HISTOIRE DES LAGIDES

TOME DEUXIÈME. — DÉCADENCE ET FIN DE LA DYNASTIE (181-30 avant J.-C.)

 

CHAPITRE XVI. — L’ANNEXION DE L’ÉGYPTE.

 

 

C’était maintenant à César de décider si les funérailles de Cléopâtre allaient être celles de la monarchie, ou si, comme Cléopâtre l’avait un instant espéré, le vainqueur laisserait le trône d’Égypte à l’un de ces rejetons hybrides qui n’étaient ni des Lagides, ni des Romains. Il y avait longtemps sans doute que sa résolution était prise et qu’il ne délibérait plus. On devait bientôt en avoir la preuve. Quelques jours après la mort de Cléopâtre, Alexandrie apprit avec stupéfaction que le jeune prince dont Antoine avait fait trois ans auparavant le roi officiel de l’Égypte, Ptolémée dit Césarion, au lieu de continuer sa route vers l’Éthiopie, revenait de son plein gré à Alexandrie avec son précepteur Rhodon, et que César allait le reconnaître pour roi. Avec la naïveté de ses dix-sept ans, l’infortuné, trahi par cet odieux pédagogue, s’était en effet laisser persuader que l’héritier de Jules César consentirait à laisser vivre et régner un fils du dictateur, reconnu comme tel par Antoine à la face du monde, et le traiterait en frère plutôt qu’en rival. Son illusion ne fut pas de longue durée : on dut apprendre presque en même temps son retour et sa mort. Plus tard, les flatteurs d’Auguste, toujours prêts à vanter la clémence du prince, racontaient que César avait hésité à frapper cette nouvelle victime et qu’il lui eût peut-être fait grâce si son conseiller intime, le philosophe Areios, parodiant un vers d’Homère, ne lui eût rappelé qu’il n’y avait pas place dans le monde pour deux Césars. Décidément, les philosophes et pédagogues, dont Areios complèterait ainsi le trio, ont joué à ce moment un triste rôle ; à moins que l’histoire, falsifiée par des mains complaisantes, n’ait détourné sur eux une part des responsabilités qui devraient peser tout entières sur la tête du maître On n’a pu connaître le propos prêté à Areios que par Auguste lui-même, le plus suspect des témoins, et il n’est pas démontré que le précepteur de Césarion n’ait pas été trompé tout le premier par les émissaires chargés de le corrompre[1]. Quant à Théodore, qui fut mis en croix pour avoir spolié le cadavre de son élève, le dégoût qu’il inspira et dont son supplice est la preuve paraît bien attester sa trahison.

Le meurtre de Césarion, suivant de près celui d’Antyllus, semblait annoncer chez l’impassible proscripteur l’intention d’exterminer l’engeance maudite née des amours de l’Égyptienne, lignée moins intéressante à coup sûr aux yeux des Romains que la postérité légitime d’Antoine et de Fulvie. César avait même alarmé l’amour maternel de Cléopâtre par des menaces qu’il serait en droit de réaliser si elle ne renonçait pas à ses projets de suicide. Mais il jugea qu’il pouvait sans inconvénient épargner des enfants dont les aînés, Alexandre-Hélios et Cléopâtre-Séléné, les deux jumeaux divins, avaient à peine dix ans. Il les expédia à Rome, pensant qu’il serait toujours temps de disposer de leur sort quand ils auraient défilé dans la pompe triomphale à côté de l’image de leur mère[2]. On ne dit pas qu’il ait mis sa clémence à prix fixe, comme il le fit pour les statues do Cléopâtre, qui auraient été abattues avec celles d’Antoine, si un certain Archidamos n’avait versé pour elles une rançon de mille talents[3] : mais il n’est pas certain non plus qu’il eût dès lors le projet d’élever ces enfants et de leur trouver une place dans les combinaisons de sa politique future. Il suffisait pour le moment qu’il les épargnât : la bonté de sa sœur Octavie fit le reste.

Avant de quitter Alexandrie, César s’occupa des nombreux otages ou captifs, fils de dynastes et de rois, que, de gré ou de force, Antoine avait prélevés sur les familles régnantes de l’Asie. Il fit parmi eux un triage. Les uns furent renvoyés chez eux. C’est ainsi qu’il rendit à son allié Artavasde le Mède, actuellement détrôné par les Parthes et réfugié à Alexandrie, la jeune Iotape, que devait épouser le Grand-Roi Alexandre-Hélios. Par contre, il refusa de rendre à Artaxe d’Arménie ses frères, qui avaient été traînés en triomphe aux pieds de Cléopâtre quatre ans auparavant et qui étaient restés depuis à la merci de la redoutable souveraine. Il voulait punir Artaxe d’avoir massacré les Romains laissés par Antoine en Arménie : du moins, c’était là le prétexte ; la véritable raison, c’est qu’il avait besoin d’otages utilisables, au besoin, comme prétendants. Il profita aussi de l’occasion pour faire entre ces princes et princesses des mariages utiles à sa politique[4].

