 54 sqq.), et que tous les prêtres sont nommés ou agréés par le gouvernement (p. 228).
[40] Sur le culte monarchique gréco-romain en général, voyez E. Kornemann, Zur Geschichte der antiken Herrscherkulte (in Beitr. z. alt. Gesch., I [1901], pp. 31-146). L’auteur embrasse le sujet dans son ensemble et poursuit l’étude du culte des empereurs romains jusque sous le Bas-Empire ; mais il a soin d’avertir qu’il ne s’occupe que des cultes officiels, institués par les gouvernants eux-mêmes, et non pas de ceux qui ont dû leur existence à l’initiative privée. Sur le culte d’Alexandre et des Diadoques, voyez E. Beurlier, De divinis honoribus quos acceperunt Alexander et successores ejus, Paris, 1890. J. Kærst, Die Begründung des Alexander- und Ptolemäerkultes in Ægypten, (Rh. Mus., LII [1897] pp. 42-68), et le ch. II, § 2 (pp. 139-199) de l’ouvrage précité de W. Otto, publié à part en 1904 comme Inaug. Diss. Univ. Breslau.
[41] Voyez le travail précité de G. Maspero, Comment Alexandre devint dieu en Égypte. Cf. D. G. Hogarth, The deification of Alexander the Great (Engl. Histor. Review, 1887, pp. 31.7 sqq.). G. Radet, La déification d’Alexandre (Rev. des Univ. du Midi, 1895, pp. 129-169). Je ne puis partager l’enthousiasme de Radet, qui dépasse de beaucoup celui de Droysen et voudrait nous imposer à nous-mêmes la croyance à la divinité d’Alexandre, sous prétexte que, historiquement, Alexandre est un dieu authentique, parce qu’il a cru à sa divinité et qu’on a cru à sa divinité (p. 167). A ce compte, nous voici ramenés par un détour à l’état d’âme des sujets des Pharaons et des Lagides. J’aime mieux m’en tenir à l’opinion de Plutarque. Quoique panégyriste convaincu d’Alexandre, Plutarque est persuadé que le conquérant était trop intelligent pour croire à sa propre divinité, mais qu’il s’en servait pour asservir les autres (Plutarque, Alex., 28).
[42] Pour l’histoire de l’oracle et la bibliographie y afférente, voyez Histoire de la Divination, II [1880], pp. 338-362. L’oracle était à l’époque plus grec qu’égyptien : peut-être même était-il discrédité en Égypte par la jalousie des prêtres et tenu pour schismatique. Les Lagides, en tout cas, n’ont pas eu recours à ses bons offices et l’ont laissé tomber en décadence.
[43] Pseudo-Callisthène (pp. 4-12 Müller-Didot).
[44] Wiedemann (Zum Alexander-Roman, dans l’Oriental. Lit.-Zeitung, 1900, pp. 286-288) a attiré tout récemment l’attention sur un vase du Musée de l’Ermitage à Pétersbourg, déjà décrit par le P. Kircher (Oedipus, III, p. 385), sur lequel se lit une dédicace hiéroglyphique faite par un Alexandre dont le nom de Double est Hor-tema, c’est-à-dire le nom de Double de Nectanébo II. L’identité du nom de Double emporte, d’après les idées égyptiennes, identité de la personne, et Wiedemann en conclut qu’Alexandre — ici évidemment Alexandre le Grand — a passé de son vivant, aux yeux des Égyptiens, pour un Nectanébo redivivus. Un rapprochement ingénieux, que veut bien me communiquer M. Isidore Lévy et que l’on trouvera exposé avec les développements nécessaires dans son livre à paraître sur Les versions hellénistiques de l’Exode, donne à cette hypothèse un haut degré de certitude. Un papyrus grec, publié par Wessely (Die neuen griech. Zauberpapyri, in Denkschr. d. Wien. Akad. ; XLII [1893], pp. 3 sqq.), nous a conservé des fragments très mutilés de la traduction d’une sorte d’Apocalypse dans laquelle un prophète soi-disant contemporain d’Aménophis prédit l’expulsion des Perses et le retour du roi national. Cette prophétie a dû circuler et soutenir les espérances des patriotes au cours des dernières années de la domination persane. La foi qu’elle suscita, partagée ou non par les prêtres égyptiens, leur permit de saluer en la personne d’Alexandre le roi Nectanébo. L’âge du conquérant prêtait aux objections, mais tout scrupule fut levé par un oracle qui a été recueilli par le Ps.-Callisthène et qui prophétisait, lui aussi, le retour de Nectanébo non pas vieilli, mais rajeuni. Il parait donc avéré que Alexandre a trouvé toute faite la légende dont il s’appropria le bénéfice, et rien n’explique mieux l’accueil qu’il reçut en Égypte. Cf. les interprétations divergentes de Reizenstein, in Nachr. d. Gött. Ges. d. W., 1904, pp. 303-332, et de Wilcken, in Hermès, XL [1905], pp. 544-560.
[45] Voyez The throne names of the Ptolemies, transliterated by P.L. Griffith (ap. Mahaffy, History of Egypt etc., pp. 255-6).
[46] On ne rencontre pas en Égypte le titre de θεός donné à Ptolémée de son vivant, et celui de Σωτήρ même y est très rare ; c’est bore d’Égypte qu’il est θεός Σωτήρ (cf. Dittenberger, OGIS., n° 16. 19).