Pendant ce temps, ses intendants faisaient l’inventaire des archives royales et dépouillaient consciencieusement Alexandrie de tout ce qui pouvait être emporté. Un certain nombre d’œuvres d’art et d’ex-votos furent restitués aux villes auxquelles Antoine ou Cléopâtre les avaient enlevés. Ainsi, un Apollon de Myron fut rendu aux Éphésiens[5] ; les Rhœtéens recouvrèrent leur Ajax[6]. Des trois colosses, œuvres de Myron, qu’Antoine avait emportés de Samos, César ne rendit que l’Athéna et l’Héraklès ; il retint le Zeus pour en orner le Capitole[7]. Un Hermès double, de Scopas ou de Praxitèle, alla se métamorphoser en Janus à Rome[8]. César avait à coup sûr plus besoin d’argent que de statues, et c’est à la fonte qu’il destinait la magnifique vaisselle de Cléopâtre. Il ne garda pour lui, dit Suétone, qu’une coupe murrhine[9] Mais il put attendre, pour monnayer ce butin, que les Romains l’eussent admiré. Il avait à parer au plus pressé, qui était de payer à ses troupes l’arriéré de leur solde. Il mit d’abord la main sur l’argent que Cléopâtre, à force d’exactions et de sacrilèges, venait d’amasser dans ses coffres. La bourse des Alexandrins fut aussi et très largement mise à contribution. Tous ceux contre qui on eut un prétexte de sévir eurent leurs biens confisqués ; les autres furent taxés suivant une proportion uniforme, aux deux tiers de leur avoir. C’était le droit de la guerre, puisque, officiellement, c’était l’Égypte qui avait été vaincue à Actium. C’était aussi la rançon de la ville, qui ne fut pas livrée au pillage, chaque soldat présent à Alexandrie ayant reçu en sus de sa solde, à titre de dédommagement, une gratification de 250 drachmes. Les navires qui convoyèrent à Rome tout ce butin emportèrent une telle masse de métaux précieux que plus tard, après le triomphe, lorsque les donatifs, congiaires et gratifications de toute sorte eurent versé dans la circulation une bonne part de ces richesses, la valeur de l’argent baissa, dit-on, de moitié, et l’intérêt des capitaux fut réduit au tiers du taux ordinaire[10]. Ainsi, comme le remarque Dion Cassius, les Romains eurent tout le bénéfice des sacrilèges dont Cléopâtre avait toute la responsabilité. C’est en dépouillant les sanctuaires les plus vénérés que la reine avait amassé tous ces trésors : maintenant que la Némésis divine s’était exercée sur elle, le fruit de ses rapines devenait la propriété légitime du vainqueur, qui pouvait en user sans contracter leur souillure originelle[11]. Il est possible que Dion Cassius ait emprunté ce raisonnement de casuiste aux Mémoires d’Auguste. Le prince, devenu un modèle de piété, rassurait ainsi et sa propre conscience et ceux que hantait le souvenir, bien connu à Rome et tourné en proverbe, de l’or de Toulouse[12].

César eût traité l’Égypte et sa capitale avec plus de rigueur encore s’il n’avait eu le dessein d’en faire désormais non pas précisément une province romaine, mais un domaine à lui, qu’il ferait administrer par ses intendants et dont les revenus alimenteraient sa cassette particulière. Il s’était trouvé trop souvent aux prises avec des besoins d’argent pour ne pas saisir l’occasion de se mettre une fois pour toutes à l’abri de ce genre de difficultés. C’était la première fois sans doute que l’on verrait un imperator romain faire des conquêtes pour son propre compte ; mais on sentait bien que la victoire d’Actium inaugurait réellement un nouvel ordre de choses, et il fallait être d’une naïveté incorrigible pour s’imaginer que César pût jamais redevenir un simple particulier. Il n’y avait pas lieu de se préoccuper d’objections tirées de l’ancien droit public : les armes étaient en train de constituer une légalité nouvelle, dans laquelle le régime adopté pour l’Égypte trouverait sa place.

Ce régime avait pour le moment et devait garder par la suite l’immense avantage de ne rien déranger au mécanisme administratif organisé par les Pharaons et les Ptolémées, éprouvé et perfectionné par des siècles de fonctionnement ininterrompu. En substituant simplement la personne de César à celle de Ptolémée, on en conservait non seulement tous les rouages, mais aussi le moteur central, l’idée monarchique, qui faisait corps avec l’indestructible masse des croyances populaires. Il n’y avait qu’à hisser une divinité nouvelle, ou plutôt un nom nouveau enveloppé dans les anciennes formules, sur le piédestal qui, après avoir porté les Pharaons et les Lagides, était assez solide encore pour soutenir le poids d’un César. La théologie indigène, assouplie de longue date, tantôt par la férule et tantôt par les caresses de la dynastie macédonienne, n’éprouverait aucune difficulté à reconnaître pour fils des dieux et dieu incarné celui à qui il était inutile de contester le droit de commander dès lors qu’il en avait le pouvoir[13].

Ce n’était pas seulement l’avenir de l’Égypte, mais aussi, en un certain sens, l’avenir du monde gréco-romain tout entier qui se décidait alors dans les conseils du maître d’Alexandrie. Déjà, comme jadis Alexandre, Jules César avait songé à régner sur les peuples orientaux en assumant le caractère divin qui pouvait seul à leurs yeux légitimer le despotisme. C’est en Égypte, aux côtés de Cléopâtre et en voyant fonctionner sous ses yeux ce merveilleux instrument de règne, qu’il avait dû concevoir et méditer ce grave dessein. Le succès avait dépassé son attente, car les Romains, à qui il n’eût demandé que de le comprendre à demi-mot, s’étaient prosternés les premiers devant ses images et n’avaient pas trouvé le nom de Jupiter trop haut pour lui. La servilité d’un Sénat intimidé enchérissant sur l’enthousiasme d’une armée repue : c’était là tout le secret de l’Empire. Le poignard, il est vrai, avait brusquement interrompu l’expérience ; mais les meurtriers de César étaient exterminés et leur mémoire maudite. Cependant, ce passé invitait à la prudence. Le nouveau César se contenterait d’être dieu et roi sur une terre monarchique, qui, restée en dehors de l’empire, serait comme un champ d’essai réservé à la culture d’idées encore trop antipathiques aux races occidentales pour être transportées sans autre préparation sur le sol romain. Un jour viendrait, et il fut en effet plus proche que le jeune ambitieux n’avait osé l’espérer, où le culte impérial servirait d’assise au pouvoir des héritiers de César, devenus Augustes pour les Romains et les peuples d’Occident, dieux pour les Orientaux, et révérés de la même façon sous l’un et l’autre titre.

César confia le gouvernement de l’Égypte à son favori C. Cornélius Gallus, qui l’avait vigoureusement secondé dans les derniers combats[14]. Ce choix ne fut guère plus heureux que celui qu’avait fait jadis Alexandre dans de semblables conjonctures. Comme Cléomène de Naucratis, Gallus était dépourvu de scrupules et tout disposé à abuser de la confiance ou de l’indulgence du maître. Mais, aux yeux de César, le nouveau préfet ou vice-roi d’Égypte avait, entre autres mérites, celui d’être un simple chevalier. Dès la prise de possession, le successeur des Lagides voulut écarter de son domaine l’œil malveillant et les mains avides de l’aristocratie romaine. Défense fut faite aux membres de l’ordre sénatorial et aux equites illustres de mettre le pied en Égypte sans permission spéciale[15]. La règle qu’il posa alors fut suivie, des siècles durant, comme aussi celle qui fermait aux Égyptiens la cité romaine. L’Égyptien ne pouvait obtenir le droit de cité romaine qu’en obtenant d’abord le titre de citoyen alexandrin, et l’Alexandrin lui-même, une fois citoyen romain, ne pouvait entrer au Sénat. Il parut expédient, dit Tacite dans une phrase vague et déclamatoire, de garder pour la maison du prince une province d’un accès difficile, féconde en denrées, entretenue par la superstition et la licence des mœurs dans le goût des querelles et du changement, ignorante des lois et dépourvue de magistrats[16]. Tacite ne connaissait évidemment de l’Égypte que la façade, et c’est sur un type de convention qu’il exerce sa rhétorique. Ce qui est exact, c’est que Alexandrie, dont la population remuante ressemblait assez au portrait précité, ne fut pas réorganisée sur le modèle des cités grecques autonomes ou des municipes romains. Moins favorisée que. Naucratis et Ptolémaïs, elle n’eut ni conseil, ni comices, ni magistrats élus, par conséquent[17]. Elle resta sous le régime spécial que les Lagides avaient jugé propre à garantir leur sécurité. César se borna à maintenir les usages existants, et, là encore, il eut le bénéfice d’actes despotiques qui ne lui étaient pas imputables. Ce n’est pas au moment où Alexandrie était à la merci de Rome, de cette Rome dont elle avait excité et bravé la jalousie, qu’elle pouvait espérer trouver le vainqueur plus complaisant que les souverains du pays. A plus forte raison la population indigène fut-elle maintenue dans l’état de servage auquel elle était accoutumée de temps immémorial. L’Égypte romaine ne fut jamais une province proprement dite, dotée comme les autres de l’institution caractéristique des conciles provinciaux[18].