[47] Ptolémée Soter porte le même prénom solaire (Heper-ka-ri) que Nectanébo (Lepsius, Königsbuch, pl. L, n. 673 ; pl. LI, n. 687), lequel, d’après K. Sethe (Unters. z. Gesch. Æg., II, 1, p. 24), l’aurait emprunté à Senwosret (Sésostris).
[48] Sanguine certe coujunctus erat, et quidam Philippe genitum esse credebant, certe pellice ejus ortum constabat (Curtius, IX, 8, 33). Je replace ici les théories dans l’ordre logique, non chronologique ; car il semble bien que ce bruit n’eut pas cours du temps de Ptolémée Soter, qui aimait mieux être fils de ses œuvres qu’un bâtard de lignée royale.
[49] Satyros, fr. 21, in FHG., III, p. 165.
[50] Suidas, s. v. Λάγος.
[51] Il se souciait si peu de la théorie qu’il fiança son fils aîné à Bérénice, fille de Magas, et donna sa fille Bérénice — qui aurait pu épouser son frère — au Séleucide Antiochos II ; mais la théorie servit de prétexte et se transmit avec la coutume. Sur les diverses raisons, politiques et autres, alléguées pour expliquer cet ίερός γάμος, voyez ci-dessus, tome I.
[52] Isis et Osiris s’étaient unis, d’après la légende, dès le ventre de leur mère (Plutarque, Is. et Osir., 20-21). Pour les Grecs, le type du mariage divin était l’ίερός γάμος de Zeus et Héra. Cf. H. Graillot, art. Hieros Gamos, dans le Dict. des Antiq. de Daremberg-Saglio.
[53] C’est à propos du sacrifice d’Iphigénie que Lucrèce s’écrie : Tantum religio potuit suadere malorum (I, 102). Même à l’époque classique, certains cultes grecs conservaient encore des rites homicides, et il y avait à Corinthe des ίερόδουλοι έταΐραι (Strabon, VIII, p. 318).
[54] Voyez J. Darmesteter, Le Hvaétvadatha chez les Parsis (Rev. Hist. Relig., XXIV [1891], pp. 366-375). Le Zend-Avesta, tome I [1892], pp. 126-134, etc., études que j’ai citées dans l’Astrologie grecque (p. 342) avec des textes grecs et romains qui témoignent de la répulsion inspirée aux Occidentaux par ces pratiques. La légende d’Œdipe en est à elle seule une preuve suffisante. Les doctrines ésotériques d’origine orientale ont multiplié les exemples d’incestes divins, et les mythographes grecs y ont ajouté nombre d’incestes héroïques ou humains, mais à terminaison généralement tragique. On sait que le mysticisme se plan aux spéculations érotiques ; mais on n’a pas assez remarqué que les théories cosmogoniques y conduisent, pour peu qu’elles veuillent traduire en langage figuré l’idée de produire, engendrer, féconder. Les Orphiques et les Gnostiques en ont largement abusé, et l’austère Hésiode lui-même n’a pu faire autrement que de donner pour époux à Gaia son fils Ouranos. C’est par le symbolisme et la métaphore que les obscénités se glissent dans les théologies et y prennent la valeur de modèles à imiter, la vertu humaine ayant consisté de tout temps à imiter les exemples divins. La théologie égyptienne, qui faisait de Râ le « taureau de sa mère », était mieux pourvue encore que l’iranienne d’incestes de toute sorte. Si l’une permit à Artaxerxés Mnémon d’épouser deux de ses propres filles (Plutarque, Artax., 27), l’autre avait longtemps auparavant reconnu le même droit à Ramsès II et à Psamtik (cf. Maspero, Hist. anc., I, p. 50, 6). Il parait même qu’un roi de la XIIe dynastie, Pinetem, fils d’usurpateur, épousa d’abord sa propre fille Ramaka, puis la fille issue de cette union, Moutemhat, pour fixer plus solidement la légitimité dans sa famille (A. Wiedemann, Æg. Gesch., p. 536). Il faut mettre hors de cause les Assyro-Chaldéens. Le code d’Hammourabi ordonne l’expulsion du père ayant eu commerce avec sa fille (§ 154) et, en cas d’inceste du fils avec sa mère, condamne au bûcher les deux coupables (§ 157).
[55] On sait que les Grecs toléraient le mariage entre frère et sœur de même père (όμοπάτριοι), mais non de même mère (όμομήτριοι).
[56] En théorie du moins, quelques reines portant indûment (?) le titre d’άδελφή. Encore la théorie est-elle contestée : tout récemment, Dittenberger (OGIS., n. 219, I, p. 342) reprend la thèse de Bœckh, à savoir, que les Séleucides ont toujours employé άδελφή au sens propre, et que Antiochos Ier et Antiochos II ont eu réellement pour femmes leurs propres sœurs. En fait, les Séleucides ont assez rarement pratiqué le mariage royal. Le seul fait certifié est le mariage des enfants d’Antiochos III (Appien, Syr., 4). Pour les autres cas, nous ne connaissons pas aussi bien la généalogie des Laodices que celle des Cléopâtres.
[57] Le titre usuel est άδελφή καί γυνή. Il est donné même aux reines qui n’étaient point sœurs de leur époux, comme Bérénice II (cf. Strack, n° 40. 43. Archir. f. Ppf., I, p. 205. Dittenberger, OGIS., n° 60-61. 65) et Bérénice III (Pap. Leid. O). Le protocole revient aux dénominations naturelles pour Cléopâtre II et Cléopâtre III, alors qu’elles étaient reines toutes deux, l’une comme άδελφή, l’autre comme γυνή (cf. ci-après).