César ne voulait pas prolonger son séjour en Égypte au delà du nécessaire. Il avait hâte de retourner en Italie, où les vétérans des deux armées, les siens et ceux d’Antoine, attendaient le règlement définitif de leur retraite, et il devait auparavant s’assurer qu’aucune cause de désordre ne subsistait plus dans les provinces d’Asie, profondément troublées par les derniers événements. Il prit cependant le temps de visiter Alexandrie et les alentours. On dit qu’il fit ouvrir le sarcophage d’Alexandre, pour contempler et toucher, d’une façon même assez indiscrète, la dépouille mortelle du héros[19]. Il refusa, parait-il, de s’arrêter devant les sépultures des Ptolémées, malgré les instances des Alexandrins, en disant qu’il tenait à voir un roi, et non pas des morts. On lui prête un mot aussi dédaigneux et encore plus impolitique, qui suppose que sa tournée se prolongea jusqu’à Memphis. Là, il aurait refusé d’aller saluer Apis, disant qu’il avait accoutumé de révérer des dieux et non des bœufs[20]. L’anecdote est suspecte, car le fondateur de l’empire s’est toujours gardé de froisser le sentiment religieux : en tout cas, le mot est de ceux qu’Auguste aurait volontiers désavoués. Au moment où l’Égypte était plutôt surprise que conquise et surtout résignée à la conquête, il était imprudent de rappeler, même de loin, le souvenir de la domination des Perses, contempteurs de la religion nationale. Le soulèvement de la Thébaïde, qui suivit de près le départ du vainqueur, montra bientôt que la prise d’Alexandrie n’avait pas découragé toute résistance et que le trône abattu aurait pu être relevé ailleurs[21].

Enfin, toutes les affaires pressantes étant terminées en Égypte[22], César se dirigea par la voie de terre et en traversant la Syrie vers Samos, où il comptait passer l’hiver, comme il avait fait l’année précédente. Il y était, en tout cas, au 1er janvier de l’an 29, le jour où il entra dans son cinquième consulat[23]. Hérode, plus obséquieux que jamais, et pour cause, était venu le trouver en Égypte et l’accompagna jusqu’à Antioche. César, en reconnaissance de ses services, ajouta à son royaume tout ce qu’Antoine avait jadis concédé à Cléopâtre et presque toute la côte de Palestine et Phénicie jusqu’aux environs de Tyr. Il lui fit cadeau, par surcroît, des quatre cents Galates qui formaient la garde du corps de Cléopâtre[24]. La revanche d’Hérode sur celle qui s’était ingéniée à le tracasser et le mortifier, faute de mieux, était complète.

Les négociations avec le roi des Parthes, Phraate IV, occupèrent longtemps les loisirs de César ; mais il sut les mener à bien, car il garda sous la main deux garanties : le rival (Tiridate II) et le fils de Phraate, l’un interné en Syrie, l’autre emmené comme otage à Rome. Le Sénat célébra ce succès diplomatique à l’égal des plus grandes victoires[25]. César entreprit aussi, peut-être avant de quitter la Syrie, de régler les affaires d’Arménie. Il laissa le trône à Artaxe, le fils aîné d’Artavasde l’Arménien que Cléopâtre avait fait exécuter à Alexandrie, bien que ce jeune roi eût été réintégré par les Parthes et eût expulsé de la Médie Atropatène le roi Artavasde, allié des Romains et alors réfugié auprès de César. Il se contenta de donner à Artavasde de Médie, à qui il avait déjà rendu sa fille Iotape, la Petite-Arménie, un poste de sentinelle romaine. Mais, comme on l’a vu, il avait pris ses précautions contre Artaxe, en gardant près de lui ses deux frères, Tigrane et Artavasde, dont il lui serait facile, à la première alerte, de faire des prétendants[26]. L’installation d’Artavasde dans la Petite-Arménie donna lieu sans doute à quelques conflits avec les tribus limitrophes. César en profita pour exhiber, lors de son triomphe, des Gélons et des Dahes, et l’Araxe dompté par les pontonniers romains[27]. Entre les créatures d’Antoine, il fit un choix. Les tyrans investis par Antoine aux dépens des cités et au mépris de leurs droits, comme Straton d’Amisos et Boéthos de Tarse, furent destitués[28]. En revanche, un certain Cléon de Gordion, ancien chef de brigands qui, partisan et protégé d’Antoine, avait déserté à temps la mauvaise cause, fut fait prince-prêtre de Zeus Abretténos en Mysie[29]. D’autre part, le Galate Adiatorix, qui avait fait un massacre de Romains à Héraclée, fut pris et expédié à Rome[30].

En Syrie, à Samos, d’où il ne se pressait pas de partir, et en Asie-Mineure, César put savourer le parfum capiteux de l’encens. Ce fut un prosternement général. Toutes les villes de Phénicie et de Syrie adoptèrent l’ère actiaque. Damas, tout en gardant l’ère des Séleucides, se hâta de remplacer sur ses monnaies l’effigie de Cléopâtre par celle de César. Hérode adopta le comput égyptien par les années de César. Dans l’ancien royaume des Attalides, les villes, habituées au culte de leurs maîtres, prodiguèrent à celui-ci les honneurs qu’elles avaient maintes fois offerts aux proconsuls. Pergame voua alors à César et à la Déesse Rome un temple qui fut achevé au bout de dix ans et devint le centre religieux de la province d’Asie. C’est avec joie et avec une certaine sincérité que ces Grecs d’Asie, si souvent victimes des guerres civiles, acclamaient le dieu terrestre, le Sauveur, le surveillant de la terre et de la mer[31]. Les Romains non plus, qui depuis quinze ans ne connaissaient plus le repos, n’étaient pas fâchés, au fond, de savoir enfin à qui obéir[32].

On était au fort de l’été, dans le mois qui prit plus tard le nom d’Auguste (août), lorsqu’ils eurent enfin le bonheur après lequel ils feignaient de soupirer et qu’ils payaient d’avance par une profusion inouïe de décrets honorifiques, celui de voir la face de leur maître et de contempler ses trois triomphes durant trois jours consécutifs. Le premier jour (13 août), César triompha des Dalmates et peuples circonvoisins, Pannoniens, Iapydes et Galates, autrement dit, de l’Europe ; le second jour, des Barbares asiatiques vaincus à Actium, formule imaginée pour déguiser l’horreur de la guerre civile ; enfin, le troisième jour, il retourna au Capitole à titre de vainqueur de l’Afrique, c’est-à-dire de l’Égypte et de Cléopâtre, traînant derrière lui les superbes dépouilles et les derniers rejetons de la dynastie[33]. Cléopâtre s’était donné la mort pour ne pas voir ce jour maudit ; mais elle y figura en effigie. On l’avait représentée couchée sur un lit, dans l’attitude qu’elle avait lors de sa mort ; de manière qu’on la vit pour ainsi dire elle-même dans le cortège avec les autres captifs, avec Alexandre, appelé aussi Hélios, et Cléopâtre, dite aussi Séléné, ses enfants[34]. Dion Cassius oublie le troisième rejeton du couple inimitable, ce Ptolémée Philadelphe qui, à l’âge de sept ans environ, était déjà, lui aussi, un roi détrôné.

On sait que, à part quelques exécutions ordonnées à titre de représailles[35], le triomphe de César n’eut pas pour épilogue, comme le voulait l’ancienne coutume romaine, l’étranglement des captifs. Il nous reste, pour achever l’histoire des Lagides, à suivre d’aussi près que le permettront les témoignages disponibles la destinée ultérieure des derniers représentants de la dynastie rayée par sa défaite de la liste des souverains.

 

 

 



[1] Plutarque (Anton., 81-82) s’exprime de telle façon qu’on ne sait où quand et comment Césarion fut mis à mort. Il parle de la capture de Césarion avant le suicide de Cléopâtre et ajoute que César le mit à mort plus tard, après le décès de Cléopâtre. Mais il est fort étrange, si Cléopâtre vivait encore lors du retour de son fils, qu’elle n’en ait rien su et n’y ait fait ou soit censée n’y avoir fait aucune allusion dans ses derniers entretiens avec César. Les menaces de César au sujet des enfants pouvaient ne viser que les enfants d’Antoine. Suétone (Auguste, 11) et Dion Cassius (LI, 15) sont très brefs : ils disent simplement que Césarion fut pris en route et mis à mort.

[2] Cf. Dion Cassius, LI, 21.

[3] Plutarque, Anton., 86. L’écrit de Messala de Antonii statuis, où il était question des spolia regis Armenii, doit être antérieur à cette vengeance iconoclaste.

[4] Dion Cassius, LI, 16.

[5] Pline, XXXIV, § 58. On voulut que ce fût à la requête du dieu, César ayant été admonitus in quiete : légende banale, qui a servi pour la statue de Sérapis et en mainte autre occasion semblable.

[6] Strabon, XIII, p. 595.

[7] Strabon, XIV, p. 637. Auguste exagère quelque peu quand il se vante d’avoir tout restitué aux temples de l’Asie Mineure (Mon. Ancyr., IV, 49).

[8] Pline, XXXVI, g 28. Sur les œuvres d’art transportées à Rome, voyez W. Wunderer, Manibiæ Alexandrinæ Gymn. Progr., Würzburg, 1894. Les deux obélisques érigés à Rome vingt ans après comme trophées (Ægypto in potestatem populi Romani redacta, CIL., VI, 1, 701-702) et qui se trouvent aujourd’hui l’un sur la Piazza del Popolo, l’autre au Monte Citorio, ont dû être transportés plus tard et proviennent non pas d’Alexandrie, mais du T. d’Héliopolis (Strabon, XVII, p. 805. Cf. Pline, XXXVI, §§ 70-73). En dehors des œuvres d’art, le butin rapporté de l’Égypte entre pour beaucoup dans les dons ex manibiis... quæ mihi constituerunt HS circiter milices (Mon. Ancyr., IV, 23), que Suétone (Auguste, 54) enfle jusqu’à sedecim millia pondo auri déposés au Capitole.

[9] Suétone, Auguste, 71.

[10] Dion Cassius, LI, 24. Suétone, Auguste, 44. Orose, VI, 49, 49.

[11] Dion Cassius, LI, 17.

[12] Ce n’est pas seulement sur le proconsul Q. Servilius Cœpio (405 a. C.) que cet or maudit avait attiré le malheur : quisquis ex ea direptione aurum attigit, misero cruciabilique exitu periit (Gell., III, 9, 7). On en avait dit autant et plus de l’or de Delphes, volé par les Phocidiens et plus tard par les Gaulois, qui l’auraient précisément apporté à Toulouse (Strabon, IV, p. 188. Justin, XXXII, 3). Ces légendes utiles valaient les meilleures serrures.

[13] Voici la titulature officielle de César Auguste : Le bel enfant, chéri pour son amabilité, princes des princes, roi de la Haute et Basse-Égypte, souverain des deux pays, autocrate, fils du Soleil, mettre des diadèmes, César, éternellement vivant, chéri de Phtah et d’Isis, etc. (Cf. Mommsen, R. G., V3, p. 565). Le culte de César parait avoir été institué immédiatement. On a trouvé sur des stèles funéraires mention d’un certain Pscamon, qui fut nommé prophète de César la première année de l’empereur César, dieu fils de dieu, du grand dieu des étrangers (Rev. Égyptol., II, p. 98). Quant au culte spécialement alexandrin de César, attaché au sanctuaire de César Έπιβατήριος (Philon, Ad Caium, § 22), il n’est pas aisé de décider s’il s’adressait à J. César ou à Auguste. On dit qu’un temple commencé par Cléopâtre en l’honneur d’Antoine fut achevé en l’honneur d’Auguste (Suidas, s. v. Ήμίεργρον). Ce temple doit être le Καισάρειον de Strabon (XVII, p. 794), le Cæsaris templum de Pline (XXXVI, § 69), et aussi le Σεβάστειον de Philon et de Suidas. Mommsen (Ephem. Epigr., IV, p. 26) veut mettre tout le monde d’accord en disant que le temple a bien été dédié à J. César, mais qu’il a servi, par surcroît, au culte d’Auguste.

[14] Suétone, Auguste, 66. Dion Cassius, LI, 17. Gallus est connu dans l’histoire de la littérature comme poète élégiaque, ami de Virgile, qui, en l’an 39, lui avait adressé sa Xe églogue, et qui, dit-on, effaça du IVe livre des Géorgiques et remplaça par l’épisode d’Aristée l’éloge de Gallus tombé en disgrâce (Schol. Virgile ad Ecl., X). C’est pour lui, comme recueil de sujets à traiter, que Parthénios de Nicée composa ses Έρωτικά παθήματα.

[15] Tacite, Ann., II, 59. Dion Cassius, LI, 17.

[16] Tacite, Hist., I, 11. En fait d’Égyptiens, les Romains ne connaissent que les Alexandrins. Ces Égyptiens qu’ils dépeignent comme agités, curieux de nouveautés, bavards, vaniteux, insolents, querelleurs, à la fois violents et poltrons, cyniques, etc., sont les Alexandrins, qui ne ressemblaient guère au peuple égyptien proprement dit, le plus passif (sauf les explosions de fanatisme religieux : cf. Juvénal, XV, 35) et le plus routinier du monde. On trouverait dans les auteurs de quoi composer contre les Alexandrins un réquisitoire où aucun des sept péchés capitaux ne serait oublié. Voyez Cæsar, B. Alex., 24. Strabon, XVII, p. 719. Sénèque, Consol. ad Helv., 47. Pline, Panég., 31. Juvénal, XV, 115 sqq. Curtius, IV, 1, 30. Dion Chrysostome, Orat. XXXII. Hadrien ap. Vopiscus, Saturnin., 8. Tertullien, Ad Nat., II, 8. De Spectac., 8. Hérodien, IV, 8, 7 ; 9, 2. Dion Cassius, XXXI X, 58. Lampride, Al. Sévère, 28. Vopiscus, Saturninus, 7. Trébellius Pollion, Trig. tyr., 22. Cf. G. Lumbroso, Egitto, ch. XIV. Sull’ orazione di Dione Crisostomo πρός Άλεξανδρεΐς (Festschr. Otto Hirschfeld, [Berlin, 1903], pp. 108-112). Les auteurs de l’Histoire Auguste se souviennent trop de la dernière révolte d’Alexandrie, si durement châtiée par Dioclétien.

[17] Tacite, loc. cit., Dion Cassius, LI, 17. Spartien, S. Sévère, 17. Sur la question controversée du régime alexandrin sous les Lagides et les fonctionnaires alexandrins de l’époque romaine, voyez ci-après, tome III.

[18] P. Guiraud (Les assemblées provinciales dans l’empire romain [Paris, 1887], p. 43-44), fait remarquer que l’Empire respecta cependant les assemblées régionales des nomes, et peut-être les assemblées périodiques des prêtres indigènes à Alexandrie.

[19] Corpus Magni Alexandri, cum prolatum e penetrati subjecisset oculis, corona aurea imposita ac floribus aspersis veneratus est (Suétone, Auguste, 18) : mais Dion Cassius (LI, 16) ajoute, comme un on-dit, qu’il endommagea le nez de la momie. Il se permit encore, parait-il, un autre genre d’indiscrétion. On signale plus tard à Rome quatre statues de bronze qui passaient pour avoir soutenu la tente (tabernaculum) d’Alexandre le Grand (Pline, XXXIV, 48), et l’on suppose (Urlichs) que c’étaient les Victoires dorées qui soutenaient le plafond du fastueux corbillard d’Alexandre (Diodore, XVIII, 26), conservé dans le péribole du Σήμα. D’après Lucain (Pharsale, X, 19 sqq.) la visite au tombeau d’Alexandre avait été aussi la première préoccupation de J. César entrant à Alexandrie. Plus tard, Caligula, en quête d’oripeaux héroïques, prit, pour s’en parer, Magni Alexandri thoracem, repetitum e conditorio ejus (Suétone, Caligula, 52). Lucain, qui voudrait voir jeter au vent les restes d’Alexandre (totum spargenda per orbem, X, 22), déplore que Pompée soit sans sépulture, (Cum Ptolemæorum Manes seriemque pudendam | Pyramides claudant indignaque Mausolea, VIII, 696-7). Je ne suppose pas que ces termes de Pyramides et de Mausolées doivent être pris à la lettre.

[20] Suétone, Auguste, 93. Dion Cassius, LI, 16.

[21] Nous avons depuis peu des renseignements nouveaux sur ces faits, déjà connus en gros par les textes de Strabon (XVII, p. 819) et de Dion Cassius (LM, 2). On savait que Gallus avait promptement étouffé des révoltes à Héroopolis et en Thébaïde (Strabon), qu’il s’était fait élever des statues pour ainsi dire, dans toute l’Égypte, et avait fait graver ses exploits jusque sur les pyramides (Dion). On a découvert en 1896 à Philæ une de ces inscriptions triomphales, datée du 15 mars 29 a. Chr. La stèle, fendue en deux dans le sens de la hauteur, est assez mutilée pour que, des trois textes (hiéroglyphique, latin, grec), le latin soit seul utilisable. Le voici, avec les restitutions probables : C. Cornelius Cn. f. Gallus [eq]ues Romanus, post reges | a Cæsare Diui f. devictos præfec[tus Alex]andreæ et Ægypti primus, defectioni[s] | Thebaidis infra dies XV, quibus hostem s[travit bis a]cie victor, V urbium expugnator, Bore[se|os], Copti, Ceramices, Diospoleos Meg[ales, Op]hieu, et ducibus earum defectionum interf[e] | ctis, exercitu ultra Nili catarhacte[n transd]ucto, in quem locum neque populo | Romano negue regibus Ægypti [arma ante s]unt prolata, Thebaide communi omn[i] | um regum formidine subac[ta] leg[atisque re]gis Æthiopum ad Philæ auditis, eoq[ue] | rege in tutelam recepto, tyrann[o] Tr[iakontas]chœn[i] in fine Æthiopiæ constituto, Die[is] | patricis et N[ilo adjuto]ri d. d. Voyez Maspero, in C.-R. de l’Acad. des Inscr., 6 mars 1896, p. 110. Cagnat, Rev. Épigr., 1896, n. 43. O. Crusius, in Philol., LVIII [1896], p. 122. H. G. Lyons und L. Borchardt, Eine trilingue Inschrift von Philæ, in SB. d. Berl. Akad., 26 mars 1896, p. 469-482 (avec traduction du texte hiéroglyphique par A. Erman, texte grec et texte latin d’après Borchardt et O. Hirschfeld). La Thébaïde avait dû s’allier avec le roi d’Éthiopie, auquel Gallus enlève la Τριακοντάσχοινος, limitrophe de l’Égypte. On voit s’étaler ici l’orgueil du parvenu, et l’on comprend la disgrâce qui, trois ans après, conduisit au suicide ce pourfendeur de rois. Ce qui est curieux, c’est que, dans la version hiéroglyphique, les prêtres égyptiens, fidèles à la tradition monarchique, ont remplacé le nom de Gallus par celui de César, et que le traducteur grec a éliminé la rodomontade communi omnium regum formidine.

[22] On ne saurait placer ici les travaux de longue haleine, comme le curage des canaux et la fondation de Nicopolis, aux portes d’Alexandrie, dont Dion Cassius fait mention à cette date, avant le départ de César pour l’Asie (LI, 18). C’est sous le successeur de Gallus, P. Petronius, que le régime du Nil fut régularisé par des travaux d’art (Strabon, XVI, p. 788). L’inscription de Koptos (CIL., III, 6627) relatant l’établissement, par main-d’œuvre militaire, de citernes sur la route de la Mer Rouge, parait dater de la fin du règne d’Auguste ou des premières années de Tibère. Tout cela sort des limites de notre sujet.

[23] Suétone, Auguste, 26.

[24] Joseph., B. Jud., I, 20, 3.

[25] Dion Cassius, LI, 20.

[26] Ce qui eut lieu, en effet, dix ans plus tard, au profit de Tigrane (Mon. Ancyr., V, 24. Velleius, II, 94. Tacite, Ann., II, 3. Dion Cassius, LIV, 9).

[27] Virgile, Ænéide, VIII, 725 sqq.

[28] Strabon, XII, p. 547. XIV, p. 674. Dion Cassius (LI, 2) dit qu’il destitua tous les potentats, dynastes et rois qui devaient leur fortune à Antoine, à l’exception d’Amyntas et Archélaos.

[29] Strabon, XII, p. 574-5. Il devint par la suite titulaire du sacerdoce de Comane et mourut d’une indigestion de viande de porc, dont, en sa qualité de prêtre, il n’eût pas dû manger.

[30] Strabon, XII, p. 543.

[31] Alt. von Perg., II, p. 85. — Ath. Mitlh., XXIV [1859], p. 293.

[32] Cf. l’anecdote amusante et typique de l’artisan romain qui avait dressé deux corbeaux à saluer l’un César, l’autre Antoine, pour présenter au vainqueur l’un ou l’autre, suivant le cas (Macrobe, Sat., II, 4, 29).

[33] Voyez les descriptions de Virgile (Ænéide, VIII, 714-731. Servius, ad loc.) et de Properce (II, 1, 31 sqq.). Cf. Mommsen, Mon. Ancyr., éd. 2, p. 10. Gardthausen, Augustus, I, p. 471-481.

[34] Dion Cassius, LI, 21. L’historien ajoute (ibid., 22) que les parures de Cléopâtre furent déposées dans des temples et que sa statue en or orna — c’est-à-dire, si l’on veut concilier le texte d’Appien avec celui de Dion Cassius, continua à orner — le T. de Vénus. — Triumphum victoriæ constituit Augustus : in Cleopatræ triumpho Sol et Luna ejus liberi apparuere (Eusèbe, II, p. 140 Schœne).

[35] Adiatorix le Galata fut mis à mort avec son fils, en représailles pour les meurtres de Romains ordonnés par lui (Strabon, XII, p. 542-543. 558-559). De même Alexandre d’Émèse, pour avoir calomnié et dépouillé son frère Iamblique (Dion Cassius, LI, 2).